Pascal Œuvres complètes Hachette, tome 2/Extraits des lettres à Mlle de Roannez

Pascal Œuvres complètes Hachette, tome 2
Sur la conversion du pécheurHachetteŒuvres complètes (1871), tome II (p. 40-49).


EXTRAITS
DES LETTRES A MADEMOISELLE DE ROANNEZ[1].


1.

… Pour répondre à tous vos articles, et bien écrire malgré mon peu de temps.

Je suis ravi de ce que vous goutez le livre de M. de Laval[2] et les Méditations sur la grâce ; j’en tire de grandes conséquences pour ce que je souhaite.

Je mande le détail de cette condamnation qui vous avait effrayée[3] ; cela n’est rien du tout. Dieu merci, et c’est un miracle de ce qu’on n’y fait pas pis, puisque les ennemis de la vérité ont le pouvoir et la volonté de l’opprimer. Peut-être êtes-vous de celles qui méritent que Dieu ne l’abandonne pas, et ne la retire pas de la terre, qui s’en est rendue si indigne ; et il est assuré que vous servez l’Église par vos prières, si l’Église vous a servi par les siennes. Car c’est l’Église qui mérite, avec Jésus-Christ qui en est inséparable, la conversion de tous ceux qui ne sont pas dans la vérité ; et ce sont ensuite ces personnes converties qui secourent la mère qui les a délivrées. Je loue de tout mon cœur le petit zèle que j’ai reconnu dans votre lettre pour l’union avec le pape. Le corps est non plus vivant sans le chef, que le chef sans le corps. Quiconque se sépare de l’un ou de l’autre n’est plus du corps, et n’appartient plus à Jésus-Christ. Je ne sais s’il y a des personnes dans l’Église plus attachées à cette unité du corps que ceux que vous appelez nôtres. Nous savons que toutes les vertus, le martyre, les austérités et toutes les bonnes œuvres sont inutiles hors de l’Église, et de la communion du chef de l’Église, qui est le pape. Je ne me séparerai jamais de sa communion, au moins je prie Dieu de m’en faire la grâce ; sans quoi je serai perdu pour jamais.

Je vous fais une espèce de profession de foi, et je ne sais pourquoi ; mais je ne l’effacerai pas ni ne recommencerai pas.

M. du Gas m’a parlé ce matin de votre lettre avec autant d’étonnement et de joie qu’on en peut avoir : il ne sait où vous avez pris ce qu’il m’a rapporté de vos paroles ; il m’en a dit des choses surprenantes et qui ne me surprennent plus tant. Je commence à m’accoutumer à vous et à la grâce que Dieu vous fait, et néanmoins je vous avoue qu’elle m’est toujours nouvelle, comme elle est toujours nouvelle en effet. Car c’est un flux continuel de grâces, que l’Écriture compare à un fleuve, et à la lumière que le soleil envoie incessamment hors de soi, et qui est toujours nouvelle, en sorte que, s’il cessoit un instant d’en envoyer, toute celle qu’on auroit reçue disparoîtroit, et on resteroit dans l’obscurité.

Il m’a dit qu’il avoit commencé à vous répondre, et qu’il le transcriroit pour le rendre plus lisible, et qu’en même temps il l’étendroit. Mais il vient de me l’envoyer avec un petit billet, où il me mande qu’il n’a pu ni le transcrire ni l’étendre ; cela me fait croire que cela sera mal écrit. Je suis témoin de son peu de loisir, et du désir qu’il avoit d’en avoir pour vous.

Je prends part à la joie que vous donnera l’affaire des… car je vois bien que vous vous intéressez pour l’Église ; vous lui êtes bien obligée. Il y a seize cents ans qu’elle gémit pour vous. Il est temps de gémir pour elle, et pour nous tout ensemble, et de lui donner tout ce qui nous reste de vie, puisque Jésus-Christ n’a pris la sienne que pour la perdre pour elle et pour nous.


2.

Il me semble que vous prenez assez de part au miracle pour vous mander en particulier que la vérification en est achevée par l’Église, comme vous le verrez par cette sentence de M. le grand vicaire.

Il y a si peu de personnes à qui Dieu se fasse paroître par ces coups extraordinaires, qu’on doit bien profiter de ces occasions, puisqu’il ne sort du secret de la nature qui le couvre que pour exciter notre foi à le servir avec d’autant plus d’ardeur que nous le connoissons avec plus de certitude.

Si Dieu se découvroit continuellement aux hommes, il n’y auroit point de mérite à le croire ; et s’il ne se découvroit jamais, il y auroit peu de foi. Mais il se cache ordinairement, et se découvre rarement à ceux qu’il veut engager dans son service. Cet étrange secret, dans lequel Dieu s’est retiré, impénétrable à la vue des hommes, est une grande leçon pour nous porter à la solitude loin de la vue des hommes. Il est demeuré caché, sous le voile de la nature qui nous le couvre, jusques à l’incarnation ; et quand il a fallu qu’il ait paru, il s’est encore plus caché en se couvrant de l’humanité. Il étoit bien plus reconnoissahle quand il étoit invisible, que non pas quand il s’est rendu visible. Et enfin, quand il a voulu accomplir la promesse qu’il fit à ses apôtres de demeurer avec les hommes jusqu’à son dernier avènement, il a choisi d’y demeurer dans le plus étrange et le plus obscur secret de tous, qui sont les espèces de l’eucharistie. C’est ce sacrement que saint Jean appelle dans l’Apocalypse[4] une manne cachée ; et je crois qu’Isaïe le voyoit en cet état, lorsqu’il dit en esprit de prophétie : « Véritablement tu es un Dieu caché[5]. » C’est là le dernier secret ou il peut être. Le voile de la nature qui couvre Dieu a été pénétré par plusieurs infidèles, qui, comme dit saint Paul[6], ont reconnu un Dieu invisible par la nature visible. Les chrétiens hérétiques l’ont connu à travers son humanité, et adorent Jésus-Christ Dieu et homme. Mais de le reconnoître sous des espèces de pain, c’est le propre des seuls catholiques : il n’y a que nous que Dieu éclaire jusque-là. On peut ajouter à ces considérations le secret de l’esprit de Dieu caché encore dans l’Ecriture. Car il y a deux sens parfaits, le littéral et le mystique ; et les juifs s’arrêtant à l’un ne pensent pas seulement qu’il y en ait un autre, et ne songent pas à le chercher ; de même que les impies, voyant les effets naturels, les attribuent à la nature, sans penser qu’il y en ait un autre auteur ; et comme les juifs, voyant un homme parfait en Jésus-Christ, n’ont pas pensé à y chercher une autre nature : « Nous n’avons pas pensé que ce fût lui, » dit encore Isaïe[7] ; et de même enfin que les hérétiques, voyant les apparences parfaites du pain dans l’eucharistie, ne pensent pas à y chercher une autre substance. Toutes choses couvrent quelque mystère ; toutes choses sont des voiles qui couvrent Dieu. Les chrétiens doivent le reconnoitre en tout. Les afflictions temporelles couvrent les biens éternels où elles conduisent. Les joies temporelles couvrent les maux éternels qu’elles causent. Prions Dieu de nous le faire reconnoître et servir en tout ; et rendons-lui des grâces infinies de ce que s’étant caché en toutes choses pour les autres, il s’est découvert en toutes choses et en tant de manières pour nous.


3.

Je ne sais comment vous aurez reçu la perte de vos lettres. Je voudrois bien que vous l’eussiez prise comme il faut. Il est temps de commencer à juger de ce qui est bon ou mauvais par la volonté de Dieu, qui ne peut être ni injuste ni aveugle, et non pas par la nôtre propre, qui est toujours pleine de malice et d’erreur. Si vous avez eu ces sentimens, j’en serai bien content, afin que vous vous en soyez consolée sur une raison plus solide que celle que j’ai à vous dire, qui est que j’espère qu’elles se retrouveront. On m’a déjà apporté celle du 5 ; et quoique ce ne soit pas la plus importante, car celle de M. du Gas l’est davantage, néanmoins cela me fait espérer de ravoir l’autre.

Je ne sais pourquoi vous vous plaignez de ce que je n’avois rien écrit pour vous ; je ne vous sépare point vous deux, et je songe sans cesse à l’un et à l’autre. Vous voyez bien que mes autres lettres, et encore celle-ci, vous regardent assez. En vérité, je ne puis m’empêcher de vous dire que je voudrois être infaillible dans mes jugements ; vous ne seriez pas mal si cela étoit, car je suis bien content de vous, mais mon jugement n’est rien. Je dis cela sur la manière dont je vois que vous parlez de ce bon cordelier persécuté, et de ce que fait le… Je ne suis pas surpris de voir M. N… s’y intéresser, je suis accoutumé à son zèle, mais le vôtre m’est tout à fait nouveau ; c’est ce langage nouveau que produit ordinairement le cœur nouveau. Jésus-Christ a donné dans l’Évangile cette marque pour reconnoître ceux qui ont la foi, qui est qu’ils parleront un langage nouveau[8] ; et en effet, le renouvellement des pensées et des désirs cause celui des discours. Ce que vous dites des jours où vous vous êtes trouvée seule, et la consolation que vous donne la lecture, sont des choses que M. N .... sera bien aise de savoir quand je les lui ferai voir, et ma sœur aussi. Ce sont assurément des choses nouvelles, mais qu’il faut sans cesse renouveler ; car cette nouveauté, qui ne peut déplaire à Dieu, comme le vieil homme ne lui peut plaire, est différente des nouveautés de la terre, en ce que les choses du monde, quelque nouvelles qu’elles soient, vieillissent en durant ; au lieu que cet esprit nouveau se renouvelle d’autant plus, qu’il dure davantage. « Notre vieil homme périt, dit saint Paul, et se renouvelle de jour en jour[9], » et ne sera parfaitement nouveau que dans l’éternité, où l’on chantera sans cesse ce cantique nouveau dont parle David dans les psaumes de laudes, c’est-à-dire ce chant qui part de l’esprit nouveau de la charité.

Je vous dirai pour nouvelle de ce qui touche ces deux personnes, que je vois bien que leur zèle ne se refroidit pas : cela m’étonne, car il est bien plus rare de voir continuer dans la piété que d’y voir entrer. Je les ai toujours dans l’esprit, et principalement celle du miracle, parce qu’il y a quelque chose de plus extraordinaire, quoique l’autre le soit aussi beaucoup et quasi sans exemple. Il est certain que les grâces que Dieu fait en cette vie sont la mesure de la gloire qu’il prépare en l’autre. Aussi, quand je prévois la fin et le couronnement de son ouvrage par les commencemens qui en paroissent dans les personnes de piété, j’entre en une vénération qui me transit de respect envers ceux qu’il semble avoir choisis pour ses élus. Je vous avoue qu’il me semble que je les vois déjà dans un de ces trônes ou ceux qui auront tout quitté jugeront le monde avec Jésus-Christ, selon la promesse qu’il en a faite. Mais quand je viens à penser que ces mêmes personnes peuvent tomber, et être au contraire au nombre malheureux des jugés, et qu’il y en aura tant qui tomberont de la gloire, et qui laisseront prendre à d’autres par leur négligence la couronne que Dieu leur avoit offerte, je ne puis souffrir cette pensée ; et l’effroi que j’aurois de les voir en cet état éternel de misère, après les avoir imaginées avec tant de raison dans l’autre état, me fait détourner l’esprit de cette idée, et revenir à Dieu pour le prier de ne pas abandonner les foibles créatures qu’il s’est acquises, et à lui dire pour les deux personnes que vous savez ce que l’Église dit aujourd’hui avec saint Paul : « Seigneur, achevez vous-même l’ouvrage que vous-même avez commencé[10]. » Saint Paul se considéroit souvent en ces deux états, et c’est ce qui lui fait dire ailleurs[11] : « Je châtie mon corps, de peur que moi-même, qui convertis tant de peuples, je ne devienne réprouvé. » Je finis donc par ces paroles de Job[12] : « J’ai toujours craint le Seigneur comme les flots d’une mer furieuse et enflée pour m’engloutir. » Et ailleurs : « Bienheureux est l’homme qui est toujours en crainte[13]. »

4.

Il est bien assuré qu’on ne se détache jamais sans douleur. On ne sent pas son lien quand on suit volontairement celui qui entraîne, comme dit saint Augustin ; mais quand on commence à résister et à marcher en s’éloignant, on souffre bien ; le lien s’étend et endure toute la violence ; et ce lien est notre propre corps, qui ne se rompt qu’à la mort. Notre-Seigneur a dit que, depuis la venue de Jean-Baptiste, c’est-à-dire depuis son avènement dans chaque fidèle, le royaume de Dieu souffre violence et que les violens le ravissent[14]. Avant que l’on soit touché, on n’a que le poids de sa concupiscence, qui porte à la terre. Quand Dieu attire en haut, ces deux efforts contraires font cette violence que Dieu seul peut faire surmonter. Mais nous pouvons tout, dit saint Léon, avec celui sans lequel nous ne pouvons rien[15]. Il faut donc se résoudre à souffrir cette guerre toute sa vie : car il n’y a point ici de paix. « Jésus-Christ est venu apporter le couteau, et non pas la paix[16]. » Mais néanmoins il faut avouer que comme l’Écriture dit que la sagesse des hommes n’est que folie devant Dieu[17], aussi on peut dire que cette guerre qui paroit dure aux hommes est une paix devant Dieu ; car c’est cette paix que Jésus-Christ a aussi apportée. Elle ne sera néanmoins parfaite que quand le corps sera détruit ; et c’est ce qui fait souhaiter la mort, en souffrant néanmoins de bon cœur la vie pour l’amour de celui qui a souffert pour nous et la vie et la mort, et qui peut nous donner plus de biens que nous ne pouvons ni demander ni imaginer, comme dit saint Paul[18], en l’épitre de la messe d’aujourd’hui.


5.

Je ne crains plus rien pour vous, Dieu merci, et j’ai une espérance admirable. C’est une parole bien consolante que celle de Jésus-Christ : « Il sera donné à ceux qui ont déjà[19]. » Par cette promesse, ceux qui ont beaucoup reçu ont droit d’espérer davantage, et ainsi ceux qui ont reçu extraordinairement doivent espérer extraordinairement.

J’essaye autant que je puis de ne m’affliger de rien, et de prendre tout ce qui arrive pour le meilleur. Je crois que c’est un devoir, et qu’on pèche en ne le faisant pas. Car enfin la raison pour laquelle les péchés sont péchés, c’est seulement parce qu’ils sont contraires à la volonté de Dieu : et ainsi l’essence du péché consistant à avoir une volonté opposée à celle que nous connoissons en Dieu, il est visible, ce me semble, que, quand il nous découvre sa volonté par les événemens, ce seroit un péché de ne s’y pas accommoder. J’ai appris que tout ce qui est arrivé a quelque chose d’admirable, puisque la volonté de Dieu y est marquée. Je le loue de tout mon cœur de la continuation faite de ses grâces, car je vois bien qu’elles ne diminuent point.

L’affaire du… ne va guère bien : c’est une chose qui fait trembler ceux qui ont de vrais mouvemens de Dieu de voir la persécution qui se prépare non-seulement contre les personnes (ce seroit peu), mais contre la vérité. Sans mentir, Dieu est bien abandonné. Il me semble que c’est un temps où le service qu’on lui rend lui est bien agréable. Il veut que nous jugions de la grâce par la nature ; et ainsi il permet de considérer que comme un prince chassé de son pays par ses sujets a des tendresses extrêmes pour ceux qui lui demeurent fidèles dans la révolte publique, de même il semble que Dieu considère avec une bonté particulière ceux qui défendent aujourd’hui la pureté de la religion et de la morale qui est si fort combattue. Mais il y a cette différence entre les rois de la terre et le Roi des rois, que les princes ne rendent pas leurs sujets fidèles, mais qu’ils les trouvent tels : au lieu que Dieu ne trouve jamais les hommes qu’infidèles, et qu’il les rend fidèles quand ils le sont. De sorte qu’au lieu que les rois ont une obligation insigne à ceux qui demeurent dans leur obéissance, il arrive, au contraire, que ceux qui subsistent dans le service de Dieu lui sont eux-mêmes redevables infiniment. Continuons donc à le louer de cette grâce, s’il nous l’a faite, de laquelle nous le louerons dans l’éternité, et prions-le qu’il nous la fasse encore, et qu’il ait pitié de nous et de l’Église entière, hors laquelle il n’y a que malédiction.

Je prends part aux… persécutés dont vous parlez. Je vois bien que Dieu s’est réservé des serviteurs cachés, comme il le dit à Élie. Je le prie que nous en soyons, bien et comme il faut, en esprit et en vérité et sincèrement.


6.

Quoi qu’il puisse arriver de l’affaire de.., il y en a assez, Dieu merci, de ce qui est déjà fait pour en tirer un admirable avantage contre ces maudites maximes. Il faut que ceux qui ont quelque part à cela en rendent de grandes grâces à Dieu, et que leurs parens et amis prient Dieu pour eux, afin qu’ils ne tombent pas d’un si grand bonheur et d’un si grand honneur que Dieu leur a faits. Tous les honneurs du monde n’en sont que l’image ; celui-là seul est solide et réel, et néanmoins il est inutile sans la bonne disposition du cœur. Ce ne sont ni les austérités du corps ni les agitations de l’esprit, mais les bons mouvemens du cœur qui méritent, et qui soutiennent les peines du corps et de l’esprit. Car enfin il faut ces deux choses pour sanctifier, peines et plaisirs. Saint Paul a dit que ceux qui entreront dans la bonne vie trouveront des troubles et des inquiétudes en grand nombre[20]. Cela doit consoler ceux qui en sentent, puisque, étant avertis que le chemin du ciel qu’ils cherchent en est rempli, ils doivent se réjouir de rencontrer des marques qu’ils sont dans le véritable chemin. Mais ces peines-là ne sont pas sans plaisirs, et ne sont jamais surmontées que par le plaisir. Car de même que ceux qui quittent Dieu pour retourner au monde ne le font que parce qu’ils trouvent plus de douceur dans les plaisirs de la terre que dans ceux de l’union avec Dieu, et que ce charme victorieux les entraîne, et, les faisant repentir de leur premier choix, les rend des pénitens du diable, selon la parole de Tertullien[21] : de même on ne quitteroit jamais les plaisirs du monde pour embrasser la croix de Jésus-Christ, si on ne trouvoit plus de douceur dans le mépris, dans la pauvreté, dans le dénûment et dans le rebut des hommes, que dans les délices du péché. Et ainsi, comme dit Tertullien[22], il ne faut pas croire que la vie des chrétiens soit une vie de tristesse. On ne quitte les plaisirs que pour d’autres plus grands. « Priez toujours, dit saint Paul, rendez grâces toujours, réjouissez-vous toujours[23]. » C’est la joie d’avoir trouvé Dieu qui est le principe de la tristesse de l’avoir offensé et de tout le changement de vie. Celui qui a trouvé le trésor dans un champ en a une telle joie, que cette joie, selon Jésus-Christ, lui fait vendre tout ce qu’il a pour l’acheter[24]. Les gens du monde n’ont point cette joie « que le monde ne peut ni donner ni ôter, » dit Jésus-Christ même[25]. Les bienheureux ont cette joie sans aucune tristesse ; les gens du monde ont leur tristesse sans cette joie, et les chrétiens ont cette joie mêlée de la tristesse d’avoir suivi d’autres plaisirs, et de la crainte de la perdre par l’attrait de ces autres plaisirs qui nous tentent sans relâche. Et ainsi nous devons travailler sans cesse à nous conserver cette joie qui modère notre crainte, et à conserver cette crainte qui conserve notre joie, et selon qu’on se sent trop emporter vers l’une, se pencher vers l’autre pour demeurer debout. « Souvenez-vous des biens dans les jours d’affliction, et souvenez-vous de l’affliction dans les jours de réjouissance, » dit l’Écriture[26], jusqu’à ce que la promesse que Jésus-Christ nous a faite[27] de rendre sa joie pleine en nous soit accomplie. Ne nous laissons donc pas abattre par la tristesse, et ne croyons pas que la piété ne consiste qu’en une amertume sans consolation. La véritable piété, qui ne se trouve parfaite que dans le ciel, est si pleine de satisfactions, qu’elle en remplit et l’entrée et le progrès et le couronnement. C’est une lumière si éclatante, qu’elle rejaillit sur tout ce qui lui appartient ; et s’il y a quelque tristesse mêlée, et surtout à l’entrée, c’est de nous qu’elle vient, et non pas de la vertu ; car ce n’est pas l’effet de la piété qui commence d’être en nous, mais de l’impiété qui y est encore. Ôtons l’impiété, et la joie sera sans mélange. Ne nous en prenons donc pas à la dévotion, mais à nous-mêmes, et n’y cherchons du soulagement que par notre correction.


7.

Je suis bien aise de l’espérance que vous me donnez du bon succes de l’affaire dont vous craignez de la vanité. Il y a à craindre partout, car si elle ne réussissoit pas, j’en craindrois cette mauvaise tristesse dont saint Paul dit qu’elle donne la mort, au lieu qu’il y en a une autre qui donne la vie[28]. Il est certain que cette affaire-là étoit épineuse, et que si la personne en sort, il y a sujet d’en prendre quelque vanité ; si ce n’est à cause qu’on a prié Dieu pour cela, et qu’ainsi il doit croire que le bien qui en viendra sera son ouvrage. Mais si elle réussissoit mal, il ne devroit pas en tomber dans l’abattement, par cette même raison qu’on a prié Dieu pour cela, et qu’il y a apparence qu’il s’est approprié cette affaire : aussi il le faut regarder comme l’auteur de tous les biens et de tous les maux, excepté le péché. Je lui répéterai là-dessus ce que j’ai autrefois rapporté de l’Écriture : « Quand vous êtes dans les biens, souvenez-vous des maux que vous méritez, et quand vous êtes dans les maux, souvenez-vous des biens que vous espérez. » Cependant je vous dirai sur le sujet de l’autre personne que vous savez, qui mande qu’elle a bien des choses dans l’esprit qui l’embarrassent, que je suis bien fâché de la voir en cet état. J’ai bien de la douleur de ses peines, et je voudrois bien l’en pouvoir soulager ; je la prie de ne point prévenir l’avenir, et de se souvenir que, comme dit Notre-Seigneur, « à chaque jour suffit sa malice[29]. »

Le passé ne nous doit point embarrasser, puisque nous n’avons qu’à avoir regret de nos fautes ; mais l’avenir nous doit encore moins toucher, puisqu’il n’est point du tout à notre égard, et que nous n’y arriverons peut-être jamais. Le présent est le seul temps qui est véritablement à nous, et dont nous devons user selon Dieu. C’est là où nos pensées doivent être principalement comptées. Cependant le monde est si inquiet, qu’on ne pense presque jamais à la vie présente et à l’instant où l'on vit ; mais à celui où l’on vivra. De sorte qu’on est toujours en état de vivre à l’avenir, et jamais de vivre maintenant. Notre-Seigneur n’a pas voulu que notre prévoyance s’étendît plus loin que le jour où nous sommes. C’est les bornes qu’il faut garder, et pour notre propre salut, et pour notre propre repos. Car, en vérité, les préceptes chrétiens sont les plus pleins de consolations : je dis plus que les maximes du monde.

Je prévois aussi bien des peines et pour cette personne, et pour d’autres, et pour moi. Mais je prie Dieu, lorsque je sens que je m’engage dans ces prévoyances, de me renfermer dans mes limites ; je me ramasse dans moi-même, et je trouve que je manque à faire plusieurs choses à quoi je suis obligé présentement, pour me dissiper en des pensées inutiles de l’avenir, auxquelles, bien loin d’être obligé de m’arrêter, je suis au contraire obligé de ne m’y point arrêter. Ce n’est que faute de savoir bien connoître et étudier le présent qu’on fait l’entendu pour étudier l’avenir. Ce que je dis là, je le dis pour moi, et non pas pour cette personne, qui a assurément bien plus de vertu et de méditation que moi ; mais je lui représente mon défaut pour l’empêcher d’y tomber : on se corrige quelquefois mieux par la vue du mal que par l’exemple du bien ; et il est bon de s’accoutumer à profiter du mal, puisqu’il est si ordinaire, au lieu que le bien est si rare.


8.

Je plains la personne que vous savez dans l’inquiétude où je sais qu’elle est, et où je ne m’étonne pas de la voir. C’est un petit jour du jugement, qui ne peut arriver sans une émotion universelle de la personne, comme le jugement général en causera une générale dans le monde, excepté ceux qui se seront déjà jugés eux-mêmes, comme elle prétend faire : cette peine temporelle garantiroit de l’éternelle, par les mérites infinis de Jésus-Christ, qui la souffre et qui se la rend propre ; c’est ce qui doit la consoler. Notre joug est aussi le sien, sans cela il seroit insupportable. « Portez, dit-il, mon joug sur vous. » Ce n’est pas notre joug, c’est le sien, et aussi il le porte. « Sachez, dit-il, que mon joug est doux et léger[30]. » Il n’est léger qu’à lui et à sa force divine. Je lui voudrois dire qu’elle se souvienne que ces inquiétudes ne viennent pas du bien qui commence d’être en elle, mais du mal qui y est encore et qu’il faut diminuer continuellement ; et qu’il faut qu’elle fasse comme un enfant qui est tiré par des voleurs d’entre les bras de sa mère, qui ne le veut point abandonner ; car il ne doit pas accuser de la violence qu’il souffre la mère qui le retient amoureusement, mais ses injustes ravisseurs. Tout l’office de l’Avent est bien propre pour donner courage aux foibles, et on y dit souvent ce mot de l’Écriture : « Prenez courage, lâches et pusillanimes, voici votre rédempteur qui vient[31] ; » et on dit aujourd’hui à Vêpres : « Prenez de nouvelles forces, et bannissez désormais toute crainte ; voici notre Dieu qui arrive, et vient pour nous secourir et nous sauver. »


9.

Votre lettre m’a donné une extrême joie. Je vous avoue que je commençois à craindre, ou au moins à m’étonner. Je ne sais ce que c’est que ce commencement de douleur dont vous parlez ; mais je sais qu’il faut qu’il en vienne. Je lisois tantôt le XIIIe chapitre de saint Marc en pensant à vous écrire, et aussi je vous dirai ce que j’y ai trouvé. Jésus-Christ y fait un grand discours à ses apôtres sur son dernier avénement ; et comme tout ce qui arrive à l’Église arrive aussi à chaque chrétien en particulier, il est certain que tout ce chapitre prédit aussi bien l’état de chaque personne qui, en se convertissant, détruit le vieil homme en elle, que l’état de l’univers entier, qui sera détruit pour faire place à de nouveaux cieux et a une nouvelle terre, comme dit l’Écriture[32]. Et aussi je songeois que cette prédiction de la ruine du temple réprouvé, qui figure la ruine de l’homme réprouvé qui est en chacun de nous, et dont il est dit qu’il ne sera laissé pierre sur pierre, marque qu’il ne doit être laissé aucune passion du vieil homme ; et ces effroyables guerres civiles et domestiques représentent si bien le trouble intérieur que sentent ceux qui se donnent à Dieu, qu’il n’y a rien de mieux peint.

Mais cette parole est étonnante : « Quand vous verrez l’abomination dans le lieu où elle ne doit pas être, alors que chacun s’enfuie sans rentrer dans sa maison pour reprendre quoi que ce soit. » Il me semble que cela prédit parfaitement le temps où nous sommes, où la corruption de la morale est aux maisons de sainteté, et dans les livres des théologiens et des religieux où elle ne devroit pas être. Il faut sortir après un tel désordre, et malheur à celles qui sont enceintes ou nourrices en ce temps-là, c’est-à-dire à ceux qui ont des attachemens au monde qui les y retiennent ! La parole d’une sainte est à propos sur ce sujet : qu’il ne faut pas examiner si on a vocation pour sortir du monde, mais seulement si on a vocation pour y demeurer, comme on ne consulteroit point si on est appelé à sortir d’une maison pestiférée ou embrasée.

Ce chapitre de l’Évangile, que je voudrois lire avec vous tout entier, finit par une exhortation à veiller et à prier pour éviter tous ces malheurs, et en effet il est bien juste que la prière soit continuelle quand le péril est continuel.

J’envoie à ce dessein des prières qu’on m’a demandé ; c’est à trois heures après midi. Il s’est fait un miracle depuis votre départ à une religieuse de Pontoise, qui, sans sortir de son couvent, a été guérie d’un mal de tête extraordinaire par une dévotion à la sainte épine. Je vous en manderai un jour davantage. Mais je vous dirai sur cela un beau mot de saint Augustin, et bien consolatif pour de certaines personnes ; c’est qu’il dit que ceux-là voient véritablement les miracles auxquels les miracles profitent : car on ne les voit pas si on n’en profite pas.

Je vous ai une obligation que je ne puis assez vous dire du présent que vous m’avez fait : je ne savois pas ce que ce pouvoit être, car je l’ai déployé avant de lire votre lettre, et je me suis repenti ensuite de ne lui avoir pas rendu d’abord le respect que je lui devois. C’est une vérité que le Saint-Esprit repose invisiblement dans les reliques de ceux qui sont morts dans la grâce de Dieu, jusqu’à ce qu’il paroisse visiblement en la résurrection, et c’est ce qui rend les reliques des saints si dignes de vénération. Car Dieu n’abandonne jamais les siens, non pas même dans le sépulcre, où leur corps, quoique morts aux yeux des hommes, sont plus vivans devant Dieu, à cause que le péché n’y est plus : au lieu qu’il réside toujours durant cette vie, au moins quant à sa racine, car les fruits du péché n’y sont pas toujours, et cette malheureuse racine, qui en est inséparable pendant la vie, fait qu’il n’est pas permis de les honorer alors, puisqu’ils sont plutôt dignes d’être haïs. C’est pour cela que la mort est nécessaire pour mortifier entièrement cette malheureuse racine, et c’est ce qui la rend souhaitable. Mais il ne sert de rien de vous dire ce que vous savez si bien ; il vaudroit mieux le dire à ces autres personnes dont vous parlez, mais elles ne l’ecouteroient pas.


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  1. Cette sœur de M. de Roannez, née en 1633, entra d’abord à Port Royal, en fut tirée par lettre de cachet, mais après avoir prononcé le vœu de virginité, fut déliée de ce vœu après la mort de Pascal et la retraite du duc de Roannez, son frère, à l’Oratoire, épousa le duc de La Feuillade, et ne put trouver dans cet état ni le bonheur, ni la tranquillité de sa conscience. Elle mourut, après quinze ans de mariage, d’un cancer au sein.
  2. Pseudonyme sous lequel le duc de Luynes a écrit plusieurs ouvrages de piété.
  3. Probablement la condamnation d’Arnauld par la Sorbonne.
  4. II, 17.
  5. XLV, 45.
  6. Rom., I, 20.
  7. LIII, 3.
  8. Marc, XVI, 17.
  9. Coloss., III, 9, 10.
  10. Philipp., I, 6.
  11. Cor., IX, 27.
  12. XXXI, 23.
  13. Ps., CXX, I
  14. Matth., XI, 12.
  15. Huitième sermon pour l’Épiphanie.
  16. Matth., X, 34.
  17. l Cor., III, 49.
  18. Eph, III, 20.
  19. Matth., XIII, 17.
  20. Act. XIV, 21.
  21. De pœnitentia, V.
  22. De spectaculis, XXVIII.
  23. Thess., v, 46-18.
  24. Matth., XIII, 44.
  25. Jean, XIV, 27.
  26. Eccles., XX, 27.
  27. Jean, XVI, 24.
  28. II Cor., VII, 10.
  29. Matth., VI, 34.
  30. Matth., XI, 29 30.
  31. Isaïe. XXXV, 4.
  32. Ibid, LXV, 17 ; LXVI. 29.