Fécondité (Zola)/Livre III/Chapitre II

Eugène Fasquelle (p. 248-270).


Le lendemain, après une matinée de gros travail, à son bureau de l’usine, Mathieu, dont la besogne courante se trouvait fort avancée, eut l’idée d’aller voir ce qu’il advenait de Norine, chez Mme Bourdieu. Il la savait accouchée depuis quinze jours déjà et il désirait constater par lui-même comment se portaient là mère et l’enfant, pour remplir jusqu’au bout la mission dont l’avait chargé Beauchêne. D’ailleurs, celui-ci ne lui ayant plus ouvert la bouche de ces choses, il le prévint seulement qu’il s’absenterait l’après-midi, sans lui dire le motif de cette absence. Mais il n’ignorait pas quel secret soulagement le patron éprouverait, lorsqu’il saurait enfin l’aventure terminée, l’enfant disparu, la mère aux bras d’un autre amant.

Rue de Miromesnil, chez la sage-femme, il dut monter à la chambre de Norine, car elle était couchée encore, à peu près remise, devant quitter la maison le jeudi suivant. Et il eut la surprise d’apercevoir, au pied du lit, endormi dans son berceau, l’enfant, dont il croyait qu’elle s’était débarrassée déjà.

« Enfin, c’est vous ! cria joyeusement l’accouchée. J’allais vous écrire, pour vous voir au moins, avant de m’en aller. Et ma petite sœur vous aurait porté ma lettre. »

Cécile était là, en effet, avec l’autre sœur, la plus jeune, Irma. La mère Moineaud, ne pouvant lâcher son ménage, les avait envoyées aux nouvelles, en les chargeant de porter à leur aînée en couches trois grosses oranges, qui luisaient sur la table de nuit. Les deux fillettes étaient venues à pied, heureuses de la longue course, intéressées par la rue, regardant les boutiques. Maintenant cette belle maison où elles trouvaient leur grande sœur couchée les ravissait ; sans compter que l’enfant encore là, cette poupée vivante sous son rideau de mousseline, les avait emplies d’une curiosité ardente.

« Alors, ça s’est bien passé, c’est fini ? demanda Mathieu.

— Oh, tout à fait. Je me lève un peu depuis cinq jours, et, prochainement, je m’en irai… Pas plus volontiers que ça, vous savez, car je me suis joliment dorlotée ici, mon bon temps tire à sa fin… N’est-ce pas, Victoire, que ce n’est pas dans la rue que nous allons retrouver un si bon matelas ni de la si bonne nourriture ? »

Mathieu, alors, reconnut Victoire, la petite bonne, qui, assise près de son lit, raccommodait du linge. Accouchée huit jours avant Norine, elle était debout déjà, et devait quitter la maison le lendemain. En attendant, elle travaillait un peu, pour le compte de Rosine, la demoiselle riche, l’incestueuse candide dont le père avait abusé, et qui, accouchée seulement la veille, occupait encore la chambre d’à côté, où elle était seule. Dans la chambre aux trois lits, moins belle, mais égayée de soleil, Norine et Victoire n’avaient plus eu de compagne, depuis qu’Amy, délivrée, s’en était retournée chez elle, par le bateau.

La petite bonne, cessant de coudre, avait levé la tête.

« Bien sûr qu’on ne va plus traîner au lit et qu’on n’aura plus son lait chaud, le matin, avant de se lever. Mais, tout de même, ce n’est pas si drôle de voir toujours ce grand mur gris, en face. On ne peut pas passer sa vie à ne rien faire. »

Norine riait, hochait la tête, en belle fille qui ne devait pas être de cet avis-là. Puis, comme ses deux petites sœurs la gênaient, elle voulut les congédier.

« Voyons, mes petits chats, vous dites que papa est encore si en colère contre moi, que je ne dois pas rentrer à la maison ?

— Oh ! expliqua Cécile, ce n’est pas tant qu’il est en colère, mais il crie que ça le déshonorerait, que tout le quartier le montrerait au doigt. Faut dire aussi qu’Euphrasie lui monte la tête, surtout depuis qu’elle va se marier.

— Comment ! Euphrasie va se marier ? Vous ne me le disiez pas. »

Et elle eut l’air très vexé, surtout lorsque ses sœurs, parlant à la fois, lui contèrent que le mari était Auguste Bénard, le jeune maçon à l’air réjoui qui habitait au-dessus d’eux. Il s’était toqué de la petite, bien qu’elle ne fût guère jolie, maigre à dix-huit ans comme une sauterelle, la trouvant sans doute solide quand même et travailleuse.

« Grand bien leur fasse à l’un comme à l’autre. Avant six mois, elle le battra, tant elle est méchante… Vous direz à maman que je me fiche de vous tous, que je n’ai besoin de personne. Je ne suis pas à la rue encore, je chercherai du travail, je trouverai bien quelqu’un pour m’aider… Vous entendez, ne revenez plus, qu’on ne m’embête pas davantage ! »

Irma, dont les huit ans étaient tendres, se mit a pleurer.

« Pourquoi nous dis-tu des sottises ? Nous ne sommes pas venues te faire de la peine. Moi qui voulais te demander si ce petit-là était bien à toi et si nous pouvions l’embrasser, avant de partir. »

Tout de suite, Norine regretta la violence de son dépit. Elle les appela encore ses petits chats, les baisa tendrement, en leur répétant qu’il fallait s’en aller, mais qu’elles pouvaient revenir la voir, si cela les amusait.

« Dites à maman que je la remercie de ses oranges… Et, quant au petit, je veux bien que vous le regardiez, mais surtout ne le touchez pas, parce que, s’il s’éveillait, nous aurions une chanson à ne plus nous entendre. »

Alors, pendant que les deux fillettes se penchaient, déjà renseignées, toutes brûlantes de leur curiosité de petites femmes, Mathieu, lui aussi, regarda. Il vit un enfant bien portant, l’air solide, avec une face carrée, aux traits forts. Et il lui sembla qu’il ressemblait singulièrement à Beauchêne.

À ce moment, Mme Bourdieu entra, accompagnée d’une femme dans laquelle il reconnut Sophie Couteau, la Couteau, cette meneuse qu’il se souvenait d’avoir rencontrée chez les Séguin, le jour où elle y était venue proposer une nourrice. Certainement, elle aussi reconnut le monsieur dont la dame enceinte, orgueilleuse de nourrir elle-même, semblait si peu disposée à faire aller le commerce. Mais elle affecta de le voir pour la première fois, discrète par profession, sans curiosité d’ailleurs, depuis que tant d’histoires lui passaient dans les mains. Les deux fillettes, tout de suite, partirent.

« Eh bien ! mon enfant, demanda Mme Bourdieu à Norine, avez-vous encore réfléchi, qu’est-ce que vous décidez, au sujet de ce pauvre mignon, qui dort là si gentiment ?… Voici la personne dont je vous ai parlé. Elle vient de Normandie tous les quinze jours, elle amène des nourrices à Paris, et chaque fois elle remmène des nourrissons, pour les placer là-bas… Puisque vous vous entêtez à ne pas nourrir vous-même, vous pourriez au moins ne pas abandonner votre enfant, le lui confier jusqu’à ce que vous ayez les moyens de le reprendre… Ou bien, enfin, si vous êtes résolue à l’abandon complet, elle va nous rendre le service de le porter tout de suite aux Enfants-Assistés. »

Un grand trouble s’était emparé de Norine, elle laissa retomber sa tête sur l’oreiller, dans la nappe dénouée de ses admirables cheveux blonds, le visage assombri, la voix balbutiante.

« Mon Dieu ! mon Dieu ! vous allez me tourmenter encore. »

Et elle mit les deux mains sur ses yeux, comme pour ne plus voir.

« C’est ma consigne, monsieur, expliquait à Mathieu la sage-femme, baissant la voix, laissant un instant la jeune mère à ses réflexions. On nous recommande de tout faire pour que les accouchées, surtout celles qui sont dans la situation de celle-ci, nourrissent elles-mêmes leur enfant. Vous n’ignorez pas que c’est souvent là, non seulement l’enfant sauvé, mais la mère sauvée elle-même du triste avenir qui la menace. Alors, elle a beau vouloir l’abandonner, nous le laissons près d’elle le plus longtemps possible, nous le nourrissons au biberon, en attendant de voir si la maternité ne s’éveillera pas en elle, si la vue de ce pauvre petit être ne la touchera pas. Neuf fois sur dix, dès qu’elle lui donne le sein, elle est vaincue, elle garde. Et c’est pourquoi vous trouvez cet enfant encore ici. »

Mathieu, très ému, s’approcha de Norine, toujours perdue dans ses cheveux, les mains sur la face.

« Voyons, vous n’êtes pas méchante pourtant, vous êtes une bonne fille. Pourquoi ne le nourririez-vous pas, pourquoi ne le garderiez-vous pas, ce cher petit ? » Alors, elle découvrit son visage brûlant et sans larmes.

« Est-ce que le père est seulement venu me voir ? Non, je ne puis aimer l’enfant d’un homme qui agit si salement avec moi. Rien qu’à le savoir là, dans ce berceau, ça me met en colère.

— Mais, le cher innocent, il n’est coupable de rien, lui. C’est lui que vous condamnez, c’est vous-même que vous punissez, car vous voilà seule, il serait peut-être pour vous une grande consolation.

— Non, je vous dis que non ! Je ne veux pas, je ne me sens pas la force d’avoir, comme ça, un enfant tout de suite, à mon âge, sans que l’homme qui l’a fait soit là pour m’aider. On sait ce dont on est capable, n’est-ce pas ? Eh bien ! j’ai beau m’interroger, je ne suis pas courageuse et bête à ce point… Non, non, et non ! »

Il se tut, comprenant que rien ne prévaudrait contre ce besoin de liberté qu’elle avait au fond. D’un geste, il dit sa tristesse, sans qu’il eût contre elle ni indignation ni colère, l’excusant d’avoir été ainsi faite, belle fille grisée de tous les désirs du pavé.

« Bon ! c’est entendu, on ne vous force pas à le nourrir, reprit Mme Bourdieu, tentant un dernier effort. Mais ce n’est guère beau, de l’abandonner. Pourquoi ne le confiez-vous pas à madame, qui le mettrait en nourrice, ce qui vous permettrait de le reprendre un jour, quand vous aurez trouvé du travail ? Cela ne coûterait pas cher, le père paierait sans doute. »

Cette fois, Norine se fâcha.

« Lui, payer ! Ah ! bien ! vous ne le connaissez guère. Ce n’est pas que ça le gênerait, car il est riche à millions. Seulement il n’a qu’un désir, cet homme, c’est que le petit disparaisse, qu’on le jette dans un trou ; et, s’il avait osé, il m’aurait dit de le tuer… Demandez à monsieur si je mens. Vous voyez bien qu’il garde le silence… Et ce serait moi qui paierais, quand je n’ai pas le sou, quand demain je serai peut-être à la rue, sans travail, sans pain ! Non, non, mille fois non, je ne peux pas ! »

Et, prise d’une véritable crise d’énervement et de désespoir elle sanglota.

« Je vous en supplie, laissez-moi tranquille… Voilà quinze jours que vous me torturez avec cet enfant, à le garder là, près de moi en croyant que je finirai par le nourrir. Vous me l’apportez, vous me le mettez sur les genoux, pour que je le regarde et le baise. Vous êtes toujours à m’occuper de lui, à le faire crier, dans l’espoir que je m’apitoierai, que je lui donnerai le sein… Eh, mon Dieu ! vous ne comprenez donc pas que, si je détourne la tête, si je ne veux ni le baiser, ni même le voir, c’est que j’ai peur de me laisser prendre de l’aimer comme une bête, ce qui serait un grand malheur pour lui et pour moi. Il sera plus heureux tout seul… Entendez-vous ! je vous en supplie, qu’on l’emmène tout de suite, qu’on ne me martyrise pas davantage ! »

Elle était retombée, elle pleurait à gros sanglots la face enfouie au fond de l’oreiller, échevelée, avec ses belles épaules à demi nues, dans son désordre.

Muette, immobile, la Couteau était restée debout, au pied du lit, attendant. Dans sa robe de petit lainage sombre, avec son bonnet noir garni de rubans jaunes, elle gardait son air de paysanne endimanchée ; et sa figure longue, ce masque étroit de cupidité et de ruse, s’efforçait d’exprimer une bonhomie apitoyée. Bien que l’affaire lui parût manquée, elle risqua son boniment ordinaire.

« Vous savez, madame, que votre petiot serait comme chez lui à Rougemont. Il n’y a pas meilleur air dans le département, des personnes sont venues de Bayeux pour s’y guérir. Et ces petiots, si vous saviez comme on les soigne, comme on les gâte ! Tout le pays n’a que cette occupation, avoir des petits Parisiens, les dorloter, les aimer… Avec ça, je ne vous prendrai pas cher, j’ai une amie qui a déjà trois nourrissons, et comme elle les élève au biberon naturellement, ça ne la gênera guère plus d’en avoir quatre, elle vous nourrira le vôtre presque par-dessus le marché… Voyons, ça ne vous dit pas, ça ne vous tente pas ? »

Mais, quand elle vit que les larmes seules de Norine lui répondaient, elle eut un geste brusque de femme active qui n’a pas les moyens de perdre son temps. À chacun de ses voyages de quinzaine, dès qu’elle s’était débarrassée dans les bureaux de son lot de nourrices elle se hâtait de faire, en quelques heures, son tour chez les sages-femmes, où elle racolait les nourrissons à emporter, de façon à pouvoir reprendre le chemin de fer le soir même, avec les deux ou trois femmes qui l’aidaient au charriage des petiots comme elle disait. Cette fois, elle était d’autant plus pressée, que Mme Bourdieu, qui l’employait un peu à toutes les besognes, lui avait demandé de porter immédiatement l’enfant de Norine aux Enfants-Assistés, si elle ne l’emmenait pas à Rougemont.

« Alors, reprit-elle en se tournant vers la sage-femme, Je n’aurai donc qu’à emmener l’enfant de l’autre dame. Le mieux est que je la voie tout de suite, pour m’entendre définitivement… Puis, je vais revenir prendre celui-ci, que j’irai déposer là-bas, au galop, au galop, car mon train est à six heures. »

Quand elles furent sorties, pour passer à côté, chez Rosine, accouchée de la veille, il n’y eut plus, dans le silence lourd de la pièce, que la lamentation de Norine, pleurant toujours à gros sanglots. Mathieu s’était assis près du berceau, regardant avec une infinie pitié le pauvre être qui continuait à dormir paisiblement. Et Victoire, la petite bonne, muette pendant toute la scène, l’air absorbé par sa couture, se mit à parler dans ce grand silence, d’une façon lente, interminable, sans même quitter son aiguille des yeux.

« Vous avez joliment raison de ne pas lui confier votre enfant, à cette sale femme ! Quoi qu’on en fasse là-bas, à l’hospice, il y sera mieux qu’entre ses mains. Au moins, il aura la chance de vivre. C’est bien pour ça que je me suis obstinée, comme vous, à ce qu’on y porte le mien, tout de suite… Vous savez, moi, je suis de par là, oui ! je suis de Berville, à six kilomètres de Rougemont, et je la connais, la Couteau, on en parle assez chez nous. Quelque chose de propre ! Ça s’est d’abord fait faire un enfant dans un fossé, histoire d’être nourrice ; puis, lorsqu’elle s’est aperçue qu’elle ne pouvait pas voler assez en vendant son lait, ça s’est mis à vendre le lait des autres. Un beau métier de gueuse, dans lequel il ne faut avoir ni cœur ni âme ! Ajoutez qu’elle a eu la chance d’épouser ensuite un grand garçon brutal, qu’elle conduit à présent par le bout du nez et qui l’aide. Il amène aussi des nourrices, il remmène des poupons, quand l’ouvrage presse. À eux deux, ils ont plus de meurtres sur la conscience que tous les assassins qu’on guillotine… Le maire de Berville, un brave homme, un bourgeois retiré, disait que Rougemont était la honte du département. Je sais bien qu’entre Rougemont et Berville, il y a toujours eu de la rivalité. Mais ça n’empêche que ceux de Rougemont ne se gênent vraiment pas assez, à faire leur sale commerce avec les poupons de Paris ; où les habitants ont fini par s’en mêler, le village entier n’a pas d’autre industrie, et il faut voir comment c’est organisé pour qu’on en enterre le plus possible. Je vous réponds que la marchandise ne traîne pas dans les ménages. Plus ça roule, plus il en meurt, plus on gagne… Alors, n’est-ce pas ? ça s’explique, si la Couteau est affamée, chaque semaine, d’en emmener tant qu’elle peut. »

Elle répétait ces horribles choses de son air ahuri de fille simple, que Paris n’avait pas encore rendue menteuse, disant jusqu’au bout ce qu’elle savait.

« Et, autrefois, il paraît que c était pis. J’ai entendu mon père raconter que les meneuses, de son temps, ramenaient chacun quatre ou cinq poupons à la fois. De vrais paquets qu’elles ficelaient et qu’elles portaient sous les bras. Dans les gares, elles les rangeaient sur les banquettes des salles d’attente ; même, un jour, une meneuse de Rougemont en oublia un, et ça fit toute une histoire, parce qu’on retrouva l’enfant mort. Puis, il fallait voir, dans les trains, quel entassement de pauvres êtres, qui criaient la faim. L’hiver surtout par les grandes neiges, ça devenait pitoyable, tant ils grelottaient, bleus de froid, à peine couverts de maillots en loques. Souvent, il en mourait, et l’on débarquait le petit cadavre à la prochaine station, on l’enterrait au cimetière le plus voisin. Vous comprenez dans quel état devaient arriver ceux qui ne mouraient pas en route. Chez nous, on soigne les cochons beaucoup mieux, car on ne les ferait sûrement pas voyager ainsi. Mon père disait que ça tirait les larmes des pierres… Mais, maintenant, il y a davantage de surveillance, les meneuses ne peuvent plus emmener qu’un poupon à la fois. Elles trichent bien, elles en emmènent deux, et puis, elles s’arrangent, elles ont des femmes qui les aident, elles profitent de celles qui rentrent au pays. Ainsi, la Couteau a toutes sortes d’inventions pour échapper à la loi. D’autant plus que tout Rougemont ferme les yeux, trop intéressé à ce que le commerce marche n’ayant qu’une crainte, celle que la police ne vienne mettre le nez dans les affaires du pays… Ah ! le gouvernement a beau envoyer des inspecteurs chaque mois, exiger des livrets, des signatures du maire, des timbres de la commune, c’est comme s’il chantait. Ça n’empêche pas les bonnes femmes de continuer tranquillement leur négoce, d’expédier tant qu’elles peuvent des petiots dans l’autre monde. Nous avions, à Rougemont, une cousine qui nous disait un jour : « La Malivoire, elle a eu de la chance, elle en a perdu encore quatre, le mois dernier. »

Un instant, Victoire s’arrêta, pour enfiler son aiguille. Norine pleurait toujours. Mathieu, muet d’horreur, écoutait, les yeux fixés sur l’enfant endormi.

« Sans doute, reprit la bonne, on en raconte moins aujourd’hui qu’autrefois sur Rougemont. Mais, tout de même, ce qu’il en reste c’est à vous dégoûter de faire des enfants… Nous connaissons trois ou quatre nourrisseuses qui ne valent pas cher. Vous savez que l’élevage au biberon est la règle, et si vous voyiez quels biberons, jamais nettoyés, d’une crasse répugnante, avec du lait glacé en hiver, tourné en été ! La Vimeux, elle, trouve que le biberon, ça revient encore cher, et elle nourrit tout son monde à la soupe, ça les expédie plus vite, ils ont tous de gros ventres bouffis, à croire qu’ils vont éclater. Chez la Loiseau, la saleté est telle, qu’il faut se boucher le nez, quand on approche du coin où les petits sont couchés sur de vieux chiffons, dans leur ordure. Chez la Gavette, la femme va aux champs avec son homme, de sorte que la garde des trois ou quatre nourrissons qui sont toujours là, est laissée au grand-père, un vieux de soixante-dix ans, infirme, incapable même d’empêcher les poules de venir piquer les yeux des petits. C’est encore mieux chez la Cauchois, qui, n’ayant personne pour les garder, les attache dans les berceaux, de peur qu’ils ne se cassent la tête en tombant par terre. Et vous visiteriez toutes les maisons du village, que vous trouveriez la même chose partout. Pas une maison qui ne trafique sur cette marchandise. Autour de chez nous, il y a des pays où l’on fait de la dentelle, d’autres où l’on fait du fromage, d’autres où l’on fait du cidre. À Rougemont, on fait des petits morts. »

Brusquement, elle cessa de coudre, elle regarda Mathieu, de ses yeux clairs d’innocente effarouchée.

« Mais le plus beau, c’est la Couillard, une vieille voleuse, qui a fait jadis six mois de prison, et qui est maintenant établie un peu en dehors du village, à l’entrée du bois… Jamais un enfant vivant n’est sorti de chez la Couillard. C’est sa spécialité. Quand on voit une meneuse, la Couteau par exemple, lui porter un enfant, on est tout de suite renseigné, on sait ce que cela veut dire. La Couteau a sûrement traité pour la mort du petit. Ça se traite d’une façon bien simple, les parents donnent une somme de trois ou quatre cents francs, à la condition que le petit sera gardé jusqu’à sa première communion ; et vous pensez bien qu’il meurt dans les huit jours il n’y a qu’à laisser une fenêtre ouverte sur lui, comme faisait une nourrisseuse que mon père a connue, et qui, l’hiver, lorsqu’elle avait une demi-douzaine de poupons, ouvrait la porte toute grande, puis sortait faire un tour… Ainsi, tenez ! le petit d’à côté, celui que la Couteau est allée voir, je suis bien certaine qu’elle le portera chez la Couillard, car j’ai entendu Mlle Rosine, l’autre jour, convenir avec elle d’un forfait, d’une somme de quatre cents francs, payée d’un coup, et sans qu’on ait ensuite à s’occuper de rien. » Elle dut se taire, la Couteau rentrait seule, sans Mme Bourdieu, pour prendre l’enfant de Norine. Celle-ci, que les histoires de la petite bonne avaient fini par tirer de son tourment, ne pleurait plus, l’écoutait d’un air très intéressé. Mais, quand elle aperçut la meneuse, elle se rejeta la face dans son oreiller, comme prise de crainte, n’ayant pas la force de voir ce qui allait se passer. Mathieu s’était levé de sa chaise, frémissant lui aussi.

« Alors, c’est entendu, je l’emporte, dit la Couteau. Mme Bourdieu vient de me mettre les indications sur un papier, la date et l’arrondissement. Seulement, il me faut les prénoms… Comment voulez-vous qu’on l’appelle ? »

Norine ne répondit pas d’abord. Puis, d’une voix torturée, étouffée par l’oreiller :

— Bon ! Alexandre… Mais vous feriez bien de lui en donner un autre, pour mieux le reconnaître un jour, si la fantaisie vous prenait de courir après. »

De nouveau, il fallut arracher la réponse à Norine.

— Bon Alexandre-Honoré. C’est le vôtre, ce petit nom-là, et le premier, n’est-ce pas ? c’est le petit nom du père… Voilà qui va bien, j’ai tout ce qu’il me faut. Seulement, il est déjà quatre heures, jamais je ne serai de retour pour mon train de six heures, si je ne prends pas une voiture. C’est au diable, là-bas, de l’autre côté du Luxembourg. Et une voiture, ça coûte… Comment devons-nous faire ? »

Tandis qu’elle se lamentait, pour voir si elle ne pourrait rien tirer de cette fille énervée de chagrin, Mathieu eut l’idée brusque d’aller jusqu’au bout de sa mission, en la conduisant lui-même aux Enfants-Assistés, afin d’être en mesure d’affirmer à Beauchêne que l’enfant y avait bien été déposé, en sa présence. Il lui déclara donc qu’il descendait avec elle prendre un fiacre, et qu’il la ramènerait.

« Je veux bien, moi, ça m’arrange… Allons-y ! C’est dommage de le réveiller, ce petiot, tant il dort de bon cœur ; mais, tout de même, il faut l’emballer, puisque c’est comme ça. »

De ses mains sèches, habituées à manier la marchandise, elle avait saisi l’enfant, peut-être avec un peu de rudesse, oubliant sa bonhomie câline, du moment qu’elle n’était chargée que de le porter à la concurrence. Il s’éveilla, se mit à crier violemment.

« Ah ! fichtre ! ça ne va pas être drôle, s’il nous fait cette musique dans le fiacre… Vite, filons ! »

Mais Mathieu l’arrêta encore.

« Norine, vous ne voulez donc pas l’embrasser ? »

Aux premiers cris, la triste fille s’était enfoncée davantage dans les draps, portant les mains à ses oreilles, bouleversée d’entendre.

« Non, non, emportez-le, emportez-le tout de suite, ne recommencez pas à me faire souffrir ! »

Et elle fermait aussi les paupières, et elle repoussait du bras l’image dont on la poursuivait. Cependant, quand elle sentit que la meneuse posait l’enfant sur le lit, elle eut un frisson, elle se souleva, donna dans le vide un grand baiser éperdu, qui rencontra le petit bonnet. Elle avait à peine entrouvert ses yeux obscurcis de larmes, elle ne dut voir que le vague fantôme de ce pauvre être criant et se débattant, à l’heure où il était jeté à l’inconnu.

« Vous me faites mourir, emportez-le, emportez-le ! »

Dans le fiacre, l’enfant se tut brusquement, soit que le bercement de la voiture le calmât, soit qu’il fût émotionné par le bruit grinçant des roues. La Couteau, qui l’avait pris sur elle, garda d’abord le silence, parut s’intéresser aux trottoirs, où luisait un clair soleil ; tandis que Mathieu, en sentant sur ses genoux les pieds du pauvre être, rêvait douloureusement. Puis, tout d’un coup, elle parla, elle continua tout haut ses réflexions.

« Cette petite dame a eu grand tort de ne pas me le confier. Je l’aurais si bien placé, il aurait poussé comme un charme, à Rougemont… Mais voilà, toutes s’imaginent que l’idée seule du commerce nous fait les tourmenter. Je vous demande un peu ! si elle m’avait donné cent sous pour moi, et qu’elle m’eût payé mon retour, est-ce que cela l’aurait ruinée ? Une belle fille comme elle trouve toujours de l’argent… Je sais bien que, dans notre métier il y en a qui ne sont guère honnêtes, qui trafiquent, exigent des primes, placent ensuite les nourrissons au rabais, en volant à la fois les parents et la nourrice. Ça, ce n’est guère beau, de faire de ces petits êtres mignons des choses à vendre, comme qui dirait de la volaille ou des légumes. À ce négoce, je comprends qu’on endurcisse le cœur et qu’on les bouscule, qu’on se les passe de main en main, sans plus de respect que si c’était de la marchandise…

Seulement, monsieur, moi, je suis une honnête femme, je suis autorisée par le maire de mon pays, j’ai un certificat de moralité que je puis montrer à tout le monde. Et, si vous allez jamais à Rougemont, parlez donc de Sophie Couteau : on vous dira que c’est une travailleuse, qui ne doit pas un sou a personne. »

Mathieu ne put s’empêcher de la regarder, pour voir de quel front elle faisait ainsi son éloge. Ce plaidoyer le frappait, venant en réponse à tout ce que Victoire avait raconté, comme si la meneuse, avec son flair de paysanne rusée, devinait les accusations portées contre elle. Lorsqu’elle se sentit fouillée jusqu’à l’âme, d’un coup d’œil perçant, elle dut craindre de n’avoir pas menti avec assez d’aplomb, de s’être trahie par quelque négligence, car elle n’insista pas, se fit plus douce, ne célébra plus que ce paradis de Rougemont, où les enfants étaient accueillis, nourris, soignes, dorlotés, comme des fils de prince. Puis, elle se tut de nouveau, en voyant que le monsieur ne desserrait pas les lèvres. C’était inutile de vouloir le conquérir, celui-là. Et le fiacre roula, roula toujours ; les rues succédaient aux rues, encombrées, bruyantes ; on avait traversé la Seine, on arrivait au Luxembourg. Ce fut seulement après avoir dépassé le jardin que la Couteau dit encore :

« Tant mieux, si cette petite dame s’imagine que son enfant gagnera quelque chose à passer par les Enfants-Assistés… Vous savez, monsieur, je n’attaque pas l’Administration, mais il y a, tout de même, beaucoup à dire aussi. Nous en avons en quantité, à Rougemont, des nourrissons qu’elle nous enlève, et ceux-là, je vous assure, ne poussent pas mieux, meurent aussi bien que les autres… Enfin, il faut laisser chacun agir selon ses idées. Mais je voudrais que vous puissiez, comme moi, savoir tout ce qui se passe là-dedans. »

Le fiacre s’arrêta dans le haut de la rue DenfertRochereau, avant d’arriver à l’ancien boulevard extérieur. Un grand mur gris s’étendait, une froide façade de maison administrative ; et ce fut au bout de ce mur que la Couteau entra, avec l’enfant, par une petite porte nue et simple, d’une paix bourgeoise. Mathieu l’avait suivie. Mais il n’insista pas pour l’accompagner dans le bureau redoutable, où une dame recevait les enfants, trop ému, craignant les questions, comme s’il était là le complice d’un crime. La meneuse eut beau lui dire que la dame ne lui demanderait rien, que le secret le plus strict était gardé, il préféra s’arrêter dans une antichambre qui ouvrait sur plusieurs compartiments clos, où l’on parquait, pour qu’elles y attendissent leur tour, les personnes qui venaient déposer des enfants. Et il la regarda disparaître, emportant le petit, toujours très sage, avec ses yeux troubles, grands ouverts.

L’attente, qui ne dut pourtant pas dépasser une vingtaine de minutes, lui sembla terriblement longue. Une paix morte régnait dans cette antichambre lambrissée de chêne, sévère, triste, et qui sentait l’hôpital. Il n’entendait qu’un vagissement sourd de nouveau-né, que couvraient par moments de gros sanglots contenus, peut-être ceux d’une mère en train d’attendre, au fond d’un compartiment voisin. Et ses souvenirs le reportaient à l’ancien tour, à la boîte ronde tournant dans le mur : la mère arrivait en se cachant, enfournait l’enfant, donnait un coup de sonnette, puis se sauvait. Lui, trop jeune, ne l’avait vu fonctionner que dans un mélodrame de la Porte-Saint-Martin. Mais que d’histoires il évoquait, les bourriches de pauvres êtres amenés de province et déposés par le voiturier, les enfants de duchesse que des hommes furtifs venaient jeter à l’oubli, les files de tristes ouvrières se débarrassant dans l’ombre du fruit de la séduction ! Combien les choses paraissaient changées, le tour supprimé, le dépôt forcé de se faire ouvertement, et cette entrée nue et grave de maison de retraite, et cet appareil d’une Administration prenant les dates, les noms, tout en s’engageant au mystère inviolable ! Il n’ignorait pas que quelques-uns accusaient la suppression des tours d’avoir doublé le nombre des avortements et des infanticides. Chaque jour, pourtant, l’opinion condamne davantage l’attitude de la société d’hier devant les faits accomplis, cette idée qu’il faut accepter le mal, l’endiguer, le canaliser en le cachant, comme un égout indispensable, lorsque le vrai rôle d’une société libre doit être au contraire de le prévoir, de l’attaquer et de le détruire dans son germe. L’unique moyen de diminuer le nombre des abandons, c’est de connaître les mères, de les encourager, de les secourir, de leur donner le moyen d’être des mères. Mais, en ce moment, il ne raisonnait pas, son cœur seul était pris, d’une pitié et d’une angoisse croissantes, à la pensée des crimes, des hontes, des douleurs effroyables, qui avaient traversé l’antichambre où il se trouvait. Cette dame, qui recevait les enfants, au fond de son petit bureau mystérieux, quelles terribles confessions elle devait entendre, quel défilé de souffrances, d’ignominies et de misères ! Un vent de tempête poussait à elle les épaves du pavé, les détresses d’en haut, toutes les abominations, toutes les tortures qu’on ignore. C’était là le port de naufrage, le trou d’ombre ou venaient s’engloutir les fruits condamnés des misérables femmes. Et, comme son attente se prolongeait, il en vit arriver trois : l’une était sûrement une ouvrière pauvre, fine et jolie pourtant, si maigre, si pâle, dont l’air égaré lui rappela un fait divers qu’il avait lu, une fille pareille, qui, après avoir abandonné son enfant, était allée se jeter à l’eau ; l’autre lui sembla une femme mariée, quelque femme d’ouvrier, trop encombrée de famille, ne pouvant nourrir une bouche de plus ; la troisième devait être une gueuse, grande, forte, l’air insolent, une de celles qui, en six années, apportent là trois ou quatre enfants à la file, comme on jette, au matin, le seau d’ordures à la rue. Et elles s’engouffrèrent l’une après l’autre, et il entendit qu’on les parquait dans des compartiments séparés, tandis que lui, le cœur en larmes, sentant peser sur les êtres la rudesse du destin, attendait toujours.

Quand la Couteau reparut enfin, les bras vides, elle ne prononça pas une parole, Mathieu ne lui posa pas une question. Et ils remontèrent ainsi dans le fiacre, silencieux. Ce ne fut que dix minutes plus tard, lorsque la voiture roulait déjà parmi l’encombrement des rues populeuses, que la Couteau se mit à rire. Puis, comme son compagnon, toujours muet et fermé, ne daignait pas lui demander la cause de cette gaieté brusque, elle finit par dire à voix haute :

« Vous ne savez pas pourquoi je ris ?… Si je vous ai fait un peu attendre, là-bas, c’est que j’ai trouvé, en sortant du bureau, une amie à moi, qui est infirmière dans la maison. Il faut vous dire que ce sont les infirmières qui portent les poupons aux nourrices de province… Eh bien ! mon amie m’a conté qu’elle partait demain pour Rougemont, avec deux autres infirmières, et que, certainement, elles auraient dans le tas le petit que je viens de déposer. »

De nouveau, elle eut le rire sec, dont grimaçait sa face doucereuse.

« Hein est-ce drôle ? la mère qui n’a pas voulu que je l’emmène à Rougemont, et voilà qu’on va pourtant l’y mener ! Il y a, comme ça, des choses qui arrivent quand même. »

Mathieu ne répondit pas. Mais tout un froid de glace lui avait traversé le cœur. C’était vrai, le destin passait, impitoyable. Qu’allait-il devenir, le pauvre être ? À quelle mort prochaine, quelle vie de souffrance, de misère ou de crime, venait-on de le jeter brutalement, comme le petit chien qu’on prend au hasard dans la portée, pour le mettre à la borne ?

Et le fiacre continua de rouler, il n’y eut plus que le grincement des roues. Ce fut seulement lorsqu’elle en descendit, rue de Miromesnil, devant la maison d’accouchement, que la Couteau, ayant vu qu’il était déjà cinq heures et demie, se lamenta, dans la certitude qu’elle allait manquer son train, d’autant plus qu’elle avait encore à régler des comptes et à prendre l’autre enfant, là-haut, Mathieu, qui voulait garder la voiture pour se faire conduire à la gare du Nord, eut la curiosité douloureuse de tout connaître, d’assister au départ des meneuses. Et il la calma, il lui dit de se dépêcher, et qu’il l’attendrait. Puis, comme elle lui demandait un quart d’heure, il désira revoir Norine, il monta, lui aussi.

Lorsqu’il entra dans la chambre, il l’y aperçut toute seule assise au milieu de son lit, sur son séant, en train de manger une des oranges que ses petites sœurs lui avaient apportées. Elle était d’une gourmandise de belle fille grasse, elle détachait les tranches soigneusement, les suçait de toute sa bouche rouge et fraîche les yeux à demi clos, la peau frémissante sous la nappe déroulée de ses cheveux, telle qu’une chatte voluptueuse qui lape une tasse de lait. La brusque entrée de quelqu’un la fit tressaillir. Et, quand elle reconnut le visiteur, elle eut un sourire gêné.

« C’est fait », dit Mathieu simplement.

Elle ne répondit pas tout de suite, s’essuya les doigts à son mouchoir. Il lui fallut parler pourtant.

« Vous ne m’aviez pas prévenue que vous reviendriez, je ne vous attendais pas… Enfin, c’est fait, ça vaut mieux. Je vous assure qu’il n’y avait pas moyen de faire autrement. »

Et elle parla de son départ, demanda si elle pourrait rentrer a l’usine, déclara qu’elle irait quand même s’y présenter, pour voir si le patron aurait l’audace de la jeter à la rue.

« Vous savez, ce n’est pas que je sois embarrassée ni que je le regrette, car je ne tomberai jamais sur plus cochon que lui. »

Puis, des minutes se passèrent, très longues, et la conversation devenait pénible, Mathieu répondant à peine, lorsque la Couteau reparut en enfin, dans son coup de vent, de nouveau chargée, ayant l’autre enfant sur les bras.

« Dépêchons, dépêchons ! Elles n’en finissent plus avec leurs comptes, elles se battent à qui ne me laissera pas deux sous de trop ! »

Mais Norine la retint.

« C’est l’enfant de Mlle Rosine. Je vous en prie, montrez-le-moi. »

Elle lui découvrit la figure, elle se récria :

« Oh ! qu’il est gros, qu’il est beau ! En voilà un qui ne demande qu’à vivre.

— Pardi ! fit remarquer philosophiquement la meneuse, c’est toujours comme ça. Du moins qu’il doit gêner tout le monde, on peut être bien sûr qu’il est superbe. »

Norine, égayée, attendrie, le regardait, avec ces yeux caressants des femmes que la vue d’un enfant passionne toujours. Et elle commença une phrase :

« Est-ce dommage, comment peut-on avoir le cœur… »

Seulement, elle s’arrêta, elle changea la phrase.

« Oui, quel crève-cœur, quand on est forcée d’abandonner ces petits anges !

— Bonsoir ! portez-vous bien ! cria la Couteau. Vous allez me faire manquer mon train. Et c’est moi qui ai les billets de retour, les cinq autres m’attendent, à la gare. Elles en feraient, une musique ! » Et, comme elle filait au galop, Mathieu la suivit. Dans l’escalier, qu’elle descendit quatre à quatre, elle faillit tomber avec son léger fardeau. Puis, quand elle se fut jetée au fond du fiacre, et que celui-ci se mit à rouler :

« Ouf ! ce n’est pas malheureux… La voyez-vous, celle-là, monsieur ? Elle n’a pas voulu risquer quinze francs par mois, et elle accuse cette bonne Mlle Rosine, qui vient de me donner quatre cents francs, pour qu’on prenne soin de son petit jusqu’à sa première communion !… C’est vrai qu’il est superbe, ce petit. Regardez-le donc ! Ah ! quand l’amour fait les enfants, il les fait bien. Dommage que les plus beaux sont souvent ceux qui meurent le plus vite. »

Mathieu le regardait, sur les genoux de la meneuse, où il avait remplacé l’enfant de Norine. Il le voyait dans un maillot très blanc, vêtu de linge très fin, garni de dentelle, ainsi qu’un fils de prince condamné, qu’on mène luxueusement au supplice. Et il se rappelait la monstrueuse histoire, le père dans le lit de la fille, trois mois après la mort de la mère, l’enfant de l’inceste né de couches clandestines, cédé pour un prix fait à la nourrisseuse qui le supprimerait, tranquillement, sous le hasard d’une fenêtre ou d’une porte, laissée grande ouverte. Le petit, à peine éclos, d’une figure fine d’où se dégageait déjà une beauté d’ange, était très sage, ne poussait pas un cri. Un frisson passa, abominable.

Dans la cour de la gare Saint-Lazare, la Couteau sauta vivement du fiacre.

« Merci, monsieur, vous avez été bien aimable… Et à la disposition des dames que vous connaissez, si vous voulez me recommander à elles ! »

Alors, Mathieu, descendu sur le trottoir, vit un spectacle qui le retint un instant encore. Cinq femmes, d’allures paysannes, chargées chacune d’un poupon, étaient là, parmi la bousculade des voyageurs et des bagages, à s’effarer, à courir, comme des corneilles en peine, leurs grands becs jaunes anxieux, leurs ailes noires battantes d’inquiétude. Puis, quand elles aperçurent enfin la Couteau, il n’y eut qu’un croassement, toutes les cinq fondirent vers elle, d’un vol furieux et vorace. Et, après un violent échange de cris, d’aigres explications, les six se rassemblèrent, se ruèrent vers le train, les rubans des bonnets flottants, les jupes envolées, emportant les nourrissons dans un même départ d’oiseaux de proie, qui craignaient de manquer le retour au charnier. Elles s’engouffrèrent au milieu de la fumée et des coups de sifflet, elles disparurent.

Mathieu était resté seul, dans la vaste foule. C’était ainsi, par an, vingt mille enfants que les corneilles de mauvais augure emportaient de Paris, et qu’on ne revoyait plus. Il ne suffisait pas que la semence humaine fût gâchée, jetée pour le plaisir au pavé brûlant, il ne suffisait pas que la moisson fût mal récoltée, qu’il y eut l’affreux déchet des avortements et des infanticides, il fallait encore que la moisson vivante fût mal mise en grange, que la moitié s’en trouvât détruite, écrasée, tuée. Le déchet continuait, des voleuses et des assassines, flairant le lucre, arrivaient des quatre coins de l’horizon, remportaient au loin tout ce que leurs bras pouvaient tenir de vie naissante, balbutiante, pour en faire de la mort. Elles étaient les rabatteuses, guettaient aux portes, sentaient de loin la chair innocente. Et le grand charriage roulait vers les gares, elles vidaient les berceaux, les salles des hôpitaux et des maternités, les refuges discrets de l’administration, les chambres louches des sages-femmes, les taudis misérables des accouchées sans feu et sans pain. Tous les paquets étaient mis en tas, bousculés, expédiés, distribués, là-bas, à l’inconnu, au meurtre inconscient ou volontaire. Les rafles passaient en coups de vent, la faux abattait des épis à chaque heure, sans connaître de morte-saison. De même qu’on les avait mal semés, mal moissonnés, les tous petits allaient être mal nourris. Et de là venait le déchet monstrueux, les enfants nés viables et qu’on tuait, en les enlevant à la mère, la seule nourrice dont le lait faisait vivre.

Un flot de sang réchauffa le cœur de Mathieu, lorsque, tout d’un coup, il eut la pensée de Marianne, saine et forte, qui devait l’attendre, sur le pont de l’Yeuse, dans la vaste campagne, avec leur petit Gervais au sein. Des chiffres, qu’il avait lus, s’éveillaient dans sa mémoire.

Pour certains départements, qui se livraient à l’industrie nourricière, la mortalité des nourrissons était de cinquante pour cent ; pour les meilleurs, de quarante ; pour les pires, de soixante-dix. En un siècle, on avait calculé qu’il en était mort dix-sept millions. Longtemps, la moyenne de la mortalité totale s’était tenue de cent à cent vingt mille par an. Les règnes les plus meurtriers, les grandes tueries des plus effroyables conquérants, n’avaient pas entassé de pareils massacres. C’était une bataille géante que la France perdait chaque année, le gouffre de toute force, le charnier de toute espérance. Au bout, fatalement, était la déroute, la mort imbécile de la nation. Et Mathieu, pris de terreur, se sauva, n’eut plus que le besoin consolant d’aller retrouver Marianne, dans leur paix, dans leur sagesse et leur santé.