Fécondité (Zola)/Livre VI/Chapitre II

Eugène Fasquelle (p. 642-662).

Et, pendant les dix années qui s’écoulèrent, la poussée vigoureuse des Froment continua, telle qu’une saine végétation de joie et de force, dans le domaine sans cesse enrichi de Chantebled. À mesure que les fils et les filles grandissaient, des mariages se conclurent, de nouveaux enfants naquirent, toute la moisson promise, tout le pullulement de la lignée conquérante, à l’infini.

D’abord, ce fut Gervais qui épousa Caroline Boucher, la fille d’un grand fermier des environs, une gaie et forte fille blonde, avec de beaux traits, une maîtresse femme faite pour commander à son petit peuple de servantes. Elle avait eu la sagesse, au sortir d’un pensionnat parisien, de n’avoir pas honte de la terre, de se remettre à l’aimer, à vouloir tirer d’elle tout le solide bonheur de sa vie. Elle apportait en dot, du côté de Lillebonne, un lot de prairies, qui élargissait le domaine d’une trentaine d’hectares. Et surtout elle apportait sa belle humeur, sa santé, le courage de se lever tôt, de mener la basse-cour, la vacherie, le ménage entier, en ménagère d’action énergique, toujours debout, couchée la dernière.

Puis, ce fut Claire, dont le mariage avec Frédéric Berthaud, prévu depuis longtemps, finit par s’accomplir. Il y eut des larmes attendries, le souvenir de Rose qu’il avait aimée, qu’il devait épouser, troubla les cœurs, le jour des noces, lorsqu’on longea le petit cimetière de Janville, au retour de la mairie. Mais n’était-ce pas un lien de plus, cet amour d’autrefois, la longue tendresse de ce garçon fidèle qui s’était reportée sur la sœur cadette, depuis tant d’années qu’il travaillait à la ferme ? Il n’avait aucune fortune, il n’apportait que cette fidélité constante, la sorte de fraternité qui s’était nouée entre Gervais et lui, pendant les saisons si nombreuses où ils avaient labouré le domaine, côte à côte, comme deux bœufs infatigables, attelés à la même charrue. C’était le cœur dont on ne pouvait douter, l’aide devenu indispensable, le mari qui serait la bonne entente absolue, le bonheur certain.

Dès lors, la direction de la ferme se trouva fixée. Mathieu, à cinquante-cinq ans à peine, venait d’abdiquer sa royauté aux mains de Gervais, l’enfant de la terre, comme il le nommait en riant, celui qui, le premier, avait poussé là, qui ne l’avait jamais quitté, son bras, son cerveau, son cœur de tous les instants. Et Frédéric allait être à son tour la pensée et l’effort de Gervais le lieutenant dévoué, dans la besogne commune. À eux deux désormais, ils continueraient l’œuvre du père, perfectionnant les modes de culture, faisant construire par Denis, à l’usine Beauchêne, des machines nouvelles, tirant de la terre toute l’intense moisson qu’elle pouvait donner. De même les deux femmes s’étaient partagé l’empire, Claire ayant cédé à Caroline, plus forte, plus remuante, la surveillance active, pour ne s’occuper elle-même que des comptes, du roulement considérable de l’argent, ce qu’on dépensait, ce qu’on encaissait. On aurait dit les deux ménages comme choisis, accouplés savamment, de façon à rendre la plus grande somme de travail possible, sans qu’on eût à craindre le moindre conflit. Et ce fut en effet la communauté parfaite, une volonté unique du mieux toujours réalisé, l’allégresse et la richesse de Chantebled sans cesse accrues, sous le bienveillant soleil.

Mais, si Mathieu avait abdiqué le pouvoir effectif, il restait là le dieu créateur, l’oracle questionné, écouté, obéi. Dans l’ancien rendez-vous de chasse, transformé, agrandi en large et confortable maison d’habitation, il vivait tendrement avec Marianne, tels tous deux que des fondateurs de dynastie, retirés dans leur gloire, n’ayant plus que la joie de voir pousser à leur entour la lignée innombrable, les enfants de leurs enfants. En dehors de Claire et de Gervais, il n’y avait encore que Denis et Ambroise, envolés du nid les premiers, menant à Paris leur fortune. Dans la maison heureuse, avec les parents, se trouvaient toujours les trois filles, Louise, Madeleine et Marguerite, bientôt bonnes à marier, sans compter les trois derniers garçons, Grégoire, de libre allure, Nicolas, têtu en sa volonté, Benjamin, à l’enfance rêveuse. Tout ce petit monde achevait de grandir, au bord du nid, à la fenêtre de la vie qui s’ouvrait, en attendant que chacun prît son vol à son tour. Et il y avait aussi là Charlotte, la veuve de Blaise, avec ses deux enfants, Berthe et Guillaume, occupant à eux trois l’étage supérieur, où la mère avait installé son atelier de peinture. Elle devenait riche, depuis que sa petite part dans les bénéfices de l’usine, réservée par Denis, croissait d’année en année ; mais elle n’en travaillait pas moins pour son marchand de miniatures, son argent de poche, disait-elle gaiement, un cadeau qu’elle ferait à ses enfants, le jour de leur mariage. Déjà, l’on songeait à celui de Berthe. Ce serait sûrement la première petite-fille de Mathieu et de Marianne qui se marierait ; et ils s’égayaient délicieusement à cette idée d’être arrière-grand-père et arrière-grand-mère.

Quatre ans plus tard, Grégoire, le premier, s’envola. Et il y eut de gros ennuis, tout un drame, que les parents, d’ailleurs, sentaient venir depuis quelque temps. Grégoire n’était pas raisonnable. Il avait toujours été le turbulent, l’inquiétant de la famille, ramassé dans sa petite taille robuste, avec sa face moqueuse, où luisaient des yeux de lumière. Son enfance s’était passée en écoles buissonnières par les bois de Janville, et il avait fait ensuite d’exécrables études, à Paris, d’où il était revenu gai, bien portant, sans vouloir se décider pour un métier ou une profession quelconque. À vingt-quatre ans déjà, il ne savait guère que chasser, pêcher, courir le pays à cheval, ni plus bête, ni moins actif qu’un autre, mais d’un entêtement joyeux à ne vivre qu’à sa tête et selon son plaisir. Et le pis était que tout Janville racontait, depuis quelques mois, qu’il avait renoué son ancienne camaraderie de jeunesse avec Thérèse Lepailleur, la fille du Moulin, et qu’on les rencontrait, le soir, dans les trous d’ombre, sous les saules de l’Yeuse.

Un matin, Mathieu emmena Grégoire avec lui, désireux d’aller voir si les couvées de perdreaux étaient nombreuses, du côte de Mareuil. Puis, dès qu’ils furent seuls, par les taillis du plateau :

« Tu sais, mon garçon, que je ne suis pas content de toi… Je ne reviens pas sur l’état d’oisiveté où tu vis ici, parmi nous, qui travaillons tous. J’attends octobre, puisque tu m’as formellement promis de te décider à cette époque, en choisissant la situation qui te conviendra le mieux… Mais qu’est-ce que c’est encore, cette histoire dont on m’a parlé, ces rendez-vous où tu te rencontrerais avec la fille des Lepailleur ? Tu veux donc nous faire arriver les pires ennuis ? »

Tranquillement, Grégoire se mit à rire.

« Oh ! voyons, père, tu ne vas pas gronder un de tes fils, parce qu’il est le camarade d’une jolie fille… Souviens-toi donc que c’est moi qui lui ai donné sa première leçon de bicyclette, il y a plus de dix ans. Et souviens-toi des belles roses blanches qu’elle m’avait aidé à voler dans le clos du Moulin, pour la noce de Denis. »

Il s’en égayait encore, s’animant, revivant toute cette amourette enfantine d’autrefois, les escapades à deux le long de la petite rivière, les festins de mûres sauvages, au fond des bois, dans des cachettes introuvables. Et il semblait bien que la tendresse se fût rallumée, flambant désormais en un incendie dévorateur, tant il devenait rose, les yeux brûlants, à parler ainsi de ces choses lointaines.

« Cette pauvre Thérèse avec qui, depuis des années, j’étais brouillé à mort, parce qu’un soir, au retour de la fête de Vieux-Bourg, je l’avais poussée dans une mare, où elle s’était sali sa robe… C’est vrai que, ce printemps, nous nous sommes réconciliés, en nous retrouvant nez à nez dans le petit bois de Monval, là-bas. Mais, voyons, père, est-ce que c’est un crime, s’il nous arrive de causer avec plaisir ensemble, quand nous nous rencontrons ? »

Rendu plus inquiet par la chaleur qu’il mettait à se défendre, Mathieu voulut préciser.

« Un crime, non, si vous vous dites bonjour et bonsoir. Seulement on raconte qu’on vous voit, la nuit tombée, les bras à la taille et quelqu’un prétend même vous avoir aperçus couchés dans les hautes herbes des berges de l’Yeuse, rêvant aux étoiles. »

Puis, cette fois, comme Grégoire riait plus haut, d’un beau rire de jeunesse, sans répondre, il reprit gravement : « Écoute, mon garçon, je n’ai aucunement le goût d’aller faire le gendarme derrière mes fils… Ce que je ne veux pas, c’est que tu nous attires quelque vilaine histoire avec les Lepailleur. Tu connais la situation, ils seraient enchantés de nous être désagréables. Ne leur donne donc pas un prétexte de se plaindre, laisse leur fille tranquille.

— Oh ! je suis prudent, cria le jeune homme, dans un brusque aveu. La pauvre petite ! elle a reçu des gifles déjà, car on est allé aussi raconter au père qu’on me rencontrait avec elle, et il a répondu que, pour ne pas me la donner, il la jetterait plutôt à la rivière.

— Tu vois bien, conclut Mathieu. C’est entendu, n’est-ce pas ? Je compte sur ta sagesse. »

Ils battirent les champs, jusqu’à la route de Mareuil. À droite, à gauche, des couvées de jeunes perdreaux se levaient, d’un vol encore hésitant. La chasse serait belle. Et, comme ils revenaient, le pas ralenti, il y eut un long silence. Tous deux réfléchissaient.

« Je ne veux pas de malentendu entre nous, mon garçon, recommença tout d’un coup Mathieu. Ne va pas t’imaginer que je t’empêcherai de te marier à ta guise et que j’exigerai pour toi une héritière. Notre pauvre Blaise avait épousé une fille sans dot. Il en a été de même pour Denis, sans parler de ta sœur Claire, que j’ai donnée à Frédéric, un simple valet de notre ferme… Je ne méprise donc pas Thérèse. Je la trouve au contraire charmante, une des plus jolies filles du pays, pas grande, mais si vive, si décidée, avec son petit museau rose, sous la pluie folle de ses cheveux blonds, qu’on la dirait poudrée de toute la farine du moulin.

— N’est-ce pas, père ? interrompit passionnément Grégoire. Et si tu la connaissais, si tendre, si brave ! Elle vaut un homme, elle tiendrait tête au bon Dieu lui-même… Ils ont tort de la gifler, parce que jamais elle n’acceptera cela. Quand elle voudra une chose, elle la fera, et ce n’est pas même moi qui pourrai l’en empêcher. »

Absorbé dans son idée, Mathieu l’entendait à peine.

« Non, non ! reprit-il, je ne le méprise pas, leur moulin. Il faut tout l’entêtement stupide de ce Lepailleur, pour ne pas, aujourd’hui, tirer de son moulin une fortune. Depuis que la culture du blé est redevenue en honneur dans le pays, grâce à notre victoire, il aurait amassé déjà de beaux écus sonnants, s’il avait simplement changé le vieux mécanisme de sa roue, qu’il laisse pourrir sous la mousse… Et c’est mieux encore une bonne machine à vapeur que je voudrais là, avec un bout de voie ferrée qui relierait le moulin à la station de Janville. »

Il continua, expliqua toute son idée, pendant que Grégoire l’écoutait, égayé de nouveau, prenant la chose en plaisanterie.

« Alors, père, finit-il par dire, toi qui veux que j’aie absolument un métier, c’est chose faite. Si j’épouse Thérèse, me voilà meunier. »

Surpris, Mathieu se récria.

« Non, non ! je cause… Tu m’as promis d’être raisonnable, mon garçon. Encore une fois, pour notre paix à tous, laisse Thérèse tranquille, car nous n’avons à espérer des Lepailleur que des tourments. »

Ils rentraient à la ferme, la conversation cessa. Le soir, le père dit l’aveu du garçon à la mère, ce qui inquiéta celle-ci davantage, car elle non plus n’était pas rassurée. Pourtant, il s’écoula un mois encore sans événements graves.

Puis, un matin, Marianne fut surprise de trouver la chambre de Grégoire vide. Il venait l’embrasser d’habitude. Peut-être s’était-il levé de grand matin, pour quelque promenade aux environs. Un léger frisson la saisit, lorsqu’elle se rappela la manière émue dont il l’avait reprise à deux fois dans ses bras, la veille, en affectant de plaisanter, au moment de se mettre au lit. Et, comme elle cherchait, elle aperçut sur la cheminée une lettre à son adresse, une gentille lettre où le garçon s’excusait de lui faire un gros chagrin, la priant de l’excuser près de son père, ne donnant d’ailleurs d’autre détail que la nécessité où il était de les quitter pendant quelque temps. Ce fut pour le ménage un coup très douloureux, ce déchirement dans une famille si unie, cette vilaine action du plus gâté de leurs enfants, le premier qui rompait le lien, en une crise de brusque folie. Leur terreur, surtout, était de deviner, de se dire qu’il n’avait pas dû partir seul. Ils reconstituaient la déplorable aventure. Charlotte se souvint qu’elle avait entendu Grégoire redescendre presque tout de suite, avant même que les bonnes eussent fermé les portes. Certainement, il avait couru, rejoint Thérèse au fond de quelque broussaille, pour galoper ensuite jusqu’à Vieux-Bourg d’où le dernier train de Paris partait à minuit vingt-cinq. Et c’était bien cela, ils apprirent, dès midi, que Lepailleur menait un scandale effroyable de la fuite de Thérèse, étant allé tout de suite la crier aux gendarmes, voulant qu’on ramenât la coupable, enchaînée avec son suborneur, les menottes aux poings. Lui aussi avait trouvé une lettre dans la chambre de sa fille, une lettre brave où elle disait nettement qu’ayant encore reçu des gifles, la veille, elle en avait assez, et qu’elle partait de son plein gré, et que c’était elle qui emmenait Grégoire, assez grande fille à vingt-deux ans pour savoir ce qu’elle faisait. La furieuse colère de Lepailleur venait de cette lettre qu’il n’osait pas montrer, sans compter que la Lepailleur en guerre avec lui au sujet de leur aîné Antonin tapait rageusement sur Thérèse, ricanait en répétant que ça devait arriver, qu’il était la cause du dévergondage de cette coureuse. Ils se battirent, et le pays, pendant huit jours, parla de la fuite d’un des fils de Chantebled avec la fille du Moulin, au grand désespoir de Mathieu et de Marianne, dont le pauvre cœur meurtri souffrait surtout d’une si vilaine histoire.

Cinq jours après, un dimanche, les choses se gâtèrent encore. Comme les recherches restaient vaines, Lepailleur, ivre de rancune, monta jusqu’à la ferme ; et, du milieu de la route, sans entrer, il vomit tout un flot d’ignobles injures. Mathieu n’était justement pas là, Marianne eut grand-peine à retenir Gervais, ainsi que Frédéric, qui voulaient lui renfoncer ses grossièretés dans la gorge. Quand Mathieu rentra le soir, il fut très chagrin.

« C’est impossible que la situation continue, dit-il à sa femme, en se couchant. Nous avons l’air de nous cacher, d’être des coupables. Demain, j’irai voir cet homme… Il n’est qu’un arrangement bien simple, c’est de marier ces malheureux enfants. Nous autres, nous consentons, n’est-ce pas ? Cet homme a tout profit à consentir de même… Demain, il faut terminer l’affaire. »

À deux heures, ce lundi-là, Mathieu se dirigea donc vers le Moulin. Mais toute une complication, tout un drame imprévu l’y attendait. Depuis des années, une lutte sourde, têtue, avait grandi entre Lepailleur et sa femme, au sujet d’Antonin. Tandis que le père s’était exaspéré davantage de sa paresse, de sa vie de basse débauche, sur le pavé de Paris, la mère avait mis à le soutenir d’une obstination de femme illettrée, d’une foi aveugle en la belle écriture de son enfant, convaincue que, s’il n’arrivait pas, c’était qu’on lui refusait l’argent nécessaire. Malgré son avarice sordide, elle continuait à se saigner, à voler même le ménage, les griffes dehors, les dents prêtes à mordre, lorsque prise sur le fait, au moment d’envoyer vingt francs, il lui fallait les défendre. Chaque fois, la bataille recommençait, à croire que le vieux moulin allait crouler. Puis, Antonin, fini, pourri à trente-six ans, retomba malade. Du coup, Lepailleur déclara que, s’il revenait avec sa sale maladie, il le flanquerait à la rivière, par-dessus la roue. Antonin, d’ailleurs, ne désirait pas du tout rentrer, ayant pris l’horreur des champs craignant d’être tenu par son père à l’attache, comme un chien. Et la mère l’avait mis en pension, du côté des Batignolles, chez des gens, où un médecin du quartier le soignait. Cela durait depuis trois mois, elle allait le voir tous les quinze jours. Le jeudi, elle y était allée, lorsque, le dimanche soir, elle avait reçu une dépêche l’appelant. Et, le lundi, le matin du jour où Mathieu se présenta, elle y était repartie, après une querelle affreuse avec le père, qui demandait quand leur vaurien de fils finirait de se ficher d’eux et de manger leurs quatre sous, sans avoir seulement le courage de retourner une motte de terre.

Seul dans le moulin, ce matin-là, Lepailleur ne décoléra pas. Il aurait cassé la charrue à coups de marteau, se serait rué sur la vieille roue, la hache à la main, fou de haine, pour venger son malheur. Quand il vit Mathieu entrer, il crut à une bravade, il suffoqua.

« Voyons, mon voisin, dit cordialement le maître de Chantebled, tâchons être raisonnables tous les deux… Je vous rends votre visite, puisque vous êtes venu hier. Seulement, les mauvaises paroles n’ont jamais fait de bonne besogne, et le mieux, voyez-vous, puisque le malheur est arrivé, serait de le réparer le plus tôt possible… Quand voulez-vous qu’on marie ensemble ces mauvais enfants ? »

Saisi par la tranquille bonhomie de cette attaque directe, Lepailleur ne répondit pas tout de suite. Il avait crié sur les toits qu’il ne voulait pas d’un mariage, mais d’un procès, pour envoyer tous les Froment en prison. Pourtant, un fils du grand fermier n’était point un gendre qu’on dédaignât, à la réflexion.

« Les marier, les marier, bégaya-t-il, oui ! leur attacher une même pierre au cou, pour les flanquer à l’eau… Ah ! les saletés, j’aurai leur peau, à elle comme à lui ! »

Il se calmait cependant, acceptait même de causer, lorsqu’un gamin de Janville, galopant, traversa la cour.

« Qu’est-ce que tu veux, toi ?

— Monsieur Lepailleur, c’est une dépêche.

— Bon ! donne. »

Et le gamin, heureux de son sou de pourboire, était déjà reparti, que le meunier examinait encore la dépêche, sans l’ouvrir, de l’air de méfiance des gens qui n’en reçoivent pas d’habitude. Il dut se décider pourtant. La dépêche ne contenait que ces trois mots : « Ton fils mort. » Dans cette brutalité brève, ce coup de massue assené sans attendre, on sentait la rage froide de la mère, le besoin d’assommer tout de suite l’homme, là-bas, le père, qu’elle accusait de la mort de son fils, comme elle l’avait accusé de la fuite de sa fille. Il le sentit bien, il chancela sous le choc, hébété devant ce petit papier bleu, le relisant, finissant par comprendre. Et ses mains se mirent à trembler, il jura d’abord abominablement.

« Tonnerre de Dieu ! qu’est-ce qu’il nous arrive encore là ? Voilà maintenant le garçon mort, tout fout le camp ! »

Puis, son cœur se gonfla, des larmes parurent, il était tombé sur une chaise, les jambes cassées, et il relisait obstinément la dépêche : « Ton fils mort… Ton fils mort… », cherchant le reste, les choses qui ne s’y trouvaient pas. Peut-être bien qu’il était mort, avant l’arrivée de la mère. Ou peut-être bien qu’elle venait d’arriver, quand il était mort. Il commentait cela en bégayant il redisait vingt fois qu’elle avait pris le train de onze heures dix, qu’elle devait être aux Batignolles vers midi et demi ; et, comme elle avait déposé la dépêche à une heure vingt minutes, c’était donc plutôt qu’elle l’avait trouvé mort.

« Nom de Dieu de nom de Dieu ! une dépêche, ça ne dit rien et ça vous assassine. Elle aurait bien pu m’envoyer quelqu’un… Va falloir que j’y aille. Ah ! c’est complet, c’est trop de malheur pour un homme ! »

Lepailleur avait jeté ce cri dans une telle colère de désespoir que Mathieu, pris de pitié, osa intervenir. Saisi par la brusque secousse de ce drame, il avait attendu en silence, et maintenant il offrait ses services, parlait de l’accompagner à Paris. Mais il dut reculer, le meunier s’était remis debout, soulevé d’une exaspération folle, à le revoir là, dans sa maison.

« Ah ! c’est vrai, vous êtes venu… Qu’est-ce que vous me disiez donc ? Qu’il fallait les marier, ces saletés d’enfants… Oui, vous voyez comme je suis en train d’aller à la noce ! Mon garçon est mort, vous choisissez bien votre jour… Allez-vous-en, allez-vous-en, si vous ne voulez pas que je fasse un malheur ! »

Il levait les poings, la présence de Mathieu l’affolait, dans la défaite de sa vie entière. C’était terrible, cela, que ce bourgeois qui venait de gagner une fortune à se refaire paysan se trouvât justement chez lui, lorsqu’il apprenait, en coup de foudre, la mort de son Antonin, dont il avait rêvé de faire un monsieur, en le dégoûtant de la terre, en l’envoyant à Paris crever de paresse et de vice. Il enrageait d’avoir eu tort, de voir que cette terre diffamée par lui, traitée en vieille maîtresse stérile, était si tendre, si jeune et si féconde, pour l’homme qui savait l’aimer. Et il n’y avait plus que des ruines à son entour, dans son imbécile calcul de limiter la famille, son fils mort honteusement, sa fille partie avec un fils de la ferme triomphante, lui tout seul à cette heure, pleurant, hurlant au milieu de son moulin désert, qu’il avait aussi méprisé et qui croulait de vieillesse.

« Vous entendez bien, Thérèse peut se traîner à mes pieds, jamais je ne la donnerai à votre voleur de fils !… Pour qu’on se moque de moi dans le pays, pour que vous me mangiez, comme vous avez mangé tous les autres ! »

Sans doute, confusément, cela venait de lui apparaître, en une soudaine menace. Antonin mort, c’était donc Grégoire qui aurait le moulin, s’il épousait Thérèse ? Et il aurait les landes aussi, l’enclave gardée avec une joie sauvage, si passionnément désirée par la ferme, et qu’il lui céderait sans doute, dès qu’il serait le maître. Cette pensée que Chantebled pourrait s’arrondir encore de ses champs, acheva de faire délirer le meunier.

« Votre fils, je l’enverrai au bagne, et vous, si vous ne vous en allez pas, je vous jetterai dehors… Allez-vous-en, allez-vous-en ! »

Très pâle, Mathieu reculait à petits pas, devant ce fou furieux. Et il partit, disant d’une voix calme :

« Vous êtes un malheureux homme. Je vous pardonne, parce que vous voilà dans un grand chagrin. D’ailleurs, je suis bien tranquille, les choses raisonnables finissent toujours par se faire. » De nouveau, un mois se passa. Puis, un matin pluvieux d’octobre, on trouva Mme  Lepailleur pendue dans l’écurie de moulin. À Janville, il y eut des gens qui racontèrent que Lepailleur l’avait accrochée. La vérité était que, depuis la mort d’Antonin, elle donnait des signes de mélancolie. D’autre part, la vie de ménage n’était plus tenable, l’homme et la femme se jetaient quotidiennement à la tête le fils mort, la fille partie, s’enrageant l’un contre l’autre, comme deux bêtes abandonnées, enfermée : dans une même cage. On s’étonna simplement qu’une femme si dure, si avaricieuse, eût bien voulu quitter l’existence, sans emporter ses biens avec elle. Dès qu’elle sut la mort de sa mère, Thérèse accourut, reprit sa place près de son père, repentante, ne voulant pas qu’il restât seul ainsi, dans son double deuil. Les premiers temps furent terribles pour elle, en compagnie de ce brutal, exaspéré de ce qu’il appelait sa mauvaise chance. Mais elle était fille de solide courage, de décision prompte. Et, quelques semaines plus tard, elle l’avait fait consentir à son mariage avec Grégoire, l’unique dénouement raisonnable, comme disait Mathieu. Ce fut un grand soulagement à la ferme, où l’enfant prodigue n’osait point reparaître. On croyait savoir que les deux jeunes gens avaient vécu au fond d’un quartier perdu de Paris, on soupçonnait même le libéral Ambroise d’être intervenu fraternellement, en les aidant de sa bourse. Et, si Lepailleur laissa faire la noce d’un air rogue et inquiet d’homme volé, cédant à la peur égoïste de se retrouver un jour solitaire, dans la maison assombrie, Mathieu et Marianne furent heureux d’un arrangement qui mettait fin à une situation équivoque, dont ils avaient beaucoup souffert, blessés au cœur de la révolte d’un de leurs enfants.

Or il arriva que, le mariage fait, Grégoire, installé au Moulin, selon le désir de sa femme Thérèse, s’entendit avec son beau-père beaucoup mieux qu’on ne pouvait s’y attendre. Cela vint surtout à la suite d’une scène où Lepailleur voulut le forcer à jurer que lui mort, jamais il ne céderait aux gens de la ferme, ses frères où ses sœurs, les landes de l’enclave, qu’il avait laissées incultes jusque-là, par un entêtement de paysan battu. Grégoire ne jura pas, mais il déclara gaiement qu’il n’était pas assez sot pour dépouiller sa femme du meilleur de son héritage, car il comptait les cultiver, ces landes, en faire avant deux ou trois ans les terres les plus fécondes du pays. Ce qui était à lui n’était point aux autres, on verrait bien s’il ne défendrait pas son petit coin d’empire. Et les choses se passèrent de même pour le moulin, dont il se contenta d’abord de réparer le mécanisme ancien, sans vouloir bousculer d’un coup la routine du meunier, remettant à plus tard la machine à vapeur, la voie de raccordement avec la station de Janville, toutes ces idées de Mathieu, qui, dès lors fermentèrent dans son jeune esprit audacieux. Et il y eut de la sorte un nouveau Grégoire, un turbulent assagi, ne gardant de sa jeunesse folle que le risque-tout des entreprises heureuses, très secondé d’ailleurs par l’énergique et blonde Thérèse, ravis l’un et l’autre de s’adorer dans le vieux moulin romantique, enguirlandé de lierres, en attendant de le flanquer résolument par terre pour mettre à la place la vaste minoterie blanche, aux géantes meules toutes neuves, dont rêvait leur ambition de conquête.

Alors, pendant les années qui suivirent, Mathieu et Marianne virent encore d’autres départs. Ce fut le tour des trois filles, de Louise, de Madeleine et de Marguerite, à prendre successivement leur vol, hors du nid familial. Toutes trois se marièrent dans le pays. Louise, qui était la gaieté et la santé, une grosse brune aux cheveux lourds, aux grands yeux rieurs, épousa le notaire Mazaud de Janville, petit homme calme, réfléchi, dont les rares sourires silencieux disaient seuls la parfaite satisfaction de s’être mis en ménage avec une si joyeuse personne. Puis, Madeleine, une châtaine dorée, plus fluette, d’une beauté rêveuse, affinée par des goûts délicats de musicienne, fit un mariage d’amour, tout un roman, avec l’architecte Herbette, déjà célèbre, bel homme élégant qui possédait, près de Monval, un coin de parc, où il venait se reposer de ses grands travaux de Paris. Puis, Marguerite, la moins jolie des trois, laide même, mais d’un charme d’infinie bonté, fut choisie par le docteur Chambouvet, un fort gaillard jovial et tendre, établi à Vieux-Bourg, ayant hérité là du cabinet de son père, toute une vaste maison blanche qui était devenue la maison des pauvres. Et, les trois filles mariées, il ne resta donc, avec Mathieu et Marianne, dans le nid qui se vidait ainsi peu à peu, que les deux derniers garçons, Nicolas et Benjamin.

Cependant, à mesure que les chers petits s’étaient envolés, d’autres petits avaient poussé d’eux, un pullulement qu’élargissaient sans cesse les multiples mariages. À l’usine, où il régnait, Denis venait d’avoir, en huit ans bientôt, trois enfants, deux garçons, Lucien, Paul, une fille, Hortense. Tout en conquérant le haut commerce, Ambroise avait trouvé le temps de donner à son Léonce un petit frère, Charles, et deux petites sœurs, Pauline, Sophie. Gervais, à la ferme, comptait déjà deux garçons, Léon, Henri, tandis que Claire, plus active en besogne, quoique plus jeune, comptait trois enfants, un garçon, Joseph, deux filles, Lucile, Angèle. Et c’était aussi Grégoire, au Moulin, qui avait un gros garçon, Robert. Et s’étaient encore les dernières mariées, Louise avec une fille de deux ans, Colette, puis Madeleine avec un garçon de six mois, Hilaire, puis Marguerite enceinte, sur le point d’accoucher, dont on devait nommer l’enfant Sébastien, si elle avait un garçon, Christine, si elle avait une fille. De toutes parts, le chêne familial allongeait ses branches, le tronc se bifurquait, se multipliait, des ramures s’ajoutaient aux ramures, à chaque saison nouvelle, et Mathieu n’avait pas soixante ans, et Marianne n’en avait pas cinquante-sept, d’une gaieté, d’une santé, d’une force encore florissante, dans la continuelle joie de voir ce coin d’humanité qui avait poussé d’eux, s’accroître sans fin, envahir le sol à leur entour, tel qu’une forêt née d’un seul arbre.

Mais la grande fête qui glorifia Chantebled, à cette époque, ce fut, neuf mois après le mariage de Berthe, la petite-fille, une naissance nouvelle, une fillette encore, Angeline, la première arrière-petite-fille de Mathieu et de Marianne. En cette fillette rose, revivait Blaise, toujours regretté, et elle lui ressemblait tellement, dès sa naissance, que Charlotte, déjà grand-mère à quarante-deux ans, en pleura. Mme  Desvignes était morte six mois plus tôt, s’en allant douce et discrète, comme elle avait vécu, après avoir achevé sa tâche, qui semblait n’avoir été que d’élever, de marier ses deux filles, dans le désastre de sa fortune. Pourtant, c’était elle encore, avant de disparaître, qui avait trouvé pour sa petite-fille Berthe le mari attendu, Philippe Havard, un jeune ingénieur, qu’on venait de nommer à la sous-direction d’une usine de l’État, près de Mareuil. Et les couches se firent à Chantebled, et la famille entière, le jour des relevailles, voulut se réunir une fois de plus, pour fêter glorieusement l’arrière grand-père et l’arrière-grand-mère.

« Allons ! dit gaiement Marianne, près du berceau, si des petits s’envolent, il en naît toujours, et le nid ne sera donc jamais vide !

— Jamais, jamais ! répéta Mathieu attendri, fier de cette continuelle victoire sur la solitude et sur la mort. Nous ne resterons jamais seuls ! »

Pourtant, il fut encore un départ qui leur coûta bien des larmes. Nicolas l’avant-dernier des fils, allait avoir vingt ans, sans s’être décidé sur la voie qu’il choisirait, à ce carrefour de l’existence. C’était un garçon brun, solide, avec une face ouverte et riante. Enfant, il avait adoré les récits de voyages, se plaisant aux lointaines aventures, d’un courage, d’une endurance de gamin, qui rentrait ravi d’interminables promenades, les pieds couverts d’ampoules, sans se plaindre. Et il avait, avec cela, un esprit d’ordre et de conservation extraordinaire, rangeant, classant ses menus biens dans son tiroir, dédaigneux du caprice de ses sœurs. Plus tard, en grandissant, il était devenu songeur, comme s’il eût cherché autour de lui, vainement, l’emploi de ce double besoin de découvrir quelque terre nouvelle et d’y organiser fortement sa vie. Un des derniers-nés d’une famille nombreuse, il ne trouvait plus d’espace assez libre, pour y faire tenir l’ampleur, la force de son vouloir. Ses frères, ses sœurs, avant que son tour fût venu, avaient déjà pris toutes les terres environnantes, à ce point qu’il étouffait, menacé de famine, en quête du large champ rêvé qu’il cultiverait, où il moissonnerait son pain. Plus de place, plus de subsistances, et il ne sut d’abord où aller, il tâtonna, hésita pendant des mois. Son rire clair continuait à égayer la maison, il ne fatiguait ni son père ni sa mère du soin de sa destinée, car il se savait déjà de taille à la fixer lui-même.

À la ferme, il n’y avait plus de coin pour Nicolas, puisque Gervais et Claire étaient là, tenant la place entière. À l’usine Denis suffisait, régnait en travailleur honnête, sans que rien autorisât un cadet à réclamer un partage. Au moulin, Grégoire s’installait à peine, dans un royaume encore si petit, qu’il ne pouvait céder la moitié de son lot. Et il n’y eut qu’Ambroise dont il finit, pendant quelques mois, par accepter l’offre obligeante de le prendre, à simple titre d’essai, uniquement pour le mettre au courant du haut commerce. La fortune d’Ambroise devenait prodigieuse depuis que le vieil oncle du Hordel était mort en lui laissant sa maison de commission, dont le nouveau maître d’année en année, élargissait les affaires avec tous les pays du globe. Il était en train, par son audace heureuse, par ses larges vues internationales, abattant les frontières, de s’enrichir des dépouilles du monde. Et, si Nicolas étouffa de nouveau dans les vastes magasins d’Ambroise, où s’entassaient les richesses des contrées lointaines, conquises sous les cieux les plus différents, il y entendit enfin sa vocation parler, une voix soudaine l’appela au loin, là-bas, dans cet inconnu des terres immenses, stériles encore, à peupler, à défricher, à ensemencer des moissons futures.

Pendant deux mois, Nicolas ne dit rien de la résolution qu’il mûrissait maintenant. C’était un grand discret, comme tous les grands énergiques, qui réfléchissent avant d’agir. Partir, il le fallait, puisqu’il n’y avait plus, au berceau natal, ni place ni soleil, mais partir seul, n’était-ce pas partir incomplet, infécond, pour l’héroïque besogne de peupler et de défricher une terre nouvelle ? Il connaissait, à Janville, une jeune fille de dix-neuf ans, Lisbeth Moreau, grande, forte, dont la belle santé, l’activité sérieuse l’avaient séduit. Comme lui, elle étouffait dans le coin étroit où l’enfermait le destin, avide de grand air, là-bas, au loin. Orpheline, tombée à la charge d’une tante, petite mercière de village, elle s’était cloîtrée jusque-là dans la boutique sombre, par tendresse. Mais la tante venait de mourir, en lui laissant une dizaine de mille francs. Et c’était le rêve, vendre, s’en aller, vivre enfin. Entre Nicolas et Lisbeth, l’entente se fit, un soir d’octobre qu’ils se dirent l’un à l’autre ce qu’ils n’avaient dit à personne. Ils se mirent résolument la main dans la main, ils s’engagèrent pour l’existence, pour le dur combat d’un monde nouveau et d’une famille nouvelle à créer, quelque part sur la terre, dans l’inconnu lointain qu’ils ignoraient. Et ce furent des fiançailles délicieuses de courage et de foi.

Alors seulement, quand tout fut réglé, Nicolas parla, annonça le départ à son père et à sa mère. Le soir tombait, un soir d’automne, doux encore, traversé du premier frisson de l’hiver. Une grande douleur étreignit Mathieu et Marianne, dès qu’ils eurent compris. Cette fois, ce n’était plus seulement le petit qui s’envole du nid familial, pour aller bâtir le sien sur quelque arbre voisin de la forêt commune ; c’était l’envolement par-delà les mers, à jamais, l’arrachement sans espoir de retour. Les autres enfants, ils les reverraient, tandis que celui-ci disait l’adieu éternel. Leur consentement allait être leur part de cruel sacrifice, leur don suprême à la vie, la dîme que la vie prélevait sur leur tendresse, sur leur sang. Il fallait à la victoire de la vie, sans cesse conquérante, ce lambeau de leur chair, ce trop-plein de la famille nombreuse, qui débordait, s’étendait, colonisait le monde. Et que répondre, comment refuser ? Le fils qui n’était pas pourvu s’éloignait, rien de plus logique ni de plus sage. Au-delà de la patrie, il y a les vastes continents inhabités encore, et la semence que charrient les souffles du ciel ne connaît pas de frontières. Après la race, il y a l’humanité, l’élargissement sans fin, le peuple unique et fraternel des temps accomplis, quand la terre entière ne sera qu’une ville de vérité et de justice. Puis, en dehors de ce grand rêve des poètes, ces voyants, Nicolas disait gaiement ses raisons, en garçon pratique, dans son enthousiasme. Il ne voulait pas être un parasite, il s’en allait à la conquête d’une autre terre où il ferait pousser son pain, puisque la patrie, devenue trop étroite, n’avait plus de champ pour lui. D’ailleurs, cette patrie, il l’emportait vivante, c’était elle qu’il voulait agrandir au loin, d’un accroissement illimité de sa richesse et de sa force. L’antique Afrique mystérieuse, aujourd’hui découverte, trouée de part en part, l’attirait. Il irait d’abord au Sénégal, puis il pousserait sans doute jusqu’au Soudan, au cœur même des terres vierges, où il rêvait une France nouvelle, cet immense empire colonial qui rajeunirait la race vieillie, en lui donnant sa part de la terre. C’était là qu’il ambitionnait, par de vastes défrichements, de se tailler son royaume, de fonder avec Lisbeth une autre dynastie des Froment, un Chantebled décuplé sous l’ardent soleil, peuplé du peuple de ses enfants. Et il en parlait avec un si joyeux courage, que Mathieu et Marianne finirent par sourire, au milieu de leurs larmes, malgré leur pauvre cœur arraché.

« Va, mon enfant, nous ne pouvons te retenir. Va où la vie t’appelle, où tu la vivras avec le plus de santé, de joie et de force. Tout ce qui poussera de toi, là-bas, ce sera encore de la santé, de la joie et de la force qui auront grandi de nous et dont nous serons glorieux… Tu as raison, il ne faut pas pleurer, il faut que ton départ soit une fête, car la famille ne se sépare pas, elle s’étend, elle envahit et conquiert le monde. »

Cependant, après le mariage de Nicolas et de Lisbeth, le jour des adieux, il y eut à Chantebled une heure de poignante émotion. La famille s’était réunie en un dernier repas, et, lorsque le jeune ménage aventureux dut s’arracher à la vieille terre maternelle, on sanglota, bien qu’on se fût promis d’être brave. Il partait léger de bagages, débordant d’espoirs, n’ayant voulu emporter, en dehors des dix mille francs de la dot, que dix autres mille francs, de quoi se débrouiller d’abord. Et que le courage et le travail fussent donc les solides ouvriers de la conquête !

Mais, surtout, Benjamin, le dernier-né, resta bouleversé de ce départ. Il n’avait pas douze ans, c’était un enfant délicat et joli que les parents gâtaient beaucoup, le croyant faible. Celui-là, ils étaient bien résolus à le garder pour eux, tant ils le trouvaient mignon, avec ses tendres yeux clairs, ses beaux cheveux bouclés. Et il grandissait languissamment, rêveur et adoré, oisif dans les jupes de sa mère, comme la rançon charmante de cette famille si forte et si laborieuse.

« Attends que je t’embrasse encore, mon bon Nicolas… Quand reviendras-tu ?

— Jamais, mon petit Benjamin. »

L’enfant frissonna.

« Jamais, jamais… Oh ! c’est trop long ! Reviens, reviens un jour, pour que je t’embrasse encore.

— Jamais, répéta Nicolas, qui lui-même pâlissait. Jamais, jamais. »

Et il avait soulevé dans ses bras le petit, dont les pleurs ruisselaient maintenant. Et ce fut pour tous la grande douleur, la minute affreuse du coup de hache, de l’éternelle séparation.

« Adieu, petit frère !… Adieu, adieu, vous tous ! »

Tandis que Mathieu accompagnait le conquérant d’un dernier souhait de victoire, Benjamin se réfugia éperdument parmi les jupes de Marianne, aveuglée de larmes. Elle le reprit d’une étreinte passionnée comme saisie de la crainte qu’il pouvait aussi partir. Il ne leur restait plus que lui, dans le nid familial.