Extrait d’un Mémoire sur Lao-tseu

(Juillet 1823.)

JOURNAL ASIATIQUE.



EXTRAIT D’UN MÉMOIRE
SUR LAO-TSEU,
Philosophe chinois du sixième siècle avant notre ère, qui a professé les opinions attribuées à Platon et à Pythagore[1].
Par M. Abel-Rémusat.

Peu de sujets, dans le domaine de l’histoire ancienne, sont propres à faire naître plus de curiosité que les antiques rapports et les liaisons maintenant presque oubliées qui doivent avoir existé entre ces nations, dont l’origine remonte aux premiers âges du monde. À l’intérêt déjà si vif qu’inspire tout ce qui tient aux mœurs, aux arts, au génie des Égyptiens, des Assyriens, des Perses, des peuples de l’Inde et de la Chine, se joint une sorte d’étonnement quand on croit apercevoir quelques traces de communications qu’on est accoutumé à regarder comme impossibles. Une seule particularité de ce genre, quand elle est bien constatée, fournit matière à une foule de questions piquantes et à un plus grand nombre de conjectures. Telle est la cause de l’empressement que les savans ont toujours mis à les rassembler et à les expliquer. Souvenirs fugitifs, traditions presque effacées, analogies dans les usages et dans les opinions, tout a été recueilli avec avidité. Les faits les plus minutieux ont acquis de l’importance par le but qu’on se proposait, et qui n’était autre, en réalité, que de retrouver, en marquant les relations des peuples, l’origine et la succession des sciences, des arts, et de la civilisation.

C’est aussi là le motif qui a engagé tant d’hommes judicieux à rechercher l’histoire des fables et des erreurs : vaste et importante partie de l’histoire de l’esprit humain. Car, s’il ne s’agissait pour nous que de prendre une idée plus juste et plus précise des écarts auxquels notre entendement est exposé, nous pourrions bien, sans aller si loin et sans remonter si haut, en trouver autour de nous, et dans nous-mêmes, les preuves les plus satisfaisantes et les exemples les plus multipliés. Pour l’objet qui l’occupe, l’antiquaire laisse de côté ces méprises communes dans lesquelles notre raison se laisse naturellement entraîner, en tout tems et en tout lieu, par un effet de sa faiblesse et de son orgueil ; mais il s’attache de préférence à ces erreurs si singulières, à ces imaginations si bizarres, ou à ces subtilités tellement raffinées, qu’il est difficile de croire qu’elles aient été trouvées deux fois. Pour lui, les plus fortes absurdités sont les meilleures, parce qu’elles sont mieux caractérisées, et que les conclusions qu’il en déduit sont plus rigoureuses. C’est ainsi qu’on peut tirer parti des erreurs mêmes en faveur de la vérité, et faire tourner les fables au profit de l’histoire. Car enfin, la vérité est une, et peut se trouver partout sans rien prouver ; mais le champ du mensonge est immense, et, quand on s’y rencontre, il faut bien qu’il y ait quelque raison pour cela. Que deux hommes raisonnent juste à trois mille lieues l’un de l’autre, cela n’a rien d’extraordinaire, et peut s’attribuer au bon usage qu’ils font de leurs facultés. Mais s’ils se trompent tous deux sur le même sujet, et précisément de la même manière, il y a à parier que leur méprise vient d’une source commune, et qu’ils ont eu le même instituteur.

Il y a ainsi telle erreur grossière qui a fait le tour du monde plus vite que n’aurait pu faire une vérité, et dont on est bien embarrassé de suivre la marche et de tracer l’itinéraire. Comment se fait-il, par exemple, que ces notions fantastiques par lesquelles les anciens savaient si bien suppléer au défaut de connaissances géographiques, aient été portées à l’autre extrémité du continent ? Les hommes sans tête, qui ont les yeux sur la poitrine ; ceux dont les oreilles sont si grandes, que l’une leur sert de matelas quand ils sont couchés, tandis qu’ils s’enveloppent de l’autre comme d’une couverture ; les amazones, les pygmées et leurs combats avec les grues, les cyclopes et tous ces monstres dont l’imagination des Grecs avait peuplé les régions qui leur étaient inconnues, reparaissent chez les Mythologues de l’Asie orientale. Les mêmes attributs, les mêmes aventures les caractérisent. On a seulement été contraint de changer le lieu de la scène, et, par une sorte de réciprocité, l’Occident est devenu pour les anciens Chinois ce que l’Orient était pour les Grecs, le séjour ordinaire des monstres et la région des êtres chimériques. Du reste, on a mis à conserver ces folies une scrupuleuse exactitude, qu’on souhaiterait de rencontrer souvent dans des sujets raisonnables. Les Calmouques connaissaient peut-être avant nous les héros de ces contes puérils dans lesquels Perraut n’a pas même eu le mérite de l’invention. Il importe peu que ces rapports roulent sur des circonstances frivoles ou de futiles absurdités. Ce n’est pas de leur plus ou moins de valeur qu’il s’agit. L’analogie existe : elle ne saurait être attribuée au hasard. En l’expliquant, on résoudrait des problèmes historiques dignes de toute notre attention.

Si des erreurs populaires on passe à celles des hommes instruits, je veux dire aux anciens systèmes de philosophie, on y trouve des marques non moins caractéristiques, et la matière de rapprochemens tout aussi concluans. Ceux-ci offraient à l’érudition une matière intéressante et digne de l’exercer. Aussi ont-ils été remarqués depuis long-tems. Mais si l’on ne manque pas de faits de ce genre recueillis dans les écrits des philosophes grecs et orientaux, on manque moins encore de systèmes imaginés pour en rendre raison. Toutefois, l’explication des rapports qu’on observe dans les opinions philosophiques des divers peuples de l’antiquité, laisse encore beaucoup à désirer. Comme il n’y a pas de meilleur moyen d’éprouver les hypothèses et de simplifier les explications, que de multiplier les aperçus en augmentant le nombre des faits, j’ai entrepris d’en ajouter un à tous ceux qu’on avait déjà réunis, et, dans cette vue, j’ai soumis à un examen approfondi la doctrine d’un philosophe très-célèbre à la Chine, fort peu connu en Europe, et dont les écrits très-obscurs, et, par conséquent très-peu lus, n’étaient guère mieux appréciés dans son pays, où on les entendait mal, que dans le nôtre, où on en avait à peine ouï parler.

Les traditions qui avaient cours au sujet de ce philosophe, et dont on devait la connaissance aux missionnaires, n’étaient pas de nature à encourager des recherches sérieuses. Ce qu’on savait de plus positif, c’est que ce sage, qu’une des trois sectes de la Chine reconnaît pour son chef, était né il y a environ 2 400 ans, et qu’il avait fait un ouvrage qui est venu jusqu’à nous, sous le titre de Livre de la Raison et de la Vertu. De ce titre est venu celui de ses sectateurs, qui s’appellent eux-mêmes Docteurs de la raison, et qui justifient par mille extravagances cette pompeuse dénomination. C’est d’eux qu’on avait appris que la mère de leur patriarche l’avait porté 81 ans dans son sein, qu’il était venu au monde avec les cheveux blancs, ce qui lui avait valu le nom de Lao-tseu, vieil enfant sous lequel on a coutume de le désigner. On savait encore que vers la fin de sa vie ce philosophe était sorti de la Chine, et qu’il avait voyagé fort loin à l’Occident, dans des pays où, suivant les uns, il avait puisé ses opinions, et où, suivant les autres, il les avait enseignées. — En recherchant les détails de sa vie, j’ai rencontré beaucoup d’autres traits merveilleux qui lui sont attribués par les sectaires ignorans et crédules, qui s’imaginent pratiquer sa doctrine. Ainsi, comme ils ont admis le dogme de la transmigration des âmes, ils supposent que celle de leur maître, quand elle vint animer son corps, n’en était pas à sa première naissance, et que déjà précédemment elle avait paru plusieurs fois sur la terre. On sait que Pythagore prétendait avoir régné en Phrygie sous le nom de Midas, qu’il se souvenait d’avoir été cet Euphorbe que blessa Ménélas, et qu’il reconnut dans le temple de Junon, à Argos, le bouclier qu’il avait porté au siège de Troie. Ces sortes de généalogies ne coûtent rien à ceux qui les fabriquent. Aussi celle qu’on a faite à Lao-tseu est-elle des plus magnifiques. Entre autres transformations, son âme était descendue bien des siècles auparavant dans les pays occidentaux, et elle avait converti tous les habitans de l’empire romain plus de 600 ans avant la fondation de Rome.

Il me parut que ces fables pouvaient se rapporter à l’origine des principes enseignés par Lao-tseu, et peut-être offrir quelque souvenir des circonstances qui les avaient portés jusqu’au bout de l’Asie. Je trouvai curieux de rechercher si ce sage, dont la vie fabuleuse offrait déjà plusieurs traits de ressemblance avec celle du philosophe de Samos, n’aurait pas avec lui par ses opinions quelque autre conformité plus réelle. L’examen que je fis de son livre confirma pleinement cette conjecture, et changea du reste toutes les idées que j’avais pu me former de l’auteur. Comme tant d’autres fondateurs, il était sans doute bien loin de prévoir la direction que devaient prendre les opinions qu’il enseignait ; et s’il reparaissait encore sur la terre, il aurait lieu de se plaindre du tort que lui ont fait ses indignes disciples. Au lieu du patriarche d’une secte de jongleurs, de magiciens et d’astrologues, cherchant le breuvage d’immortalité, et les moyens de s’élever au ciel en traversant les airs, je trouvai dans son livre un véritable philosophe moraliste judicieux, théologien disert et subtil métaphysicien. Son style a la majesté de celui de Platon et, il faut le dire aussi, quelque chose de son obscurité. Il exprime des conceptions toutes semblables presque dans les mêmes termes, et l’analogie n’est pas moins frappante dans les expressions que dans les idées. Voici, par exemple, comme il parle du souverain Être : « Avant le chaos qui a précédé la naissance du ciel et de la terre, un seul être existait, immense et silencieux, immuable et toujours agissant. C’est la mère de l’univers. J’ignore son nom ; mais je le désigne par le mot de Raison… L’homme a son modèle dans la terre, la terre dans le ciel, le ciel dans la raison, la raison en elle-même. » La morale qu’il professe est digne de ce début. Selon lui, la perfection consiste à être sans passions pour mieux contempler l’harmonie de l’univers. « Il n’y a pas, dit-il, de plus grand péché que les désirs déréglés, ni de plus grand malheur que les tourmens qui en sont la juste punition. » Il ne cherchait pas à répandre sa doctrine. « On cache avec soin, disait-il, un trésor qu’on a découvert. La plus solide vertu du sage consiste à savoir passer pour un insensé. » Il ajoutait que le sage devait suivre le tems et s’accommoder aux circonstances : précepte qu’on pourrait croire superflu, mais qui sans doute devait s’entendre dans un sens un peu différent de celui qu’il aurait parmi nous. Au reste, toute sa philosophie respire la douceur et la bienveillance. Toute son aversion est pour les cœurs durs et les hommes violens. On a remarqué ce passage sur les conquérans : « La paix la moins glorieuse est préférable aux plus brillans succès de la guerre. La victoire la plus éclatante n’est que la lueur d’un incendie. Qui se pare de ses lauriers, aime le sang, et mérite d’être effacé du nombre des hommes. Les anciens disaient : Ne rendez aux vainqueurs que des honneurs funèbres ; accueillez-les avec des pleurs et des cris en mémoire des homicides qu’ils ont faits, et que les monumens de leurs victoires soient environnés de tombeaux. »

La métaphysique de Lao-tseu offre bien d’autres traits remarquables, que je me suis attaché à développer dans mon Mémoire, et que, par divers motifs, je me vois contraint de passer sous silence. Comment en effet donner une idée de ces hautes abstractions et de ces subtilités inextricables où se joue et s’égare l’imagination orientale ? Il suffira de dire ici que les opinions du philosophe chinois sur l’origine et la constitution de l’univers, n’offrent ni fables ridicules ni choquantes absurdités ; qu’elles portent l’empreinte d’un esprit noble et élevé, et que dans les sublimes rêveries qui les distinguent, elles présentent une conformité frappante et incontestable avec la doctrine que professèrent un peu plus tard les écoles de Pythagore et de Platon. Comme les pythagoriciens et les stoïciens, notre philosophe admet pour première cause la raison, être ineffable, incréé, qui est le type de l’univers, et n’a de type que lui-même. Ainsi que Pythagore, il prend les âmes humaines pour des émanations de la substance éthérée, qui vont s’y réunir à la mort, et de même que Platon, il refuse aux méchans la faculté de rentrer dans le sein de l’âme universelle. Comme Pythagore, il donne aux premiers principes des choses les noms des nombres, et sa cosmogonie est en quelque sorte algébrique. Il rattache la chaîne des êtres à celui qu’il appelle un, puis à deux, puis à trois qui ont fait toutes choses. Le divin Platon qui avait adopté ce dogme mystérieux, semble craindre de le révéler aux profanes. Il l’enveloppe de nuages dans sa fameuse lettre aux trois amis ; il l’enseigne à Denys de Syracuse, mais par énigmes, comme il le dit lui-même, de peur que ses tablettes venant, sur terre ou sur mer, à tomber entre les mains de quelque inconnu, on ne puisse les lire et les entendre. Peut-être le souvenir récent de la mort de Socrate contribuait-il à lui imposer cette réserve. Lao-tseu, n’use pas de tous ces détours ; et ce qu’il y a de plus clair dans son livre, c’est qu’un être trine a formé l’univers. Pour comble de singularité, il donne à cet être un nom hébreu à peine altéré, le nom même qui désigne dans nos livres saints celui qui a été, qui est, et qui sera. Ce dernier trait confirme tout ce qu’indiquait déjà la tradition d’un voyage de Lao-tseu dans l’Occident, et ne laisse aucun doute sur l’origine de sa doctrine. Vraisemblablement il la tenait ou des Juifs des dix tribus que la conquête de Salmanazar venait de disperser dans toute l’Asie, ou des apôtres de quelque secte phénicienne, à laquelle appartenaient aussi les philosophes qui furent les maîtres et les précurseurs de Pythagore et de Platon. En un mot, nous retrouvons dans les écrits de ce philosophe chinois les dogmes et les opinions qui faisaient, suivant toute apparence, la base de la foi orphique, et de cette antique sagesse orientale dans laquelle les Grecs allaient s’instruire à l’école des Égyptiens, des Thraces et des Phéniciens.

Maintenant qu’il est certain que Lao-tseu a puisé aux mêmes sources que les maîtres de la philosophie ancienne, on voudrait savoir quels ont été ses précepteurs immédiats, et quelles contrées de l’Occident il a visitées. Nous savons par un témoignage digne de foi qu’il est venu dans la Bactriane. Mais il n’est pas impossible qu’il ait poussé ses pas jusque dans la Judée ; ou même dans la Grèce. Un Chinois à Athènes, offre une idée qui répugne à nos opinions, ou, pour mieux dire, à nos préjugés sur les rapports des nations anciennes. Je crois, toutefois, qu’on doit s’habituer à ces singularités ; non qu’on puisse démontrer que notre philosophe chinois ait effectivement pénétré jusque dans la Grèce, mais parce que rien n’assure qu’il n’y en soit pas venu d’autres vers la même époque, et que les Grecs n’en aient pas confondu quelqu’un dans le nombre de ces Scythes qui se faisaient remarquer par l’élégance de leurs mœurs, leur douceur et leur politesse.

Au reste, quand Lao-tseu se serait arrêté en Syrie, après avoir traversé la Perse, il eût déjà fait les trois quarts du chemin, et la partie la plus difficile. Depuis qu’on s’attache exclusivement à la recherche des faits, on conçoit à peine que le seul désir de connaître des opinions ait pu faire entreprendre des courses si pénibles. Mais c’était alors le tems des voyages philosophiques ; on bravait la fatigue pour aller chercher la sagesse, ou ce qu’on prenait pour elle ; et l’amour de la vérité lançait dans des entreprises devant lesquelles l’amour du gain eût reculé. Il y a dans ces excursions lointaines quelque chose de romanesque qui nous les rend a peine croyables. Nous ne saurions nous imaginer qu’à ces époques reculées, où la géographie était si peu perfectionnée et le monde encore enveloppé d’obscurité, des philosophes pussent, par l’effet d’une louable curiosité, quitter leur patrie, et parcourir, malgré mille obstacles et en traversant des régions inconnues, des parties considérables de l’ancien continent. Mais on ne doit pas nier tous les faits qui embarrassent, et ceux de ce genre se multiplient chaque jour, à mesure qu’on approfondit l’histoire ancienne de l’Orient. Ce qu’on serait tenté d’en conclure, c’est que les obstacles n’étaient pas si grands que nous les supposons, ni les contrées à traverser si peu connues. Des souvenirs de parenté liaient encore les nations de proche en proche. L’hospitalité, qui est la vertu des peuples barbares, dispensait les voyageurs de mille précautions qui sont nécessaires parmi nous. La religion favorisait leur marche, qui n’était en quelque sorte qu’un long pèlerinage de temple en temple et d’école en école. De tout tems aussi le commerce a eu ses caravanes ; et, dès la plus haute antiquité, il y avait en Asie des routes tracées qu’on a suivies naturellement jusqu’à l’époque où la découverte du cap de Bonne-Espérance a changé la direction des voyages de long cours. En un mot, on a cru les nations civilisées de l’ancien monde plus complètement isolées, et plus étrangères les unes aux autres qu’elles ne l’étaient réellement, parce que les moyens qu’elles avaient pour communiquer entre elles et les motifs qui les y engageaient nous sont également inconnus. Nous sommes peut-être un peu trop disposés à mettre sur le compte de leur ignorance ce qui n’est qu’un effet de la nôtre. À cet égard, nous pourrions justement nous appliquer ce que dit, par rapport à la morale, un des disciples les plus célèbres du sage dont nous venons de rechercher les opinions : « Une vive lumière éclairait la haute antiquité ; mais à peine quelques rayons sont venus jusqu’à nous. Il nous semble que les anciens étaient dans les ténèbres, parce que nous les voyons à travers les nuages épais dont nous venons de sortir. L’homme est un enfant né à minuit ; quand il voit lever le soleil, il croit que hier n’a jamais existé. »

  1. Cet extrait a été lu à la séance publique de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, le 28 juillet 1820.