Exposition des Beaux-Arts
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 11 (p. 465-486).
II  ►


EXPOSITION
DES BEAUX-ARTS




L’ÉCOLE ANGLAISE




Ce serait mal profiter de l’occasion qui nous est offerte de comparer les différentes écoles de peinture et de sculpture que de nous en tenir à l’examen des œuvres exposées au palais des beaux-arts. C’est là sans doute la partie principale de notre tâche ; toutefois l’examen le plus impartial ne contenterait qu’à demi la curiosité des esprits studieux. Il me semble indispensable de consulter l’histoire des différentes écoles avant de prononcer nos conclusions. La route à parcourir sera plus longue, mais le lecteur, après cette rapide excursion dans le domaine du passé, comprendra mieux ce que nous aurons à dire des tableaux et des statues. Quand il s’agit d’une école unique, dont les œuvres capitales sont placées, depuis son origine jusqu’à nos jours, sous nos yeux, et que nous avons à juger les œuvres des vivans, nous pouvons, à la rigueur, nous passer du secours de l’histoire, car les maîtres les plus habiles de cette école sont là pour nous dispenser de tout retour vers le passé. Il nous suffit de l’appeler leurs noms sous forme incidente pour éclairer pleinement notre pensée. Les conditions qui nous sont faites cette année nous obligent à changer de méthode. Cependant nous ne devons pas oublier que l’histoire n’est pour nous qu’un moyen d’argumentation et n’a droit dans notre travail qu’à une place très modeste. Lui accorder un large espace serait méconnaître la nature du but qui nous est assigné : il ne faut pas confondre le moyen et le but.

Mais à quoi bon invoquer l’histoire à propos de l’exposition universelle des beaux-arts ? J’entends déjà les impatiens transformer en intention pédante l’idée, très naturelle pourtant, d’interroger le passé pour expliquer le présent. Je ne m’arrêterai pas à ce reproche. Tous ceux en effet qui ont le goût et l’habitude de la réflexion n’ont pas besoin d’être édifiés sur l’utilité de l’histoire. Quant à ceux qui veulent tout apprendre en courant, c’est-à-dire tout savoir sans rien étudier, nous acceptons d’avance leur dépit comme la récompense prévue de notre sincérité. Nous avons la simplicité de croire que la connaissance du passé est nécessaire à l’intelligence du présent : c’est peut-être chez nous un signe de faiblesse, mais à coup sûr le pédantisme n’a rien à démêler avec cette croyance. Nous allons même jusqu’à penser que, pour tout esprit impartial, il n’y a dans un tel aveu qu’une preuve irrécusable de modestie. On aura beau faire et beau dire, c’est du côté des impatiens que se trouve l’orgueil, car ils prétendent deviner en quelques heures, souvent même en quelques minutes, ce qui nous semble mériter plusieurs jours et parfois plusieurs semaines d’investigations. Pour mettre l’orgueil de notre côté, il faudrait commencer par transformer en signe d’orgueil la défiance de soi-même ; or le plus habile ne saurait opérer cette transformation. Interroger l’histoire de l’école allemande et de l’école anglaise pour expliquer les œuvres de Cornélius et de Landseer ne passera jamais, aux yeux des hommes de bon sens, pour un signe d’orgueil, pour une intention pédante. Cette accusation d’ailleurs, nous vint-elle des quatre points cardinaux, ne réussirait pas à nous affliger. Si nous n’épargnons rien pour nous éclairer, si nous renonçons à rien deviner, nous attendons sans impatience que le temps nous donne raison, quand nous croyons tenir la vérité ; la contradiction la plus obstinée ne nous décourage pas. Nous avons pris la route la plus longue, qui nous semblait la plus sûre pour atteindre le but désigné. Quand il s’agit de vulgariser ce que nous croyons vrai, un délai de quelques mois n’a rien qui nous effraie.

L’opinion généralement accréditée sur la nature et la mission des arts du dessin est une opinion que le bon sens réprouve, que la réflexion réduit à néant. La foule croit volontiers que la peinture et la statuaire doivent se proposer l’imitation, l’imitation littérale, de la nature, comme le but suprême et définitif : au-delà de l’imitation, la foule n’aperçoit rien qui mérite son attention et sa sympathie. Il s’agit de ruiner cette erreur obstinée ; or, pour la ruiner, l’histoire nous sera d’un secours très puissant. Je ne prétends pas affirmer, encore moins démontrer que toutes les écoles possèdent au même degré le sentiment et l’intelligence de l’idéal : l’histoire me démentirait trop facilement ; mais je soutiens, l’histoire à la main, que la valeur d’une école en tout temps, en tout lieu, se mesure à l’intelligence, à l’expression de l’idéal. Envisagée sous ce rapport, l’exposition universelle des beaux-arts est une excellente occasion de remettre en lumière et en honneur les vrais principes, trop souvent méconnus par les praticiens aussi bien que par la foule. L’histoire à la main, nous trouverons sans peine que les maîtres les plus glorieux doivent la meilleure partie de leur renommée à leurs constans efforts pour s’élever au-dessus de l’imitation littérale. L’intelligence et l’expression de l’idéal varient selon les temps et les lieux ; mais pour peu qu’on prenne la peine de pénétrer les vrais caractères des œuvres les plus célèbres, de celles mêmes où la foule ne découvre qu’une lutte engagée avec la nature, une lutte habilement soutenue, on ne tarde pas à comprendre que la foule se trompe. Depuis Raphaël jusqu’à Rembrandt, depuis Léonard de Vinci jusqu’à Rubens, il n’y a pas un peintre en possession d’une solide renommée qui n’ait rêvé, qui n’ait réalisé quelque chose de plus que l’imitation. La reproduction des formes et des lignes que nous offre la nature est, pour le peintre, un moyen de rendre sa pensée : lui commander de s’en tenir à cette reproduction, sans chercher à rien traduire, c’est le réduire tout simplement au rôle de machine. Les formes et les lignes sont une langue ; or à quoi sert la connaissance d’une langue quand on n’a rien à exprimer ? Pour ceux qui ne pensent pas, le vocabulaire le plus complet, le plus varié, n’est qu’un instrument inutile. Étudiez d’abord avec un soin assidu les lignes et les formes de la nature vivante ou inanimée, rien de mieux, rien de plus sage, puisque ces lignes et ces formes sont la langue de la peinture et de la statuaire ; mais quand vous voudrez parler cette langue, n’oubliez jamais d’avoir quelque chose à dire ; autrement, vous ressemblerez aux enfans qui récitent des mots sans en comprendre le sens.

L’Italie est la grande institutrice de tous les hommes qui se vouent à la peinture, à la statuaire, C’est à Rome qu’ils se donnent rendez-vous. Il semblerait donc que l’étude de l’Italie suffit pour juger tous les peintres et tous les sculpteurs. Cependant la connaissance la plus complète de l’Italie et de tous les chefs-d’œuvre qu’elle renferme ne fournit pas tous les élémens d’un jugement équitable. À ne considérer que la peinture, l’Italie, malgré sa prodigieuse richesse, n’enseigne pas tout ce qu’il faut savoir. Dans l’heptarchie glorieuse qui domine cette forme de l’imagination, elle compte, il est vrai, pour cinq ; mais enfin quiconque ne connaît que sur ouï-dire les deux princes qui ne lui appartiennent pas est inhabile à discuter les questions soulevées par les œuvres modernes. Si Léonard de Vinci, Michel-Ange, Raphaël, Titien et Allegri doivent être interrogés les premiers lorsqu’il s’agit de la beauté, Rubens et Rembrandt ne peuvent être oubliés sans danger pour la cause de la vérité. Quoi qu’on puisse dire contre la pureté de leur goût, il faut absolument les compter si l’on veut échapper au reproche d’injustice. Ces deux maîtres puissans, inférieurs sans doute aux cinq premiers, car dans l’heptarchie la plus complète tous les princes ne sont pas égaux, ont trouvé moyen de nous émouvoir et de nous charmer sans imiter leurs illustres devanciers. Je dis sans imiter, je ne dis pas sans profiter de leurs leçons, car Rubens relève à la fois de Michel-Ange et de Titien, comme Rembrandt relève du Corrège, malgré la prodigieuse différence qui sépare le chef de l’école hollandaise du chef de l’école de Parme. Tour se prononcer avec équité sur le mérite des œuvres modernes, il est donc indispensable de connaître familièrement tous les membres de cette glorieuse heptarchie. C’est à cette condition seulement qu’on peut espérer, sinon d’avoir toujours raison, ce qui n’est donné a personne, au moins de réunir en sa faveur toutes les chances d’impartialité.

Au commencement du siècle présent, les idées que nous exposons ne jouissaient pas d’un grand crédit ; à peine quelques voix osaient-elles les soutenir. Quiconque se hasardait à parler de Rubens et de Rembrandt sous le règne de Louis David passait volontiers pour un malappris, ou tout au moins pour un esprit paradoxal. Rubens et Rembrandt étaient traités avec le plus profond dédain par les maîtres et les élèves, qui prétendaient avoir le monopole du goût. Ces deux mauvais garnemens, qui s’étaient avisés d’avoir du talent et de la renommée en dehors de toutes les lois établies, ne méritaient pas même d’être discutés. Pour comprendre la beauté, pour l’exprimer sous une forme pure et harmonieuse, le premier devoir de tout esprit bien fait était de passer devant leurs œuvres sans les regarder, car la seule vue de ces œuvres hérétiques suffisait pour ébranler la foi, pour troubler la conscience. Aujourd’hui, chez nous du moins, la justice est plus facile. Rubens et Rembrandt sont amnistiés. S’ils ne sont pas encore considérés comme exempts de tout péché, si l’on ne consent pas encore à voir en eux des modèles sans danger, on ne dédaigne plus de les étudier. C’est un grand pas de fait, et le jour de la justice est venu pour eux.

En interrogeant tour à tour les sept princes de la peinture, on peut comprendre et apprécier sans partialité toutes les œuvres qui se produisent sur tous les points de l’Europe. Il ne faut pas seulement nous en réjouir dans l’intérêt de la vérité générale, mais il faut y voir aussi le symptôme d’une réaction excellente contre l’invasion de la statuaire dans la peinture. Ce n’est jamais impunément que l’un des arts du dessin met le pied sur le domaine d’un art voisin. Peinture sculpturale et sculpture pittoresque sont tout simplement deux blasphèmes, deux hérésies, que le bon sens réprouve et que le goût condamne.

La. tyrannie de Louis David, qui n’a pas été sans profit pour l’école française, puisqu’elle réagissait contre le goût déplorable du siècle dernier, contre Bouclier, Vanloo et Watteau, avait, en se prolongeant, faussé le goût public et obscurci la notion vraie de la peinture. Elle avait substitué l’étude des statues antiques à l’étude de la nature vivante ; elle n’admettait cette dernière étude qu’en la subordonnant à la première, et cette doctrine inflexible, que tous les élèves de David avaient embrassée avec une ardeur dévouée, donnait à la peinture un caractère constant de raideur dont cet art ne saurait s’accommoder. Maintenant les peintres comprennent que les statues antiques, excellentes à consulter sans doute pour le choix et l’harmonie des lignes, ne sauraient dispenser de l’étude assidue de la nature vivante, et que ce dernier élément d’information est le seul qui puisse donner à leurs compositions une vraie souplesse, un véritable intérêt. Or, si nous recherchons les causes de cette transformation dans le goût public et dans le goût des artistes, nous sommes amené à reconnaître que Rubens et Rembrandt peuvent en revendiquer la meilleure part. Tant que Rubens et Rembrandt ont été considérés comme des hérétiques, la notion de la peinture s’est trop souvent confondue avec la notion de la statuaire. La foule s’était habituée à croire qu’une loi unique régissait les deux arts, et par malheur les artistes partageaient l’opinion de la foule. Parmi les grands maîtres italiens, il y en avait au moins deux qui protestaient par leurs œuvres contre cette aberration, je veux dire Titien et Allegri ; mais Léonard, Michel-Ange et Raphaël, mal étudiés et mal compris, semblaient donner gain de cause aux admirateurs exclusifs de la statuaire antique. Quoique la Cène de Sainte-Marie-des-Grâces, le Jugement dernier de la chapelle Sixtine et l’École d’Athènes ne soient pas conçus d’après les données de la statuaire, l’amour fervent de ces maîtres illustres pour l’harmonie linéaire et pour la forme écrite donnait beau jeu aux esprits inattentifs et leur permettait de prendre les marbres antiques comme législateurs souverains dans la peinture aussi bien que dans la statuaire. Dès que Rubens et Rembrandt ont retrouvé le crédit légitime qui leur appartient, une telle erreur n’est plus permise, car le maître flamand et le maître hollandais, qui n’ignoraient pas l’antiquité, ont consulté la nature vivante avec une prédilection marquée. J’ai donc le droit d’affirmer que nous devons à l’intelligence de ces deux maîtres le redressement du goût public dans toutes les questions qui se rattachent à la notion vraie de la peinture.

Plusieurs raisons m’engagent à commencer l’examen de l’exposition universelle des beaux-arts par l’école anglaise. En premier lieu, quoique depuis la mort de David Wilkie elle n’ait pas encore retrouvé un maître aussi habile, aussi expressif, elle occupe en Europe une place considérable par les maîtres qui lui restent : il me suffit de nommer Landseer et Stanfield. En second lieu, sauf de très rares exceptions, elle ne parait pas viser plus haut que l’imitation pure. Enfin elle n’a pour se soutenir que les encouragemens individuels ; le gouvernement anglais ne fait rien pour les arts du dessin. Il y a dans chacun de ces trois faits un élément de discussion que nous ne devons pas négliger. Les argumens purement théoriques, si excellens qu’ils soient, ne valent jamais pour la foule une démonstration appuyée sur les faits. L’école anglaise peut donc nous servir à mettre en pleine évidence les principes que nous soutenons depuis longtemps. Nous aurions beau les exposer à plusieurs reprises avec une lucidité parfaite, nous ne réussirions pas à dissiper tous les doutes. Les questions qui se rattachent à l’intelligence, à l’expression de la beauté, sont d’une nature tellement délicate, qu’elles exigent une attention vigilante. Pour vulgariser les principes acceptés comme vrais par les maîtres les plus habiles, il importe d’abandonner parfois les régions purement théoriques et d’entrer dans le domaine de l’application.

L’école anglaise se trouve à propos devant nous pour établir l’insuffisance de l’imitation. L’importance de cette considération ne peut échapper à personne et justifie pleinement notre choix. L’absence de tout encouragement public, je veux dire de tout encouragement donné au nom de l’état, ne joue pas dans l’école anglaise un rôle moins sérieux que le génie national. La peinture et la statuaire peuvent-elles se passer de cette générosité collective qui s’exerce au nom de tous ? L’école anglaise peut nous aider à résoudre cette question. On ne saurait dire sans étourderie ou sans ignorance que le génie poétique de la Grande-Bretagne soit inférieur au génie des autres nations de l’Europe ; cependant elle n’a produit ni un peintre ni un statuaire qui se puisse comparer, pour la puissance et l’autorité, à ces trois grands poètes, à Shakspeare, à Milton, à Byron. Comment expliquer cette singularité ? Par la nature du climat ? La réponse ne serait pas satisfaisante. Il me semble qu’il faut en chercher la cause dans la constitution politique et religieuse de la société anglaise. Une nation qui a produit Shakspeare, Milton et Byron ne saurait demeurer indifférente aux arts du dessin, car la peinture et la statuaire sont unies à la poésie par une étroite parenté : elle aime donc la peinture et la statuaire. L’habileté qu’elle a montrée dans l’imitation de la nature vivante prouve assez clairement qu’elle pourrait faire mieux encore, si elle était placée pour son développement esthétique dans les mêmes conditions que la France et l’Allemagne ; mais deux choses lui manquent pour l’épanouissement complet de ses facultés dans le domaine de la statuaire et de la peinture : une religion poétique et l’intervention de l’état. Pour tous ceux en effet qui ont suivi le développement des arts du dessin, il est hors de doute que la loi catholique se prête mieux que la religion protestante à l’expression plastique de la beauté. Quant à l’intervention de l’état, elle me semble indispensable dans les grands travaux. Lors même que le goût deviendrait populaire dans toutes les classes de la nation, lors même qu’au goût du beau viendrait s’ajouter une prospérité générale, les encouragemens individuels ne pourraient jamais remplacer les encouragemens publics.

Toutes ces idées sont depuis longtemps familières aux hommes qui s’occupent des questions esthétiques ; cependant je ne crois pas inutile de les rappeler. L’école anglaise n’est pas aujourd’hui ce qu’elle pourrait être, si elle ne devait pas se borner à travailler pour les particuliers. Possédât-elle un peintre de premier ordre, habile à concevoir, habile à exécuter les plus hardies, les plus grandes compositions, comment ce peintre arriverait-il à réaliser sa pensée ? Et lors même qu’il trouverait dans son caractère assez d’énergie, dans son patrimoine assez de ressources pour accomplir son vœu le plus ardent, pour faire de son rêve une œuvre splendide, que deviendrait son œuvre ? Par qui serait-elle acquise ? On me répondra peut-être que les grandes fortunes ne manquent pas de l’autre côté de la Manche ; mais, hélas ! en Angleterre comme en France, les amateurs ont souvent plus de vanité que de lumières. Ils achètent volontiers sans marchander les tableaux dont la renommée est depuis longtemps consacrée, parfois même des copies qu’ils prennent pour des originaux. Quand il s’agit d’une œuvre nouvelle, ils se font prier ou subordonnent leur générosité à des convenances d’ameublement. D’ailleurs l’or ne suffit pas pour élargir le domaine de l’art : il achète ce qui est fait et ne suscite pas des pensées nouvelles, des pensées qui, pour se traduire, ont besoin d’un vaste espace. C’est à l’état seul que ce rôle appartient. Qu’il y ait en Angleterre quelques Mécènes aussi éclairés qu’opulens, je le veux bien ; qu’ils unissent le discernement à la générosité, je consens à le croire : ils ne peuvent pourtant jouer le rôle de l’état. Turner est mort quatre fois millionnaire. Pour les hommes de notre temps, c’est là sans doute un terrible argument. Un peintre qui peut gagner par son travail une pareille somme devrait fermer la bouche à tous ceux qui se permettent d’affirmer l’insuffisance des encouragemens individuels. Cependant, si l’on veut prendre la peine de réfléchir pendant quelques instans, ce terrible argument change bientôt d’aspect. La question en effet n’est pas de savoir si les peintres peuvent s’enrichir en Angleterre, mais si les encouragemens sont distribués de manière à élever, à maintenir le niveau des études, ou si au contraire les guinées prodiguées par centaines, par milliers, n’appauvrissent pas les facultés pittoresques en les condamnant à choisir un cadre trop étroit. Pour un homme de bonne foi, la réponse ne saurait être douteuse.

Depuis la mort de David Wilkie, le premier peintre de l’Angleterre est sans contredit Landseer. Je pense même que, sous le rapport du métier proprement dit, il est supérieur à Wilkie. L’opinion que j’exprime ici pourra paraître singulière à ceux qui n’ont jamais quitté la France et ne connaissent Wilkie que par la gravure ; mais elle paraîtra toute naturelle et très légitime à tous ceux qui ont passé le détroit et comparé les œuvres de ce maître éminent aux planches de Raimbach. Wilkie comme Martin, et je n’entends faire ici aucune comparaison, gagnait beaucoup à la gravure,.le me souviens d’avoir vu à Londres, il y a vingt ans, à Somerset-House, une composition qui obtenait de nombreux applaudissemens et qui les méritait par la finesse et l’originalité des physionomies : Christophe Colomb faisant l’expérience de l’œuf pour démontrer la légitimité de ses espérances. Il y avait beaucoup à louer dans ce tableau ; mais le maniement du pinceau accusait une certaine gaucherie qui ne se retrouve pas dans Landseer. C’est pourquoi ce dernier peintre me paraît, supérieur à Wilkie.

Parmi les neuf tableaux que Landseer nous a envoyés cette année, les deux que je préfère sont les Animaux à la forge et le Bélier à l’attache. Les Singes du Brésil sont une charmante fantaisie, que Decamps ne dédaignerait pas ; Jack en faction, le Déjeuner, les Conducteurs de bestiaux dans les montagnes d’Ecosse, se recommandent par une vérité frappante, mais ne valent pas, à mon avis du moins, les deux compositions que je viens de nommer. Entre le Bélier à l’attache et les Animaux à la forge, si j’avais un choix à faire, je me déciderais pour les Animaux à la forge. La traduction française placée sur le cadre ne donne qu’une idée inexacte du sujet, qui s’appelle en anglais le ferrement, ou plus littéralement encore la chaussure. Le cheval est admirablement modelé, toutes les parties du corps sont rendues avec une étonnante vérité. Toutes les attaches musculaires sont accusées avec évidence, avec fermeté. Il y a pourtant dans cette œuvre, si séduisante d’ailleurs, une coquetterie de pinceau que je n’approuve pas entièrement. Je rends pleine justice au savoir de l’auteur, je reconnais volontiers qu’il possède à merveille l’anatomie du cheval, cependant, en fouillant dans mes souvenirs, je trouve le même sujet traité par Géricault, et, tout en admirant le talent de Landseer, la profondeur de son savoir et la finesse de son pinceau, je ne puis m’empêcher de préférer le Maréchal ferrant de Géricault aux Animaux à la forge du peintre anglais. Je sais tout ce qu’il y a d’éclatant, parfois infime de satiné dans la robe d’un cheval pur sang, et pourtant je trouve que Landseer a mis trop de coquetterie dans l’expression des jeux de la lumière ; il s’est trop attaché aux reflets, et cette préoccupation nuit à la pureté de la forme. Les épaules et les hanches de son cheval sont des prodiges d’habileté : qui oserait le contester ? mais l’intervalle compris entre les hanches et les aisselles n’est pas modelé assez simplement. Le désir d’accuser tous les jeux de la lumière de cette robe soyeuse donne au cheval de Landseer un aspect qui n’est pas précisément celui de la nature vivante. Rien de pareil chez Géricault : une franchise, une hardiesse que rien ne saurait surpasser. Ces réserves faites, je me hâte d’ajouter que les Animaux à la forge sont, à tout prendre, une excellente composition. Le maréchal ferrant ne vaut pas le cheval, je n’en disconviens pas, ses bras ne sont pas modelés avec assez de fermeté, et, pour un homme rompu à ce rude labeur, c’est un défaut dont nous devons tenir compte ; néanmoins ce défaut n’est pas assez saillant pour altérer l’harmonie de la composition. Depuis que nous avons perdu Géricault, personne chez nous n’a rien fait qui se puisse comparer à l’œuvre de Landseer, dans la peinture du moins, car, dans la statuaire, Barye est l’égal de Géricault et par conséquent l’égal de Landseer.

Le Bélier à l’attache offrait des difficultés nombreuses, qui n’ont pas besoin d’être indiquées, que tous les peintres connaissent parfaitement. Ils savent tous en effet que l’expression de la forme est d’autant plus laborieuse, d’autant plus pénible, que l’enveloppe du modelé est plus épaisse. Eh bien ! Landseer a triomphé magistralement de toutes ces difficultés. Il nous a donné un bélier plein d’énergie et de vérité. La richesse de la toison, qu’il a rendue a merveille, n’enlève rien à la précision de la forme, ce qui est, à mon avis, une victoire souveraine. L’imitation, par la couleur, d’un lion, d’un tigre, d’une panthère, d’un léopard ou d’un jaguar, n’est qu’un jeu, si on la compare à l’imitation d’un bélier, d’un ours ou d’un éléphant. Pourquoi ? parce que le tigre et le lion ont une forme vivement accusée, parce que les attaches musculaires se traduisent avec évidence, grâce à la minceur du pelage. Pour le bélier, pour l’éléphant, pour l’ours, le problème à résoudre est bien autrement difficile ; la toison, la peau, le poil enveloppe la forme. Pour l’exprimer nettement, il faut tricher, c’est-à-dire ne pas s’en tenir à l’imitation littérale de la nature. C’est ce que Landseer a parfaitement compris. Son Bélier à l’attache est fidèlement rendu et n’a pourtant rien de littéral. L’auteur exagère à dessein, avec une sagacité rare, tous les détails qui, copiés servilement, n’auraient pas assez d’évidence, et, grâce à cet ingénieux artifice, il rend le modèle dans toute sa vérité. C’est pour cette raison précisément que Landseer est un artiste éminent, un des plus grands non-seulement de l’école anglaise, mais de notre âge. Il connaît la nécessité du sacrifice, la nécessité de l’exagération, deux conditions fondamentales de tous les arts d’imitation, auxquels l’imitation pure ne suffit pas malgré le nom qu’ils portent, et c’est parce qu’il tient compte de ces deux conditions qu’il s’élève au-dessus des peintres de son pays, et tient une si grande place dans l’art européen. Son Bélier à l’attache révèle chez lui le sentiment de l’idéal. Landseer est vrai parce qu’il dédaigne la réalité prosaïque.

M. Mulready est un peintre à la mode, et je reconnais volontiers que ses compositions ne manquent pas d’un certain agrément, je conçois qu’elles plaisent par le tour ingénieux qu’il sait leur donner ; mais l’exécution de ses figures n’est pas assez serrée pour contenter un regard attentif. Le Frère et la Sœur, le Loup et l’Agneau laissent trop à désirer sous le rapport de la précision. Le défaut que je signale dans ces deux toiles est plus frappant encore dans les Baigneuses. La jeune fille au premier plan est modelée d’une manière très incomplète. C’est un motif séduisant traité avec négligence. Le torse ni les membres ne révèlent une étude sérieuse de la nature. C’est un à peu près, et rien de plus. Pour tirer parti d’un tel sujet, il eût fallu regarder longtemps le modèle avant de le copier. M. Mulready s’est affranchi de cette condition. Il a cru qu’il suffisait de montrer une jeune fille nue pour attirer tous les regards et séduire tous les juges : il s’est trompé. Pour peindre le nu, il est nécessaire de posséder un savoir profond, et je ne pense pas que M. Mulready se soit jamais préoccupé de cette nécessité. Il se contente du choix des tons, et la majorité des spectateurs parait s’en contenter comme lui. Il semble donc que le succès donne raison à M. Mulready, mais le succès obtenu par des moyens si faciles ne saurait être de longue durée. La mode, qui a pris l’auteur sous sa protection, ne tardera pas à l’abandonner, et je doute fort qu’il arrive jamais à conquérir une solide renommée. Cependant, si le savoir lui manque, son coup d’œil n’est pas dépourvu de justesse. Dans le Loup et l’Agneau, les deux têtes d’enfans ont une expression fine ; dans la Discussion sur les principes du docteur Whislon, les deux graves interlocuteurs méritent le même éloge. De. toutes les toiles que M. Mulready nous a envoyées, celle que je préfère est une Vue de Blackheath. Il y a dans ce paysage une fraîcheur, un éclat, une jeunesse qui révèlent chez l’auteur une aptitude singulière pour la peinture de paysage. Ce n’est pas une œuvre achevée, mais c’est du moins une œuvre charmante.

M. Mulready est donc un homme de talent, dont le plus grand tort est d’avoir pour lui-même trop d’indulgence et de se contenter trop facilement. Je ne sais pas quel a été son maître, mais il n’est pas malaisé de deviner que ce maître, quel que soit son nom, n’a pas dirigé assez sévèrement les études de son élève. Il ne lui a pas recommandé assez constamment le respect de la ligne et du contour. Aussi qu’est-il arrivé ? M. Mulready, grâce aux dons heureux qu’il a reçus de la nature, est devenu populaire, ou plutôt la mode l’a traité comme un enfant gâté. On ne s’inquiète pas de savoir s’il a étudié sérieusement. Il plaît, il est adopté par les amateurs, et ceux qui s’avisent de discuter la valeur de ses œuvres passent, aux yeux de la foule, pour des esprits chagrins. Pour moi, si je rends pleine justice aux dons heureux de M. Mulready, je ne puis voir sans regret l’usage qu’il en fait. Il est évident qu’il ne tire pas de ses facultés le parti qu’il en pourrait tirer. Il travaille trop vite, et ses œuvres paraissent improvisées. Plus ingénieux qu’habile, plus adroit que savant, il ne s’attache qu’à plaire et dédaigne la réflexion. Puisqu’il a réussi, puisqu’il est applaudi, il peut se moquer de mes objections. Cependant le succès le plus éclatant ne change rien aux conditions de la vérité. M. Mulready ne fait pas tout, ce qu’il pourrait faire, et la sympathie même que son talent m’inspire explique mes regrets.

Les paysages et les marines de Stanfield ont une grande importance dans l’école anglaise, et la renommée qu’il s’est acquise dans son pays sera, je crois, facilement ratifiée par les autres nations de l’Europe. Les Troupes françaises passant à gué la Magra se recommandent à l’attention par de solides qualités. Les terrains sont modelés avec fermeté, l’eau est vive et transparente. Les figures ne valent pas les terrains et sont rendues avec moins de soin ; mais le fond est admirable. Il n’y a qu’un homme familiarisé depuis longtemps avec toutes les difficultés de son art qui puisse traiter un tel sujet avec tant de puissance et de splendeur. Les montagnes sont dessinées de main de maître. Le Château d’Ischia, vu du môle, me plait moins que le Passage de la Magra, Ce n’est pas que j’y trouve moins d’habileté ; mais il me semble qu’en peignant le ciel de cette composition, Stanfield a consulté l’Angleterre plutôt que l’Italie. Ce que je dis du ciel, je pourrais le dire avec une égale justesse des vagues qui occupent le premier plan ; je ne reconnais là ni le ciel d’Ischia ni la couleur de la Méditerranée. Pour jouir librement de cette composition savante, il faut oublier le nom qu’elle porte. À cette condition, la toile de Stanfield n’obtiendrait que des éloges ; mais dès qu’il s’agit d’Ischia, dès que le peintre veut nous montrer les flots de la Méditerranée, nous devons lui dire qu’il s’est trompé sur le choix des tons. Il est probable que ce tableau n’a pas été peint sur les lieux, et que le peintre, en le commençant, n’avait sous les yeux qu’un croquis à la mine de plomb. Si au lieu de ce croquis il eût rapporté une aquarelle rapidement ébauchée, il n’aurait pas donné à la Méditerranée la couleur de l’Océan. Il s’est fié à sa mémoire pour retrouver ce qu’il avait vu, et la mémoire a trompé son espérance. Le ciel et les flots qu’il avait devant lui ont troublé ses souvenirs. C’est pourquoi, en croyant peindre l’Italie, il a peint son pays ; mais s’il s’est trompé dans le choix des tons, il a fait preuve d’une grande habileté dans le dessin de l’architecture et dans la forme qu’il a su donner à l’écume des vagues. D’ailleurs la différence que j’indique entre la couleur de l’Océan et celle de la Méditerranée, bien que facile à constater, n’est pas familière à tous les spectateurs, et parmi ceux mêmes qui ont vu le ciel et les flots d’Ischia, il y en a beaucoup dont la mémoire n’est pas assez fidèle pour contredire le tableau qu’ils ont devant les yeux. Si j’insistais plus longtemps sur le reproche que j’ai adressé à Stanfield, ils m’accuseraient de pousser la sévérité jusqu’à l’injustice, et mon intention n’est pas d’exagérer la gravité de sa méprise. Tel qu’il est, malgré les réserves que j’ai cru devoir faire, son Château d’Ischia est à mes yeux un charmant tableau qui tiendrait glorieusement sa place dans les plus riches galeries. Je n’aurais pas discuté le choix des tons, si cette composition n’avait pas pour moi une grande valeur. Quand on a devant soi l’œuvre d’un maître habile, la meilleure manière de prouver l’état qu’on fait de lui, c’est de n’omettre aucun détail, c’est d’analyser son travail dans toutes ses parties. Stanfield occupe dans l’école anglaise un rang trop élevé pour qu’il soit permis de parler de lui en passant. Pour son pays et pour l’Europe, c’est un peintre amoureux de son art, qui a voyagé le crayon à la main, dont le regard est pénétrant, et dont la main docile traduit fidèlement la pensée. Je ne devais donc rien négliger pour légitimer l’opinion que j’exprimais.

M. Leslie jouit dans son pays d’une grande renommée, mais je crois fermement que hors de son pays il n’atteindra jamais à la popularité. Ce n’est pas qu’il manque de talent ; il faudrait fermer les yeux pour ne pas reconnaître son habileté. Seulement il y a dans sa manière un excès de précision qui va souvent jusqu’à la sécheresse. Chacune de ses œuvres atteste une profonde réflexion, un grand amour de la vérité, et c’est là ce qui explique le succès qu’il obtient dans son pays, car les sujets qu’il choisit sont presque toujours des sujets nationaux. Il est donc facile à ses compatriotes d’apprécier la valeur de l’expression qu’il sait donner à ses personnages. Dans le reste de l’Europe, la nature même de ces sujets les rend plus difficiles à comprendre : on se préoccupe alors exclusivement de la peinture proprement dite, et je ne m’étonne pas qu’on se montre plus sévère. Il suffit de regarder pendant quelques instans les compositions envoyées à Paris par M. Leslie pour se rendre compte de cette diversité d’appréciation. Prenons la Reine Victoria recevant le saint sacrement le jour de son couronnement ; pour nous, ce tableau est complètement dépourvu d’intérêt, car nous ne connaissons pas les personnages que l’auteur a groupés autour de la souveraine. Le seul attrait qu’il puisse nous offrir est celui de la peinture. Or M. Leslie s’est médiocrement préoccupé du côté pittoresque ; il s’est attaché avant tout à l’exactitude. À proprement parler, il a voulu dresser le procès-verbal de la cérémonie, et comme celui qui avait ordonné le programme de la fête songeait aux privilèges héraldiques bien plus qu’aux effets de couleur que pourrait offrir la réunion des costumes, il est tout simple que ce tableau nous laisse parfaitement indifférens. Quant aux Anglais, ils admirent la fidélité des portraits. Pour ceux d’entre eux qui ne connaissent pas les grandes écoles de l’Italie, de la Hollande et de la Belgique, M. Leslie est un maître accompli. Pour nous, qui n’avons pas assisté au couronnement de la reine, qui n’avons jamais vu aucun des acteurs, nous en sommes réduits à condamner formellement la sécheresse de la peinture. On aura beau nous vanter l’expression exacte des physionomies, nous aurons toujours le droit de demander pourquoi les groupes ne sont pas disposés plus heureusement, pourquoi l’ensemble de cette composition offre un aspect monotone.

Catherine et Petruchio, l’Oncle Tobie et la veuve Wadman, Sancho Pança et la duchesse, nous offrent le talent de M. Leslie sous une forme plus heureuse que le Couronnement de la reine. Cependant la dernière de ces trois compositions ne saurait être acceptée comme une œuvre correcte, car la cuisse droite de la duchesse est d’une longueur démesurée, et la forme du genou et de la jambe n’est pas assez nettement accusée. La scène est bien comprise, et comme le génie de Cervantes est justement populaire dans toute l’Europe, chacun de nous peut estimer tout à son aise la vérité des personnages. Dans le tableau emprunté à Sterne, l’Oncle Tobie et la veuve Wadman, la finesse des physionomies réduit presque au silence les objections que soulève encore la partie technique de l’exécution. C’est une peinture qui manque de largeur, mais tous ceux qui ont lu et relu Tristram Shandy retrouvent avec bonheur sur la toile de M. Leslie un des épisodes les plus ingénieux de ce livre singulier, qui, malgré la parenté bien évidente qui le rattache à Rabelais, est empreint pourtant d’une véritable originalité.

J’arrive à Eastlake, président de l’Académie royale de peinture, c’est-à-dire au représentant officiel de l’école anglaise. Pour justifier sans doute les fonctions qui lui sont confiées, sir C.-L. Eastlake a cru devoir traiter un sujet grec, le Spartiate Isadas repoussant les Thébains. C’est une œuvre insignifiante, qui ne fournit aucun élément de discussion. Ses Pèlerins arrivant en vue de Rome ont le défaut très grave de n’être ni beaux ni vrais à force de vouloir être jolis. Les pins qui les abritent sont dessinés avec coquetterie, comme les visages des pèlerins. Pour quiconque a vu la campagne romaine et contemplé à loisir les paysans qui viennent passer la nuit sur les marches de Saint-Pierre ou de Sainte-Marie-Majeure, attendant la bénédiction du pape, il est évident que sir C.-L. Eastlake n’a pas rendu fidèlement le caractère des personnages qu’il a mis en scène. Ses pèlerins n’ont jamais sué sous le soleil, ils ne sont pas vêtus à la mode italienne, mais attifés pour l’Opéra-Comique. Ce tableau ne me rappelle pas ce que j’ai vu. Je ne veux pas discuter François Carrare, seigneur de Padoue, échappant à la poursuite de Galeasao Visconti, duc de Milan. C’est une œuvre sans portée, faiblement conçue, exécutée plus faiblement encore. Qu’on la range à son gré parmi les morceaux historiques ou les morceaux de genre, on n’arrivera jamais à pouvoir la louer. La Svegliarina, acquise par le très honorable lord-maire, est considérée par les compatriotes de sir C. Eastlake comme un prodige d’élégance et de grâce. Je n’entends pas contester tout ce qu’il y a d’exquis dans le choix du sujet : une jeune mère éveillant son enfant par une douce mélodie séduit toujours les imaginations capables de compléter le poème inachevé qui leur est offert ; mais pour un œil sévère, ce tableau n’a pas une grande valeur. Ni la mère ni l’enfant ne sont modelés avec assez de fermeté. Pour traiter un pareil sujet, ce n’était pas trop du savoir de Léonard, de l’élégance de Solario ou de la grâce ingénue de Luini. Sir C. Eastlake ne s’est pas même élevé jusqu’à l’école de Bologne ; aussi j’ai peine à m’expliquer l’engouement de ses compatriotes pour la Svegliarina. Il est bon d’aimer son pays, mais il ne faut pas que cette sainte passion ferme les yeux aux défauts d’une telle œuvre. La Svegliarina remplace la vérité par l’afféterie. Le respect, le culte de la patrie ne changent rien au culte de la peinture ; un dessin mou, un modelé incomplet, à quelque nation qu’ils appartiennent, seront toujours des défauts capables de gâter le plus charmant sujet.

Parmi les trois tableaux de M. Millais, il y en a deux que la discussion ne saurait atteindre, et dont l’exécution mignarde serait admirée comme un prodige de patience dans un pensionnat de jeunes filles : le Retour de la Colombe à l’arche et l’Ordre d’élargissement. Si ces deux compositions, au lieu d’être offertes à la curiosité publique, étaient proposées aux familles comme un spécimen des leçons données aux élèves, je pourrais, je devrais garder un silence complaisant : mais il s’agit d’œuvres soumises au jugement de la foule, et l’indulgence n’aurait pas d’excuse. La conception, il est vrai, ne manque pas de simplicité ; quant à l’exécution, elle est d’une toile mollesse, qu’elle n’a rien à démêler avec la peinture proprement dite. Je ne vois guère que les ascendans ou les descendans de l’auteur qui puissent regarder avec intérêt le Retour de la Colombe et l’Ordre d’élargissement. L’Ophélia mérite une attention bienveillante, car si le choix des tons n’est pas heureux, si M. Millais, en retraçant une des scènes les plus touchantes de Shakspeare, a méconnu les plus vulgaires conditions de son art, je veux dire les conditions qui régissent la juxtaposition des couleurs, en revanche il s’est préoccupé avec un soin scrupuleux de la nature du personnage. Aussi son Ophélia, bien qu’elle blesse les yeux par la crudité des tons, réussit pourtant à émouvoir le spectateur. Il y a dans cette toile, si imparfaite sous le rapport du métier, quelque chose de vraiment poétique, un caractère de mélancolie et de grâce qui reporte la pensée vers le créateur même du personnage, et cette louange, quand il s’agit de Shakspeare, est bien rarement méritée. Je regrette que M. Millais, en peignant la Mort d’Ophélia, n’ait pas compris la nécessité de donner à son héroïne une forme plus précise. Le corps, qui flotte sur l’eau au milieu des fleurs, n’offre pas des contours assez nettement arrêtés. En passant du domaine de la poésie pure dans le domaine de la peinture, Ophélia ne pouvait demeurer à l’état de rêve. M. Millais me dira peut-être qu’il a touché le but, puisqu’il reporte la pensée vers le plus grand poète de sa nation. La franchise même de mon aveu à cet égard me donne le droit de ne pas accepter un tel argument. Tout en reconnaissant ce qu’il y a de gracieux et de touchant, d’ingénieux et de vrai dans la composition, je suis fondé à dire que ces qualités, si précieuses d’ailleurs, ne sont pas suffisantes. Nous aurions aimé à trouver dans Ophélia un beau corps, enveloppe d’une belle âme. Or la jeune fille qui flotte au milieu des fleurs ne saurait passer pour belle. C’est une forme ébauchée, ce n’est pas une forme achevée. À parler sans détour, ce n’est pas un tableau, c’est un projet de tableau. C’est pourquoi, tout en approuvant l’intention excellente de M. Millais, je l’invite à traduire désormais sa pensée dans une langue plus claire.

M. Paton a trouvé dans le Songe d’une Nuit d’été le sujet d’une composition charmante qui révèle chez lui une grande richesse d’imagination. Je suis très loin de recommander la Querelle d’Oberon et de Titania comme une œuvre accomplie ; mais je ne puis méconnaître la puissance de fantaisie qui éclate dans toutes les parties de la toile. Depuis les deux personnages principaux jusqu’aux figures qui encadrent la scène, il n’y a pas un seul point dans le tableau où l’invention ne se montre sous la forme la plus élevée, la plus délicate. Le spectateur, en contemplant cette merveilleuse féerie, se sent emporté dans un monde idéal, dans le monde des songes, et oublie pendant quelques instans qu’il a devant lui une œuvre humaine. Lorsque arrive la réflexion, il est bien forcé de reconnaître les imperfections de la scène qu’il vient d’admirer. Il est trop facile en effet de prouver que dans la Querelle d’Oberon et de Titania le choix des tons n’est guère plus heureux que dans l’Ophélia de M. Millais. C’est le même dédain pour l’harmonie, la même ignorance des lois, dont elle se compose. Volontaire ou involontaire, la faute est grave, et nous devons la signaler ; mais il y a dans M. Paton l’étoffe d’un artiste bien autrement doué que M. Millais. Pour concevoir la mort d’Ophélia, il n’est pas nécessaire de posséder une grande puissance d’imagination ; le sentiment vrai de la poésie est une mise de fonds suffisante. Pour concevoir, pour représenter la querelle d’Oberon et de Titania, il faut avoir reçu en naissant des facultés plus qu’ordinaires. Aussi, quelques reproches qu’on puisse lui adresser, M. Paton a conquis dès à présent une place éminente parmi ses compatriotes. Il a rendu visible à tous les yeux, je dirais volontiers tangible à toutes les mains, un des rêves les plus charmans du génie anglais par excellence. À ne considérer que l’invention, il me semble difficile de s’associer à la pensée de Shakspeare d’une manière plus intime et plus sincère. Reste à étudier la peinture en elle-même, abstraction faite de l’invention. C’est là le côté vulnérable du tableau. M. Paton, qui conçoit si heureusement, qui sait rattacher à la pensée principale de son œuvre tant d’épisodes ingénieux, oublie trop les deux conditions fondamentales de toute peinture sérieuse : la pureté de la forme et l’harmonie des couleurs. On dirait qu’il n’a jamais vu, qu’il n’a jamais consulté les maîtres vénitiens ; or, quand il s’agit de donner un corps à la fantaisie la plus délicate, les maîtres vénitiens veulent être interrogés. Personne peut-être n’a poussé plus loin qu’eux la richesse, la variété, l’harmonie des couleurs. Si Rubens et Rembrandt ont voix délibérative dans une telle question, leur autorité ne domine pas celle de Titien. Que M. Paton, doué d’une fantaisie si puissante, étudie assidûment les maîtres de Venise, qu’il leur dérobe le secret de l’harmonie, et les peintres salueront en lui un des artistes les plus charmans de notre génération.

Je ne veux pas quitter la peinture anglaise sans parler de MM. Lee et Maclise, qui jouissent dans leur pays d’une renommée populaire. Je voudrais pouvoir m’associer au sentiment de leurs compatriotes ; malheureusement, plus je regarde leurs ouvrages, et moins je comprends la sympathie qu’ils ont excitée. Le Braconnier de M. Lee, bien qu’il révèle une incontestable habileté dans le maniement du pinceau, ne saurait être accepté comme un paysage vrai. L’habileté même dont je parle semble abuser l’auteur et détourner ses yeux de l’objet qu’il veut imiter. Ses arbres nous offrent des masses qui ne sont pas mal conçues, mais ceux même qui sont le plus rapprochés de nous ne laissent apercevoir aucune feuille sous une forme individuelle et distincte. Or ce qui convient aux plans éloignés ne convient pas aux premiers plans. La conséquence de cette confusion n’était pas difficile à prévoir, et s’est pleinement réalisée. En effet, le paysage de M. Lee manque d’air et de profondeur. Quant au choix des tons, je n’entends pas le réprouver d’une manière absolue. Je suis prêt à reconnaître que les forêts, au printemps, se présentent à nous sous cet aspect uniforme ; mais je ne renonce pas au droit d’affirmer que le printemps en peinture ne doit être abordé qu’avec la plus grande réserve. L’uniformité de son aspect, que la brise et la lumière viennent parfois corriger, est un écueil dangereux pour les plus habiles. Les jeux de la brise et de la lumière, dont la nature dispose à son gré, faciles à saisir pour un œil attentif, se dérobent trop souvent au pinceau le plus rusé. M. Lee, pour ne s’être pas assez défié du danger que je signale, a fait un tableau monotone. Si, au lieu du printemps, il eût choisi l’automne, son habileté aux prises avec un sujet plus varié, fût peut-être sortie victorieuse de cette épreuve. Tel qu’il est, son Braconnier, curieux sujet d’étude pour ceux qui aiment à comparer la nature aux œuvres qui prétendent la rappeler, n’arrête pas les yeux de la foule, et je ne m’en étonne pas, car la forêt de M. Lee n’est qu’une image infidèle des forêts où nous aimons à respirer ; ces masses de feuillage sont des masses immobiles que le vent n’a jamais agitées, et qui pèseraient sur notre poitrine comme une chape de plomb. Il m’est donc impossible de voir dans le Braconnier la justification de la renommée qui est échue à M. Lee. En face de M. Maclise, je me trouve bien autrement embarrassé. Si le tableau de M. Lee n’est pas pour moi un paysage vrai dans le sens poétique du mot, ou dans le sens littéral et restreint de l’imitation, j’y reconnais du moins l’intelligence des grandes divisions qui jouent un si grand rôle dans le paysage ; mais que dire de M. Maclise ? Comment parler de lui sérieusement ? comment croire qu’il n’a pas voulu se jouer du public ? Pour traduire l’impression que j’ai reçue, je suis obligé de recourir à une comparaison vulgaire : le Manoir du Baron ressemble à un jeu de cartes éparpillé confusément par la main d’un enfant. Cette image est la seule qui rende l’aspect du tableau. D’après l’auteur, le Manoir du Baron nous offre « la fête de Noël au bon vieux temps. » Je ne veux pas discuter cette qualification ienveillante appliquée au moyen âge : les mérites du régime féodal ne sont pas une question de peinture ; mais au bon vieux temps comme au temps présent, les créatures humaines avaient un corps un peu plus épais qu’une feuille de carton, et dans la fête de Noël de M. Maclise, je ne vois que des figures sans épaisseur placées toutes au même plan, et qui pourtant n’ont pas l’air de se gêner mutuellement. Sur quoi marchent-elles ? Je n’en sais rien. Où vont-elles ? Je ne le sais pas davantage. Ajoutez à ce défaut, déjà si grave, un choix de couleurs crues qu’on pourrait à peine tolérer dans le fond d’une assiette. Je me suis demandé comment M. Maclise avait pu concevoir cet étrange tableau, et la réflexion m’a démontré qu’il avait dû être conduit à cette aberration par l’étude des miniatures peintes sur vélin. Il ne s’est pas borné à les consulter comme documens, comme témoignages du passé ; il a cru ne pouvoir mieux faire que de les copier. Eût-il réussi, sa peinture ne serait pas bonne, car les conditions de la miniature ne sont pas celles d’un tableau ; mais il s’en faut de beaucoup que ces figures aient la naïveté des bonnes miniatures. Les images qui ornent les manuscrits sur vélin ne sont pas seulement naïves, elles nous charment encore par le choix harmonieux des couleurs. Rien de pareil dans la fête de Noël : l’harmonie et la naïveté sont rayées du programme de M. Maclise. J’aime à croire que nous ne devons pas chercher dans cette toile l’expression complète de son talent. S’il en était autrement, sa renommée serait une énigme dont je ne me chargerais pas de trouver le mot, ou plutôt ce serait un effet sans cause. Il n’est pas probable que ses compatriotes l’aient applaudi sans raison. S’il eût fait toute sa vie des œuvres telles que le Manoir du Baron au bon vieux temps, il serait demeuré parfaitement ignoré.

Je ne parlerais pas des Vendanges dans le Médoc, de M. Uwins, si je ne voyais dans le livret que cette composition appartient à la galerie nationale de Londres, et que l’auteur est membre de l’Académie royale. C’est une toile pleine de coquetterie et d’afféterie, où les gens du pays auront grand’peine à reconnaître ce qu’ils voient chaque année. La jeune vendangeuse qui occupe le centre du tableau sourit en montrant ses dents comme une habituée d’Almack, et n’a rien de commun avec les brunes villageoises qui portent la grappe à la cuvée. Pour peindre de telles figures, à quoi bon voyager ? C’est vraiment du temps perdu. Puisque M. Uwins voulait transporter sur les coteaux du midi les visages frais et sourians des keepsahe il n’avait pas besoin de se déranger.

L’Angleterre possède depuis quarante ans les plus beaux débris de l’art antique parvenus jusqu’à nous : les tympans, la frise et les métopes du Parthénon. Il semble donc qu’elle n’aurait qu’à consulter les trésors déposés au Musée britannique pour faire de rapides progrès dans la statuaire ; mais malgré la présence de Phidias, qu’elle peut interroger chaque jour, elle ne parait pas avoir jusqu’ici tiré grand profit de ses conseils. Elle compte des hommes habiles dans le maniement de l’ébauchoir et du ciseau, et pourtant la statuaire n’est chez elle qu’une plante de serre chaude ; elle n’est pas entrée dans les mœurs, comme une forme naturelle et spontanée de l’imagination. La contemplation assidue de la Cérès et de la Proserpine, des Parques et du Thésée, c’est-à-dire des plus belles figures qui aient été créées par le génie humain, n’a pas éveillé dans l’âme des sculpteurs anglais l’amour de la beauté idéale. Quelques-uns, désespérant de toucher le but qu’ils s’étaient proposé s’ils demeuraient dans leur pays, se sont expatriés et demandent au ciel de l’Italie l’inspiration qu’ils n’ont pu trouver sur les bords de la Tamise. Je ne veux pas dire que leur espérance ait été complètement déçue ; cependant, s’ils ont quelquefois rencontré la grâce, ils n’ont pas encore atteint jusqu’à la grandeur. Après quinze ou vingt ans passés loin de leur pays, ils n’ont pas encore réussi à se faire Italiens par la pensée. Sur les bords du Tibre, ils gardent fidèlement toutes les habitudes prises avant le départ. Je reconnais volontiers tout ce qu’il y a de louable et de courageux dans les efforts tentés par les sculpteurs anglais pour dépaysée leur intelligence, pour donner à leur imagination un accent méridional : mais l’estime que m’inspire une entreprise poursuivie avec tant de persévérance ne ferme pas mes yeux à la froideur qui domine dans la plupart de leurs compositions.

En ce qui touche la sculpture, il faut rendre pleine justice à l’aristocratie anglaise : elle supplée autant qu’il est en elle les encouragemens publics dont cette forme de l’art ne saurait se passer, elle paie généreusement les travaux accomplis dans cette voie difficile ; mais elle a beau faire, elle a beau prodiguer les guinées, elle ne réussit pas à changer la nature des choses. Malgré sa générosité bien connue, la sculpture en Angleterre demeure fort au-dessous de la peinture. Pourquoi les compatriotes de Shakespeare comprennent-ils la couleur beaucoup mieux que la forme ? Je n’essaierai pas de l’expliquer : je me borne à constater un fait qui frappe tous les yeux.

Malgré cette infériorité bien marquée dans la sculpture, l’Angleterre sollicite notre attention par quelques ouvrages d’un ordre élevé. Si elle n’a pas touché le but, ce n’est ni le courage ni le bon vouloir qui lui ont manqué. Parmi les sculpteurs anglais dépaysés, le premier qui s’offre à nous est M. Gibson. Tous ceux qui ont visité Rome savent qu’il n’a rien négligé pour se faire Italien. Ce qu’on ne peut lui contester du moins, c’est un sentiment de l’harmonie linéaire qui n’existe guère chez ses compatriotes. Le Chasseur qu’il nous a envoyé est une figure étudiée avec soin, dont les moindres morceaux ont été caressés ; mais elle est plutôt gracieuse que virile, et, sous ce rapport, elle ne satisfait pas aux conditions du sujet. L’expression du visage ne manque pas de hardiesse ; quant au torse, quant aux membres, ils n’ont rien de mâle, rien qui rappelle l’exercice de la chasse, l’image de la guerre. Pour tous ceux qui connaissent le Méléagre, placé au Vatican, il est évident que M. Gibson s’en est préoccupé en modelant sa figure, et, pour ma part, je suis loin de le blâmer. À mon avis, il a très bien fait de consulter le Méléagre. Ce que je lui reprocherais plutôt, ce serait de ne l’avoir pas étudié assez attentivement, car la poitrine du Méléagre est bien autrement virile, bien autrement puissante que la poitrine du Chasseur de M. Gibson ; elle offre des masses musculaires hardiment divisées que je ne retrouve pas dans l’œuvre du sculpteur anglais. Il y a d’ailleurs un autre défaut à signaler dans cette figure, qui révèle pourtant un ardent désir de bien faire. M. Gibson paraît avoir consulté les galeries du Vatican beaucoup plus souvent que la nature : aussi son Chasseur manque-t-il de force et de solidité. Les membres ne sont pas attachés comme ils devraient l’être. La cause de cette mollesse n’est pas difficile à deviner. Il n’est pas nécessaire de posséder une grande sagacité pour affirmer que l’auteur n’a pas fait un usage assez fréquent du modèle vivant. Cependant à Rome les beaux modèles ne manquent pas. Il y a parmi les Transtévérins de mâles figures dont la sculpture peut tirer un excellent parti. Les bergers qui gardent leurs troupeaux à cheval, la lance à la main, ne sont pas non plus à dédaigner. Pourquoi donc M. Gibson, après avoir consulté le Méléagre, n’a-t-il pas interrogé avec le même soin les Transtévérins et les bergers de la campagne romaine, si fièrement, si solidement campés sur leurs montures ? On dirait qu’en modelant son Chasseur, il a reculé devant la virilité, devant l’expression mâle et sauvage, comme devant un danger ; on dirait qu’en songeant à la galerie du comte d’Yarborough, il a cherché à traiter son sujet en homme bien élevé, habitué aux belles manières. Ce n’est peut-être là qu’une conjecture sans fondement ; cependant il est bien difficile de ne pas s’y arrêter quand on pense aux modèles admirables que M. Gibson avait sous la main, et qu’il a négligés. Pour renoncer à de tels modèles, il a dû se donner à lui-même quelque raison puissante, étrangère aux conditions de son art. Il s’est dit peut-être : Mon Chasseur sera exposé aux regards des belles dames ; il ne faut pas les effaroucher. Si c’est là ce qu’il s’est proposé, j’avouerai qu’il a trop bien réussi. Il a fait une figure élégante, mais son Chasseur n’a jamais lutté avec le sanglier.

MM. Bell, Durham, Macdowell et Spence peuvent servir à nous montrer au prix de quels efforts la sculpture s’acclimate en Angleterre. L’Angéligue de M. Bell révèle assurément le sérieux désir d’imiter la nature ; mais cette imitation laborieuse manque absolument d’élégance. Et puis, chose étrange pour un sculpteur, il semble que l’auteur ait reculé devant la nudité pure, qu’il ait craint d’effrayer les yeux en nous offrant la beauté sans voiles : une tresse de cheveux, ramenée sur le corps d’Angélique, paraît demander grâce pour la hardiesse du sujet. À parler franchement, c’est là une puérilité ridicule. La statuaire ne connaît pas, n’accepte pas ces timides ménagemens. La nudité traduite par le marbre n’a rien d’impudique. Pour s’en convaincre, il suffit de regarder les images de Vénus que la Grèce nous a laissées, et qui n’éveillent en nous que l’admiration ; qu’on regarde au contraire la Vénus de Canova, placée au palais Pitti, et l’on comprendra sans peine que la nudité pure est plus chaste que le corps à demi vêtu. Le Destin du Génie, de M. Durham, n’est qu’une conception banale, dont une exécution fine et savante pourrait seule racheter l’insignifiance. Malheureusement la figure entière est plutôt ébauchée que modelée. Ce qui me blesse dans cette composition, c’est qu’elle me rappelle l’Esclave de Michel-Ange, destiné au tombeau de Jules II, et que nous possédons au Louvre. Je ne veux parler, bien entendu, que de l’attitude de la figure. Si c’est là le destin du génie, il faut avouer qu’il est singulièrement représenté, car le Génie de M. Durham n’a pour lui ni la beauté du corps ni l’expression élevée du visage ; c’est tout simplement un jeune homme dévalisé par des brigands, dépouillé de ses vêtemens, et lié au tronc d’un arbre par les malfaiteurs qui lui ont pris sa bourse. En admettant qu’un tel sujet convienne à la sculpture, et je suis loin de le penser, nous aurions le droit d’exiger une expression de souffrance et de résignation dont M. Durham ne semble pas s’être préoccupé.

L'Eve de M. Macdowell ne s’accorde guère avec le sujet indiqué par l’auteur, car, s’il faut en croire le livret, nous avons devant les yeux Eve hésitant à cueillir le fruit défendu ; or la femme modelée par M. Macdowell ne signifie guère que l’ennui et la somnolence. Eve, le corps à demi renversé, semble chercher un point d’appui ; quant à l’hésitation, je n’en vois pas trace sur son visage. Ajoutons, pour être complètement sincère, qu’elle n’est pas belle, et qu’elle rend la complicité d’Adam plus difficile à comprendre. Quand on se rappelle l’Eve peinte au Vatican par Raphaël, on se demande comment le statuaire anglais a pu se croire dispensé de douer la première pécheresse d’une beauté souveraine. Le témoignage de Milton suffisait d’ailleurs pour lui révéler les conditions d’un tel sujet. S’il faut dire toute ma pensée, de toutes les figures envoyées par les sculpteurs anglais, la plus naïve, la plus vraie, la plus spontanée comme conception et comme exécution est celle que M. Spence nous a donnée sous le nom de Highland Mary. Si ce n’est pas un chef-d’œuvre, c’est du moins une jeune montagnarde dont le visage respire la candeur et dont les vêtemens sont bien ajustés. C’est de la sculpture de genre, j’en conviens ; mais la figure entière se recommande par un accent de vérité que je ne retrouve ni dans l’Angélique de M. Bell, ni dans le Génie de M. Durham, ni dans l’Ève de M. Macdowell, ni même dans le Chasseur de M. Gibson.

Et maintenant que faut-il penser de l’état de l’école anglaise ? Est-elle en progrès ? est-elle en décadence ? L’histoire va nous répondre. Personne aujourd’hui dans l’école anglaise, Landseer et Stanfield exceptés, ne peut se comparer ni à Lawrence, ni à Wilkie, ni à Chantrey. Si nous remontons plus haut dans le passé, nous trouvons des hommes qui représentent avec une fidélité merveilleuse le génie anglais sous un double aspect : l’aspect majestueux et l’aspect satirique, Reynolds et Hogarth. Or on pourrait trouver dans Lawrence le continuateur de Reynolds, et dans Wilkie le continuateur d’Hogarth. Sans vouloir établir aucune comparaison entre ces quatre hommes, doués d’une incontestable originalité, il est permis du moins de les ranger dans la même famille. Les œuvres de l’école anglaise placées aujourd’hui sous nos yeux ne sont pas unies par une évidente parenté aux œuvres de Reynolds et d’Hogarth, de Lawrence et de Wilkie. Nous avons la peinture anecdotique, parfois ingénieuse ; mais que nous sommes loin du Jour de Loyer, du Colin-Maillard et de l’École révoltée ! Nous avons des portraits, mais où retrouver l’équivalent de Thomas Lambton ? Ni Lawrence ni Wilkie n’ont été remplacés. Le seul contemporain de ces deux artistes éminens qui garde encore son rang s’appelle Landseer ; il n’a rien perdu de son savoir, rien perdu de son ardeur au travail. Il ne s’agit pas de décider si la peinture de portrait et la peinture anecdotique ont plus d’importance que la peinture d’animaux : il s’agit de comparer les œuvres de Landseer aux œuvres de ses compatriotes, et de voir s’il les domine. Or je ne crois pas qu’il y ait deux manières de répondre à cette question. Holbein et Mabuse, Rubens et Van-Dyck, les premiers instituteurs de l’école anglaise depuis Henri VIII jusqu’à Charles Ier, semblent aujourd’hui parfaitement oubliés. Il s’agit avant tout de trouver place dans les galeries particulières, et, pour atteindre ce but, l’école anglaise néglige aussi résolument les œuvres que les écrits de Reynolds, inspirés par l’étude des maîtres italiens. Quant à la sculpture, il est trop évident qu’elle n’atteint pas aujourd’hui à la hauteur de Chantrey, car s’il n’a pas toujours respecté l’harmonie linéaire, Chantrey savait du moins modeler avec fermeté, et la statue de James Watt, placée à Westminster-Abbey, révèle un savoir profond, dont je cherche en vain la trace parmi ses compatriotes. Il est donc permis d’affirmer que l’école anglaise n’est pas en progrès, et pour le prouver, je m’adresse à l’Angleterre elle-même. C’est à l’histoire de cette école que je demande la démonstration de ma pensée. Reynolds, Lawrence, Wilkie et Chantrey expliquent et justifient la sévérité de mon jugement.


GUSTAVE PLANCHE.