Fécondité (Zola)/Livre II/Chapitre II

Eugène Fasquelle (p. 128-147).


II


Le jeudi où les Froment devaient déjeuner chez les Séguin du Hordel, dans le luxueux hôtel de l’avenue d’Antin, Valentine sonna Céleste, sa femme de chambre, dès dix heures, pour se faire habiller et allonger coquettement sur la chaise longue de son petit salon du premier étage. C’était elle qui avait supplié Marianne de venir de bonne heure, voulant causer, cédant à l’irrésistible besoin de s’entretenir, avec une femme enceinte comme elle, des terreurs maladives qui la hantaient.

Elle demanda un miroir, se regarda, hocha désespérément la tête, tant elle se trouvait enlaidie, son joli visage de blonde taché de rousseur, son corps svelte déformé, mal dissimulé sous une blouse de soie bleu paon.

— Est-ce que Monsieur est là  ? demanda-t-elle.

Depuis l’avant-veille, elle ne l’avait pas vu. Il alléguait des affaires, déjeunait et dînait souvent dehors, puis évitait, le matin d’entrer dans sa chambre, sous le prétexte de ne pas vouloir la déranger.

— Non, Madame, Monsieur est sorti, vers neuf heures, et je suis certaine qu’il n’est pas rentré.

— C’est bien… Dès que monsieur et madame Froment arriveront, qu’on me les amène ici.

Languissamment, elle prit un livre, elle attendit.

Comme le docteur Boutan l’avait laissé entrevoir à Mathieu et à Marianne, cette grossesse inattendue de Valentine était une cause d’orages continuels dans le ménage. D’abord, Séguin s’était brutalement emporté, criant que cet enfant ne pouvait pas être de lui : il se disait convaincu d’avoir pris les plus minutieuses précautions, il accusait nettement sa femme de coucher avec un amant ; et une jalousie de charretier, furieuse et basse, éclatant en mots ignobles, en menaces de coups, s’était révélée chez cet homme sceptique qui affectait l’élégante insouciance du pessimisme le plus raffiné. Il y eut des scènes effroyables. Puis, la femme éplorée exigea que le docteur Boutan fût pris pour arbitre. Mais il eut beau, après avoir interrogé le mari à part, lui expliquer comment ses précautions si minutieuses avaient pu ne pas suffire, lui citer vingt cas où dans des conditions pareilles, il y avait eu grossesse, celui-ci n’en démordait pas, ne semblait ébranlé un instant que pour reprendre ses accusations abominables, dès que le médecin était parti. Il tempêtait contre ce dernier, allait jusqu’à le dire complice, exaspéré surtout de la sévère leçon qu’il recevait, au sujet des fraudes ; car c’était bien de ces pratiques coupables que venait tout le mal, la cruelle situation où se débattait le ménage : si le mari n’avait pas fraudé, il n’aurait pas eu au cœur ce doute affreux que son enfant n’était peut-être pas de lui. Naturellement, le bon docteur, qui accusait les fraudes de tous les désastres, ne se faisait pas faute de l’accabler sous les conséquences sans nombre : la dépopulation, la dégénérescence de l’espèce, la famille corrompue d’abord, puis détruite, l’homme ne poursuivant plus que l’argent ou le plaisir, la femme détraquée, jetée à l’adultère. Et Séguin en gardait une irritation constante, d’autant plus vive, que de pareilles idées condamnaient tout ce qu’il avait cru et voulu jusque-là.

Cependant, le ménage continua sa vie mondaine : elle n’avouant pas sa grossesse, se serrant à étouffer, dansant dans les bals, buvant du champagne dans les soupers fins, au sortir des théâtres ; lui cachant ses crises de honteuse jalousie, affectant de mener leur existence ordinaire, avec une ironique insouciance. D’ailleurs, elle, qui n’avait encore aucun reproche à s’adresser, voulait garder son mari, plus par orgueil que par tendresse ; car, comme elle le lui disait parfois, il faisait bien tout au monde pour qu’elle prît enfin l’amant qu’il lui reprochait si grossièrement d’avoir ; et, si elle se torturait dans ses corsets, si elle risquait chaque soir une fausse couche, c’était afin de lutter, en femme menacée d’abandon, le jour où elle ne serait plus la gloriole et le plaisir. Mais, une nuit, au retour d’une première représentation, elle faillit mourir, et il lui fallut, à partir du lendemain, garder la chambre : ce fut la défaite, une pénible grossesse se déclara, qui ne lui laissa plus une heure sans souffrance. Dès lors, les rapports du ménage achevèrent de s’aigrir, tout ce dont elle avait senti la menace, se réalisa. Lui, d’exécrable humeur, ne pouvait rester près d’elle, sans se quereller. Cette femme malade, enlaidie, maladroite au plaisir, l’exaspérait. Elle lui répugnait même, il sortit davantage, reprit bientôt des habitudes de garçon. La passion du jeu, qui couvait en lui, se ralluma, avec une violence d’incendie mal éteint. Il découcha, passa des nuits au cercle. Puis, ce furent les femmes qui le reprirent, des filles qui ne faisaient pas la bêtise de se laisser engrosser, qui restaient amusantes et belles, désirables. Quand on n’a plus, chez soi, de femme possible, il faut bien aller en chercher d’autres, ailleurs. Et, dès qu’il rentrait et qu’il retombait dans ses crises de jalousie, il l’aurait tuée, cette misérable épouse souffrante, dont le ventre lui semblait une moquerie et un affront.

Vers onze heures un quart, Céleste reparut.

— C’est Monsieur ? demanda vivement Valentine, en laissant tomber son livre.

— Non, Madame, ce sont les personnes que vous attendez, monsieur et madame Froment.

— Faites entrer… Dès que Monsieur sera là, prévenez-moi.

Et, lorsque Marianne et Mathieu furent introduits, elle se souleva, tendit les deux mains avec amabilité, en disant :

— Vous m’excusez, chère madame, d’avoir insisté, pour que ce fût vous qui prissiez la peine de venir à moi ; mais, vous le voyez, je ne pouvais aller à vous, et notre bon docteur Boutan m’avait dit combien vous étiez solide et vaillante… Que vous êtes aimable d’avoir accepté mon déjeuner ! J’avais une si grosse envie de vous voir, de causer un peu ! Tenez, mettez-vous dans ce fauteuil, là, tout près de moi.

Mathieu la regardait, s’étonnait de la trouver si jaunie, dévastée, elle qu’il avait vue délicieuse, dans sa beauté blonde ; tandis qu’elle-même dévisageait anxieusement Marianne, frappée de son air tranquille et fort, de la limpidité souriante que gardaient ses grands yeux clairs.

— C’est moi qui vous remercie de votre invitation, répliquait obligeamment celle-ci. L’exercice me fait grand bien, j’ai eu le plaisir de pouvoir venir à pied… Oh ! si vous le vouliez, vous marcheriez comme moi, il ne s’agit que d’avoir du courage.

Dès lors, une conversation intime s’engagea entre elles deux, pendant que Mathieu ouvrait le livre resté sur une petite table, afin de les mettre à l’aise, en leur faisant croire qu’il ne les écoutait même pas. Elles ne s’étaient vues que rarement, sans rien de commun, ni les idées, ni les habitudes ; mais leur situation semblable les rapprochait. Et c’était surtout, de la part de Valentine un si grand désir de savoir, d’être renseignée, d’être rassurée ! Elle parla d’abord du docteur Boutan, voulant qu’on lui redise qu’il ne perdait jamais une de ses clientes, qu’il n’y avait pas d’accoucheur plus doux ni plus adroit. Étonnée, Marianne lui fit remarquer qu’elle devait le bien connaître, puisque deux fois déjà elle avait passé par ses mains. Oui, sans doute, seulement cela la tranquillisait d’entendre affirmer ses mérites par une autre. Puis, interminablement, elle multiplia les questions, revint sur chaque détail, exigea que cette autre lui expliquât ce qu’elle ressentait, où étaient les douleurs, de quelle nature, comment elle mangeait, comment elle dormait, enfin ses sensations, ses pensées, toute sa grossesse heureuse. Et, comme Marianne, souriante, vaillante, se prêtait à cette curiosité par bonté d’âme, pour la distraire et l’encourager, disait tranquillement ses espoirs, que ça se passerait très bien, que ce serait un fils encore, Valentine tout d’un coup éclata en gros sanglots.

— Oh ! moi, je mourrai, je mourrai, j’en suis sûre !

Cette certitude de sa mort prochaine la hantait, sans qu’elle osât la crier à tous. C’était, dans le détraquement de ses nerfs pervertis, dans l’abandon où son mari la laissait, une torture de chaque heure, l’abîme noir auquel la jetait ce misérable enfant qui, après avoir détruit son ménage, allait trancher sa vie.

— Comment, mourir ! s’écria gaiement Marianne, est-ce qu’on meurt ? … Vous savez ce qu’on dit ? C’est que les femmes qui se forgent de ces imaginations lugubres, ont d’ordinaire les plus belles couches du monde.

Mathieu, que cet aimable mensonge fit sourire, le confirma pleinement, ce qui soulagea un peu la désespérée, frissonnante au moindre souffle qui passait, affamée de bonnes paroles, quêtant toujours la promesse formelle, même mensongère, d’une issue heureuse. Elle restait pourtant dolente, lorsque, de nouveau, Céleste se présenta ; et sans attendre, elle répondit à la muette interrogation des yeux de sa maîtresse :

— Non, Madame, ce n’est pas encore Monsieur… C’est cette femme de mon pays, dont je vous ai parlé, Sophie Couteau, la Couteau, ainsi qu’on la nomme là-bas, à Rougemont, et qui fait le métier d’amener à Paris des nourrices.

À ces mots, Valentine, qui allait congédier la femme de chambre rudement, outrée d’être dérangée de la sorte, se calma.

— Eh bien ?

— Eh bien ! Madame, elle est là… Comme je vous l’ai dit, si vous consentiez à l’en charger dès maintenant, elle pourrait vous en choisir une très bonne, au pays, et vous l’amener, le jour convenu.

La Couteau qui était derrière la porte, restée entr’ouverte, osa faire son entrée, sans qu’on l’y invitât. C’était une petite femme sèche et vive, d’allure paysanne, mais très débrouillée par ses continuels voyages à Paris. Sa figure longue, ses petits yeux vifs, son nez pointu, ne manquaient pas d’agrément, d’une sorte de bonhomie aimable, que gâtait une bouche de ruse et de cupidité, aux lèvres minces. Et une robe de lainage sombre, une pèlerine noire, des mitaines noires, un bonnet noir avec des rubans jaunes, lui donnaient un air endimanché et respectable de campagnarde qui se rend à la messe.

— Vous avez été nourrice ? lui demanda Valentine, en l’examinant.

— Oui, madame, oh ! il y a dix ans, quand j’en avais vingt. Puis, je me suis mariée, et j’ai eu l’idée qu’on ne s’enrichissait guère à être nourrice. Alors, j’ai préféré amener les autres.

Elle eut un faible sourire de femme intelligente, qui disait combien ce métier de vache laitière, au service des bourgeois, lui semblait une duperie. Mais elle craignit d’en avoir trop dit.

— On rend aux gens qui paient les services qu’on peut, n’est-ce pas, madame  ? Le médecin m’avait avertie que jamais plus je n’aurais de bon lait ; et, plutôt que de mal nourrir de pauvres petits, j’ai préféré leur être utile d’une autre manière.

— Et vous amenez des nourrices aux bureaux de Paris ?

— Oui, madame, deux fois par mois, à plusieurs bureaux, mais particulièrement à la maison Broquette, rue Roquépine. C’est une maison bien honnête, où l’on ne court pas le risque d’être trompé… Alors, si ça vous fait plaisir, je choisirai pour vous la meilleure de celles que j’aurai, comme qui dirait la fleur du panier. Je m’y connais, vous pouvez vous fier à moi.

Voyant que sa maîtresse ne se décidait pas, Céleste crut devoir intervenir, désireuse d’expliquer comment la Couteau était venue, ce matin-là.

— Quand elle retourne au pays, elle emporte presque toujours avec elle un nourrisson, l’enfant d’une nourrice, ou bien l’enfant de quelque ménage qui n’est pas assez riche pour payer une nourrice sur lieux, et le confie là-bas à une éleveuse. C’est comme ça qu’elle est montée me voir, tout à l’heure, avant d’aller prendre le petit de madame Menoux, qui est accouchée cette nuit.

Valentine eut une exclamation, et vivement :

— Ah ! la mercière est accouchée, et vous ne me le disiez pas… Voyons, parlez donc ! comment cela s’est-il passé ?

Cette madame Menoux était la femme d’un ancien soldat, beau gaillard, qui avait des appointements de cent cinquante francs par mois, comme gardien dans un musée. Elle l’adorait, elle avait eu l’idée vaillante de tenir une petite boutique de mercerie, où elle gagnait presque autant que lui ; de sorte que le ménage vivait à l’aise, très heureux.

Céleste, qui s’était fait gronder vingt fois, pour les heures interminables qu’elle passait à bavarder dans l’étroite boutique, parut toute fière, avec un sourire d’arrière-moquerie, d’être questionnée ainsi. Elle s’étala, fit sentir son importance.

— Mais tout s’est passé très bien, Madame. Des couches superbes, un beau petit garçon… J’avoue à madame que j’ai couru le voir ce matin. C’est une curiosité bien légitime, n’est-ce pas ?

Puis, comme Valentine, passionnément, l’interrogeait toujours, elle entra dans les moindres détails.

— D’ailleurs, elle était entre de bonnes mains. C’est moi qui lui avais indiqué madame Rouche, la sage-femme du bas de la rue du Rocher, parce qu’une de mes amies, accouchée par elle, m’en avait dit tout le bien possible. Sans doute, elle ne vaut pas madame Bourdieu qui a une si belle installation, rue de Miromesnil ; mais aussi elle est moins chère, et ma foi ! l’ouvrage fini, ça se vaut… Avec madame Rouche, ça ne traîne pas, sans compter qu’elle y met une vraie complaisance.

Brusquement, elle se tut, en voyant les yeux de Mathieu fixés sur elle. Que disait-elle donc, pour que ce monsieur la regardât de la sorte ? Elle se troubla, eut un coup d’œil furtif et inquiet sur sa taille. Enceinte elle-même de six mois, elle se serrait à étouffer, par crainte de perdre sa place. Prise une fois déjà, dès son arrivée à Paris, l’oubli d’un instant avec le fils de la maison où elle servait, elle s’était fait accoucher d’un enfant mort-né par madame Rouche dont c’était la spécialité. Cette fois, le petit devait être d’un fournisseur ; mais elle n’en voulait rien savoir, furieuse d’avoir eu la bêtise de se laisser reprendre, elle rusée maintenant, qui s’était tant promis du plaisir sans peine. Et elle ne se montrait si gaie, elle ne faisait de si grands éloges de madame Rouche, que bien résolue à être accouchée d’un enfant mort-né encore, préparant déjà une demande de congé d’un mois, parlant de sa pauvre mère qui était très malade, à Rougemont, et qu’elle désirait tant revoir, pour lui fermer les yeux.

— Oh ! reprit-elle en affectant un air naïf, ce que j’en dis, c’est parce qu’on me l’a dit. Je n’en sais bien sûr rien par moi-même.

Décidément, cette grande fille brune, à tête chevaline, à la chair fraîche et provocante, n’inspirait aucune confiance à Mathieu, qui la trouvait singulièrement renseignée sur les sages-femmes. Il continuait à la regarder avec un sourire, où elle lisait nettement ce que ce monsieur pensait d’elle.

— Mais, demanda Marianne, pourquoi donc la mercière, dont vous parlez, ne garde-t-elle pas son enfant ?

La Couteau jeta un coup d’œil oblique, noir et dur, sur cette dame enceinte, qui, si elle s’y refusait pour son compte, aurait bien dû laisser les autres libres de faire aller le commerce.

— Eh ! c’est impossible ! s’écria Céleste, heureuse de la diversion. Comment voulez-vous que madame Menoux garde son enfant avec elle, dans sa boutique qui est grande comme ma poche ? Derrière, elle n’a qu’une petite pièce, où l’on couche, où l’on mange ; et encore cette pièce donne-t-elle sur une cour étroite, sans air et sans jour : l’enfant n’y vivrait pas une semaine. Puis, elle n’aurait même pas le temps de s’occuper de lui, toute la journée à son comptoir, n’ayant jamais eu de bonne, forcée de faire la cuisine pour l’heure où son mari revient du musée… Allez, si elle pouvait, elle serait si heureuse de le garder, son enfant ! Ils s’aiment tant, ils sont si gentils, dans ce ménage !

— C’est vrai, dit alors Marianne attristée, il y a de pauvres mères que je plains de toute mon âme. Celle-là n’est pas dans la gêne, et à quelle cruelle séparation elle se trouve réduite ! … Moi, je ne vivrais plus, si l’on m’emportait ainsi mon enfant dans un pays inconnu, pour le donner à une autre femme.

Sans doute, la Couteau vit là une attaque personnelle. Elle prit l’air de bonne personne, tendre aux petits, dont elle leurrait les mères hésitantes.

— Oh ! Rougemont est un joli endroit. Puis, ce n’est pas loin de Bayeux, on n’est pas des sauvages tout de même. L’air y est si bon, qu’il y a des gens qui sont venus s’y guérir. Sans compter que les petiots qu’on nous confie, on les soigne bien, je vous en donne ma parole ! Faudrait être des sans-cœur pour ne pas les aimer, ces petits anges.

Mais elle se tut, en voyant de quelle façon Mathieu, toujours muet, la regardait à son tour. Peut-être, très fine sous son écorce rustique, comprit-elle que sa voix sonnait faux. À quoi bon, d’ailleurs, son boniment habituel sur le pays, puisque cette dame désirait simplement une nourrice sur lieu ? Et elle reprit de nouveau :

— Alors, c’est entendu, madame, je vous amènerai tout ce que nous avons de mieux, une vraie perle.

Valentine, qui semblait en être restée aux couches heureuses de madame Menoux, rassurée un peu par ce qu’elle regardait comme un bon présage pour elle, trouva la force de faire acte de volonté.

— Non, non, je ne veux pas m’engager à l’avance. J’enverrai visiter les nourrices que vous amènerez au bureau, et nous verrons si nous trouvons parmi elles celle que je désire.

Puis, sans s’occuper de cette femme davantage, la congédiant d’un geste, elle reprit sa conversation avec Marianne.

— Vous nourrirez encore celui qui va venir ?

— Certes, comme les autres. Vous savez que, mon mari et moi nous avons nos idées là-dessus. Il ne nous semblerait plus de nous, si une nourrice achevait de le mettre au monde.

— Sans doute, je vous comprends. Ah ! si je pouvais, moi ! Mais je ne peux pas, c’est impossible.

La Couteau était restée immobile, vexée de sa démarche inutile, regrettant le cadeau qu’on lui aurait fait pour son obligeance. Et elle mit toute sa rancune dans le regard oblique qu’elle jeta de nouveau sur cette dame enceinte, qui nourrissait elle-même : quelque chose de propre, ça se voyait bien, des sans-le-sou n’ayant pas même de quoi se payer une nourrice. Pourtant, sur un coup d’œil de Céleste, elle salua humblement, elle disparut avec la femme de chambre.

Presque aussitôt, Séguin entra, très élégant comme toujours, rapportant du dehors l’éclat des joies qu’il ne trouvait plus chez lui.

— Je vous demande pardon, je crois que je me suis fait attendre. Des courses à n’en plus finir, des visites que je ne pouvais remettre… Chère madame, vous avez une mine superbe… Ravi de vous serrer la main, cher monsieur Froment.

Il oubliait sa femme, chez laquelle il n’était pas entré depuis l’avant-veille. Ce ne fut qu’au bout d’un instant qu’il s’approcha d’elle, en remarquant enfin le regard de reproche dont elle le poursuivait. Et il se pencha, lui effleura les cheveux des lèvres.

— Tu as bien dormi ?

— Oui, très bien, je te remercie.

Elle allait pleurer encore, dans une de ces crises nerveuses de désespoir dont elle n’était plus maîtresse. Mais elle réussit à se contenir devant les invités qui se trouvaient là. D’ailleurs, le maître d’hôtel vint annoncer que Madame était servie.

Ce fut à petits pas, et en s’appuyant au bras de Marianne, que Valentine gagna la table qu’on avait dressée dans un coin du vaste cabinet de travail, dont la grande verrière tenait tout le milieu de la façade, sur l’avenue d’Antin. Elle s’était excusée, avec un sourire dolent, de ne pas prendre le bras de Mathieu, priant les deux hommes de passer les premiers, de laisser les deux femmes s’arranger à leur guise. Et la table était disposée de façon qu’elles y fussent toutes deux à l’aise, assises commodément, les jambes libres.

En n’apercevant que quatre couverts, Marianne ne put s’empêcher de poser une question, qu’elle avait eue déjà sur les lèvres :

— Et vos enfants, je ne les ai pas vus encore. Ils ne sont pas souffrants au moins ?

— Oh ! non, Dieu merci ! répondit Valentine. Il ne manquerait plus que cela… Le matin, ils ont leur institutrice, ils travaillent jusqu’à midi.

Alors, Mathieu, dont les yeux s’étaient rencontrés avec ceux de Marianne, osa demander à son tour :

— Vous ne les faites donc pas déjeuner avec nous ?

— Ah ! pour cela, non ! s’écria Séguin, d’un air de colère. C’est bien assez de les supporter quand nous sommes seuls. Des enfants, rien n’est plus intolérable, lorsqu’on a du monde. Et vous n’imaginez pas combien ceux-là sont mal élevés.

Un léger froid se fit, il y eut un silence, pendant que le maître d’hôtel présentait des œufs farcis aux truffes.

— Vous les verrez, reprit doucement Valentine. Je les ferai venir au dessert.

Le déjeuner, malgré le caractère d’étroite intimité que lui donnait cette mise en présence des deux jeunes femmes enceintes, fut très recherché, très luxueux. Après les œufs, il y eut des rougets grillés, un salmis de bécasses et des écrevisses. Comme vins, on servit tout le temps de la tisane de champagne frappée, du bordeaux blanc et du bordeaux rouge.

Sur la remarque que ce n’était pas là un régime que le docteur Boutan approuverait, Séguin haussa les épaules.

— Bah ! le docteur ne recule pas devant un bon morceau. Il est d’ailleurs insupportable, avec ses théories… Sait-on jamais ce qui fait du bien ou du mal ?

Il ne montrait déjà plus le visage riant qu’il avait apporté du dehors. Comme si tous les ennuis de sa maison détraquée par la grossesse inattendue de sa femme le ressaisissaient, dès qu’il y remettait les pieds, il ne pouvait y rester une heure, sans redevenir amer, irritable, presque grossier. Sous sa parfaite élégance, l’esprit malade, pervertisseur et destructeur, le brutal et le cruel apparaissait d’autant plus vite désormais, qu’il vivait dans la continuelle irritation de son existence troublée, désorganisée. S’il passait des nuits au jeu, s’il retournait chez des maîtresses, c’était sûrement la faute de sa femme, qui, selon son expression crue, n’était plus une femme d’un usage possible. Et il lui en gardait rancune, il semblait surtout se plaire à la torturer, au retour de ses débordements de garçon, se plaignant de tout ce qu’il retrouvait chez lui, criant que tout y allait de mal en pis, comme s’il était retombé dans un enfer.

Le déjeuner, par moments, en fut pénible. Il y eut, à deux ou trois reprises, entre lui et elle, des échanges de mots vifs, blessants comme des épées. Cela à propos de rien, du plat qu’on servait, d’une remarque qu’on faisait, de l’air simplement qui passait. Et, pour un témoin inattentif, cela n’aurait même eu aucune importance ; mais la blessure était empoisonnée, des larmes remontaient aux yeux de la triste femme, tandis que lui ricanait de son air d’homme du monde, d’homme de cheval, mâtiné d’amateur de littérature et d’art, mettant sa gloriole dans l’imbécile pose au pessimisme déclarant que le monde ne valait pas la cartouche qui le ferait sauter. Pourtant, un mot trop dur la souleva d’une telle révolte, qu’il dut s’excuser, car il la redoutait, lorsque le sang des Vaugelade se réveillait en elle, pour l’écraser d’un hautain mépris et lui faire entendre qu’elle se vengerait un jour. Un nouveau froid passa parmi les fleurs de la table.

Puis, pendant que Valentine et Marianne se remettaient, invinciblement, à causer entre elles de leur position, de leurs craintes et de leurs espoirs, Séguin acheva de soulager son amertume en confiant à Mathieu ses ennuis, au sujet de son vaste domaine de Chantebled. Le gibier y devenait de moins en moins abondant, il plaçait plus difficilement les actions de chasse, ses revenus diminuaient d’année en année. Aussi ne cachait-il pas qu’il serait très heureux de se débarrasser de Chantebled ; mais où trouver un acquéreur pour ces bois si peu productifs, pour ces immenses terrains stériles, des marécages et des champs de cailloux ? Mathieu écoutait avec attention, car il s’était intéressé à ce domaine, pendant ses longues promenades du dernier été.

— Vous croyez vraiment, demanda-t-il, qu’on ne peut le livrer à la culture ? … Ça fait pitié, toute cette terre qui dort.

— Le livrer à la culture ! s’écria Séguin. Ah ! je voudrais voir ce miracle. On n’y récoltera jamais que des pierres et des grenouilles.

On était au dessert, et Marianne rappelait à Valentine qu’elle avait promis de faire venir les enfants, disant qu’elle serait si heureuse de les voir et de les embrasser, lorsqu’un incident se produisit, qui les fit oublier de nouveau.

Le maître d’hôtel s’était approché de la maîtresse de la maison, pour lui dire à demi-voix :

— C’est monsieur Santerre qui demande si Madame peut le recevoir.

Elle eut un cri d’heureuse surprise.

— Ah ! il se souvient donc de nous ? … Oui, oui, faites entrer.

Et, lorsque Santerre se fut approché pour lui baiser la main après une courte hésitation, en voyant la table dressée là, et les quatre convives déjeunant encore, elle lui dit de son air languissant :

— Vous n’êtes donc pas mort, mon ami ? Voici plus de quinze jours qu’on ne vous a vu… Non, non, ne vous excusez pas. C’est bien naturel, tout le monde m’abandonne.

Séguin eut de nouveau son ricanement, en serrant la main du jeune homme, car il prenait sa part du reproche. La vérité était que Santerre, lorsqu’il avait vu sa campagne de séduction interrompue par cette grossesse intempestive, avait jugé bon d’espacer ses visites. Comme le mari sans doute, il trouvait Valentine peu désirable, d’une compagnie gênante. Il s’était donc résigné au sage parti d’attendre l’événement, remettant l’attaque décisive à plus tard. Mais, les rares fois où il venait, il ne s’en montrait que plus caressant et plus doux, sachant quelle reconnaissance elle lui en gardait, toute meurtrie des brutalités de Séguin.

— Oh ! chère madame, moi qui ne viens pas par discrétion, de peur de vous déranger ! Puis, vous savez bien que j’ai, en ce moment une pièce en répétition et que mes heures sont prises.

Tout de suite, d’ailleurs, il la noya de compliments, d’une voix d’admiration béate.

— Vous êtes délicieuse, dans cette blouse qui enlaidirait une autre femme. Oui, oui, délicieuse, je maintiens le mot !

Ce fut une joie pour Séguin, qui voyait là une moquerie. Naturellement, dans sa jalousie atroce, jamais il n’avait songé que Santerre pouvait être ou devenir l’amant de sa femme, qu’il lui jetait presque entre les bras, en les forçant à une camaraderie perverse, dont il aggravait lui-même l’extrême licence de paroles. Lorsque, cédant à ses coups de démence, il lui criait que l’enfant n’était pas de lui, il en arrivait tout de suite aux suppositions ignobles, l’accusant de s’être livrée à quelque domestique, ou bien d’avoir fait monter un passant de la rue. Quant à Santerre, ce n’était que le bon ami, qu’il avait voulu, un jour, faire entrer chez sa femme, pendant qu’elle était au bain, pour lui montrer comme elle était drôle dans l’eau.

— Ce qu’il se moque de toi ! dit-il.

Mais Valentine avait remercié Santerre d’un regard d’infinie gratitude. Elle se souviendrait.

Santerre, après avoir serré la main de Mathieu, s’était incliné devant Marianne, que la maîtresse de la maison lui présenta. Cette deuxième femme enceinte, ces deux femmes grosses, attablées ainsi face à face, flanquées des deux maris, durent lui sembler d’un comique particulier, car il dissimula l’ironie de son sourire sous un redoublement d’amabilité, s’excusant de venir trop tôt, lorsque le monde déjeunait. Puis, comme Séguin se fâchait de la lenteur du service, sa femme se permit de dire que c’était lui qui avait tout mis en retard, en se faisant attendre. Une querelle faillit éclater encore.

Le café et les liqueurs furent apportés sur une autre table de la vaste pièce, après que le maître d’hôtel eut enlevé vivement le couvert. Et, de nouveau, Valentine s’allongea, de son air de langueur, parmi les fourrures d’un divan, en priant ses convives de se servir eux-mêmes, puisqu’elle ne pouvait remplir son rôle. Mais, tout de suite, Marianne s’offrit, fit le service avec une gaie complaisance, heureuse, expliquait-elle, de se tenir un peu debout. Après le café, elle versa des petits verres de cognac, et permission fut donnée aux hommes de fumer.

— Ah ! mon cher, dit Santerre brusquement, en s’adressant à Séguin, vous ne vous imaginez pas les belles opérations auxquelles j’ai assisté, ces jours-ci, à la clinique du docteur Gaude.

Mais il fut interrompu par une autre visite. La baronne de Lowicz faisait demander des nouvelles de Madame. Et, quand on l’eut priée de monter, elle courut à Valentine, l’embrassa, en s’écriant  :

— Je ne voulais pas vous déranger, ma chère. Enfin, je suis pourtant bien heureuse de vous voir et de vous dire que je vous plains de tout mon cœur.

Elle tombait d’ailleurs, comme elle l’ajouta, en pays de connaissance, et elle distribua des poignées de main à tout le monde. Il parut à Mathieu que celle qu’elle lui donnait était particulièrement significative, rude et courte, accompagnée du sourire de moquerie aiguë dont elle le poursuivait, depuis qu’il l’avait refusée. Et, clairement, son visage exprima l’ironie profonde qui avait passé déjà sur celui de Santerre, dès qu’elle eut jeté un double coup d’œil sur les deux femmes enceintes, réunies là, en petite fête. Ce spectacle sembla l’amuser prodigieusement, pendant qu’elle se redressait, dans sa beauté provocante, avec sa taille mince, son grand corps ardent et souple. Jamais elle n’avait vécu une vie de plus libre jouissance, sans autre contrainte que celle de rester une des femmes du monde les mieux reçues, les plus fêtées de Paris.

Elle complimenta Marianne, sa cousine.

— Eh bien  ! ma chère, vous devez être heureuse voilà le cinquième presque fait, et vous allez pouvoir songer au sixième… Mais non, je vous assure, je ne me moque pas. Moi, je comprends que, lorsqu’on aime les enfants, on aille à la douzaine.

— Douze enfants, dit Marianne avec son tranquille sourire c’est bien mon compte, c’est le chiffre que je me suis fixé.

— Grand Dieu  ! gémit Valentine, je jure, moi, de n’en avoir jamais d’autre, si je ne meurs pas de celui-ci  !

Séguin, ricanant toujours, voulut reprendre, avec Santerre, la conversation que l’arrivée de la baronne avait interrompue.

— Vous disiez que vous avez vu de belles opérations, à la clinique du docteur Gaude.

Mais la baronne, de nouveau, l’air passionné, se jeta au travers.

— Le docteur Gaude ! vous le connaissez ? Oh ! cher monsieur, je vous en prie, parlez-moi de lui. J’entends dire partout que c’est un homme prodigieux.

Le romancier souriait complaisamment.

— Prodigieux, c’est bien le mot. J’avais besoin de notes pour une étude, et j’ai pu assister à sept ou huit opérations. D’ailleurs, vous savez qu’elles sont très courues, on y va comme au spectacle, j’ai retrouvé là tout le Paris des premières, et même quelques dames… Alors, Gaude vous prend une femme, deux femmes, trois femmes, et avec une maestria extraordinaire, avec un brio qu’on est tenté d’applaudir, il leur enlève tout, absolument tout, en un tour de main, sans que cela tire à aucune fâcheuse conséquence affirme-t-il. C’est étourdissant.

Le visage de Sérafine s’était empourpré d’une admiration ardente ; et, se tournant vers Valentine, qui écoutait avidement, elle aussi :

— Hein ? ma chère, ça donne envie d’y passer, pour ne plus être où vous en êtes… Un magicien, c’est bien ainsi qu’on l’a nommé devant moi. Et beau garçon, paraît-il, toujours joyeux et solide. Voilà un homme !

— Mais, demanda Mathieu, qui avait frémi, les femmes qu’il opère sont malades ?

— Sans doute, répondit Santerre, dont cette question redoubla ironique gaieté. Du moins, il le dit.

Jusque-là, Séguin s’était contenté d’accentuer son petit rire mauvais, en échangeant des coups d’œil d’intelligence avec le romancier. Leur désespérance littéraire, leur souhait d’une rapide extermination humaine recevait, chez Gaude, un heureux commencement d’exécution. Et il ne put se tenir, dans son besoin d’étonner le jeune ménage qui était là, par un appel au néant, qu’il jugeait d’une abomination élégante et supérieure.

— Ah ! malades ou non, qu’il les coupe donc toutes ! Ça sera plus tôt fini.

Sérafine seule s’égaya. Le mot fit horreur à Marianne. Elle s’était assise, prise de malaise, regardant surtout Santerre, dont elle se souvenait d’avoir lu le dernier roman : une histoire d’amour qui lui avait paru imbécile, tant la haine de l’enfant y éclatait en inventions raffinées et saugrenues. Mort à l’enfant, tel était donc le cri de ce monde heureux, gâté d’égoïste jouissance et de subtile déraison. Et, d’un regard, elle dit à Mathieu sa lassitude, son désir de rentrer chez eux, à son bras, doucement, par les quais ensoleillés. Lui, dans cette vaste pièce, encombrée de merveilles, souffrait aussi, d’une telle démence, au milieu d’une si rare richesse. Était-ce donc la rançon d’une civilisation trop aiguë, cette rage impuissante contre la vie, qui ne rêve plus que de la détruire ? Il étouffa, ainsi que sa femme, et il lui fit signe de prendre congé.

— Comment, vous partez déjà ! s’écria Valentine. Je n’ose vous retenir, si vous sentez quelque fatigue.

Puis, comme Marianne la chargeait d’embrasser pour elle ses deux enfants :

— C’est vrai, vous ne les avez pas vus ! Non, non, attendez, je veux que vous les embrassiez vous-même.

Mais, lorsque Céleste eut paru, au coup de sonnette, elle dit que monsieur Gaston et mademoiselle Lucie venaient de sortir avec l’institutrice. Et ce fut une tempête nouvelle, Séguin demanda furieusement à sa femme depuis quand l’institutrice se permettait d’emmener ainsi les enfants, sans rien dire. Alors, quand on voulait avoir les enfants pour les embrasser, on ne les avait même pas ? Ils étaient aux domestiques, c’étaient les domestiques qui, maintenant, dirigeaient la maison. Valentine pleura.

— Mon Dieu ! dit Marianne à son mari, lorsqu’elle respira dehors, heureuse à son bras, mon Dieu ! ils sont fous dans cette maison !

— Oui, répondit Mathieu, ce sont des fous, et surtout des malheureux.