Extrême-Orient, 1931 — 1938/1932-2

L. Fournier et Cie (p. 35-37).

BOURRASQUE SUR LE PACIFIQUE

17 Février 1932.

Ne dramatisons point. Toutefois gardons-nous de considérer ce qui se passe en Chine uniquement sous l’angle de ce que l’on appelle couramment l’actualité, c’est-à-dire le fait présent qui alimente les journaux, que rien, souvent, ne précède et ne suit, et qui, même dans le cas contraire, n’a pour le lecteur que l’intérêt d’être, au moment où il le lit. L’affaire de Mandchourie et celle de Shanghaï doivent éveiller un autre intérêt. Que pour apprécier ces deux affaires on les sépare à tous égards comme le veulent les Japonais ou qu’on les réunisse au contraire comme y tiennent les Chinois, elles sortent du cadre extrême-oriental. La première y serait restée cette fois encore sans l’intervention de la Société des Nations. C’est donc par accident qu’elle en est sortie. La seconde s’en échappait d’emblée d’elle-même à cause du caractère essentiellement international de la ville où elle avait surgi.

Quoi qu’il en soit, les deux affaires se présentent maintenant sous un jour tel que leur côté international est manifeste, et c’est précisément ce qu’il ne faut pas considérer avec indifférence.

Le fameux problème du Pacifique, et tout ce qu’il comporte, d’aucuns s’en sont moqués, certains s’en moqueront encore ; d’autres en ont parlé sans en saisir la gravité, et par une sorte de « snobisme diplomatique qui sévit à ce sujet », comme l’écrit en judicieux observateur l’amiral Castex. Tout de même, ce qui se déroule à présent en Extrême-Orient fera sans doute réfléchir les uns et les autres. Pour notre part, cela nous fait l’effet de ces bourrasques qui généralement précèdent une tempête ; bien que cette dernière quelquefois se détourne, elles y ont fait penser.

Oh ! l’orage n’éclatera pas nécessairement. Nous croyons même sincèrement qu’il se détournera. Le conflit du Pacifique, que nous ne sommes pas seul à pressentir, et dont nous n’avons cessé depuis des années, d’étudier les préliminaires en étudiant le problème du Pacifique, n’est pas encore pour demain. Mais nous ne saurions isoler dans le temps les événements d’aujourd’hui. Nous ne pouvons nous empêcher de les rattacher à l’avenir. Ils sonnent comme un avertissement pour éveiller notre attention ou pour donner un sens positif à ce qui, jusqu’ici, ne se présentait à l’esprit de beaucoup d’entre nous que sous la forme d’une théorie.

N’étant pas stratège, nous ne saurions dire par où s’accrocheront les adversaires. Nous avons entendu sur ce point bien des choses dont la vraisemblance ne nous a pas paru satisfaisante ; ces jours derniers encore nous entendions parler de points d’appui en Asie même pour des flottes conjuguées d’Amérique et de Grande-Bretagne… Faudrait-il encore que l’entente politique des deux pays existât au préalable, et d’autres ententes aussi ; nous craignons, en effet, que ceux qui espèrent pouvoir « compter les coups » ne se trompent. Mais laissons de côté les hypothèses et constatons que dès le début des affaires actuelles, Londres ne s’est pas laissé entraîner par Washington contre Tokio. Visiblement, les Américains entendent mener du point de vue international, mais ils le font avec une modération non moins évidente.

Et cependant, l’envoi de leurs navires dans les eaux chinoises a immédiatement pris devant l’opinion mondiale un caractère différent de celui qu’a eu l’envoi d’autres forces navales étrangères. Immédiatement, les deux concurrents d’aujourd’hui en Chine se sont détachés en adversaires de demain sur l’horizon du Pacifique. Américains et Japonais, malgré la forme modérée des notes qu’ils ont échangées, ont fait songer à autre chose qu’à Chapeï, et ce qui ne passait pour certains que pour de simples vues de l’esprit, soudain prît l’aspect de possibilités, disons de réalités en puissance. On peut dire que pendant ces dernières semaines, l’opinion publique a fait partout, à cet égard, un progrès considérable. Est-ce à dire qu’elle doive s’alarmer ? Non.

Le conflit du Pacifique nécessitera des décisions et des mesures préalables dont la succession ne pourrait pas échapper totalement à l’observateur. Mais nous tenons pour un avertissement ce qui se passe à Shanghaï. Le destin a voulu qu’à la suite de la malheureuse affaire créée inconsidérément en Mandchourie, le boycottage, l’arme que les Chinois manient avec le plus de succès, frappât si cruellement les Japonais dans leur commerce, que ceux-ci furent dans l’obligation de riposter.

Ne pouvant atteindre individuellement leurs clients d’hier et les convaincre de leur passer des commandes, ils s’en prirent aux organisations antijaponaises installées à Shanghaï et dont les ramifications s’étendent jusqu’au fond de la Chine, puis au gouvernement de Nankin qui, pour le moins, laissait faire.

Bref, l’action de force des Japonais à Shanghaï, où sont 25 000 blancs, inquiète naturellement ces derniers et met leurs gouvernements dans la nécessité d’intervenir. Le rappel par les signataires de la conférence de Washington du fameux principe de la « porte ouverte » a paru suffire à ces gouvernements en Mandchourie. À Shanghaï il ne leur a pas suffi. Leurs vaisseaux sont venus mouiller devant la grande cité. Les notes diplomatiques ont pris un tour plus pressant, ont eu plus de précision. Tout ce qui pouvait être dit sur un certain ton a été dit. Le haussera-t-on ? Pas cette fois. Le conflit n’est pas mûr, autrement dit les esprits ne sont pas suffisamment entraînés à l’idée de recourir à l’unique moyen de modifier une situation de fait créée par la force : une plus grande force opposée. Car le conflit — comme la paix — doit être dans les esprits avant d’exister dans les faits.

Mais un premier pas a été fait qui n’est plus à faire. Le contact a été pris, à l’occasion de la Chine, entre Américains et Japonais.