Fécondité (Zola)/Livre III/Chapitre IV

Eugène Fasquelle (p. 294-318).



Mathieu acheva d’étudier son grand projet, le défrichement de Chantebled, cette œuvre qui tirerait de la terre, éveillée enfin, une fécondité débordante. Et il se décida, l’œuvre fut résolue, contre toute prudence, dans une belle audace de foi et d’espoir.

Un matin, il prévint Beauchêne qu’il quitterait l’usine à la fin du mois. Il avait eu, la veille, avec Séguin, une longue conversation, il s’était assuré que ce dernier céderait volontiers l’ancien pavillon de chasse et une vingtaine d’hectares aux alentours à des conditions très douces. Comme il croyait le savoir, Séguin se trouvait dans une situation de fortune embrouillée, ayant perdu, disait-on des sommes considérables au jeu, payant des maîtresses très cher, menant une existence de désastre, depuis que son ménage se disloquait ; et il continuait à se plaindre des rentes dérisoires que lui rapportaient les immenses terrains incultes de Chantebled, simplement affermés à des sociétés de chasse. Sa pensée constante était de vendre ; mais à qui, où trouver un acquéreur pour des marécages, des landes, des broussailles ? Aussi fut-il enchanté de l’affaire que lui proposait Mathieu, dans l’espoir que, si une telle expérience réussissait, il finirait par se débarrasser de la propriété entière. Ils eurent d’autres entrevues, il voulut bien consentir à la vente, sans aucun argent comptant, par annuités, la première annuité ne devant même être payée qu’à deux ans de date. Cependant, ils convinrent qu’ils se reverraient, pour régler les derniers détails, avant de faire dresser l’acte. Et, vers dix heures un lundi, Mathieu se dirigea donc vers l’hôtel de l’avenue d’Antin afin de terminer l’affaire.

Ce matin-là, justement, Céleste, la femme de chambre, reçut, dès huit heures, dans la lingerie où elle se tenait d’habitude, la visite de Mme  Menoux, la petite mercière de la rue voisine, dont les couches avaient si fort intéressé Mme  Séguin, enceinte alors et terrifiée. La mercière ne pouvait ainsi s’échapper un moment de son étroite boutique, que de très bonne heure, en la faisant garder par la petite fille de sa concierge. Elle attendait que son mari, un ancien soldat, un bel homme qu’elle adorait, et dont elle était adorée, fût parti pour le musée où il occupait un emploi de gardien ; et elle se hâtait de courir à ses courses, elle revenait vite gagner, dans le trou obscur ou le ménage avait à peine la place de remuer les coudes, les quelques sous qui, joints aux appointements du mari, les faisaient presque riches. Ses relations de voisinage avec Céleste s’étaient resserrées depuis que la Couteau avait emmené son enfant, le petit Pierre, à Rougemont, pour l’y mettre en nourrice, dans les meilleures conditions possible, à trente francs par mois. Même la Couteau, très complaisante, avait offert de venir, chaque mois, à l’un de ses voyages, toucher les trente francs, ce qui éviterait l’ennui de l’envoi par la poste, et ce qui permettrait à la mère d’avoir des nouvelles fraîches du petit. Aussi, dès l’échéance, si la Couteau était en retard d’un seul jour, Mme  Menoux s’effrayait-elle, accourant près de Céleste, toujours heureuse, d’ailleurs, de causer un instant avec cette fille, qui était du pays où son Pierre se trouvait.

« Vous m’excuserez, n’est-ce pas ? mademoiselle, de vous déranger si matin. Vous m’avez dit que votre dame n’avait pas besoin de vous avant neuf heures… Et vous savez, c’est parce que je n’ai pas de nouvelles de là-bas. Alors, j’ai pensé que peut-être quelqu’un vous avait écrit du pays. »

Petite, maigre et blonde, Mme  Menoux, fille d’un pauvre employé, avait une mince figure pâle, d’un charme triste. De là lui venait sans doute son admiration passionnée pour son grand bel homme de mari, qui l’aurait brisée entre deux doigts. Et, d’une ténacité, d’un courage indomptable, elle se serait tuée au travail, pour qu’il eût son café et son cognac après chaque repas.

« Ah ! c’est dur tout de même, d’avoir envoyé notre Pierre si loin. Moi qui, déjà, ne vois pas mon mari de la journée, voilà que j’ai un enfant et que je ne le vois pas du tout ! Le malheur est qu’il faut vivre. Comment l’aurais-je gardé, dans ce trou de boutique, où, du matin au soir, je n’ai pas une minute à moi ?… Ça n’empêche que j’en pleure encore, de n’avoir pu le nourrir ; et, quand mon mari rentre, nous sommes comme des imbéciles, à ne parler que de lui… Vous dites alors, mademoiselle, que c’est très sain, ce Rougemont, et qu’il n’y a jamais par là de mauvaises maladies ? »

Mais elle fut interrompue par l’arrivée d’une autre visiteuse matinale, qui lui fit pousser un cri de joie.

« Oh ! madame Couteau ! que je suis contente de vous voir, quelle bonne idée j’ai eue de venir ! »

Au milieu des exclamations d’heureuse surprise, la meneuse expliqua qu’elle était arrivée par un train de nuit, avec un lot de nourrices, et que, les ayant vite déposées rue Roquepine, elle avait commencé tout de suite ses courses.

« Après un petit bonjour à Céleste, en passant, je comptais aller chez vous, ma chère dame… Mais, puisque vous voilà, nous pouvons régler notre mois, si vous le voulez bien. »

Anxieusement, Mme  Menoux la regardait.

« Et mon petit Pierre, comment va-t-il ?

— Mais pas mal, pas mal… Vous savez, ce n’est pas tout ce qu’il y a de plus fort, on ne peut pas dire que c’est un gros enfant. Seulement, il est si mignon, si joli, avec sa mine un peu pâlotte… C’est certain, s’il y a plus gros, il y a tout de même plus petiot. »

Elle ralentissait la voix, cherchant les mots pour inquiéter sans pourtant la désespérer. C’était son habituelle tactique, de façon à troubler le cœur, à tirer ensuite des angoisses maternelle tout l’argent possible. Cette fois, elle dut voir qu’elle pouvait pousser les choses jusqu’à inventer une légère maladie de l’enfant.

« Cependant, il faut que je vous dise, parce que, moi, je ne sais pas mentir, et qu’après tout, c’est mon devoir… Eh bien ! il a été malade, le cher trésor, il ne va pas encore très bien. »

Toute blême, Mme  Menoux joignit ses petites mains frêles.

« Mon Dieu ! il va mourir !

— Mais non ! mais non ! puisque je vous dis qu’il va un peu mieux… Ah ! dame, ce ne sont pas les soins qui lui manquent, faut voir comme la Loiseau le dorlote ! Quand les enfants sont gentils, ils savent si bien se faire aimer ! Et toute la maison est pour lui, et il n’y a pas de frais qu’on ne fasse ! Le médecin est venu deux fois, il y a même eu des médicaments… Seulement, ça coûte. »

Le mot tomba, d’une pesanteur de massue. Puis, sans laisser à la mère, effarée, tremblante, le temps de se remettre :

« Voulez-vous que nous comptions, ma chère dame ? »

Mme  Menoux, qui se proposait d’aller faire un paiement, avant de rentrer, fut tout heureuse d’avoir pris de l’argent sur elle. On chercha un bout de papier, pour l’addition. D’abord, le mois, trente francs, ensuite, les deux visites du médecin, six francs : et avec les médicaments, ça faisait bien dix francs.

« Ah ! je voulais vous dire, il a tant sali de linge, à cause de son dérangement de corps, que vous devriez bien ajouter trois francs pour le savon. Ça ne serait que justice, sans compter qu’il y a eu d’autres petits frais, du sucre, des œufs, de manière que, moi, à votre place, pour agir en bonne mère, je mettrais cinq francs… Quarante-cinq francs en tout, ça vous va-t-il ? »

Malgré son émoi, la mercière eut la sensation qu’on la volait, qu’on spéculait sur son tourment. Elle eut un geste de surprise et de révolte, à l’idée de donner tant d’argent, cet argent qu’elle avait si grand-peine à gagner. Il fallait en vendre, du fil et des aiguilles, avant d’amasser une telle somme ! Et son débat éperdu, entre ses nécessités d’économie et sa tendresse inquiète, aurait touché les cœurs les plus durs.

« Mais ça va me faire un demi-mois en plus ! »

Tout de suite, la Couteau redevint sèche.

« Qu’est-ce que vous voulez ? ce n’est pas ma faute. On ne peut pourtant pas le laisser mourir, votre enfant. Ce n’est point ce que vous demandez, je pense. Alors, il faut bien faire les dépenses nécessaires. Et puis, si vous n’avez plus confiance en moi, dites-le : vous enverrez votre argent directement, vous vous débrouillez ; et moi, ça me soulagera beaucoup, car, dans tout cela, j’y suis de mon temps et de ma peine, parce que j’ai toujours la bêtise d’être trop bonne. »

Mme  Menoux ayant cédé, de nouveau frissonnante et vaincue, une autre difficulté se présenta. Elle n’avait que de l’or, deux pièces de vingt francs et une de dix. Les trois pièces luisaient sur la table. La Couteau les regardait, de ses yeux jaunes et fixes.

« Moi, je ne peux pas vous rendre vos cent sous, je n’ai pas un sou de monnaie… Et toi, Céleste, est-ce que tu as de la monnaie pour madame ? »

Elle s’était décidée à poser cette question, mais d’un tel ton, avec un tel regard, que l’autre comprit.

« Je n’ai pas un sou sur moi. »

Il y eut un grand silence. Puis, le cœur meurtri, avec un geste de résignation désespérée, Mme  Menoux s’exécuta.

« Gardez ces cinq francs-là pour vous, madame Couteau, puisque vous vous donnez tant de peine. Et, mon Dieu ! que tout cet argent me porte bonheur, fasse au moins que mon pauvre petit devienne, comme son père, un grand et bel homme !

— Ah ! pour ça, je vous en réponds ! cria la meneuse enthousiasmée. Ça ne veut rien dire, ces bobos, au contraire ! J’en vois assez des petiots, moi, et rappelez-vous ce que je vous prédis : le vôtre sera extraordinaire. Il n’y a pas mieux. »

Lorsque Mme  Menoux s’en alla, la Couteau l’avait comblée de telles flatteries, de telles promesses, qu’elle était toute légère, toute gaie, ne regrettant plus son argent, rêvant au jour où son Pierre lui reviendrait, avec de grosses joues et une vigueur de jeune chêne.

Dès que la porte fut refermée, Céleste se mit à rire, de son air de belle impudence.

« Lui en as-tu conté des histoires ! Je parie que son petit n’a pas même été enrhumé, »

La Couteau prit d’abord un air digne.

« Dis-moi tout de suite que je mens. L’enfant ne va pas bien, je t’assure. »

La gaieté de la femme de chambre redoubla.

« Non ! que tu es drôle, à faire cette tête-là avec moi ! Voyons, je te connais, je sais ce que ça veut dire, quand le bout de ton nez remue !

— L’enfant est tout chétif, répéta la meneuse plus mollement.

— Oh ! ça, je m’en doute. Tout de même, je voudrais voir les ordonnances du médecin, et le savon, et le sucre… Moi, tu sais, je m’en fiche. Cette petite Mme  Menoux, bonjour, bonsoir, et c’est tout. Elle a ses affaires, j’ai les miennes… C’est comme toi, tu as tes affaires, tant mieux si tu en tires ce que tu peux. »

Mais la Couteau changea la conversation, en lui demandant si elle n’avait pas une goutte de quelque chose à boire, parce que les voyages de nuit lui mettaient l’estomac à l’envers. Et Céleste rieuse, sortit d’un bas d’armoire une bouteille de malaga entamée et une boîte de biscuits. C’était sa cachette, des provisions volées à l’office.

Puis, sur la crainte exprimée par la meneuse que sa dame ne les surprît, elle eut un geste d’injurieux dédain. Ah ! bien ! oui elle avait le nez dans ses cuvettes et dans ses petits pots, la dame ! Pas de danger qu’elle l’appelât, avant de s’être fait un tas de sales histoires pour rester belle.

« Il n’y a que les enfants à craindre, leur Gaston et leur Lucie des mômes qu’on a toujours sur le dos, parce que les parents, qui ne s’occupent guère d’eux, les laissent, du matin au soir, venir jouer ici ou à la cuisine… Avec ça, je n’ose pas fermer cette porte, de peur qu’ils ne tapent dedans à coups de pied et à coups de poings.

Quand elle eut jeté un regard de précaution dans le couloir, et qu’elles se furent toutes deux attablées, elles ne tardèrent pas à s’échauffer, à lâcher librement le fond de leur cœur. Elles en arrivèrent à la tranquille impudence, à l’inconsciente abomination de tout dire. Céleste, en buvant à petits coups son malaga demandait des nouvelles du pays, et la Couteau ne mentait plus, disait maintenant la vérité brutale entre deux biscuits. C’était chez les Vimeux, qu’avait succombé, quinze jours après son arrivée à Rougemont le dernier enfant de la femme de chambre, celui dont la Rouche, prévenue trop tard, n’avait pu faire un mort-né ; et les Vimeux, qui étaient un peu ses cousins, lui envoyaient leurs amitiés, en priant de lui annoncer aussi qu’ils mariaient leur fille chez la Gavette, le vieux qui soignait les nourrissons, pendant que la famille allait aux champs, était tombé dans le feu, avec un petiot aux bras ; mais, tout de même, on les en avait tirés, il n’y avait eu que le petiot de roussi. La Cauchois, pas mécontente au fond, craignait d’avoir des ennuis, parce que, d’un seul coup, il en était parti quatre de chez elle, à cause d’une fenêtre laissée ouverte, la nuit, par mégarde : tous les quatre des petits Parisiens, deux de l’Assistance et deux qui venaient de chez Mme  Bourdieu, la sage-femme. Depuis le commencement de année, on aurait cru vraiment fait exprès. Autant d’arrivés, presque autant d’enterrés. Si bien que le maire commençait à dire qu’il en mourait trop, que la commune finirait par se faire une mauvaise réputation. Et il était certain que la Couillard, la première, recevrait un beau jour la visite des gendarmes, si elle ne s’arrangeait pas pour en garder au moins un de vivant, de temps à autre.

« Ah ! cette Couillard !… Imagine-toi, ma chère, je lui en avais apporté un, un vrai jésus, le petit d’une jolie demoiselle que son papa, je crois, avait caressée de trop près. Quatre cents francs, pour l’élever jusqu’à sa première communion. Il a vécu cinq jours… Vrai, ce n’est pas assez. Je me suis mise dans une colère ! J’ai demandé à la Couillard si elle voulait me déshonorer… Moi, ce qui me perdra, c’est mon bon cœur. Je ne sais pas résister, quand on me demande un service ; et Dieu sait si je les aime, les enfants ! Je n’ai jamais vécu qu’avec eux. Ainsi, toi, tu en aurais encore un…

— Ah ! non, par exemple ! cria Céleste, révoltée. J’ai été pincée deux fois, je prends trop bien mes précautions, maintenant.

— C’est une supposition. Tu en aurais encore un, je te dirais : « Ma fille, ne le mettons pas chez la Couillard, il ne faut jamais tenter le bon Dieu. » Après tout, nous sommes deux honnêtes femmes, n’est-ce pas ? et moi, je m’en lave les mains, car, si je les amène, ces chérubins, ce n’est pas moi qui les nourris. Quand on a sa conscience pour soi, on dort tranquille.

— Évidemment » conclut Céleste d’un air de profonde conviction.

Et, tandis qu’elles s’attendrissaient ainsi, en achevant leur malaga, une vision rouge se levait, l’effroyable Rougemont, au cimetière pavé de petits Parisiens, le village immonde et sanglant, tel qu’un charnier de lâche assassinat, dont le clocher surgissait paisible, sur l’horizon des vastes plaines. Mais il y eut, le long du couloir, un bruit de galop, et la femme de chambre se précipita, pour renvoyer Gaston et Lucie qui accouraient.

« Allez-vous-en ! Je ne veux pas de vous, votre maman vous défend de venir ici. »

Puis, elle reparut, furieuse.

« C’est vrai, ça ! Je ne puis rien dire ni rien faire, sans qu’ils soient dans mes jambes. Qu’ils aillent un peu avec la nourrice !

— À propos, reprit la Couteau, as-tu su qu’il était mort aussi, le petit de Marie Lebleu ? On a dû lui écrire. Un si bel enfant ! c’est un vent qui souffle, que veux-tu ! Et puis, enfant de nourrice, enfant de sacrifice.

— Oui, elle m’a dit qu’on lui avait écrit ça. Mais elle ma suppliée de ne pas le raconter à Madame, parce que ça fait toujours un vilain effet. Au fond, elle s’en fiche, puisqu’elle a son lait maintenant. La punition, là-dedans, est que, si son petit est mort, la petite de Madame ne va guère. »

La meneuse dressa l’oreille.

« Ah ! ça ne marche pas ?

— Non, par exemple ! Ce n’est pas à cause de son lait, elle a du lait à revendre, et du très bon. Seulement, on n’a jamais vu une mauvaise tête pareille, toujours en colère, brutale, insolente faisant claquer les portes, parlant de tout casser, au moindre mot. Et puis, elle boit vraiment d’une sale façon, comme il n’est pas permis à une femme de boire. »

Une gaieté allumait peu à peu les yeux pâles de la Couteau et elle hochait la tête vivement, pour dire qu’elle savait bien qu’elle s’attendait à ces histoires. Dans ce coin de Normandie à Rougemont, toutes les femmes buvaient plus ou moins, les fillettes emportaient à l’école, au fond de leur petit panier, leur petite bouteille d’eau-de-vie. Mais Marie Lebleu était parmi celles qu’on ramassait sous la table, et l’on pouvait dire que, durant sa dernière grossesse, elle n’avait pas dessoûlé. Ça n’était pas un moyen d’avoir des mères solides ni des enfants vigoureux.

« Ma chère, je la connais, elle est impossible. Seulement, ce médecin qui l’a choisie ne m’a pas demandé mon opinion, n’est-ce pas ? D’ailleurs, ça ne me regarde pas, je l’amène, je remmène le poupon, ni vu ni connu, et que les bourgeois se débrouillent. »

Céleste, gagnée par le rire, éclata.

« Non, tu n’as pas idée de la vie infernale qu’elle mène ici ! Elle se bat avec le monde, elle a jeté une carafe à la tête du cocher, elle a cassé un grand vase chez Madame, elle les fait tous trembler dans la crainte continuelle de quelque mauvais coup. Et puis si tu voyais les tours qu’elle leur joue, pour boire ! car on s’est bien aperçu qu’elle buvait, on a mis sous clé les liqueurs. Alors tu ne sais pas ce qu’elle a inventé ? La semaine dernière, elle a vidé toute une bouteille d’eau de mélisse, et elle a été malade, mais malade ! Une autre fois, on l’a surprise avalant de l’eau de Cologne, à même un des flacons du cabinet de toilette. Maintenant je crois bien qu’elle se régale avec l’esprit-de-vin qu’on lui donne pour le réchaud… C’est à mourir de rire. Ce que je m’amuse, ce que je rigole dans mon coin ! » Et elle étouffait, tapait des mains, riait aux larmes de ces mésaventures dont la vie des maîtres se trouvait bouleversée, tandis que la meneuse, comme chatouillée par de si bonnes histoires s’était mise elle aussi à se tordre, dans un accès de joie sauvage. Mais, tout d’un coup, elle se calma.

« Dis donc, alors, on va la flanquer à la porte ?

— Oh ! ça ne traînera pas. S’ils avaient osé, ce serait déjà fait. » Un coup de sonnette retentit. Céleste laissa échapper un juron.

« Bon ! voilà Madame maintenant qui me sonne, pour que je la frotte. On ne peut pas être une minute tranquille. »

Mais déjà la Couteau était debout, sérieuse, toute à son affaire prête à partir.

« Non, non ; ma petite, faut aller à ta besogne. Moi, j’ai une idée, je cours chercher une des nourrices que j’ai amenées ce matin, une fille dont je réponds comme de moi-même. Dans une heure, je suis ici de retour avec elle, et il y aura un petit cadeau pour toi, si tu m’aides à la placer. »

Elle disparut, pendant que la femme de chambre, avant de répondre à un deuxième coup de sonnette, replaçait sans hâte, au fond de l’armoire, le malaga et les biscuits.

Dès dix heures, ce jour-là, Séguin devait emmener sa femme et leur ami Santerre déjeuner à Mantes, afin d’essayer une voiture automobile, à moteur électrique, qu’il venait de faire construire, chèrement. Il s’était passionné pour ce sport récent des grandes vitesses, moins par goût personnel que par désir d’être toujours au premier rang des exaspérés de modes nouvelles. Aussi, un quart d’heure d’avance, était-il déjà dans la vaste salle emplie de bibelots qui lui servait de cabinet, vêtu d’un costume approprié, exécuté sur ses ordres, se composant d’une culotte et d’un veston de velours à côtes verdâtre, de souliers jaunes et d’un petit chapeau de cuir. Et il plaisanta Santerre, lorsque celui-ci se présenta en citadin, habillé d’un complet gris clair, du plus tendre effet.

Au lendemain des relevailles de Valentine, le romancier était redevenu l’intime, le commensal de la maison. Plus rien n’en gênait la gaieté, il ne s’y heurtait plus au malaise d’une femme gâtée par la grossesse, il y pouvait reprendre avec elle l’aimable roman interrompu, certain maintenant de vaincre. Et Valentine elle-même, sauvée de son affreuse peur de la mort, délivrée de cette maternité qu’elle regardait comme la pire des catastrophes, s’en était échappée avec un soulagement immense, un besoin de rattraper le temps perdu, en se rejetant follement dans les fêtes, dans le tourbillon extravagant de sa vie mondaine. De nouveau fine et jolie, ayant retrouvé la jeunesse un peu maigre de son air garçonnier, elle n’avait jamais eu un tel besoin d’étourdissement, de plus en plus poussée par l’impérieuse logique des faits à laisser les enfants aux soins des domestiques, à déserter chaque jour davantage sa maison, pour courir les champs de sa fantaisie, depuis surtout que son mari faisait de même, dans ses brusques accès de jalousie et de brutalité, qui éclataient à l’imprévu, sans cause, d’une façon imbécile. C’était le ménage définitivement détraqué, la famille détruite, menacée du suprême désastre, et Santerre y vivait à l’aise, en achevait la destruction, accepté naturellement par le mari, avec lequel il continuait à faire assaut de philosophie et de littérature pessimistes, en attendant que la femme lui tombât dans les bras.

Il eut un cri de ravissement, lorsque Valentine paru enfin, avec une délicieuse toilette de route, coiffée d’une toque cavalière. Et, comme elle se sauvait, en disant qu’elle serait toute à eux, dès qu’elle aurait vu sa petite Andrée et donne les derniers ordres à la nourrice :

« Dépêche-toi ! lui cria son mari. Tu es insupportable, de n’être jamais prête ! »

Ce fut à ce moment que Mathieu se fit annoncer, et Séguin le reçut quand même, pour lui exprimer le regret de ne pouvoir, ce jour-là, causer utilement avec lui. Pourtant, avant de fixer un autre rendez-vous, il voulut bien prendre note d’une condition nouvelle que son acquéreur désirait mettre à son achat, celle de se réserver le droit exclusif d’acheter plus tard, sous de certaines conditions, par morceaux et à des dates fixées, la totalité du domaine. Il lui promettait d’examiner soigneusement sa proposition, lorsqu’un brusque tumulte lui coupa la parole, des cris au loin, des piétinements sauvages, des portes violemment fermées.

« Quoi donc ? Quoi donc ? » murmura-t-il, en se tournant vers les murs ébranlés.

Mais la porte se rouvrit, et Valentine reparut, effarée, toute rouge de peur et de colère, avec sa petite Andrée dans les bras qui gémissait en se débattant.

« Oui, oui, mon trésor, ne pleure pas, elle ne te fera plus de mal… Là, ce n’est rien, tais-toi ! »

Et elle la déposa au fond d’un vaste fauteuil, où l’enfant, tout de suite, redevint sage. C’était une fillette ravissante, mais si chétive encore pour ses quatre mois bientôt, qu’elle n’avait guère que de grands beaux yeux, dans sa face pâle.

« Enfin, qu’y a-t-il ? demanda Séguin, étonné.

— Il y a, mon ami, que je viens de trouver Marie ivre comme un portefaix, tombée en travers du berceau, et si malheureusement qu’elle étouffait la petite. Quelques minutes plus tard, c’était fini… Ivre à dix heures du matin, comprend-on ça ? Je m’étais bien aperçue qu’elle buvait, je cachais les liqueurs, j’espérais encore la garder, car son lait est excellent. Et vous ne savez pas ce qu’elle a bu ? l’alcool à brûler pour le réchaud, la bouteille vide était restée près d’elle.

— Mais enfin que t’a-t-elle dit ?

— Elle a voulu me battre, tout simplement. Comme je la secouais, elle s’est jetée sur moi, ivre furieuse, avec des mots ignobles. Et je n’ai eu que le temps de me sauver en emportant la petite, pendant qu’elle se barricadait dans la chambre, où elle est en train de casser les meubles… Tiens, écoute. »

En effet, à travers les murs, arrivait un lointain bruit de massacre. Tous se regardèrent il y eut un gros silence d’embarras et de crainte.

« Alors ? finit par demander Séguin d’une voix sèche.

— Alors, mon ami, que veux-tu que je te dise ? C’est une bête fauve que cette femme, je ne puis pourtant pas lui laisser Andrée pour qu’elle nous la tue. J’ai apporté l’enfant, et je ne vais pas la lui reporter, bien sûr… Je t’avoue que ce n’est même pas moi qui me risquerai à rentrer dans sa chambre… Il va falloir que tu la jettes à la porte, après lui avoir réglé son compte.

— Moi, moi ! » cria-t-il.

Puis, s’étant mis à marcher, se fouettant d’une colère qui montait, il éclata.

« Tu sais que je commence à en avoir assez, de toutes ces histoires idiotes. Avec ta grossesse, avec tes couches, avec tes nourrices maintenant, la maison est devenue impossible, on finira par s’y battre du matin au soir… D’abord, on a prétendu que la première, celle que je m’étais donné la peine de choisir, n’avait de bon lait. Ensuite, en voilà une seconde qui a du bon lait, paraît-il, mais qui se soûle et qui étouffe l’enfant. Et ça va être le tour d’une troisième, quelque autre gredine qui achèvera de nous affoler et de nous manger… Non, non, c’est trop, je ne veux pas ! »

Valentine, calmée, devint agressive.

« Quoi ? qu’est-ce que tu ne veux pas ? Ça n’a pas de sens… Nous avons une enfant, il nous faut bien une nourrice. Toi-même, si j’avais parlé de la nourrir, tu m’aurais dit que c’était stupide. Ce serait alors qu’en me voyant toujours avec la petite dans les bras, tu trouverais la maison inhabitable. Et puis, je ne veux pas nourrir, je ne peux pas… Comme tu le dis, nous allons prendre une troisième nourrice, c’est bien simple, et tout de suite, au petit bonheur. »

Il s’était brusquement arrêté devant Andrée, qui, inquiète de cette grande ombre, se mit à crier. Peut-être ne la voyait-il pas, dans le flot de sang dont la colère l’aveuglait, pas plus qu’il ne dut voir Gaston et Lucie, accourant au bruit des voix, cloués dès la porte, de curiosité et de crainte ; et, personne ne songeant à les renvoyer, ils restèrent là, ils virent et entendirent.

« La voiture nous attend en bas, reprit Séguin d’un ton qu’il s’efforçait de rendre calme. Dépêchons-nous, partons. » Stupéfaite, Valentine le regarda.

« Voyons, sois raisonnable. Est-ce que je puis quitter cette enfant, n’ayant personne à qui la confier ?

— La voiture nous attend en bas, répéta-t-il, frémissant. Partons vite. »

Et, comme, cette fois, sa femme se contentait de hausser les épaules, il devint fou, une de ces crises de subite folie qui le jetaient aux violences dernières, même lorsque du monde était là, étalant alors avec rage la plaie empoisonnée dont il souffrait, cette absurde jalousie, née des fraudes conjugales, causes premières du désastre. Cette enfant pleurante, ce pauvre petit être si chétif, il l’aurait broyée, comme coupable de tout, comme l’obstacle aujourd’hui à son projet de promenade, à ce plaisir qu’il s’était promis, dont la réalisation prenait une importance décisive. Et c’était tant mieux, s’il y avait là un ami, et un autre homme, pour l’entendre.

« Ah ! tu ne veux pas venir… Est-ce que ça me regarde, ta fille ? Est-ce qu’elle est de moi ? Tu te doutes bien que, lorsque j’ai l’air de l’accepter, c’est pour avoir la paix. Mais je sais ce que je sais, n’est-ce pas ? Et tu le sais aussi, puisqu’il n’y a que nous deux qui puissions le savoir. Oui, ça me revient toujours, je me rappelle comment les choses se sont passées, j’en arrive quand même à la certitude qu’elle n’est pas de moi… Toi, tu n’es qu’une catin, ta fille n’est qu’une bâtarde ; et, moi, je serais trop bête de me gêner pour une enfant que tu es allée te faire faire, je ne sais dans que hôtel garni. À vous deux, vous ne serez contentes que lorsque vous m’aurez chassé de la maison… Tu ne veux pas venir, n’est-ce pas ? Bonsoir ! je vais me promener tout seul. »

Et Séguin partit en coup de foudre, sans un mot à Santerre, resté silencieux, sans même se souvenir que Mathieu était là, attendant une réponse. Ce dernier, consterné par tout ce qu’on lui faisait entendre malgré lui, n’avait point osé se retirer, de peur de paraître juger la scène. Immobile, il détournait la tête, regardait la petite Andrée, criant toujours, s’intéressait aux deux autres enfants, Gaston et Lucie, muets d’épouvante, serrés l’un contre l’autre, derrière le fauteuil où gémissait leur sœur.

Valentine s’effondra sur une chaise, les membres tremblants, suffoquée par les sanglots.

« Ah ! comme il me traite, ah ! le misérable… Et moi qui ai failli mourir, et moi qui ai tant souffert, qui souffre encore, de cette malheureuse enfant, dont il est le père, je le jure bien devant Dieu !… Non, non ! c’est fini, jamais plus il ne me touchera, même du bout des doigts. J’aimerais mieux me tuer, oui ! me tuer, que de recommencer, de m’exposer de nouveau à une pareille abomination. »

C’était le cri, bégayé dans les larmes, de la femme que son mari brutalise, qui s’exaspère des tourments d’une maternité maudite, bien résolue désormais à prendre son plaisir où elle le trouverait, puisque son ménage était détruit.

Santerre, à l’écart jusque-là, paraissait attendre. Doucement, il s’approcha d’elle, osa lui prendre la main, d’un geste de tendre compassion, disant à demi-voix :

« Voyons, chère amie, calmez-vous… Vous savez bien que vous n’êtes pas seule, qu’on ne vous abandonne pas… Il y a des choses qui ne sauraient vous atteindre. Calmez-vous, ne pleurez plus, je vous en supplie. Vous me fendez l’âme. »

Il se faisait d’autant plus doux, que le mari venait de se montrer plus brutal, sachant de quelle délicieuse rosée les caresses trempent et amollissent le cœur d’une femme violentée. Sa main conquérante était remontée jusqu’au frêle poignet qu’on lui abandonnait, les pointes de ses moustaches frôlaient les petits cheveux fous des tempes. Et il se pencha davantage, l’enveloppant toute, baissant encore la voix, jusqu’à ne plus l’endormir que d’un murmure. À peine quelques mots s’entendirent.

« Vous avez bien tort de vous faire de la peine. Laissez donc ces sottises… Je vous l’ai déjà dit, ce n’est qu’un maladroit… »

Deux fois ce mot de maladroit revint, avec une sorte de pitié moqueuse ; et elle dut comprendre, car elle eut un vague sourire, parmi ses larmes qui s’arrêtaient, murmurant très bas à son tour : « Oui, oui, je sais… Vous êtes bon, merci. Et vous avez raison je serais trop bête maintenant… Ah ! tout ce qu’on voudra, mais que je sois un peu heureuse ! »

Distinctement Mathieu la vit qui dégageait avec lenteur son poignet, après avoir serré elle-même la main de Santerre. C’était la consolation accueillie, le rendez-vous retardé jusque-là, accepté enfin pour un prochain jour. Et cela logiquement, dans le désastre passionnel où elle était, dans inévitable course à l’adultère de l’épouse débauchée par le mari, de la mère qui s’est refusée à son devoir de nourrice. Un cri d’Andrée, pourtant, la mit debout, frémissante, réveillée à la réalité de la situation. Si la pauvre créature était si chétive, mourante de n’avoir pas eu le lait de sa mère, celle-ci ne se trouvait également en danger de chute que par son refus de la nourrir, de la porter au sein, telle qu’un bouclier d’invincible défense. La vie, le salut l’une par l’autre, ou la commune perte. Sans doute, elle eut alors la nette conscience du péril, car une révolte encore la sépara de Santerre, elle courut prendre l’enfant, pour la calmer en la couvrant de caresses, pour se faire d’elle un rempart, contre la folie dernière qu’elle se sentait sur le point de commettre. Et quel malaise ! ses deux autres enfants, qui étaient là, regardant, écoutant ! Puis, lorsqu’elle s’aperçut que Mathieu, lui aussi, attendait toujours, elle fut reprise par les larmes, elle tâcha d’expliquer les choses, alla jusqu’à défendre son mari.

« Excusez-le, il y a des moments où il n’a pas sa tête… Mon Dieu ! que vais-je devenir, avec cette enfant ? Je ne puis pourtant pas la nourrir maintenant, c’est fini ! Est-ce affreux, d’être bouleversée au point de ne plus savoir ce qu’on doit faire !… Que vais-je devenir, mon Dieu ? »

Gêné, sentant bien qu’elle lui échappait, depuis qu’elle avait sa fillette dans les bras, Santerre tenta d’intervenir, de la reconquérir par de flatteuses paroles. Mais elle ne l’écoutait pas, et il allait remettre la lutte à une autre occasion, lorsqu’une intervention inattendue lui rendit la victoire.

Céleste, entrée sans bruit, était là, attendant que Madame voulût bien lui permettre de parler.

« C’est mon amie qui est venue me voir, Madame, vous savez, la femme de mon pays, Sophie Couteau, et comme elle a justement une nourrice avec elle…

— Il y a une nourrice là !

— Oh ! oui, Madame, et une bien belle, une bien bonne. »

Puis, voyant le saisissement ravi de sa maîtresse, la joie d’être ainsi brusquement soulagée, elle fit du zèle.

« Que Madame ne se fatigue donc pas à porter la petite. Madame n’en a pas l’habitude… Si Madame le permet, je vais lui amener cette nourrice. »

Valentine s’était laissé prendre l’enfant, en poussant un soupir d’heureuse délivrance. Enfin, le Ciel ne l’abandonnait donc pas ! Mais elle discuta, ne fut pas d’avis qu’on lui amenât la nourrice, reprise de terreur à l’idée que, si l’autre, celle qui était ivre, dans sa chambre, en sortait et rencontrait la nouvelle, elle était capable de les battre tous et de se remettre à tout casser. Ensuite, elle voulut absolument emmener Santerre et Mathieu, surtout ce dernier, qui devait s’y connaître, disait-elle, bien qu’il s’en défendît. Il n’y eut que Lucie et Gaston, à qui elle défendit formellement de la suivre.

« On n’a pas besoin de vous, restez ici, jouez… Et nous autres, allons-y tous, mais doucement, sur la pointe des pieds, pour que l’autre ne se doute pas. »

Dans la lingerie, Valentine fit fermer avec soin les portes. La Couteau était là, debout, avec une forte fille, d’environ vingt-cinq ans, qui avait aux bras un enfant superbe. Celle-ci, brune, le front bas, la face large, mise très proprement, fit un petit salut de nourrice convenable, qui a servi chez des bourgeois riches, et qui sait se conduire. Mais l’embarras de Valentine restait extrême, elle la regardait, regardait le poupon en femme ignorante, dont les deux premiers enfants avaient été nourris dans une chambre voisine de la sienne, sans qu’elle se fût jamais inquiétée ni mêlée de rien. Désespérément, tandis que Santerre se tenait à l’écart, elle fit appel aux connaissances de Mathieu, qui se récusa de nouveau. Et, alors seulement, la Couteau, après avoir jeté un regard oblique sur ce monsieur qu’elle retrouvait partout, en travers de ses affaires, se permit d’intervenir.

« Madame veut-elle avoir confiance en moi ?… Que madame se rappelle, je m’étais permis de lui offrir mes services, et, si elle les avait acceptés, elle se serait évité bien des ennuis. C’est comme pour Marie Lebleu, qui est impossible, j’aurais pu certainement avertir madame, quand je suis venue chercher son enfant. Mais, du moment que le médecin de madame l’avait choisie, bien sûr que je n’avais rien à dire. Oh ! du bon lait, elle en a ! seulement elle a aussi une bonne langue, toujours sèche… Alors, si, maintenant, madame veut avoir confiance en moi… »

Et elle s’étalait, n’en finissait pas, faisait valoir l’honnêteté de son métier, donnait du prix à la marchandise offerte.

« Eh bien ! madame, je vous dis que vous pouvez prendre la Catiche, les yeux fermés. C’est ce qu’il vous faut, il n’y a pas mieux sur la place de Paris. Regardez-moi comme c’est bâti, quelle solidité, quelle santé ! et l’enfant, voyez-moi ça, il ne demande qu’à vivre ! Elle est mariée, c’est vrai, elle a même une petite fille de quatre ans, là-bas, au pays, avec son homme ; mais, tout de même, ce n’est pas un crime que d’être une honnête femme… Enfin, madame, je la connais, je vous réponds d’elle sur ma tête. Si vous n’êtes pas contente, c’est moi, la Couteau, qui vous rendrai votre argent. » Valentine eut un grand geste d’abandon, dans sa hâte d’en finir, et céda. Elle consentit même à donner cent francs par mois, parce que la Catiche était mariée. D’ailleurs, la meneuse lui expliqua qu’elle n’aurait pas à payer les frais du bureau de nourrices : c’était quarante-cinq francs d’économisés, à moins que madame ne lui tînt compte, à elle, de la peine qu’elle venait de prendre. Il y aurait aussi les trente francs du retour, pour l’enfant. Très large, Valentine promit de doubler la somme. Et tout s’arrangeait, elle se sentait délivrée, lorsque la pensée de l’autre lui revint, celle qui s’était barricadée dans sa chambre. Comment la faire sortir de là, pour installer tranquillement la Catiche à sa place ?

« Quoi donc ? cria la Couteau, c’est Marie Lebleu qui vous fait peur ? Ah ! il ne faut pas qu’elle m’ennuie, si elle veut que je la place encore… Je vais lui parler, moi ! »

Céleste, tout de suite, ayant posé Andrée sur une couverture qui se trouvait là, côte à côte avec l’enfant de la nourrice, dont celle-ci avait dû se débarrasser, pour montrer ses seins, se chargea de conduire la meneuse à la chambre de Marie. Un silence de mort y régna maintenant, et la Couteau n’eut qu’à se nommer : elle entra, on n’entendit pendant quelques minutes que le petit bruit de sa voix sèche. Puis, quand elle sortit, elle rassura Valentine qui, tremblante, était venue écouter.

« Je vous réponds que je l’ai dégrisée !… Payez-lui son mois. Elle fait sa malle, elle va partir. »

Et, comme on retournait dans la lingerie, Valentine régla le comptes, ajouta cinq francs pour ce nouveau service. Mais une dernière difficulté se présenta, la Couteau ne pouvait revenir chercher l’enfant de la Catiche, le soir, et qu’allait-elle en faire, pendant le reste de la journée ?

« Bah ! finit-elle par dire, je le prends tout de même, je vais le déposer au bureau, avant de me mettre à mes courses. On lui donnera un biberon, il faut qu’il s’y habitue, n’est-ce pas ?

— Mais bien sûr ! » dit tranquillement la mère.

Alors, au moment où la Couteau, sur le point de partir, après toutes sortes de salutations et de remerciements, se tournait pour le prendre, elle eut un geste d’hésitation, devant les deux enfants couchés côte à côte sur la couverture.

« Fichtre ! murmura-t-elle, il ne faut pas que je me trompe. »

Le mot parut drôle, tous s’égayèrent, Céleste éclata, tandis que la Catiche elle-même riait à belles dents. Et la Couteau, saisissant le poupon de ses mains longues et crochues, l’emporta. Encore un de pris, de charrié là-bas, dans les continuelles rafles qui jetaient les tout-petits au massacre.

Seul, Mathieu n’avait pas ri. Le brusque souvenir lui était revenu de sa conversation avec Boutan, l’action démoralisante de ce métier de nourrice, le honteux marchandage, le crime commun des deux mères, risquant chacune la mort de son enfant, la mère oisive qui achetait le lait d’une autre, la mère vénale qui vendait le sien. Il eut froid au cœur, il regarda partir le pauvre être, si plein de santé encore, il regarda l’autre qui restait, déjà si chétif. Et quel serait le destin, quel vent soufflerait d’une société à ce point mal faite et corrompue, sacrifiant l’un ou l’autre, les deux peut-être ? Les gens, les choses s’assombrirent, lui firent horreur.

Mais déjà Valentine ramenait les deux hommes dans le vaste salon luxueux, si enchantée, si complètement délivrée, qu’elle avait retrouvé toute sa cavalière insouciance, sa passion de tumulte et de plaisir. Et, comme Mathieu prenait enfin congé, il entendit Santerre triomphant, qui lui disait, en gardant un instant sa main dans la sienne :

« Alors, à demain ?

— Oui, oui, à demain ! » dit-elle, se donnant, sans défense désormais.

Huit jours plus tard, la Catiche était la reine indiscutée de la maison. Andrée avait repris quelques couleurs, elle pesait chaque jour davantage ; et, devant ce résultat, tous s’inclinaient, le pouvoir de la nourrice s’imposait, absolu. On redoutait à un tel point de la remplacer encore qu’on fermait d’avance les yeux sur les fautes possibles.

Elle était la troisième, une quatrième nourrice aurait tué l’enfant, ce qui faisait d’elle l’indispensable, la providentielle, celle qu’il fallait garder à tout prix. D’ailleurs, elle apparaissait sans défaut, elle était la paysanne calme et finaude, sachant gouverner les maîtres, tirant d’eux tout ce qu’on en pouvait tirer. Sa conquête chez les Séguin fut d’une adresse, d’une puissance extraordinaires. Au commencement, les choses faillirent se gâter, parce qu’elle se heurta contre un travail semblable, que Céleste menait aussi, avec une magistrale ampleur. Mais elles étaient femmes de trop d’intelligence pour ne pas finir par s’entendre. Leurs départements n’étant pas les mêmes, elles tombèrent d’accord qu’elles pouvaient conduire des envahissements parallèles. Et, dès lors, elles se soutinrent même, elles se partagèrent l’empire, et furent deux à manger la maison.

La Catiche trôna, les autres domestiques la servirent, les maîtres furent à ses pieds. On gardait pour la Catiche les meilleurs morceaux, elle avait son vin, son pain, tout ce qu’on trouvait de plus délicat, de plus nourrissant. Gourmande, fainéante, orgueilleuse, elle se prélassait les journées entières, pliant les gens et les choses à ses caprices. On lui cédait sur tout, pour ne pas la mettre en colère, ce qui aurait pu faire tourner son lait. À la moindre de ses coliques, la maison s’affolait. Une nuit, elle eut une indigestion, on courut sonner chez tous les médecins du quartier. Son seul défaut était d’être un peu voleuse, il lui arriva de ramasser le linge qui traînait, mais Madame ne voulut pas le savoir. Et il y avait aussi le chapitre des cadeaux dont on la comblait, afin qu’elle fût toujours contente. En dehors du cadeau réglementaire, à la première dent de l’enfant, on profita des moindres occasions, on lui donna une bague, une broche, des boucles d’oreilles. Naturellement, elle était la nourrice la plus ornée des Champs-Élysées, avec des pelisses superbes, des bonnets riches, garnis de longs rubans, dont l’éclat flambait au soleil. Jamais dame n’avait promené d’oisiveté plus somptueuse. Et il y eut aussi les cadeaux qu’elle tira pour son homme, pour sa fillette, là-bas, au village. Chaque semaine, des paquets étaient expédiés, par grande vitesse. Le matin où l’on apprit que le poupon, emporté par la Couteau, était mort d’un mauvais rhume, on lui donna cinquante francs, comme pour le lui payer. Enfin, on eut une dernière alerte, son mari étant venu la voir, car la terreur qu’elle ne s’oubliât dans quelque coin avec lui fut si grande, qu’on ne les laissa pas une minute seuls et qu’on le renvoya vite, les poches pleines. Après une chlorotique, après une ivrognesse, une nourrice engrossée, c’eût été le suprême désastre, d’autant plus que le cas était fréquent dans le quartier, et que chez la comtesse d’Espeuille, une voisine, la nourrice qu’on gardait à vue, était tombée enceinte, à la stupéfaction de tous, des œuvres sournoises du cocher de Madame. La Catiche s’en montrait indignée. Et, la petite Andrée allant de mieux en mieux, elle fut au sommet, elle acheva d’écraser la maison sous sa royauté tyrannique.

Le jour où Mathieu vint signer l’acte de vente, qui lui cédait l’ancien pavillon de chasse, ainsi que vingt hectares de terre, en lui réservant la faculté de pouvoir acquérir de nouveaux morceaux du domaine, à de certaines conditions, il trouva Séguin près de partir pour Le Havre, où l’attendait un ami à lui, un riche Anglais avec son yacht, pour une promenade d’un mois, sur les côtes d’Espagne. On racontait que ces messieurs emmenaient des femmes.

« Oui, dit-il fiévreusement, faisant allusion à de grosses pertes au jeu, je quitte Paris, je n’y ai pas de chance, en ce moment… Et vous, cher monsieur, bon courage et bonne réussite ! Vous savez combien je m’intéresse à votre tentative. »

Mathieu traversait les Champs-Élysées, ayant hâte de rejoindre Marianne, à Chantebled, tout ému de l’acte décisif qu’il venait de faire, tout frémissant aussi d’espérance et de foi, lorsque, dans une allée déserte, il eut une singulière vision. Un fiacre stationnait, où il reconnut le profil sournois de Santerre. Et, comme une femme, voilée et furtive, y montait vivement, il se retourna : n’était-ce pas Valentine ? Il en eut la certitude, pendant que, stores baissés, le fiacre disparaissait.

Puis, dans la grande allée, ce fut encore une double rencontre : d’abord, Gaston et Lucie, tout de suite las d’avoir joué, traînant leurs mines chétives, sous la surveillance distraite de Céleste très occupée en ce moment à rire avec un garçon épicier du voisinage ; tandis que, plus loin, la Catiche, superbe, souveraine, parée telle que l’idole orgueilleuse de l’allaitement vénal, promenait la petite Andrée, en faisant ruisseler au soleil ses longs rubans de pourpre.