Fécondité (Zola)/Livre I/Chapitre V

Eugène Fasquelle (p. 82-105).


V


La nuit, sans lune, était criblée d’étoiles, si brûlantes et si pures, que la vaste campagne se voyait, s’élargissait sans fin, sous une molle clarté bleue. Et, dès onze heures vingt, Marianne se trouva sur le petit pont de l’Yeuse, à mi-chemin de Chantebled, le pavillon occupé par le ménage, et de la station de Janville. Les enfants dormaient, elle avait laissé près d’eux Zoé, la servante, tricotant à côté d’une lampe, dont la lumière s’apercevait de loin, pareille à une étincelle vive, au milieu de la ligne noire des bois.

Chaque soir, d’ordinaire, Marianne venait ainsi jusqu’au pont à la rencontre de Mathieu, lorsqu’il rentrait par le train de sep heures. Parfois, elle amenait ses deux aînés, les jumeaux, bien que leurs petits pieds s’attardassent, au retour, lorsqu’il fallait refaire, en montant la côte assez rude, le kilomètre qu’ils avaient fait déjà pour venir. Et, ce soir-là, malgré l’heure avancée, elle avait cédé à la douce habitude, à la joie de s’en aller ainsi, par une si délicieuse nuit, au devant de l’homme qu’elle adorait. Jamais elle ne dépassait le pont, qui s’élevait en dos d’âne, au-dessus de l’étroite rivière. Elle s’asseyait sur le parapet, bas et large, ainsi qu’un banc rustique, elle dominait de là toute la plainte, jusqu’aux maisons de Janville, que barrait la ligne du chemin de fer ; de sorte que, de très loin, par la route qui serpentait au milieu des blés, elle voyait venir le bien-aimé attendu.

Sous le grand ciel de velours, étincelant d’or, elle s’assit à la place accoutumée. D’un mouvement de sollicitude, elle s’était retournée vers la petite lumière vive qui luisait, là-bas, à la lisière des bois sombres, disant le calme de la chambre où elle brûlait, la veillée tranquille de la servante, le bon sommeil des enfants endormis dans la pièce voisine. Puis, son regard se promena, embrassa un instant le large horizon, tout ce domaine considérable qui appartenait aux Séguin. L’ancien rendez-vous de chasse, le pavillon délabré se trouvait au bord extrême des grands bois, dont les bouquets coupés de landes occupaient un vaste plateau, jusqu’aux fermes lointaines de Mareuil et de Lillebonne. Et ce n’était pas tout, plus de cent hectares s’étendaient aussi, à l’ouest du plateau, des terrains marécageux, des mares croupissantes parmi des broussailles, vastes espaces restés incultes, où l’on chassait le canard en hiver ; tandis qu’une troisième partie du domaine, des hectares et des hectares encore de terres également stériles, des sablonnières, des pierrailles, descendaient en pente douce jusqu’à la ligne en remblai du chemin de fer. C’était un coin de pays perdu pour la culture, où les quelques champs de bon terrain restaient improductifs, enclavés, immobilisés dans l’ensemble, toute une location de chasse dont on se disputait les parts. Mais cela donnait à ce pays une adorable solitude, une sauvagerie exquise, faite pour ravir les âmes saines, amoureuses de pleine nature, et rien n’était, sous cette belle nuit, dans ce recueillement immense, d’une paix plus profonde ni plus embaumée.

Marianne, qui avait déjà battu les sentiers des bois, exploré les broussailles, autour des mares, descendu les pentes caillouteuses, s’attarda dans ce lent regard à l’horizon, dont elle retrouvait les points visités, aimés, que l’ombre noyait à cette heure. Une chouette, du fond des bois, jetait son cri doux et régulier, pendant que, sur la droite, d’une mare lointaine, arrivait un coassement de grenouilles, si perdu, qu’il prenait une vibration légère de cristal. Et il n’y avait, à l’autre bord de l’horizon, du côté de Paris, qu’un grondement sourd, grandissant, qui peu à peu étouffait toutes les rumeurs de l’ombre. Elle l’avait entendu, elle finit par ne plus écouter que lui. C’était le train du retour, dont elle connaissait bien le bruit familier, guetté par elle chaque soir. Dès qu’il quittait la station de Monval, en marche pour Janville, on commençait à en percevoir le roulement, mais si faible encore, qu’il fallait une oreille exercée pour le distinguer, au milieu des autres bruits épars. Elle, immédiatement, l’entendait, le suivait dès lors, en se rendant compte de tout le trajet, de toutes les courbes de la ligne. Et jamais elle n’avait mieux pu le suivre que ce soir-là, par ce grand calme de la merveilleuse nuit, dans la paix du sommeil de la terre. Il était parti de Monval, il tournait ensuite aux briqueteries, il longeait maintenant les prés Saint-Georges. Encore deux minutes, il serait à Janville. Tout d’un coup, après les peupliers du Mesnil-Rouge, le feu blanc du train apparut, filant au ras de terre, pendant que la respiration forte de la locomotive s’accentuait, comme celle d’un coureur géant qui approche. Et, de ce côté, la plaine s’enfonçait à l’infini, obscure, d’un inconnu illimité, sous le ciel criblé d’étoiles, qu’incendiait, tout au bout, un reflet rouge de brasier, la lueur du Paris nocturne, brûlant et fumant dans les ténèbres comme un cratère de volcan.

Elle s’était mise debout. Il y eut l’arrêt, à Janville ; puis, le grondement reprit, décrut, se perdit, du côté de Vieux-Bourg. D’ailleurs, elle ne l’entendait plus, elle n’avait maintenant d’oreille et de regard que pour la route, dont elle distinguait le ruban pâle entre les blés, les larges pièces vertes devenues noires. Son mari ne mettait pas dix minutes pour franchir le kilomètre qui séparait la gare du petit pont. Et, lui aussi, elle l’apercevait de loin, le reconnaissait, dès sa sortie de la gare. Mais il advint, cette nuit-là, qu’elle entendit parfaitement son pas sur la route sonore, dans le grand silence, avant de voir la fine barre sombre dont il tachait la pâleur du chemin. Et ce fut ainsi qu’il la trouva, debout sous les étoiles, riante, saine, robuste, dans sa taille souple sur ses hanches fortes, avec sa gorge nourricière, menue et ferme. Elle avait la peau d’une blancheur de lait, qu’accentuaient encore ses admirables cheveux noirs, relevés simplement en un énorme chignon, et ses grands yeux noirs, d’une douceur d’amante et de mère, d’un calme sacré de bonne déesse féconde. Son front droit, son nez, sa bouche, son menton d’un dessin si solide, si pur, ses joues de fruit savoureux, ses petites oreilles délicieuses, tout ce visage d’amour et de tendresse disait la beauté bien portante, et la gaieté aussi des devoirs accomplis, et la certitude sereine de bien vivre en aimant la vie.

— Comment ! tu es venue ! s’écria Mathieu, dès qu’il fut près d’elle. Mais je t’avais suppliée de ne pas te déranger si tard… Tu n’as donc pas peur, seule par les chemins ?

Elle s’était mise à rire.

— Peur, lorsque la nuit est si douce, si bienfaisante ! … Et puis, tu ne voulais donc pas que je fusse là, pour t’embrasser dix minutes plus tôt ?

Il fut ému aux larmes par ce mot si simple. Tout ce qu’il venait, à Paris, de traverser de trouble et de honteux, lui fit horreur. Il l’avait prise tendrement dans ses bras, ils échangèrent le plus profond, le plus humain des baisers, au milieu de la paix immense des champs qui sommeillaient. Après le pavé brûlant de Paris, desséché par l’âpre lutte du jour, par le rut stérile et prostitué du soir, sous l’incendie des lampes électriques, quel repos adorable que ce vaste silence, cette molle clarté bleue de paradis, ce déroulement sans fin de plaines rafraîchies d’obscurité, rêvant d’enfantement dans l’attente prochaine du soleil ! Et quelle santé, quelle honnêteté, quelle félicité montaient de cette nature toujours en gésine, ne s’endormant sous les rosées nocturnes que pour des réveil s triomphants, rajeunie sans cesse par le torrent de vie qui ruisselle jusque dans la poussière des chemins !

Lentement, Mathieu avait de nouveau assis Marianne sur le parapet bas et large du petit pont. Il la gardait serrée contre son cœur, c’était comme une halte de tendresse à laquelle ni l’un ni l’autre ne pouvait se refuser, devant cette invitation universelle qui leur venait des étoiles, et des eaux, et des bois, et des champs sans limites.

— Mon Dieu ! murmura-t-il, l’admirable nuit ! Qu’elle est belle et qu’elle est bonne à vivre !

Puis, après un silence de ravissement, où tous deux entendaient battre leur cœur, il dit sa journée. Elle le questionnait avec un intérêt tendre, il répondait, heureux de n’avoir pas à mentir.

— Non, les Beauchêne ne peuvent venir passer ici un dimanche. Tu sais que Constance ne nous a jamais beaucoup aimés. Leur petit Maurice souffre des jambes, le docteur Boutan était là, et l’on a encore discuté sur la question des enfants. Je te raconterai… En revanche, les Morange viendront. Tu n’as pas idée de leur joie vaniteuse à me montrer leur nouvel appartement. Avec leur idée de faire fortune, j’ai bien peur que ces braves gens ne se lancent dans quelque grosse sottise… Ah ! j’oubliais, je suis allé chez le propriétaire. Il a fini par consentir, non sans peine, à ce qu’on refît entièrement la toiture. Quelle maison encore que celle de ces Séguin ! J’en suis sorti effaré, je te dirai ça tout à l’heure, avec le reste.

Elle était, d’ailleurs, sans curiosité bavarde, attendant ses confidences, ne s’inquiétant que de lui, d’elle et de leurs enfants.

— Tu as touché ton mois, n’est-ce pas ? demanda-t-elle.

— Oui, oui, sois tranquille.

— Oh ! je suis tranquille, c’est à cause seulement des petites dettes qui m’ennuient.

Puis, elle demanda encore :

— Et votre dîner d’affaires s’est bien passé ? J’avais peur que Beauchêne ne t’attardât et ne te fît manquer ton train.

Il se sentit rougir, pris de malaise, le cœur souffrant, tandis qu’il répondait que tout s’était très bien passé. Pour couper court, il affecta de s’égayer soudain.

— Voyons, et toi, chérie, qu’as-tu fait de bon, avec tes trente sous ?

— Mes trente sous ! répondit-elle gaiement, mais j’étais beaucoup trop riche, nous avons vécu tous les cinq comme, des princes, et il me reste six sous.

Alors, elle raconta sa journée, sa vie quotidienne de pur cristal, ce qu’elle avait fait, ce qu’elle avait dit, comment les enfants s’étaient comportés, les plus minces détails sur eux et sur la maison. D’ailleurs, toutes les journées se ressemblaient, elle se remettait chaque matin à revivre la même, avec un égal bonheur.

— Ah ! pourtant aujourd’hui, nous avons eu une visite. Madame Lepailleur, la femme du Moulin, là, en face, est venue me dire qu’elle avait de beaux poulets à vendre… Comme nous lui devons douze francs d’œufs et de lait, je crois bien qu’elle passait voir si je n’allais pas me décider à la payer. Je lui ai répondu que j’irai chez elle demain.

D’un geste, elle avait indiqué, dans la nuit, une grande construction noire, en aval de l’Yeuse. C’était, comme on le nommait à Janville, le Moulin, un ancien moulin à eau qui fonctionnait encore. Depuis trois générations, les Lepailleur étaient installés là. Le dernier, François Lepailleur, un garçon qui croyait ne pas être une bête, avait rapporté du service militaire, au retour du régiment, le dégoût du travail, l’idée que ce ne serait pas son moulin qui l’enrichirait, pas plus qu’il n’avait enrichi son père ni son grand-père. L’idée lui était venue alors d’épouser la fille aînée d’un cultivateur, Victoire Cornu, qui avait en dot quelques champs voisins, le long de l’Yeuse. De sorte que le jeune ménage vivait relativement à l’aise, du produit de ces champs et du peu de blé que les paysans d’alentour apportaient encore au vieux moulin. Sans doute aurait-ce pu être la fortune, si le mécanisme trop ancien, mal réparé, avait fait place à tout un système nouveau, et si les quelques champs, au lieu d’être appauvris selon l’antique routine, étaient tombés entre les mains d’un homme d’intelligence et de progrès. Mais Lepailleur, au dégoût du travail, ajoutait le mépris de la terre. Il était le paysan las de l’éternelle maîtresse, que ses pères ont trop aimée, qui a fini lui-même par l’exécrer, pour toute l’effroyable peine qu’ils ont prise à la féconder, sans que jamais elle les ait faits riches et heureux. Il n’avait plus foi en elle, il l’accusait furieusement de n’être plus fertile, usée, méchante, pareille aux vieilles vaches qu’on envoie à l’abattoir. Et c’était, selon lui, la banqueroute de tout, du sol qui mangeait les graines, du ciel qui se détraquait, des saisons qui cessaient de venir dans leur ordre naturel, enfin tout un désastre prémédité, réalisé par quelque puissance mauvaise, contre les paysans, assez bêtes pour toujours donner inutilement à la marâtre leur sueur et leur sang.

— Imagine-toi, reprit Marianne, que cette Lepailleur était avec son petit Antonin, un bout d’homme de trois ans, et que, lorsque je lui ai demandé à quand les autres, elle s’est récriée, en disant que les autres resteraient pour sûr où ils étaient. Une jeune femme qui n’a guère plus de vingt-quatre ans et dont le mari n’en a pas vingt-sept ! … Ces paysans, ils en sont donc là, eux aussi ? Moi, je les croyais encore à la vieille mode, de faire des enfants tant qu’on peut.

Ces paroles réveillèrent toutes les réflexions, toutes les préoccupations de Mathieu. Il garda un instant le silence.

— Elle t’a donné ses raisons sans doute.

— Oh ! elle, avec sa tête chevaline, sa figure longue, tachée de rousseur, ses yeux pâles et sa bouche serrée d’avare, je la crois une simple sotte, en admiration devant son mari, parce qu’il s’est battu en Afrique et qu’il lit les journaux. Je n’ai pu en tirer que cette opinion têtue : les enfants, ça coûte plus que ça ne rapporte… Mais le mari a sûrement des idées. Tu l’as vu, n’est-ce pas ? ce grand mince, roux et maigre comme sa femme, le visage anguleux, les yeux verts, les pommettes saillantes. Il a l’air de ne pas dérager. Et j’ai compris que, s’il ne veut pas d’autres enfants, c’est qu’il accuse surtout son beau-père d’avoir trois filles et un garçon, ce qui a rogné la part de sa femme. En outre, le métier de meunier n’ayant pas enrichi son père, il déblatère contre son moulin du matin au soir, il répète que ce ne sera pas lui qui empêchera Antonin d’aller manger du pain blanc à Paris, s’il y trouve une bonne place.

Mathieu retrouvait là, dans le peuple des campagnes, les raisons qui limitaient la famille, comme chez les Beauchêne et chez les Morange : la crainte du partage de l’héritage, le besoin de monter d’une classe, exaspéré par le dédain du travail manuel, par la soif du luxe entrevu des villes. Puisque la terre faisait banqueroute, pourquoi s’acharner à la cultiver, avec la certitude de ne jamais s’enrichir ? Il fut sur le point d’expliquer ces choses à sa femme. Puis, il se contenta de dire :

— Il a tort de se plaindre, il a deux vaches, un cheval, et, quand le travail presse, il peut prendre un aide. Nous autres, nous avions trente sous ce matin, et pas de moulin, et pas le moindre champ… Je le trouve superbe, moi, son moulin, je le lui envie, chaque fois que je passe sur ce pont. Nous vois-tu le meunier et la meunière, nous serions très riches et très heureux !

Cela les fit rire. Un instant encore, ils restèrent assis, regardant la masse sombre du Moulin, au bord de l’Yeuse. La petite rivière était d’une paix infinie, entre les saules et les peupliers des deux rives, à peine murmurante, parmi les plantes d’eau qui en moiraient le cristal. Puis, c’était au milieu d’un bouquet de chênes, le vaste hangar qui abritait la roue, les bâtiments voisins, enguirlandés de lierres, de chèvrefeuilles, de vignes-vierges, tout un coin de décor romantique. Et, la nuit surtout, lorsque le Moulin dormait, sans une lumière, rien n’était d’un charme plus rêveur ni plus doux.

— Tiens ! fit remarquer Mathieu, en baissant la voix, il y a quelqu’un, là, sous les saules, au bord de l’eau. J’ai entendu un petit bruit.

— Oh ! je sais, dit Marianne, avec une gaieté tendre. Ça doit être le jeune ménage, qui s’est installé, là-bas, dans la petite maison, voici quinze jours à peine. Tu sais bien, madame Angelin, cette amie de pension de Constance.

Ce ménage Angelin, devenu leur voisin de campagne, les intéressait : elle, de même âge que Marianne, grande, brune, de beaux cheveux et de beaux yeux, ensoleillée de continuelle joie, adorant le plaisir ; lui, de même âge que Mathieu, bel homme, amoureux fou, d’une gaieté brave de mousquetaire, les moustaches au vent. Ils s’étaient mariés dans un coup de passion, riches à eux deux d’une dizaine de mille francs de rente, que lui, peintre aimable d’éventails, aurait pu doubler, sans la folie de paresse tendre où le jetait l’amour de sa femme. Et ils étaient venus, ce printemps-là, se réfugier dans ce désert de Janville, pour s’y aimer librement, passionnément, en pleine nature. On ne rencontrait qu’eux, enlacés, par les sentiers des bois, cherchant les refuges ignorés, les trous d’herbes cachés sous les feuilles. La nuit surtout, ils s’en allaient ainsi à travers champs, derrière les haies, le long des rives ombragées de l’Yeuse, ravis quand ils pouvaient s’oublier très tard, près de l’eau murmurante, dans l’ombre épaisse des saules.

— Encore une qui ne veut pas d’enfant, reprit Marianne. Elle me l’a dit, l’autre jour, elle a décidé de ne pas en avoir avant la trentaine, pour jouir un peu de l’existence avec son mari, sans tout de suite s’embarrasser d’une maternité qui lui prendrait trop de temps. Et lui l’encourage dans cette idée, par crainte, je crois, qu’elle ne s’abîme le corps, qu’elle ne cesse d’être amante pendant la grossesse et l’allaitement. Aussi ont-ils beau s’embrasser partout, du matin au soir, ils s’arrangent de façon à n’avoir que le plaisir… À trente ans, ils feront un garçon, et plus beau que le jour.

Et, comme Mathieu, redevenu grave, continuait à garder le silence, elle ajouta simplement :

— S’ils peuvent.

Lui, de nouveau, réfléchissait. Savait-on jamais où était la sagesse ? N’était-ce pas délicieux, cet amour tout à lui-même, vivant de lui seul, par la vaste campagne ? Il se rappela le serment qu’il s’était fait, à Paris, de n’avoir plus d’enfant.

— Bah ! murmura-t-il enfin, chacun vit à sa guise… Nous les gênons, allons nous coucher.

Doucement, ils reprirent, ils remontèrent l’étroit chemin qui conduisait à Chantebled. Devant eux, comme l’étincelle lointaine d’un phare, ils voyaient la clarté de la lampe brûlant devant une fenêtre du pavillon, clarté tranquille et perdue, au milieu des ténèbres amassées des bois. Et ils ne parlaient plus, envahis par le silence souverain de la nuit, en marche vers ce toit si calme, où dormaient leurs enfants.

Quand ils furent rentrés, Mathieu ferma la porte au verrou ; puis, ils montèrent à tâtons, en faisant le moins de bruit possible. Le rez-de-chaussée se composait, à droite du couloir, d’un salon et d’une salle à manger, à gauche, d’une cuisine et d’une remise. Au premier, il y avait quatre chambres. Leur très modeste mobilier, apporté de Paris, dansait dans les pièces trop vastes. Mais ils étaient sans orgueil, ils en riaient. Tout leur luxe avait consisté à mettre aux fenêtres de petits rideaux d’andrinople, dont le reflet rouge leur semblait donner aux pièces une richesse extraordinaire.

— Sûrement, Zoé s’est endormie, dit Marianne, en n’entendant aucun bruit, pas un souffle.

Et c’était vrai, la paysanne qui s’était installée à tricoter, devant la lampe, dans la chambre du ménage, pour que la lumière ne gênât pas les enfants, dont les lits occupaient la pièce voisine, dormait profondément, le nez tombé sur son ouvrage. Et toute la paix d’un profond sommeil venait également par la porte, laissée grande ouverte.

Il fallut réveiller doucement Zoé, étouffer ses excuses, l’envoyer se coucher, engourdie, ahurie, en lui recommandant de ne pas faire trop de tapage. Déjà, Mathieu avait pris la lampe, était passé dans la chambre des enfants, pour les voir et les embrasser. Rarement ils se réveillaient. Il posa la lampe sur la cheminée, et il regardait les trois petits lits, lorsque Marianne vint le rejoindre. Dans le lit du fond, contre le mur, se trouvaient Blaise et Denis, les deux jumeaux, de forts gaillards de six ans, qui dormaient le plus souvent aux bras l’un de l’autre. Contre le mur d’en face, le second lit était occupé par Ambroise seul, quatre ans bientôt, un chérubin d’une beauté rare. Et c’était mademoiselle Rose, sevrée depuis trois semaines, à quinze mois, qui fleurissait de ses petites chairs blanches le troisième lit, un berceau où elle reposait à demi nue. La mère dut la recouvrir, tant elle avait saccagé la couverture de ses poings volontaires. Puis, de son côté, pendant ce temps, le père s’inquiéta de l’oreiller d’Ambroise, qui avait glissé. Tous les deux, sans bruit, avec des mouvements tendres, allaient et venaient, se penchaient, revenaient se pencher sur les doux visages endormis, pour s’assurer qu’ils étaient bien calmes, qu’ils riaient aux anges. Ils les baisèrent, s’attardèrent encore, en croyant que Blaise et Denis avaient remué. Enfin, ce fut la mère qui emporta la lampe, ils s’en allèrent, l’un après l’autre, sur la pointe des pieds.

Lorsque Marianne eut reposé la lampe au milieu de la table, dans leur chambre, en laissant la porte de communication ouverte, elle retrouva sa voix pour dire tout haut :

— Je n’ai pas voulu t’inquiéter, en te racontant ça, dehors : Rose m’a donné des inquiétudes aujourd’hui, je ne l’ai pas trouvée bien, et je n’ai été rassurée que ce soir.

Puis, voyant le brusque sursaut, la pâleur de Mathieu :

— Oh ! ce n’est rien, je ne serais pas sortie, si j’avais gardé la moindre crainte. Seulement, avec ces petits êtres, on n’est jamais tranquille… Voyons, couche-toi, il est plus de minuit.

Tranquillement, elle se mit à se déshabiller elle-même, sans se préoccuper de la fenêtre restée ouverte, ne craignant d’autres yeux que les millions d’étoiles, dans l’infini de l’horizon. Quand elle eut enlevé sa robe, son jupon, son corset, elle demeura un instant devant la glace, à se coiffer pour la nuit, laissant pendre les lourds cheveux de son chignon en une longue natte, qui lui descendait aux jarrets.

Mathieu ne parut pas l’avoir entendue. Au lieu de se déshabiller comme elle, il s’était assis devant la table, sous la lampe. Et il vida ses poches, sortit les quinze louis, les trois cents francs de son mois. Quand il les eut comptés, il dit, d’un air d’amère plaisanterie :

— Il n’y en a bien que quinze, ils n’ont pas fait de petits en route… Tiens ! les voilà. Tu payeras demain nos dettes.

Ce mot lui suggéra une idée. Il prit son crayon, aligna des chiffres sur une page blanche de son carnet.

— Nous disons douze francs d’œufs et de lait aux Lepailleur… Combien dois-tu au boucher ?

Assise, devant lui, elle ôtait ses bas.

— Au boucher, mets vingt francs.

— Et à l’épicier, au boulanger ?

— Je ne sais pas au juste, mets une trentaine de francs. C’est tout d’ailleurs.

Alors, il additionna.

— Ça fait soixante-deux francs. Qui de trois cents ôte soixante-deux francs, reste deux cent trente-huit francs, Au plus huit francs par jour… Eh bien ! nous voilà riches, nous allons passer un joli mois, avec quatre enfants à nourrir, surtout si notre petite Rose tombe malade !

En chemise maintenant, et debout, ses adorables pieds nus sur le parquet, ses bras nus ouverts dans un geste de charme et d’appel, elle le regardait, d’une beauté victorieuse de femme féconde, au corps superbe et sain. Et elle s’étonnait de l’entendre parler ainsi, elle eut un rire de joyeuse confiance.

— Qu’as-tu donc ce soir, mon ami ? Voilà que tu fais des calculs désespérés, toi qui attends toujours le lendemain comme un prodige, avec la certitude qu’il suffit d’aimer la vie, si l’on veut la vivre heureuse. Quant à moi, tu le sais bien, je suis sûrement la femme la plus riche, la plus heureuse du monde… Viens te coucher, la fortune attend que tu souffles la lampe, pour entrer.

Elle plaisantait, et d’un léger saut, en jouant, elle se mit au lit ; puis, elle resta la tête haute sur l’oreiller, les bras en dehors du drap, dans le même geste de tendre appel. Mais il hochait la tête, il recommença tristement à revivre, à remâcher sa journée, en un flot de paroles lentes, sans fin.

— Non, vois-tu, chérie, ça finit par me gonfler le cœur, lorsque je rentre ici, dans notre dénuement, après avoir vu, chez les autres, tant d’aisance et de prospérité. Tu sais combien peu je suis envieux, sans ambition, sans désir de m’élever ni de m’enrichir. Seulement, que veux-tu ? il est des heures où je souffre pour vous, oui ! pour toi et pour les enfants, où je voudrais vous gagner une fortune, vous sauver au moins de la misère menaçante… Ces Beauchêne, avec leur usine, avec leur petit Maurice qu’ils élèvent en futur prince, me font-ils assez sentir que nous crèverons de faim, nous deux, avec nos quatre enfants ! Et ces pauvres Morange, qui parlent de donner une royale dot à leur fille, les voilà eux-mêmes glorieux au milieu du faux luxe de leur nouvelle installation, en train de rêver d’une place de douze mille francs, pleins d’un amical dédain pour nous ! Et nos propriétaires encore, ces Séguin, si tu les avais vus étaler leurs millions devant moi, leur hôtel qui déborde de merveilles, m’écraser, me prendre en pitié et en dérision, à cause de ma famille nombreuse, eux dont la sagesse sait se borner à un garçon et à une fille ! Et, enfin, jusqu’à ces Lepailleur dont le moulin nous nargue, car c’est bien clair, si cette femme est venue, avec son Antonin, te dire qu’elle n’en aurait jamais un second, cela signifiait que le fait d’en voir quatre, chez nous, lui inspirait la crainte de ne pas être payée !… Ah ! sûrement, nous n’aurons jamais une usine, ni un hôtel, ni même un moulin, pas plus que jamais sans doute je ne gagnerai douze mille francs. Les autres ont tout, et nous n’avons rien, l’évidence est là. Et comme toi, chérie, je ferais contre mauvaise fortune bon cœur, je me montrerais plein de patience et même de gaieté, si je n’avais le remords inquiet de me dire que la gêne croissante où nous nous trouvons est notre œuvre… Oui, oui ! nous sommes coupables d’imprudence, d’imprévoyance.

À mesure qu’il parlait, elle donnait des signes grandissants de surprise. Elle s’était soulevée, se découvrant, montrant sa nudité ferme et blanche, que sa natte épaisse barrait d’un flot sombre, tandis que, dans son visage de lait, luisaient ses yeux noirs, élargis.

— Mais qu’as-tu, qu’as-tu donc ce soir, mon ami ? répéta-t-elle. Toi si bon, toi si simple, qui ne parles jamais argent, qui es si heureux dans notre médiocrité, tu causes là comme mon cousin Beauchêne… Allons, tu as dû passer une mauvaise journée à Paris, viens te coucher, oublie ta peine.

Il se leva enfin, se déshabilla, en murmurant encore de sourdes paroles.

— Je vais me coucher, certainement. Ça n’empêche pas que nous sommes ici dans une masure, et que, s’il pleuvait encore cette nuit, les enfants seraient mouillés. Comment veux-tu que je ne fasse pas des comparaisons ?… Ces pauvres enfants ! Je suis comme les autres papas, je les voudrais si heureux !

Et il allait se mettre au lit, lorsqu’une plainte qu’il crut entendre dans la pièce voisine, l’arrêta net au milieu de la chambre. Après avoir écouté, hanté quand même d’inquiétude, il finit par reprendre la lampe, pour retourner voir les petits, pieds nus, en chemise. Au bout de deux ou trois minutes, quand il reparut, silencieux, marchant avec des précautions infinies, il trouva la mère assise parmi les draps, le cou tendu, écoutant toujours, prête à le rejoindre au moindre appel.

— Ce n’est rien, dit-il très bas, comme si les enfants avaient pu l’entendre. C’est Rose qui s’était encore découverte… Ils dorment tous les quatre, pareils à des Jésus.

Puis, après avoir replacé la lampe sur la table :

— Je l’éteins, n’est-ce pas ?

Mais, au moment où il se dirigeait vers la fenêtre, pour la fermer, elle l’en empêcha.

— Non, non ! laisse-la grande ouverte. Il fait si beau, si doux ! Tout à l’heure, avant de nous endormir, nous la fermerons.

C’était vrai, rien n’était d’une beauté, d’une douceur comparables à cette merveilleuse nuit de printemps, qui entrait avec toute la paix noire, toute l’odeur calme et puissante des vastes campagnes. Au loin, on n’entendait plus que le souffle profond de la terre assoupie, dans son éternelle fécondité. La vie, quand même, débordait de ce repos, s’épandait en ce frisson du désir nocturne, dont l’amour, sans cesse ni fin, agite les herbes, les bois, les eaux, les champs, jusque dans leur sommeil. Maintenant que la lampe était éteinte, on voyait, de la chambre obscure, les étoiles brûlantes palpiter au ciel, tout un pan du ciel immense, que Paris continuait à incendier de son reflet de cratère, là-bas, juste en face du lit où les époux étaient couchés.

Tendrement, Mathieu prit Marianne entre ses bras, puis, la serrant tout contre lui, la mettant sur son cœur, dans cette étreinte où il la sentait si souple et si robuste, il continua d’une voix émue, à son oreille :

— Ma chérie, comprends bien que je songe à vous uniquement, aux petits et à toi… Les autres, qui sont riches, ont la sagesse de ne pas se charger de famille, et c’est nous, les pauvres, qui nous mettons des enfants sur les bras, coup sur coup, sans compter. Quand on y réfléchit un peu, ça paraît fou, c’est de la dernière imprévoyance… Ainsi, la naissance de notre petite Rose nous a certainement achevés, en nous forçant à nous réfugier ici, car, auparavant, nous joignions encore les deux bouts, nous ne faisions pas de dettes… Hein ? qu’en penses-tu ?

Elle ne bougeait pas, elle ne dénouait pas les bras de fraîche caresse dont elle l’avait lié. Mais une attente inquiète avait ralenti les battements de sa gorge.

— Je n’en pense rien, mon chéri. Je n’ai jamais songé à cela.

— Enfin, reprit-il, te vois-tu de nouveau enceinte, nous vois-tu avec un cinquième enfant ? C’est ce jour-là qu’on aurait raison de se moquer et de nous dire que, si nous sommes malheureux, c’est que nous le voulons bien !… Alors, n’est-ce pas ? ça me trotte par la tête, et j’ai fait aujourd’hui un serment, celui de nous en tenir là, de nous arranger pour que le cinquième ne vienne jamais… Qu’en penses-tu, ma chérie ?

Cette fois, sans doute à son insu même, elle dénoua un peu les bras, et il eut l’impression d’un petit frémissement de sa peau contre la sienne. Elle était prise de froid, elle avait envie de pleurer.

— J’en pense que tu dois avoir raison. Que veux-tu que je te dise, moi ? Tu es le maître, nous ferons ce que tu voudras.

Mais ce n’était déjà plus elle, l’amante, l’épouse, qu’il tenait dans son étreinte ; c’était une autre, la femme passive, résignée à n’être que du plaisir. Et surtout il avait la sensation qu’elle ne comprenait pas, effarée, se demandant pourquoi, à cause de quoi, il disait ces choses.

— Je ne te fais pas de la peine au moins, ma chérie, ajouta-t-il en affectant de plaisanter. Ça n’empêche pas de faire joujou, tu sais. Et nous serons logés à bonne enseigne, tout le monde en est là, tous ceux que je t’ai nommés ne s’arrangent pas autrement… Tu seras quand même ma petite femme que j’adore.

Il l’attira, la serra plus étroitement, chercha ses lèvres pour un baiser ; pendant qu’elle bégayait, mal à l’aise, dans une révolte inconsciente de chair et de cœur :

— Oui, sans doute, je sais bien… Comme il te plaira, tu as la charge de l’avenir…

Et elle éclata en sanglots, elle s’enfouit la tête dans sa poitrine, pour étouffer, des larmes, de grosses larmes dont il sentait le tiède ruissellement. Il était resté interdit, envahi à son tour d’une sorte de répugnance sourde, devant ce chagrin, dont elle n’aurait pu dire les profondes causes. Il s’en prit à lui-même, mécontent, désolé.

— Ne pleure pas, ma chérie… Je suis stupide, je suis un brutal et un vilain de te parler ainsi de ces choses, quand tu es là, gentiment, à me serrer dans tes bras. Tu réfléchiras, nous en recauserons… Et ne te fais pas de peine, endors-toi tranquille, tu sais, là, sur mon épaule, comme les soirs où nous nous aimons bien.

C’était en effet une habitude. Il la gardait ainsi, la tête sur son épaule, jusqu’à ce que la douce régularité de son souffle lui eût indiqué qu’elle dormait ; et, alors seulement, il la posait sur son oreiller avec précaution, sans la réveiller.

— Là, tu es bien, fais dodo… Je ne te tourmenterai pas.

Elle ne pleurait plus, elle ne disait rien, blottie contre son épaule, ramassée toute contre lui. Et il put espérer qu’elle s’endormirait de la sorte, tandis que lui, les yeux grands ouverts, continuait à réfléchir, en regardant le vaste ciel, où palpitaient les étoiles.

La lueur dont Paris incendiait l’horizon, là-bas, évoqua de nouveau la soirée ardente, d’où il était revenu si bouleversé. Maintenant, Beauchêne quittait Norine, retournait gaillardement au lit conjugal. Pourquoi donc, dans le récit de sa journée qu’il avait fait à Marianne, n’avait-il point osé lui conter cette aventure de Norine et du cousin Beauchêne ? Il en sentit davantage le côté malpropre et honteux. Puis, ce fut, ainsi qu’une nausée, le souvenir de la saleté personnelle qu’il avait failli commettre, en allant passer la nuit chez Sérafine. Il y serait, à cette heure. Cette pensée, dans ce lit, avec cette chère femme qui s’endormait sur son épaule, lui devint insupportable comme un remords. N’était-ce pas ce désir furieux d’une heure, pareil à une crise morbide, qui l’avait sali, qui laissait son intelligence obscurcie, sa chair détraquée ? Il fallait bien qu’il fût travaillé d’un poison, pour ne plus se reconnaître, pour avoir ainsi des sentiments et des volontés qu’il n’avait jamais eus. Il commençait à être stupéfait lui-même des discours qu’il venait de tenir à sa femme ; car, certainement, la veille, la seule idée d’avoir à dire ces choses l’aurait désespéré et paralysé.

Marianne ne s’endormait pas, avec sa tendre confiance habituelle. Elle avait beau fermer les yeux, rester inerte, Mathieu la devinait fâchée, malheureuse, ne comprenant toujours pas qu’il pût l’aimer si peu. Et, déjà, le souci de la richesse s’en était allé de lui, il devait faire un effort pour retrouver les raisonnements d’un Beauchêne ou d’un Morange, ce besoin orgueilleux de monter d’une classe, d’amasser la fortune sur une seule tête, dans la haine et la terreur du partage. Mais les théories entendues chez les Séguin le hantaient encore, car il ne pouvait nier les faits : les plus intelligents étaient sûrement les moins féconds, les enfants ne poussaient jamais en plus grand nombre que sur le fumier de la misère. Seulement, ce n’était là qu’un fait social, dépendant surtout de l’état de la société où il se produisait. La misère venait de l’injustice des hommes, et non de l’avarice de la terre, qui aurait nourri des nations décuplées, le jour où serait réglée la question du travail nécessaire, distribué entre tous, pour la santé et pour la joie. S’il restait vrai que dix mille heureux étaient préférables à cent mille malheureux, pourquoi donc ces cent mille malheureux, venus en trop, disait-on, n’auraient-ils pas apporté leur effort à élargir la vie, à être aussi heureux que les dix mille privilégiés, dont on voulait assurer l’égoïste bien-être, en châtrant la nature ? Et ce fut comme une délivrance, un souffle vivifiant d’infini, lorsque cette certitude lui revint que la fécondité avait fait la civilisation, que c’était le trop d’êtres, ce pullulement des misérables, exigeant leur part légitime de bonheur, qui avait soulevé les peuples, de secousse en secousse, jusqu’à la conquête de la vérité et de la justice. Il fallait être trop, pour que l’évolution pût s’accomplir, l’humanité déborder sur le monde, le peupler, le pacifier, tirer de lui toute la vie saine et solidaire dont il était gonflé. Puisque la fécondité faisait la civilisation, et que celle-ci réglait celle-là, il était permis de prévoir que, le jour où les temps seraient remplis, où il n’y aurait qu’un peuple fraternel sur le globe entièrement habité, un équilibre définitif s’établirait. Mais, jusque-là, dans des mille ans et des mille ans, c’était œuvre juste, œuvre bonne, que de ne point perdre une semence, de les confier toutes à la terre, comme le semeur dont la moisson ne saurait être trop abondante, cette moisson des hommes où chaque homme de plus est une force et une espérance.

Maintenant, par la fenêtre ouverte, le grand murmure prolongé, indistinct, que Mathieu entendait venir de la tiède nuit de printemps, n’était autre que le frémissement de l’éternelle fécondité. Il prêtait l’oreille, il était baigné dans ce frisson, comme dans le petit souffle de Marianne, qui ne dormait toujours pas, immobile, sans autre signe de vie que l’haleine légère dont elle lui effleurait le cou. Tout germait, tout poussait, s’épanouissait, en cette saison d’amour. Du ciel sans bornes, de la palpitation des étoiles, tombait la loi d’universel accouplement, l’attraction qui régit les mondes. De la vaste terre, couchée dans l’ombre comme une femme aux bras de l’époux, montaient les délices du spasme générateur, le petit bruit des eaux heureuses, gonflées d’œufs par milliards, le soupir large des forêts, vivantes, bourdonnantes des bêtes en rut, des arbres en poussée de sève, le branle profond des campagnes que soulevait de partout l’éclosion des graines. Et, sans doute, que de graines perdues, que de semences desséchées ou pourries, un déchet immense comblé sans cesse par l’inépuisable nature. Mais jamais il n’avait mieux senti que si, chez la bête, chez la plante, la vie lutte contre la mort, avec une énergie acharnée, inlassable, l’homme seul veut la mort pour la mort. Dans ces campagnes de mai, toutes tièdes, toutes pâmées de l’étreinte féconde des choses et des êtres, il n’y avait à cette heure que deux amoureux volontairement inféconds, ce couple de meurtriers si gais et si charmants, qui s’embrassaient, là-bas, sur le bord de l’Yeuse, sous les saules, avec des raffinements de passion stérile, chantés par les poètes.

Alors, chez Mathieu, les réflexions, les raisonnements furent balayés, il n’y eut plus que le désir, l’insatiable et éternel désir qui a créé les mondes, qui les crée chaque jour encore, sans que la conception ni l’enfantement puissent s’attarder une seconde. Le désir, toute l’âme de l’univers est là, la force qui soulève la matière, qui fait des atomes une intelligence, une puissance, une souveraineté. Et même il ne raisonnait plus le désir, il était possédé par lui, emporté par lui, comme par l’invincible loi qui propage, qui éternise la vie. Il suffisait qu’il eût senti le petit souffle de Marianne immobile lui effleurer le cou, pour qu’une flamme s’allumât dans ses veines. Pourtant, elle était toujours anéantie, l’air glacé, les yeux clos, sans pouvoir dormir. Mais d’elle, quand même, émanait le triomphant désir, le satin nu de ses bras et de sa gorge, l’odeur de sa peaufine et de ses lourds cheveux. La maternité, au lieu d’être, chez elle, destructive, lui avait donné une plénitude de formes, une solidité ferme de membres, toute cette beauté éclatante de la mère, qui fait de la beauté hésitante, équivoque de la vierge, un néant.

Mathieu, d’une étreinte passionnée, reprit Marianne entre ses bras.

— Ah ! chère femme, j’ai douté de nous… Ni moi ni toi ne dormirons, tant que tu ne m’auras pas pardonné.

Elle eut un doux rire, déjà consolée, s’abandonnant à cette tendresse, dont elle avait senti monter la victorieuse flamme.

— Oh ! moi, je n’ai pas douté, je savais bien que tu allais me reprendre.

Et ce fut un long baiser d’amour, sur l’invitation de l’amoureuse, de la féconde nuit de printemps, qui entrait toute par la fenêtre, avec ses étoiles palpitantes, avec ses eaux, ses forêts, ses campagnes pâmées. La sève de la terre montait, procréait dans l’ombre, embaumée d’une odeur de vivante ivresse. C’était le ruissellement des germes, charriés sans fin par les mondes. C’était le frisson d’accouplement des milliards d’êtres, le spasme universel de fécondation, la conception nécessaire, continue de la vie qui donne la vie. Et toute la nature, une fois encore, voulut ainsi qu’un être de plus fût conçu.

Mais Marianne avait arrêté Mathieu d’un geste, se soulevant, prêtant de nouveau l’oreille du côté de la chambre des enfants.

— Écoute donc !

Tous deux écoutèrent, se penchèrent, retinrent leur respiration.

— Tu crois qu’ils se réveillent ? — Oui, il m’a semblé entendre remuer. Puis, comme plus rien ne bougeait, qu’il ne venait de la chambre voisine qu’une grande paix d’innocence, elle se remit à rire doucement, un peu moqueuse.

— Nos quatre pauvres petits malheureux !… Alors, ça ne fait rien, tu veux bien le cinquième, un autre pauvre petit malheureux encore ?

Il lui ferma la bouche sous un ardent baiser.

— Tais-toi, je suis une bête… Ah ! ils peuvent nous prendre en dérision et en mépris. C’est toi qui as raison, c’est nous qui sommes les vaillants et les sages.

Et ils eurent la superbe, la divine imprévoyance. Dans leur possession, tous les bas calculs sombrèrent, il ne resta que l’amour vainqueur, ayant confiance en la vie qu’il crée sans compter. Si, aux bras l’un de l’autre, ils avaient restreint l’acte, ils ne se seraient plus aimés de tout leur être, se réservant, se reprenant mutuellement quelque chose d’eux. Le lien vivant se serait dénoué, il aurait cru la traiter en étrangère, comme elle aurait cru ne plus être sa femme. Eux se donnaient l’un à l’autre tout entiers, sans aucune restriction de cœur ni de chair, et c’était à la vie de faire son œuvre, si elle le jugeait bon. Ah ! les délices de cela, l’ivresse délicieuse de cet amour absolu dans son infini, qui est aussi de la santé et de la beauté ! Ce fut leur acte de foi en la vie, un cantique à la fécondité, créatrice généreuse, inépuisable des mondes. Le désir n’était plus que l’éternel espoir. Voilà la semence jetée au sillon, dans un cri de délirant bonheur : qu’elle germe donc et qu’elle fasse de la vie encore, de l’humanité, de l’intelligence et de la puissance ! Toute l’amoureuse nuit de mai en a frémi d’allégresse, les étoiles et la terre se sont pâmées avec l’épouse. Au-dessus du plaisir qui passe en tempête, une éternelle joie humaine demeure, le fait souverain de la conception, un être de plus, non pas de la misère, mais de la force, de la vérité, de la justice de plus.

Et la conception de cet être, de cet atome vivant lancé parmi les êtres, est auguste et sacrée, d’une incalculable importance, décisive peut-être.