Fécondité (Zola)/Livre IV/Chapitre IV

Eugène Fasquelle (p. 428-458).



Deux ans se passèrent. Et, pendant ces deux années, Mathieu et Marianne eurent un enfant encore, une fille. Et, cette fois, en même temps que s’augmentait la famille, le domaine de Chantebled s’accrut aussi, à l’est du plateau, de tous les bois restés en vente, jusqu’aux fermes lointaines de Mareuil et de Lillebonne. Maintenant, toute la partie nord du domaine se trouvait acquise, près de deux cents hectares de bois, coupés de larges clairières qu’un système de routes acheva de relier. Et, transformées en pâturages naturels, ces prairies entourées d’arbres, arrosées par les sources voisines, permirent de tripler le bétail, de tenter en grand l’élevage. C’était la conquête invincible de la vie, la fécondité s’élargissant au soleil, le travail créant toujours, sans relâche, au travers des obstacles et de la douleur, compensant les pertes, mettant à chaque heure dans les veines du monde plus d’énergie, plus de santé et plus de joie.

Depuis que les Froment devenaient des conquérants, occupés à fonder leur petit royaume, en marche pour la plus solide des fortunes, celle de la terre, les Beauchêne ne plaisantaient plus l’extravagante idée qu’ils avaient eue de se fixer à la campagne, des paysans amateurs, des cultivateurs d’occasion, comme ils les nommaient d’abord. Étonnés, acquis d’avance à tous les succès, ils les ménageaient, les traitaient désormais en parents riches, daignaient les visiter parfois, l’air ravi de cette grande ferme remuante, vivante, toute sonnante de prospérité. Et ce fut dans une de ces visites que Constance retrouva Mme Angelin, son ancienne amie de pension, qu’elle n’avait jamais d’ailleurs perdue de vue complètement. Le jeune ménage qui, dix ans plus tôt, était venu promener, par les sentiers déserts de Janville, ses amours joueuses, échangeant des baisers goulus derrière chaque haie, avait fini par acquérir une petite maison, au bout du village, où, chaque année, il passait les beaux jours. Mais ce n’était plus la tendre insouciance d’autrefois, Mme Angelin allait avoir trente six ans ; et, depuis six ans qu’elle et son mari tenaient leur ancienne parole de cesser d’être des amants fraudeurs à la trentaine, depuis six ans qu’ils se conduisaient en époux sérieux, attendant l’enfant qu’ils s’étaient promis, l’enfant ne naissait toujours pas. Ils avaient beau le vouloir de toute la passion qu’ils gardaient l’un pour l’autre, leurs étreintes restaient infécondes, comme frappées de stérilité par le long égoïsme de leur plaisir. Et la maison tombait à une tristesse croissante : lui le beau mousquetaire, grisonnant déjà, perdant la vue, désespéré de voir à peine assez clair pour peindre ses éventails ; elle aux rires si gais, prise de peur devant cette cécité menaçante, glacée de l’ombre et du silence qui envahissaient leur foyer peu à peu refroidi.

Maintenant qu’elles avaient renoué, Mme Angelin, lorsqu’elle venait à Paris pour des courses, allait parfois demander à Constance une tasse de thé, vers quatre heures, avant de reprendre son train. Un jour, comme elles étaient seules, elle éclata en gros sanglots, elle lui confia toute l’angoisse de sa misère.

« Ah ! ma chère, vous ne saurez jamais ce que nous souffrons. Quand on a un enfant, on ne s’imagine pas à quel chagrin en arrive un ménage, qui n’en peut avoir, et qui en désire un, oh ! de toutes ses forces. Mon pauvre mari m’aime toujours, mais je vois bien qu’il est convaincu que c’est de ma faute, et cela me fend le cœur, j’en sanglote seule des heures entières. Ma faute ! est-ce qu’on osera jamais affirmer de qui c’est la faute, de la femme ou de l’homme ? Mais je ne lui dis pas ça, il en deviendrait fou. Et, si vous nous voyiez tous les deux, dans notre maison vide, si abandonnés, surtout depuis que ses mauvais yeux le rendent morose ! Ah ! nous donnerions notre sang, pour qu’un enfant fût là, à faire du tapage, à nous tenir le cœur chaud, maintenant que la vie se glace en nous, autour de nous ! »

Constance, très surprise ; la regardait.

« Comment ! ma chère, vous ne pouvez pas avoir un enfant, à trente-six ans à peine ? J’ai toujours cru, moi, que si l’on en voulait un, on en faisait un, lorsqu’on était bien portante et solide comme vous… D’ailleurs, ça se soigne, il y a continuellement des annonces dans les journaux. » Un nouveau flot de larmes suffoqua Mme Angelin.

« Vous me forcez à tout dire… Hélas ! ma pauvre amie, je me fais soigner depuis trois ans, voici plus de six mois que je suis entre les mains d’une sage-femme de la rue de Miromesnil, et, si vous me voyez si souvent, l’été, c’est que je viens à sa consultation. Ce sont toujours de belles promesses, mais rien n’arrive… Aujourd’hui, elle a été plus franche, elle a paru se décourager, voilà pourquoi je n’ai pu retenir mes larmes, tout à l’heure. Excusez-moi. »

Puis, les mains jointes, dans une exaltation ardente, éloquente :

« Mon Dieu ! mon Dieu ! dire qu’il y a des femmes si heureuses, des femmes qui ont des enfants tant qu’elles veulent, tenez ! votre cousine, Mme Froment, par exemple ! L’a-t-on assez plaisantée, assez blâmée, moi la première ! Eh bien ! je lui en ai fait mes excuses, cela finit par être très beau, très grand, cet enfantement continu, si tranquille, si victorieux. Et ce que je l’envie, ah ! ma chère, à rêver d’aller, un soir lui en voler un, de ces enfants qui poussent si naturellement d’elle, comme les fruits abondants d’un arbre vigoureux !… Mon Dieu ! mon Dieu ! est-ce donc parce que nous avons trop attendu ? Notre faute, à tous les deux, serait-elle d’avoir desséché la branche, en l’empêchant de produire, aux saisons des bonnes sèves ? »

Devenue grave, Constance avait hoché la tête, au nom de sa cousine Marianne. Elle la désapprouvait toujours de ses grossesses successives, véritablement scandaleuses, et qu’elle expierait certainement un jour.

« Non, non ! ma chère, ne tombez pas à l’autre exagération. Un enfant, certes, il n’est pas une femme, pas une mère qui n’en ait l’impérieux besoin. Mais toute cette bande, tout ce troupeau, non, non ! c’est une honte, une folie… Sans doute, maintenant que voilà Marianne riche, elle peut répondre qu’il lui est permis d’être imprévoyante. J’admets qu’il y a là une excuse. N’importe ! je garde mes idées, vous verrez que, tôt ou tard, elle en sera terriblement punie. »

Cependant, ce soir-là, lorsque Mme Angelin l’eut quittée, Constance resta hantée, troublée de sa confidence. Sa surprise demeurait, qu’on ne pût avoir encore un enfant à leur âge, lorsqu’on en désirait un. Et d’où venait donc le petit froid de glace qu’elle avait alors senti passer dans ses veines ? De quel inconnu, de quelle crainte d’avenir venait-elle d’être ainsi effleurée, à la sensibilité la plus secrète de son cœur ? Ce malaise, d’ailleurs, était vague, à peine formulé, pas même un pressentiment, rien que le léger frisson instinctif de sa fécondité compromise, perdue peut-être. Elle ne s’y serait pas arrêtée, si, déjà, le regret de n’avoir pas un second fils ne l’avait traversée d’une angoisse, le jour où le triste Morange, foudroyé par la mort tragique de sa fille unique, était resté seul. Depuis cet abandon suprême, le misérable vivait dans une sorte de stupeur, l’imbécillité du bon employé médiocre, méticuleux, appliqué mécaniquement à sa besogne. Parlant à peine, très correct, très doux, il avait repris son travail de comptable, en homme à jamais échoué, qui ne devait plus quitter l’usine, où ses appointements étaient montés au chiffre de huit mille francs. On ne savait trop ce qu’il pouvait faire de cette somme, forte pour un homme d’existence si étroite, si régulière, sans dépense aucune, sans fantaisie connue en dehors de l’appartement, beaucoup trop vaste désormais, qu’il avait obstinément gardé, s’y enfermant, y menant une vie de jaloux qui se verrouille, dans une solitude farouche. Et c’était cette douleur écrasée qui avait un instant bouleversé Constance, au point de l’attendrir, de la faire sangloter avec Morange, les premiers jours, elle dont les larmes coulaient difficilement. Sans doute, le retour inconscient sur elle-même, la pensée de l’autre enfant qu’elle aurait pu avoir, lui en était demeurée, lui revenait aux heures troubles, lorsque, du fond de sa maternité réveillée, inquiète, montaient des craintes obscures, de brusques effrois qu’elle ne s’était jamais connus. Pourtant son fils Maurice, après une adolescence délicate, qui avait nécessité de grands soins était maintenant un beau garçon de dix-neuf ans, toujours un peu pâle, mais d’air vigoureux ; il venait de terminer d’assez bonnes études, il aidait déjà son père dans la direction de l’usine ; et sa mère, en adoration devant lui, n’avait jamais mis plus de souveraines espérances sur sa tête de fils unique, le voyant maître demain de cette maison dont il élargirait encore la fortune, qui lui donnerait la royauté de l’argent et du pouvoir.

Ce culte de Constance pour le fils, le héros de demain, grandissait surtout depuis que le père, chaque jour davantage, déclinait, tombait en elle au mépris et au dégoût. C’était une déchéance logique, qu’elle ne pouvait arrêter, dont elle-même, fatalement, précipitait les phases. Au début, quand elle avait fermé les yeux sur les premières infidélités, les nuits passées au-dehors, avec des filles, elle ne voulait faire que la part des appétits trop gros dont il la brisait, désireuse également d’éviter le plus possible la mauvaise chance de l’enfant. Cependant, elle l’avait longtemps subi par idée de devoir, pour le garder aussi, lui éviter les fautes irréparables, jusqu’au jour où le désaccord d’alcôve s’était fatalement produit, lui de plus en plus brutal, rapportant du dehors des exigences, elle révoltée à la fin, écœurée de ces choses qui la laissaient si froide, déjà souffrante d’ailleurs de son acharnement à frauder, les soirs de bons repas, de grogs et de cigares. Il avait quarante-deux ans, il buvait trop, mangeait trop, fumait trop. Il engraissait, devenait poussif, les lèvres molles, les paupières lourdes, ne se soignant plus comme autrefois, se débraillant, avec de grossières gaietés, des plaisanteries malsonnantes. Mais surtout il s’encanaillait dehors, allait à la basse débauche, qui l’avait toujours attiré, dans son besoin glouton de femmes faciles, se donnant toutes, et sans phrases. Aussi, maintenant qu’il était à peu près sevré chez lui, s’abandonnait-il aux pires aventures de la rue. Il disparaissait, découchait, mentait mal, ne prenait même pas la peine de mentir. Comment aurait-elle pu lutter, elle qui n’avait plus le courage que d’accepter de temps à autre l’abominable corvée, afin que leur rupture ne fût pas complète ? Elle se sentait impuissante, elle avait fini par le laisser entièrement libre, sans rien ignorer de cette vie d’immonde plaisir. Et le pis était, pour elle, que la désorganisation progressive de ce solide gaillard, la sorte de dégéné rescence physique et morale où le jetait l’abus des filles, vues en fraude, avait son terrible contrecoup à l’usine, qui périclitait. L’ancien grand travailleur, le patron d’énergie et de résistance s’empâtait, perdait le flair des opérations heureuses, ne trouvait plus la force des vastes entreprises. Il s’oubliait au lit le matin, restait des trois et quatre jours sans faire le tour des ateliers, laissait le désordre, le gaspillage grandir, à ce point que les inventaires, si triomphants jadis, accusaient d’année en année, des défaites qui s’aggravaient. Et quelle fin, pour cet égoïste, ce jouisseur, d’activité si gaie, si bruyante, qui avait toujours professé que l’argent, le capital décuplé grâce au travail des autres, était l’unique puissance désirable, et que trop d’argent, trop de jouissance, par une juste ironie, jetait à une ruine lente, à la paralysie dernière des impuissants !

Une suprême blessure devait frapper Constance, lui donner l’horreur sourde de son mari. Des lettres anonymes, de basses vengeances de domestiques congédiés, lui apprirent les amours de Beauchêne avec Norine, cette ouvrière de la fabrique, devenue grosse de ses œuvres, accouchée clandestinement d’un garçon, qu’on avait fait disparaître. Et, après dix ans, elle ne pouvait, aujourd’hui encore, songer à cette sale aventure, sans une révolte de tout son être. Sans doute, cet enfant, elle n’aurait pas voulu qu’il le lui fît ; mais quelle honte, quelle ordure, qu’il fût allé le faire à cette fille ! Où l’avait-on jeté ? Vivait-il ? Au fond de quelle ignominie ? Elle restait bouleversée de cette maternité de débauche et de raccroc, cette maternité qu’il lui avait volée, dont elle était surprise de sentir le cuisant regret, puisqu’elle l’avait refusée d’une volonté si têtue. Il semblait que la mère, en elle, à mesure qu’elle s’était détachée de lui, par dégoût, avait grandi, avec des tendresses jalouses, toute cette flamme de dévouement, d’abnégation, de passion, qu’elle n’avait jamais eue comme épouse. C’était ainsi qu’elle donnait maintenant sa vie entière à son adoré Maurice, qu’elle faisait de lui un dieu, lui sacrifiant jusqu’à sa juste rancune. Elle avait décidé qu’il ne devait pas souffrir de l’indignité de son père, et il était pour beaucoup dans cette fière attitude qu’elle gardait, avec une extraordinaire force d’âme, ayant l’air de tout ignorer, n’adressant jamais un reproche à son mari, demeurant pour lui devant le monde la femme respectueuse qu’elle avait toujours été. Même, en tête à tête, et jusque dans l’alcôve, elle se taisait, elle évitait les explications, les querelles. La bourgeoise prude, l’honnête femme, loin de songer à un amant, à une vengeance possible, semblait au contraire, en haine des débordements de l’homme, s’être fixée plus étroitement au foyer, serrée contre son fils, protégée par lui autant que par sa rigidité de cœur et de chair. Et, blessée, répugnée, cachant son mépris, elle attendait le triomphe de ce fils qui purifierait, qui sauverait la maison, d’une foi ardente en sa force, toute surprise et inquiète les jours où, brusquement, sans cause raisonnable, le petit frisson venu de l’inconnu la glaçait, lui donnait le remords de quelque faute ancienne, dont elle ne se souvenait pas.

Ce fut Constance qui, la première, revint aux confidences que Mme Angelin lui avait faites. Elle se montra très intéressée, très apitoyée. Puis, comme la triste inféconde, que son désir d’un enfant affolait, lui avouait que chacune de ses visites à la sage-femme était une désespérance de plus, elle parut chercher quelque consolation, elle s’offrit affectueusement.

« Me permettez-vous, chère amie, de vous accompagner un jour ? Peut-être me dira-t-elle ce qu’elle n’ose vous dire. »

Surprise, Mme Angelin eut un geste las de refus.

« Oh ! à quoi bon ? Vous n’en sauriez pas plus que moi. Je serais désolée de vous faire perdre inutilement votre temps.

— Mais pas du tout ! mon temps vous appartient, dans une si grave circonstance. Et je ne vous cacherai pas que je suis curieuse de causer avec cette sage-femme, tellement vous me racontez des choses qui me surprennent. »

Alors, elles finirent par prendre rendez-vous, elles décidèrent que, le jeudi suivant, l’après-midi, elles iraient ensemble chez Mme Bourdieu, rue de Miromesnil.

Justement, ce jeudi-là, vers deux heures, comme Mathieu, venu à Paris pour voir une batteuse, chez Beauchêne, suivait tranquillement à pied la rue La Boétie, il y rencontra Cécile Moineaud, qui portait un petit paquet, soigneusement ficelé. Elle allait avoir vingt et un ans, elle était restée mince, très pâle et très faible depuis son opération, mais sans troubles graves. Il lui avait gardé, des quelques mois douloureux passés par elle la ferme, une grande affection, à laquelle s’était jointe plus tard une compassion attendrie, devant l’affreuse crise où elle avait tant sangloté son désespoir de ne pouvoir plus être mère. Et, dès sa sortie de l’hôpital, il s’occupa d’elle, lui chercha un petit travail facile, lui trouva, chez un fabricant de ses amis, des cartonnages, des boîtes à coller, seule besogne sans fatigue que pouvaient faire ses pauvres mains grêles, des mains de gamine qui n’avaient pas grandi, tout de suite lasses. Depuis qu’elle n’était plus femme on aurait dit une grande fillette arrêtée dans sa croissance, bien qu’elle ne rencontrât jamais un enfant, sans convoiter de le prendre, pour le couvrir de caresses. Très adroite de ses doigts minces, elle arriva pourtant à gagner deux francs par jour, avec ses petites boîtes. Et, comme elle souffrait beaucoup chez ses parents, toujours frissonnante à présent de la brutalité du milieu, dépouillée chaque semaine de sa paie, elle n’avait plus rêvé que de se mettre chez elle, de trouver le peu d’argent qui lui permettrait de s’installer dans une chambre, où elle serait si tranquille, si heureuse de n’être pas bousculée. Mathieu projetait de lui faire une bonne surprise, en lui donnant un beau jour ce peu d’argent nécessaire.

« Où allez-vous donc si vite ? » lui demanda-t-il gaiement.

Elle restait un peu saisie de la rencontre, et, gênée, elle répondit d’abord d’une façon évasive.

« Je vais là, rue de Miromesnil, pour une visite. »

Puis, le voyant d’une bonté toujours prête à la secourir, elle lui dit bientôt toute la vérité. Cette pauvre Norine, sa sœur, venait d’accoucher une troisième fois, chez Mme Bourdieu : encore une lamentable histoire, cette troisième grossesse tombant dans une vie de noce, lorsqu’elle était avec un monsieur très bien, qui lui avait meublé une jolie chambre, et, comme le monsieur très bien avait filé tout de suite, elle s’était vue forcée, pour vivre, de vendre ses quatre meubles, heureuse d’avoir pu, avec ses derniers deux cents francs, faire de nouveau ses couches chez Mme Bourdieu dans sa terreur de l’hôpital. Mais, lorsqu’elle sortirait de la maison prochainement, elle se trouverait de nouveau sur le pavé. À trente et un ans, ça commençait à n’être pas drôle.

« Elle n’a jamais été mauvaise pour moi, continua Cécile. Je suis allée la voir, car je la plains de tout mon cœur. Aujourd’hui je lui porte un peu de chocolat… Et si vous voyiez son petit garçon, c’est un amour. »

Ses yeux brillèrent, elle eut un tire tendre qui fit rayonner sa mince face pâle. C’était merveille, que cette ancienne gamine dégingandée, cette vaurienne des rues de Grenelle, fût devenue sous le fer brutal, une créature de sensibilité si délicate, une Ibère déclassée, restée fillette, d’une tendresse frissonnante, et si fragile, qu’un bruit trop fort menaçait de la briser comme verre. La fonction supprimée, il semblait que l’instinct de la maternité se fût exaspérée chez elle.

« Quel malheur qu’elle s’obstine à s’en débarrasser, comme des deux autres ! Pourtant, cette fois, il criait si fort, qu’elle lui a donné le sein. Mais c’est en attendant, elle dit qu’elle ne veut pas le voir crever de faim près d’elle… Ça me retourne, moi, cette abomination, qu’on puisse avoir un enfant sans le garder. Alors, j’avais fait le rêve d’arranger très bien les choses. Vous savez que je veux partir de chez mes parents. Je louais donc une chambre assez grande, je prenais ma sœur et son garçon, je lui montrais à découper, à coller mes petites boîtes, et nous vivions tous les trois parfaitement heureux… C’est là qu’on aurait fait du beau travail, dans la joie d’être libre, de n’être plus forcée à des choses qui vous dégoûtent !

— Et elle n’a pas voulu ? demanda Mathieu.

— Elle m’a dit que j’étais folle, et c’est un peu vrai, puisque je n’ai pas le premier sou pour louer la chambre. Ah ! si vous saviez comme j’en ai le cœur gros ! »

Mathieu, qui cachait son émotion, reprit de son air tranquille :

« Une chambre, ça se loue. Vous trouveriez un ami qui vous aiderait. Seulement, je doute fort que vous décidiez jamais votre sœur à garder son enfant, car je crois connaître ses idées sur ce point. Il faudrait un miracle. »

Cécile, vivement, avec son intelligence éveillée, le regardait. C’était lui, l’ami. Mon Dieu ! son rêve se réaliserait-il ? Et elle finit par dire bravement :

« Écoutez, monsieur, vous êtes si bon pour nous, que vous devriez me faire une grande grâce. Ce serait de venir tout de suite voir Norine avec moi. Vous seul pouvez lui parler et la décider peut-être… Allons doucement, j’étouffe, tant je suis contente ! »

Très touché, Mathieu s’était mis à marcher près d’elle. Ils tournèrent le coin de la rue de Miromesnil, et son cœur battait à lui aussi, lorsqu’ils montèrent l’escalier de la maison d’accouchement. Dix ans déjà ! Toute l’horreur ancienne lui revenait, il revit passer la petite figure ahurie de Victoire Coquelet, grosse du fils de ses maîtres, sans savoir comment, le candide visage de Rosine, incestueuse et virginale, telle qu’un lis tragique, la vision effroyable de Mme Charlotte, encore saignante, toute déchirée du fruit de l’adultère, retournant au lit conjugal, pour y mentir, pour y mourir peut-être. Et c’était ensuite, lorsque les misérables enfants venaient au monde, le profil inquiétant de la Couteau qui apparaissait, l’assassine, toujours prête à charrier les nourrissons, qu’on charge et qu’on décharge, ainsi que des paquets encombrants. Ces choses semblaient d’hier, car la maison n’avait pas changé, il lui semblait reconnaître, aux portes des étages, les mêmes taches de graisse.

En haut, dans la chambre, Mathieu fut envahi davantage encore par cette sensation qu’il y était venu la veille. Elle restait la même, avec son papier gris perle, semé de fleurettes bleues, avec son pauvre mobilier dépareillé d’hôtel garni. Les trois lits de fer s’y trouvaient placés de même, deux côte à côte, le troisième en travers. Sur l’un d’eux, une valise bouclée attendait, près d’un petit sac, modestes bagages auxquels il ne fit pas attention d’abord mais qui achevaient la ressemblance. Et, en face des fenêtres ensoleillées, derrière le grand mur gris, les mêmes clairons de la caserne voisine sonnaient les mêmes fanfares.

Assise sur son lit défait, Norine, qui venait de s’habiller, assez forte déjà pour prendre quelque exercice, donnait le sein à son enfant.

« Comment ! c’est vous, monsieur ! cria-t-elle, lorsqu’elle eut reconnu Mathieu. Cécile est bien gentille de vous amener… Mon Dieu ! que de choses ! Cela ne nous rajeunit guère. »

Il l’examinait, elle lui sembla, en effet, bien vieillie, de cette rapide flétrissure de certaines blondes, qui, passé la trentaine n’ont plus d’âge. Pourtant, elle demeurait agréable, empâtée un peu trop, l’air très las, bien qu’elle parût avoir gardé son insouciance faite maintenant de beaucoup d’abandon.

Cécile voulut mener l’explication rondement.

« Voici ton chocolat… J’ai rencontré M. Froment dans la rue et il est si bon, il me porte tant d’intérêt, qu’il a bien voulu s’intéresser à mon idée de louer une chambre, où tu viendrais travailler avec moi… Alors, je l’ai prié de monter te voir pour causer un instant, pour te décider à garder ce pauvre petit. Tu vois qu’on n’entend pas te prendre par traîtrise, puisque je te préviens. »

Émotionnée, Norine s’agita, protesta.

« Qu’est-ce que c’est encore que cette histoire ! Non, non, je ne veux pas qu’on me tourmente, je suis déjà trop malheureuse ! »

Tout de suite, Mathieu intervint, lui fit comprendre que la vie de plaisirs se gâtait à son âge, que ce seraient des chutes de plus en plus profondes, si elle retournait au pavé. Et il la trouva bien d’accord avec lui là-dessus, elle lui parla de son existence de fille amèrement, en désillusionnée qui n’attend plus des hommes que de la misère, des mensonges et des coups. C’était l’âpre réalité où se brise le rêve de libre fortune, que font tant de jolies ouvrières parisiennes, corrompues dès l’atelier, cherchant à se vendre cher pour la possession de ce luxe dévoré des yeux aux étalages des grands quartiers, puis tombant à la rue, après n’avoir tiré des hommes, comme prix de leur beauté, que l’unique, l’affreuse duperie de ces grossesses de hasard, de ces tristes enfants dont elles se débarrassent, dans leur rage d’être volées. Elle en était exaspérée maintenant, sans pain, sans métier possible, sans jeunesse et sans espoir. Mais que pouvait-elle faire ? Quand on était dans la crotte, il fallait bien y rester.

« Ah ! oui, ah ! oui, j’en ai assez de cette sacrée vie qu’on croit si drôle, si amusante, lorsqu’on est jeune, et où l’on ne mange même pas souvent à sa faim, sans parler des saletés de toutes sortes… Vous savez, aujourd’hui, c’est comme une pierre à mon cou, autant que je crève là-dedans. D’ailleurs, on ne s’en sauve plus, ça m’attend, et j’y retourne, jusqu’à ce qu’on me ramasse dans quelque coin, pour qu’on m’achève à l’hôpital. »

Elle avait dit ces mots avec l’énergie farouche d’une femme qui brusquement, a la nette vision du destin auquel elle ne saurait échapper. Puis, elle regarda l’enfant qui tétait toujours.

« Vaut mieux qu’il aille de son côté, et moi du mien. Ça fait que nous ne nous gênerons pas. »

Sa voix s’était attendrie, tandis que, sur son visage désolé, passait une infinie douceur. Et Mathieu, étonné, sentant chez elle cette émotion nouvelle qu’elle ne disait pas, se hâta de reprendre :

« Qu’il aille de son côté, c’est le plus court chemin pour qu’il meure, à présent que vous avez commencé à le nourrir. »

Elle se fâcha de nouveau.

« Est-ce ma faute ? Je refusais de lui donner le sein, moi. Vous savez quelles étaient mes idées, et je me suis mise en colère, j’ai failli me battre avec Mme Bourdieu, quand elle me l’a posé de force entre les bras. Ensuite, que voulez-vous ? il criait tellement la faim, le pauvre être, il avait l’air de tant souffrir de mon refus, que j’ai eu la faiblesse de le laisser téter un petit peu, en me promettant bien que je ne continuerais pas le lendemain. Et puis, le lendemain, il criait encore, il a fallu continuer quand même… Tout ça pour mon malheur. On n’a pas eu pitié, on m’a rendue beaucoup, beaucoup plus malheureuse, puisque voilà le jour bientôt venu où je vais être forcée de me débarrasser de lui, comme des deux autres. »

Des larmes parurent dans ses yeux. C’était l’histoire assez fréquente de la fille mère qu’on finit par décider à nourrir son enfant, pendant quelques jours, avec l’espoir qu’elle s’attachera, qu’elle ne pourra plus se séparer de lui. On agit surtout en vue de le sauver, il n’est d’autre bonne nourrice que la nourrice naturelle, la mère. Aussi avait-elle instinctivement senti ce piège sentimental, se débattant, criant avec raison qu’on ne commençait pas une telle besogne pour l’abandonner ensuite. Dès qu’elle avait cédé, elle était prise, son égoïsme devait être vaincu, sous le flot de pitié, de tendresse, d’espérance, qui allait noyer son cœur. Le pauvre être ne pesait pas lourd, chétif, blême, le jour de la première tétée. Dès ce moment, chaque matin, on l’avait pesé, et l’on avait pendu au mur, au pied du lit, le graphique, le tracé des poids. Elle ne s’y était d’abord que peu intéressée, y jetant parfois un coup d’œil indifférent. Mais, à mesure que la courbe s’était élevée, avait dit clairement combien l’enfant profitait, elle avait témoigné une attention grandissante. Brusquement, la courbe était redescendue, à la suite d’un malaise, et, dès ce jour, elle avait attendu l’heure de la pesée avec fièvre, elle se jetait tout de suite sur la feuille, afin de voir si le tracé remontait. Puis, la courbe ayant repris son ascension continue, elle avait ri de joie, elle s’était passionnée pour cette petite ligne si grêle qui montait toujours, qui lui disait que son enfant était sauvé, que tout ce poids, toute cette force acquise, c’était d’elle qu’il la tirait, de son lait, de son sang, de sa chair. Elle achevait de le mettre au monde, la maternité éveillée, enfin, s’épanouissait chez elle en une floraison d’amour.

« Si vous voulez le tuer, répéta Mathieu, vous n’avez qu’a l’enlever de là. Voyez donc comme il s’en donne, le cher petit ! »

En effet, il tétait de tout son cœur. Et elle éclata en gros sanglots.

« Mon Dieu ! voilà que vous recommencez à me torturer.. Croyez-vous que ce soit avec plaisir que je vais m’en débarrasser maintenant ? Vous me forcez à vous dire des choses qui me font pleurer la nuit, lorsque j’y pense. Je n’ai jamais été mauvaise, vous le savez, n’est-ce pas ? Quand on va venir me le prendre, cet enfant, je sens bien qu’on m’arrachera les entrailles… Là, êtes-vous contents tous les deux, que je vous dise ça ? Vous êtes bien avancés de me mettre dans un état pareil, puisque personne n’y peut rien et qu’il faut qu’il aille à la borne, pendant que, moi, je retournerai au tas, pour le coup de balai qui m’attend ! »

Pleurante elle aussi, Cécile l’embrassa, baisa l’enfant, en reprenant son rêve, en expliquant tout au long combien ils seraient heureux à trois, dans une jolie chambre, qu’elle voyait pleine de joies sans fin, comme un paradis. Les petites boîtes n’étaient pas difficiles à découper, à coller. Quand Norine saurait, elle qui était forte, gagnerait peut-être trois francs. Cinq francs à elles deux n’était-ce pas la fortune, l’enfant élevé, toutes les vilaines choses finies, oubliées ? Et Norine, de plus en plus lasse, se laissait vaincre, cessait de dire non.

« Vous m’étourdissez, je ne sais plus, faites comme il vous plaira… Ah ! bien sûr que ce sera un très grand bonheur pour moi que de le garder, ce cher petit ! »

Ravie, Cécile battit des mains, tandis que Mathieu, très ému disait simplement ce mot profond :

« Vous l’avez sauvé, et il vous sauve. »

Mais, à ce moment, une longue figure noire entra, une grande fille sèche, maigre, au visage sévère, avec des yeux éteints, une bouche pâle. Où donc avait-il vu cette haute planche à peine équarrie, cette taille plate, sans hanches ni poitrine ? Et, brusquement, il eut la stupeur de la reconnaître, c’était Amy, l’Anglaise qu’il retrouvait toute semblable après dix ans, le même âge, la même robe, la même sérénité de l’étrangère, ignorant jusqu’à la langue du pays où elle venait se débarrasser. Maintenant, il reconnaissait même, sur le lit voisin, la valise bouclée, ainsi que le petit sac. Pour la quatrième fois, elle accouchait dans la maison ; et, cette quatrième fois comme la première, elle y était débarquée un beau matin, sans prévenir, huit jours avant ses couches, puis après être restée au lit trois semaines, après avoir fait disparaître l’enfant, en l’envoyant aux Enfants-Assistés, elle retournait tranquillement dans son pays, elle reprenait le bateau qui l’avait amenée.

Comme elle partait avec ses légers bagages, Norine la retint.

« Vous avez réglé en bas, vous nous quittez ?… Embrassez-moi donc, embrassez mon petit. »

L’Anglaise baisa du bout des lèvres le crâne nu du nourrisson, l’air inquiet de cette chair nouvelle, si tiède, si tendre.

« Et bon voyage, dit encore Norine.

— Yes… bonjour, bonjour. »

Elle s’en alla, ne regarda même pas une dernière fois la pièce où elle avait souffert. Et Mathieu retombait à son ébahissement de jadis, devant cette grande fille si peu taillée pour l’amour, venant se faire périodiquement délivrer en France, entre deux bateaux. Et de quelles œuvres, grand Dieu ! et avec quelle paisible dureté de cœur, sans une émotion au départ, sans une pensée pour l’enfant laissé à la borne !

« Elle ira bien à la demi-douzaine, reprit Norine, lorsqu’elle eut disparu. Ajoutez que ça ne lui apprend guère le français, de venir accoucher chez nous, car j’ai eu beau la questionner sur ce qu’elle faisait en Angleterre, je ne suis pas arrivée à lui tirer quatre mots. Si elle est dans un couvent, comme on dit, ça prouve qu’on peut se mal conduire partout… En voilà une qui aurait besoin de donner à téter, pour qu’un enfant l’empêchât de reprendre si souvent le bateau ! »

Elle riait maintenant, elle était heureuse, avec un gros poids de moins sur la poitrine. Et elle voulut absolument se lever, descendre avec son enfant dans les bras, désireuse d’accompagner sa sœur et leur ami jusqu’au premier étage.

Depuis une demi-heure, Constance et Mme Angelin se trouvaient enfermées avec Mme Bourdieu, en grande conférence. La première avait évité de se nommer, jouant simplement le rôle de l’amie complaisante qui accompagne une amie, dans une circonstance délicate. Mais la sage-femme, avec le flair de la profession, devinait une cliente possible, chez cette dame si curieuse, qui l’accablait de questions singulières. Il venait d’y avoir une scène douloureuse, lorsque, lasse des insistances désespérées de Mme Angelin, comprenant qu’elle ne pouvait décemment la bercer davantage de faux espoirs, elle s’était décidée à lui faire entendre que tout traitement lui semblait inutile. La triste femme avait fondu en larmes, pleurant sa stérilité, tandis que Constance se récriait, exigeait des explications, étonnée, effrayée qu’une telle chose arrivât, à leur âge. Et c’était alors que Mme Bourdieu avait complaisamment vanté sa méthode, cité des cas extraordinaires, nommé deux dames de cinquante ans passés, qui, grâce à elle, se trouvaient enceintes. Dieu merci ! la plupart des cas étaient guérissables, elle réussissait huit fois sur dix, il fallait vraiment des complications rares, pour qu’elle se déclarât vaincue. Les larmes de Mme Angelin redoublèrent, dans sa douleur d’être parmi ce petit nombre de maudites. Vainement, Constance s’efforça de la consoler, toute soulagée, elle, par cette consultation : des enfants à cinquante ans, encore dix ans, si elle se repentait. Et elle avait fait des signes, pour supplier la sage-femme d’être charitable, en continuant à tromper son amie.

Mme Bourdieu, quand ces dames se levèrent et qu’elle les accompagna, voulut donc rattraper son fâcheux diagnostic. À quarante-deux ans, elle avait engraissé, elle gardait sa ronde figure de gaieté, qui aidait si bien à sa fortune.

Et, avec le désir d’être aimable :

« Vous savez, chère madame, que vous étiez bâtie pour en avoir des douzaines, d’enfants. Vous avez certainement trop attendu, l’organe s’est engorgé, je soupçonne une dégénérescence. Mais j’ai eu tort tout à l’heure, il ne faut jamais se croire vaincue. Mon idée, maintenant, serait de tenter l’électricité… Revenez me voir. »

À ce moment, Mathieu et Cécile se trouvaient encore sur le palier, en grande conversation avec Norine, dont l’enfant s’était endormi comme un jésus, entre ses bras. Tous trois s’attardaient à décider la location immédiate d’une chambre, lorsque Constance et Mme Angelin parurent. Elles restèrent si surprises de le rencontrer là, en compagnie de ces deux filles, qu’elles feignirent de ne pas le voir. Mais Constance, brusquement, par un travail de mémoire reconnut Norine, n’ignorant pas que, dix ans plus tôt, il avait servi d’intermédiaire à son mari. Et ce fut, en elle, un soulèvement de révolte, une fièvre d’imaginations folles : que faisait-il dans cette maison ? de qui donc était cet enfant, que cette fille avait encore aux bras ? L’autre se dressa du passé, elle le revit au maillot comme celui-ci, elle les confondit, ne sut plus si ce n’était pas le même qu’elle avait là, sous les yeux. Et toute sa joie des bons espoirs de Mme Bourdieu fut gâtée, elle s’en alla furieuse, honteuse, comme salie et menacée par ces abominations vagues qu’elle sentait depuis quelque temps autour d’elle, sans savoir d’où venait le petit froid dont elle frissonnait.

Mathieu, comprenant que ni Norine ni Cécile n’avaient reconnu Mme Beauchêne, sous sa voilette, continua tranquillement d’expliquer à la première qu’il allait s’occuper de lui avoir, à l’Assistance publique, un berceau, une layette, ainsi qu’un secours immédiat, puisqu’elle voulait bien garder son enfant et le nourrir. Ensuite, il lui obtiendrait une rente d’une trentaine de francs par mois, au moins pendant une année. Cela serait, pour les deux sœurs, d’une aide puissante, surtout au début de leur ménage à trois, dans la chambre dont la location venait d’être résolue. Quand il eut ajouté qu’il se chargeait de faire face aux premiers frais, pour le petit mobilier et l’installation, Norine voulut l’embrasser.

« Allez, c’est de bon cœur. Ça me remet un peu des autres, un homme comme vous… Tenez ! embrassez-le aussi, mon pauvre gamin, pour lui porter chance. »

Rue La Boétie, Mathieu, qui se rendait à l’usine Beauchêne eut l’idée de prendre une voiture et d’offrir à Cécile de la reconduire chez ses parents, puisqu’il allait dans son quartier. Mais elle lui expliqua qu’elle devait passer d’abord rue Caroline, chez sa sœur Euphrasie. Et, comme cette rue était voisine, il la fit monter quand même, en disant qu’il la mettrait à la porte de sa sœur. Dans le fiacre, elle était si saisie, si heureuse de voir enfin se réaliser son rêve, qu’elle ne savait comment le remercier. Elle en avait les yeux tout humides, riant et pleurant.

« Pourtant, monsieur, il ne faut pas me croire une mauvaise fille, si je montre une telle joie de partir de chez mes parents… Papa continue de travailler tant qu’il peut à l’usine, sans en être guère récompensé. Maman fait aussi son possible à la maison quoiqu’elle n’ait plus la force de faire grand-chose. Depuis que Victor est revenu du service, il s’est marié, il a des enfants à son tour, et je crois bien qu’il en aura plus qu’il n’en nourrira, car il semble avoir perdu le goût du travail au régiment. La plus maligne encore, c’est cette paresseuse d’Irma, ma cadette, qui est gentille, si fine, peut-être parce qu’elle est toujours malade. Vous vous souvenez, maman tremblait de la voir mal finir, comme Norine ? Eh bien ! pas du tout, elle seule aura réussi, elle va épouser un employé de la Poste, dont elle a su se faire adorer, sans lui permettre seulement de baiser le bout de ses cheveux… De sorte qu’il ne reste que moi, chez nous, avec Alfred. Oh ! celui-là, c’est un vrai bandit. Je le dis comme je le pense. Il a volé l’autre jour, on a eu bien de la peine à le tirer des mains du commissaire. Avec ça, maman est d’une faiblesse avec lui, au point de lui laisser prendre tout ce que je gagne. Non, non ! j’en ai assez, d’autant plus qu’il me donne des peurs atroces, à me menacer de me battre, de me tuer, sachant bien que, depuis mon opération, le moindre bruit un peu fort me fait tomber en défaillance. Et, ma foi ! puisque en somme, ni maman ni papa n’ont besoin de moi, je suis bien excusable de vouloir vivre à part, tranquillement… N’est-ce pas ? monsieur, c’est mon droit. »

Ensuite, elle parla de sa sœur Euphrasie.

« Oh ! ma pauvre sœur, si vous saviez ce qu’elle est devenue, depuis qu’on l’a opérée !… Moi encore, je n’ai pas trop à me plaindre, en dehors de cette affreuse chose que jamais je n’aurai d’enfant. Vous voyez, je suis debout, pas forte, tout de même assez solide. Je dois dire que les douleurs de reins ne sont jamais revenues. Mais j’ai toujours parfois le clou, là, derrière la tête, ainsi que la boule qui me monte de l’estomac dans la gorge, pour m’étouffer… Ç a se supporte, et c’est le paradis, à côté du misérable état où cette pauvre Euphrasie est tombée. Vous n’avez pas l’idée d’une ruine pareille, son ménage en a été rompu, son mari vit dans la même pièce avec une autre femme, qui fait la cuisine, qui soigne les trois enfants. Elle, vieillie de vingt ans, molle comme, une chiffe, ne peut même plus donner un coup de balai… Il faut voir ça, c’est à trembler. »

Puis, après un silence, comme le fiacre arrivait rue Caroline :

« Voulez-vous monter la voir ? Vous lui diriez quelques bonnes paroles… Ça me serait agréable, car je vais faire chez elle une commission ennuyeuse. J’avais cru qu’elle aurait la force de fabriquer, comme moi, des petites boîtes, pour gagner au moins quelques sous ; mais voici qu’elle garde l’ouvrage depuis plus d’un mois ; et, si décidément elle ne peut en venir à bout, il faut bien que je le lui reprenne. »

Mathieu consentit. En haut, dans la chambre, ce fut un des spectacles les plus poignants, les plus effroyables qu’il eût jamais vus.

Au milieu de cette unique pièce, où l’on couchait, où l’on mangeait, Euphrasie était assise sur une chaise de paille, et l’on aurait dit une petite vieille de cinquante ans, bien qu’elle en eût à peine trente, si amaigrie, si flétrie, qu’elle ressemblait à un de ces fruits, tout d’un coup privés de sève, qui ont séché sur l’arbre. Ses dents étaient tombées, il ne lui restait que quelques rares cheveux blancs. Mais surtout ce qui caractérisait cette sénilité précoce, c’était une perte incroyable des forces musculaires, une disparition presque complète de la volonté de l’énergie du pouvoir d’agir, à ce point qu’elle restait ainsi maintenant les journées entières, oisive, hébétée, sans avoir le courage de lever un doigt.

Quand Cécile lui eut nommé M. Froment, l’ancien dessinateur en chef de l’usine, elle ne parut même pas le reconnaître, elle ne s’intéressait plus à rien. Et, comme sa sœur disait ensuite l’objet de sa visite, réclamait le travail qu’elle lui avait confié, elle répondit avec un geste d’immense fatigue :

« Ah ! que veux-tu ? c’est trop long à coller, tous ces petits morceaux de carton. Je ne peux plus, ça me met en sueur. »

Alors, une grosse femme qui était là et qui s’occupait à faire goûter les trois enfants, en leur distribuant des tartines, intervint d’un air de tranquille autorité.

« Vous devriez bien le remporter, ce travail, mademoiselle Cécile. Elle est incapable de s’en tirer. Il finira par se salir, et l’on ne voudra plus le reprendre. »

C’était Mme Joseph, une veuve de quarante ans, qui faisait des ménages, dans le quartier, et qu’Auguste Bénard, le mari, avait priée de venir, d’abord deux heures le matin, pour soigner la maison, lorsque sa femme n’avait plus eu la force de chausser un enfant, de mettre la soupe au feu, ni même de donner un coup de balai. Les premiers jours, elle s’était furieusement opposée à cette entrée chez elle d’une étrangère, elle luttait, s’exaspérait, malade de sa manie de propreté qu’elle ne contentait plus. Puis, à mesure que sa déchéance physique s’était aggravée, il lui avait bien fallu tolérer que l’étrangère prît peu à peu sa place. Et, naturellement, comme il arrive dans les ménages pauvres où les besoins se satisfont au plus court, Mme Joseph n’avait pas tardé à la lui prendre toute, sa place, auprès des enfants, auprès de l’homme lui-même. L’infirme, après une excitation passagère, était tombée à ce point de détresse de ne plus pouvoir être une épouse pour son mari, malgré l’affreuse jalousie qui survivait à son impuissance. Une autre femme se trouvait là, Bénard s’en était servi, simplement, en gros garçon incapable de jeûner, sans méchanceté d’ailleurs. Il y avait d’abord eu des scènes affreuses, jusqu’au jour où, bégayante, grelottante, la misérable châtrée en était venue à une résignation ahurie de petite vieille, rayée du monde. Ensuite, elle avait fini par céder d’elle-même le lit conjugal, elle s’était réfugiée dans l’ancien cabinet noir de ses deux fillettes, par peur, par désir de se terrer comme un animal déchu, laissant coucher les enfants près de leur maman de rechange. Et ce qui prouvait bien que ni Bénard ni Mme Joseph n’étaient pas au fond de mauvais cœurs, c’était qu’ils la gardaient avec eux, inutile, encombrante, au lieu de la jeter au tas, ainsi que tant d’autres l’auraient fait.

« Vous voilà encore au milieu de la pièce ! dit brusquement la grosse femme, qui, s’empressant, allant et venant, devait chaque fois éviter la chaise. Est-ce drôle, ça, que vous ne puissiez pas vous mettre dans un coin !… Auguste va rentrer pour sa bouchée de quatre heures, et il ne sera guère content, s’il ne trouve pas son fromage et son verre de vin sur la table. »

Inquiète, sans répondre, Euphrasie chancelante se leva, eut toutes les peines du monde à traîner sa chaise un peu en arrière près de la table. Puis, elle se rassit, s’abandonna de nouveau, très lasse.

Justement, comme Mme Joseph apportait le fromage, Bénard, dont le chantier était voisin, parut. C’était toujours le même gros garçon réjoui, il se mit à plaisanter avec sa belle-sœur, se montra très poli pour Mathieu, qu’il remercia de s’intéresser au sort de sa pauvre femme.

« Mon Dieu ! monsieur, il n’y a pas de sa faute, c’est ce que je lui répète. Les coupables, ce sont ces brigands qui lui ont tout enlevé, sans même me prévenir. Pendant un an, on a pu croire qu’elle était guérie, et puis vous voyez ce qu’elle est devenue. Ça ne devrait pas être permis, d’abîmer une femme comme ça, lorsqu’elle a un mari et des enfants, surtout lorsqu’elle ne peut pas vivre de ses rentes… Vous savez ce qu’ils ont fait de Cécile. Et il y en a une autre aussi qu’ils ont bien arrangée, une baronne que vous devez connaître. Elle s’est présentée ici, l’autre jour, pour voir. Je ne la reconnaissais pas, une si belle femme, ah ! l’horreur, elle a cent ans… Moi, je dis qu’on devrait les condamner à de la prison, pour le mal qu’ils nous ont fait. »

Puis, quand il voulut s’asseoir devant la table, il buta lui aussi contre la chaise d’Euphrasie, qui le suivait des yeux, toujours inquiète, en son hébétement.

« Te voilà encore dans mes jambes ! Comment fais-tu pour qu’on ne rencontre que toi ?… Voyons, débarrasse un peu le plancher. »

Il n’était pas bien terrible. Mais elle se mit à trembler, prise d’une peur enfantine, ainsi que sous une menace de coups affreux qui l’aurait brisée. Cette fois, elle eut la force de traîner sa chaise jusqu’au cabinet noir où elle couchait. La porte en était ouverte, elle s’y réfugia, elle s’assit dans l’ombre, on ne la vit plus que comme une petite figure vague, amincie, fondue, une très vieille aïeule qui mettrait encore des années et des années à mourir.

Et ce fut, pour Mathieu, le grand serrement de cœur, cette terreur sénile, cette obéissance grelottante d’une femme dont il se rappelait l’exécrable caractère, rageuse, sèche et dure, toujours en querelle avec sa sœur aînée autrefois, avec son mari ensuite. Elle avait longtemps terrorisé ce dernier, les ongles dehors, le pliant à chacun de ses caprices. Maintenant, c’était elle qui frissonnait au moindre mot de mauvaise humeur. La femme, la créature de volonté, de travail, de vie, s’en était allée avec la fonction de l’épouse et de la mère. Le sexe supprimé, il n’y avait plus que cette loque. Et dire que cette opérée, dans les annales, passait encore pour un des succès, un des miracles de Gaude, qui triomphait de cette ouvrière, mariée, honnête, sauvée d’une mort certaine, rendue plus saine, plus vigoureuse à son mari et à ses enfants ! Et comme Boutan avait raison de vouloir attendre, pour juger les vrais résultats de ces belles opérations victorieuses !

Cécile avait embrassé, de son air de vive tendresse, les trois enfants qui poussaient quand même, dans ce ménage rompu. Des larmes lui montaient aux yeux, elle se sauva, emmena Mathieu, quand Mme Joseph lui eut rendu le travail. Puis, en bas, sur le trottoir :

« Merci, monsieur Froment je vais rentrer à pied chez nous… Est-ce affreux ! Je vous disais bien que nous serons au paradis, dans la tranquille chambre dont vous avez la bonté de vous occuper. »

À l’usine, Mathieu, qui alla directement dans les ateliers, n’y obtint aucun renseignement précis sur sa batteuse, commandée depuis des mois. On lui dit que le fils du patron, M. Maurice, étant sorti pour affaires, personne ne pouvait lui répondre, d’autant plus que le patron lui-même n’avait point paru de la semaine. Enfin, il sut que ce dernier, rentré de voyage à l’instant, devait être en haut, avec madame. Il prit donc le parti de se présenter chez les Beauchêne, moins pour la batteuse que pour la solution d’une affaire qui lui tenait au cœur, l’entrée dans la maison de l’un de ses jumeaux, Blaise. Le grand garçon, âgé de dix-neuf ans, était sur le point, au lendemain de sa sortie du lycée, d’épouser une jeune fille sans fortune, Charlotte Desvignes, à la suite d’un roman d’amour qui durait depuis l’enfance. Ses parents, attendris, n’avaient pas voulu le désespérer, en retrouvant chez lui leur divine imprévoyance d’autrefois. Mais, pour qu’on pût le marier tout de suite, il fallait le caser d’abord. Et, pendant que Denis, l’autre jumeau, entrait dans une école spéciale. Beauchêne, mis au courant, avait offert gaiement de prendre Blaise, heureux de témoigner ainsi son estime pour la fortune croissante de ses bons cousins, comme il les nommait.

Mathieu, qu’on introduisit dans le petit salon jaune de Constance, la trouva en train de prendre une tasse de thé avec Mme Angelin à leur retour de chez la sage-femme. Sans doute, l’arrivée inattendue de Beauchêne venait d’interrompre désagréablement leurs confidences émues. Sous le prétexte d’un court voyage, il rentrait de quelque coucherie, d’une de ses habituelles fringales de chair blonde, nées d’une rencontre de trottoir ; et il fatiguait les deux femmes par des mensonges bruyants, un peu ivre encore, la langue pâteuse, les yeux battus et fiévreux, bavant sans honte sa joie de vivre.

« Ah ! mon cher cria-t-il, je racontais à ces dames mon retour d’Amiens… Il y a là-bas des pâtés de canard extraordinaires. »

Puis, quand Mathieu lui parla de Blaise, il se répandit en protestations d’amitié : c’était une affaire entendue, qu’on lui amenât le jeune homme, il le mettrait d’abord avec Morange, pour qu’il pût se rendre compte du mécanisme de la maison. Et il soufflait, il crachait, exhalant cette odeur de tabac, d’alcool, de musc, qu’il rapportait de chez les filles ; tandis que sa femme, qui lui souriait affectueusement, ainsi qu’à son habitude, devant le monde, laissait par moments tomber sur lui, quand Mme Angelin tournait la tête, des regards désespérés, d’un infini dégoût.

Comme Beauchêne continuait à trop causer, avouant qu’il ne savait pas où en était la construction de la batteuse, Mathieu vit bien que Constance, inquiète, tendait l’oreille. L’entrée de Blaise dans la maison l’avait déjà rendue grave ; maintenant, elle souffrait de cette ignorance où son mari semblait être des travaux ; et puis, l’image de Norine revenait, le ressouvenir vivant de l’enfant, la crainte de quelque nouvelle entente entre les deux hommes. Aussi Mathieu, qui devinait, se mit-il à dire le beau résultat des opérations de Gaude, en contant sa rencontre avec Cécile, puis sa visite à Euphrasie. Ces dames frémirent, bien que Beauchêne, très excité, parût s’amuser beaucoup des détails délicats, qu’il forçait le bon cousin à leur donner. Et, tout d’un coup, la mère eut un cri de délivrance :

« Ah ! voici Maurice ! »

C’était son fils qui rentrait, l’unique dieu en qui maintenant elle mettait sa tendresse, son orgueil, le prince héritier qui serait le roi de demain, qui sauverait le royaume en perdition, qui la hausserait à sa droite, dans une gloire. Elle le trouvait beau, grand, fort, invincible à dix-neuf ans, comme les chevaliers des légendes. Quand il expliqua qu’il venait de transiger avec profit dans une affaire fâcheuse, mal engagée par son père, elle le vit réparer les désastres, remporter des victoires. Puis, elle acheva de triompher, en l’entendant promettre que la batteuse serait livrée avant la fin de la semaine.

« Mon chéri, tu devrais prendre une tasse de thé. Tu te casses trop la tête, ça te ferait du bien. »

Il accepta. Et, gaiement :

« Tu sais qu’un omnibus a manqué tout à l’heure de m’écraser rue de Rivoli. »

Elle devint livide, la tasse lui échappa des mains. Grand Dieu ! son bonheur était-il à la merci d’un accident ? Une fois encore, l’affreuse menace passait, ce froid qui venait elle ne savait d’où et qui la glaçait jusqu’aux entrailles.

« Mais, grosse bête, dit Beauchêne avec son rire, c’est lui qui a écrasé l’omnibus, puisque le voilà qui te raconte l’aventure… Ah ! mon pauvre Maurice, tu as une maman bien ridicule. Moi, qui sais comment je t’ai bâti, tu vois, je suis tranquille. »

Ce jour-là, Mme Angelin revint à Janville avec Mathieu. Dans le wagon, où ils étaient seuls, des larmes jaillirent encore de ses yeux, sans cause apparente. Elle s’excusa, elle murmura, comme en un rêve :

« Avoir un enfant et le perdre, ah ! certes, ce doit être une atroce douleur. Pourtant, il est venu, il a grandi, on en a connu, pendant des années, la joie unique, infinie.. Mais quand l’enfant ne vient pas, jamais, jamais… Ah ! la souffrance, le deuil, tout plutôt que ce néant ! »

À Chantebled, Mathieu et Marianne fondaient, créaient, enfantaient. Et, pendant les deux années qui se passèrent, ils furent de nouveau victorieux dans l’éternel combat de la vie contre la mort, par cet accroissement continu de famille et de terre fertile qui était comme leur existence même, leur joie et leur force. Le désir passait en coups de flamme, le divin désir les fécondait, grâce à leur puissance d’aimer, d’être bons, d’être sains, et leur énergie faisait le reste, la volonté de l’action, la tranquille bravoure au travail nécessaire, fabricateur et régulateur du monde. Mais durant ces deux années, ce ne fut pas sans une lutte constante que la victoire leur resta. Pourtant, elle devenait de plus en plus large et certaine, à mesure que la conquête s’étendait au domaine entier. Les étroits soucis des premiers temps avaient disparu, il s’agissait maintenant de gouverner en toute raison, en toute justice. Au nord, sur le plateau, de la ferme de Mareuil à la ferme de Lillebonne, l’acquisition totale était faite, il n’y avait plus un bouquet de bois qui ne leur appartînt : vaste lot d’environ deux cents hectares, qui ajoutait aux champs de culture voisins, à la mer roulante des blés, un royal parc d’arbres centenaires. Mathieu, en dehors des coupes réglées, ne croyant pas devoir le garder inutile, pour la beauté seule, avait eu l’idée de réunir entre elles, par des avenues, les larges clairières, transformées en pâturage ; et du bétail y fut lâché, tout un élevage, qui réussit admirablement. L’arche de vie pullula, s’augmenta de ces centaines de bêtes, déborda bientôt au travers des grands arbres. Il y eut une poussée nouvelle de fécondité, les étables décuplées, des bergeries créées, des fumiers par tombereaux, qui engraissèrent les terres d’une fertilité formidable. Des enfants, des enfants toujours pouvaient naître, le lait ruisselait à flots, les troupeaux sans fin étaient là pour les vêtir et les nourrir. À côté des moissons mûres, les bois roulaient leurs ombrages, frémissants des semences éternelles qui germaient dans leur ombre, sous l’éclatant soleil. Et il ne restait qu’un lot à conquérir, celui des dernières pentes sablonneuses, à l’est, pour que le royaume fût complet. Cela payait toutes les anciennes larmes, tous les soucis cuisants des premiers ans de labeur.

Puis, pendant que Mathieu achevait sa conquête, Marianne, au cours de ces deux années, eut la joie de marier son premier enfant, lorsqu’elle-même était enceinte, près d’enfanter encore. Comme la bonne terre, elle restait féconde, même aux jours de maturité où la semence, sortie de ses flancs, allait faire œuvre de vie à son tour. Ce mariage de Blaise, à dix-neuf ans, épousant une adorable fille de dix-huit ans, tout un amour d’une fraîcheur de bouquet, né par les sentiers fleuris de Chantebled, dès leur douzième année, fut une délicieuse fête, d’espérance infinie. Les huit autres enfants étaient là : les grands frères, Denis, Ambroise, Gervais, qui terminaient leurs études ; Rose, la fille aînée, dont les quatorze ans promettaient une femme de saine beauté, de gaieté heureuse ; puis, Claire enfant encore, Grégoire à peine entré au lycée, sans compter les deux toutes petites, Louise et Madeleine. On accourut par curiosité des villages voisins, pour voir le gai troupeau mener le grand frère à la mairie. Ce fut un cortège merveilleux, des fleurs, des chairs de printemps, une félicité, dont les cœurs s’émurent. D’ailleurs, les jours de vacances où la famille faisait la partie d’aller en bande au marché de quelque village, c’était le long des routes une telle galopade, en voiture, à cheval, à bicyclette, les cheveux au vent, parmi de grands rires, que les bonnes gens s’arrêtaient par amusement, tant le spectacle était joli à voir. Les bonnes gens criaient, en façon de plaisanterie : « Voilà la troupe qui passe ! » comme pour dire que rien ne leur résistait, que le pays était à eux par droit de conquête, depuis qu’il en poussait un de plus tous les deux ans. Le pays entier finissait par être à cette joie, à cette santé, à cette force, qui se multipliait ainsi joyeusement, envahissant l’horizon. Et cette fois, après ces deux années, ce fut encore d’une fille, Marguerite, que Marianne accoucha, lorsqu’elle eut son dixième enfant. Les couches se passèrent bien, elle fut pourtant prise ensuite d’une fièvre inquiétante, des accidents de lait qui la désespérèrent un moment, dans la crainte de ne pouvoir nourrir la dernière venue comme elle avait nourri tous les autres. Aussi, lorsque Mathieu la revit debout et souriante, avec la chère petite Marguerite au sein, l’embrassa-t-il passionnément, triomphant par-dessus tous les chagrins et toutes les douleurs. Encore un enfant, encore de la richesse et de la puissance, une force nouvelle lancée au travers du monde, un autre champ ensemencé pour demain.

Et c’était toujours la grande œuvre, la bonne œuvre, l’œuvre de fécondité qui s’élargissait par la terre et par la femme, victorieuses de la destruction, créant des subsistances à chaque enfant nouveau, aimant, voulant, luttant, travaillant dans la souffrance, allant sans cesse, à plus de vie, à plus d’espoir.