Exploration du Mékong/09
du Mékong
IX.
LE FLEUVE-BLEU, ARRIVÉE À SANG-HAÏ ET RETOUR À SAÏGON.[1]
À Tong-tchouan, notre voyage d’exploration était terminé. Nos forces étaient d’ailleurs épuisées comme nos ressources, et, sous le coup du funeste événement qui nous privait de notre chef, toutes nos aspirations se tournèrent vers Shang-haï. Il fallait bien encore, pour gagner cette ville, traverser la Chine presque tout entière dans son plus grand diamètre ; mais cela nous semblait facile avec le secours du Yang-tse-kiang, ce grand chemin qui marche. Après avoir eu si longtemps à lutter contre le courant du Mékong, dans une région insalubre et presque déserte, nous allions trouver enfin une compensation à nos fatigues passées, nous allions nous sentir emportés vers une ville européenne, à travers la contrée la plus peuplée de la terre, par l’un des plus puissans fleuves du monde. Toutefois nous n’étions point encore arrivés au point. Où cette grande artère est utilisée d’une manière continue par les jonques d’un fort tonnage. Quelques étapes nous séparaient de Souitcheou-fou, ville importante du Setchuen, où nous avions formé le projet de nous embarquer, et nous avions hâte, comme les Hébreux captifs, de commencer cette marche vers la délivrance ; mais il nous restait à Tong-tchouan même un devoir à remplir.
Le gouvernement chinois évite de placer à la tête d’une province un homme qui, étant né dans cette province, y conserve sa famille, sa fortune, ses intérêts[2]. D’un autre côté, la religion et le culte des morts ayant seuls survécu chez les lettrés au naufrage de toutes les autres croyances, on s’explique le prix que les enfans d’un fonctionnaire attachent à posséder sa dépouille, « Un fils vivrait sans honneur, surtout dans sa famille, dit le père Duhalde, s’il ne faisait pas conduire le corps de son père au tombeau de ses ancêtres, et l’on refuserait de placer son nom dans la salle où on les honore. » De là ces convois solennels qui traversent si souvent l’empire et pèsent sur les populations, contraintes d’offrir aux mandarins vivans des présens dignes du personnage dont ils escortent le cadavre. Quand nous avions voulu, dans une forêt du Laos, ouvrir la tombe d’Henri Mouhot pour y constater la présence de ses restes, on s’y était opposé comme à un sacrilège. En Chine, il nous a été possible au contraire d’exhumer le corps du commandant de Lagrée sans heurter les préjugés et sans contrevenir aux usages. Seulement, chose triste à dire, ni la curiosité ni la malveillance ne s’est arrêtée devant la mort, et, sans respect pour sa douleur, la hideuse populace insulta le matelot qui procédait à cette tâche funèbre, et alla jusqu’à lapider le cercueil. À la place où celui-ci avait reposé quelques jours, dans le jardin d’une pagode, MM. Joubert et Delaporte ont élevé de leurs mains une pyramide en pierre qui rappellera aux Européens, lorsqu’ils visiteront ces lieux, le souvenir de l’un des plus longs voyages qui aient été faits en Asie et le nom du Français mort avant de recueillir les. fruits d’un succès qu’il avait assuré.
Nous trouvons facilement un entrepreneur chinois qui se charge de transporter la bière jusqu’à Souitcheou-lou, et nous quittons nous-mêmes Tong-tchouan dans la journée du 7 avril 1868. Nous sommes toujours accompagnés du père Leguilcher, obligé, comme on l’a vu, de fuir une persécution imminente, et qui va chercher auprès de son évêque, sur la frontière du Setchuen et du Yunan, un asile et des instructions. Il veut bien suppléer à l’absence de tout autre interprète, et nous pouvons, grâce à lui, nous rendre compte du mouvement commercial dont les caravanes qui nous précèdent ou qui nous croisent attestent l’activité. Les auberges sont nombreuses sur cette route fréquentée qui relie le Yunan au Setchuen par Souitcheou-fou ; mais ce sont généralement des cloaques où les hommes et les animaux vivent dans une insupportable promiscuité. Le fumier charme la vue de ce peuple agriculteur sans blesser son odorat, et, ces utilitaires estiment qu’il n’y a pas lieu de se cacher pour accomplir ce qu’ils regardent comme une œuvre avantageuse et productive. Les lits fournis par l’aubergiste consistent en épais paillassons sur lesquels chacun est libre, de placer des coussins. Ces paillassons sont inusables, et tout voyageur qui passe y laisse son tribut de vermine ; ils recèlent ainsi des légions d’insectes immondes, et nous nous sommes trouvés plusieurs fois dans le cas de nous arrêter pour faire bouillir nos vêtemens et nous frictionner les membres avec de l’eau-de-vie de riz dans laquelle nous faisions infuser du tabac. La plupart des hôtels sont tenus par des hommes venus du Kiangsi, l’une des provinces où l’on fabrique le plus de porcelaine et qui envoie chercher au Yunan une partie des sels-de plomb employés dans la préparation des vernis.
La ville de Tchao-tong est le dernier chef-lieu de département du Yunan. Ses rues sont remplies d’une boue noircie par le charbon et sans cesse piétinée par les chevaux et les mulets des caravanes. Elle est populeuse, bien que le principal mandarin, qui nous rend visite, exagère évidemment en portant à 80, 000 le nombre des habitans. En réduisant ce chiffre d’un bon tiers, on laisse encore une part assez large à la vanité du magistrat municipal. Ce qui paraît d’ailleurs manquer au plus haut point à ce fonctionnaire, c’est le sentiment de la mesure. Au dîner qu’il nous a offert, une incroyable quantité de plats ont paru sur la, table. Ce festin est le dernier auquel nous ayons été invités par des Chinois. L’occasion ne pouvant donc plus se retrouver d’indiquer ce que prescrit en pareille circonstance le code de la civilité puérile et honnête dans le Céleste-Empire, je saisis celle-ci, et j’emprunte au livre du père Duhalde quelques-unes des formalités essentielles observées par les gens de bonne compagnie quand ils se traitent.
« Un festin doit toujours être précédé de trois invitations, qui se font par autant de billets qu’on écrit à ceux qu’on veut régaler. La première invitation se fait la veille ; la seconde se fait le matin du jour destiné au repas, pour faire ressouvenir les convives de la prière qu’on leur a faite et les prier de nouveau de n’y pas manquer ; enfin la troisième se fait, lorsque tout est prêt et que le maître de la maison est libre, par un troisième billet, qu’il leur fait porter par un de ses gens pour leur dire l’impatience extrême qu’il a de les voir… Suivant les anciens usages de la Chine la place d’honneur se donne aux étrangers, et parmi les étrangers à celui qui vient de plus loin ; le maître de la maison occupe toujours la plus humble. Quand celui qui donne le repas introduit ses hôtes dans la salle du festin, il les salue les uns après les autres ; il fait ensuite verser du vin dans une tasse de porcelaine, et, après avoir fait la révérence au plus considérable des convives, il va la poser devant lui. Celui-ci répond à cette civilité par les mouvemens qu’il se donne pour l’empêcher de prendre ce soin, et en même temps il se fait apporter du vin dans une tasse et fait quelques pas pour la porter vers la place du maître du festin, qui à son tour l’en empêche avec certains termes ordinaires de civilité… On commence toujours le festin par boire du vin pur. Le maître d’hôtel, un genou en terre, y exhorte à haute voix tous les convives. Alors chacun prend sa tasse des deux mains et l’élève jusqu’au front, puis, la baissant plus bas que la table et la portant tous ensuite près de la bouche, ils boivent lentement, à trois ou quatre reprises, et le maître ne manque pas de les inviter à tout boire ; c’est ce qu’il fait le premier, puis, montrant le fond de sa tasse, il leur fait voir qu’il l’a entièrement vidée, et que chacun doit faire de même… Au commencement du second service, chaque convié fait apporter par un de ses valets divers petits sacs de papier rouge qui contiennent un peu d’argent pour le cuisinier, pour les maîtres d’hôtel, pour les comédiens et pour ceux qui servent à table. On donne plus ou moins, selon la qualité de la personne qui vous a régalé ; mais l’on ne fait ce petit présent que lorsque le festin est accompagné de la comédie. L’amphitryon ne consent à accepter l’offrande qu’après avoir fait quelques difficultés. En reconduisant ses hôtes, le maître de la maison ne manque pas de leur dire : Nous vous avons bien mal reçus, etc. »
Tout, jusqu’aux simples inclinations de tête, est ainsi réglé par le menu, on pourrait dire noté. L’ensemble de ces règles de bienséance est élevé à la hauteur d’une science sociale ; et à Pékin le tribunal des rites veille sur ce grotesque dépôt avec une aussi jalouse inquiétude que tel corps politique en Europe au maintien d’une constitution. — Fait-on visite à un mandarin, il faut commencer par lui faire porter sa carte. Cette carte est un morceau de papier rouge sur lequel on écrit son nom en le faisant suivre d’une phrase polie, comme « l’ami tendre et sincère de votre seigneurie et le disciple perpétuel de sa doctrine se présente en cette qualité pour vous rendre ses devoirs et vous faire la révérence jusqu’à terre. » Si le mandarin est disposé à recevoir, il vient au-devant de son visiteur, l’invite à passer le premier ; l’autre répond : Je n’ose, et après une infinité de gestes convenus et de phrases obligatoires le maître de la maison salue la chaise qu’il destine à son hôte et l’époussette légèrement avec un pan de sa robe pour en ôter la poussière. » — Veut-on écrire à une personne considérable, il faut « se servir d’un papier blanc qui ait dix ou douze replis à la manière des paravens ; c’est sur le second pli qu’on commence la lettre, et à la fin on met son nom. Plus le caractère que l’on emploie est petit, plus il est respectueux[3]. » La lettre une fois faite, on la place dans un petit sac de papier sur lequel on écrit : la lettre est dedans. Lorsqu’il s’agit de papiers d’affaires expédiés à la cour, on attache une plume au paquet, et ce symbole indique au messager qu’il doit avoir des ailes. — Nous avons reçu nous-mêmes la visite de dix mandarins à la fois, et, suivant l’usage, nous leur fîmes du thé, en commençant par le plus élevé en grade. Celui-ci fit mine d’offrir sa tasse au second, puis au troisième, jusqu’au dernier inclusivement. Tous ayant poliment refusé, il se mit alors seulement en devoir de boire. Le second, à son tour, présenta sa tasse aux huit autres, et ainsi de suite jusqu’à l’avant-dernier, qui ne manqua pas lui-même d’essuyer le refus du dernier. Tout cela se passait avec un sérieux imperturbable, et nous avions besoin pour ne pas rire de nous rappeler toutes les nuances dans la conduite et dans le langage qui distinguent en Europe la bonne compagnie.
On le voit, l’éducation, s’il fallait entendre par ce mot un formalisme minutieux, est poussée aussi loin en Chine que chez nous. Combien de fois n’avons-nous pas dû paraître à ces mandarins raffinés des gens de mœurs grossières et de façons incongrues ! Quel étonnement n’éprouvaient-ils pas, par exemple, quand nous ôtions nos chapeaux pour les saluer, eux qui tiennent pour une impertinence le fait de se découvrir la tête[4] ! S’ils avaient eu l’occasion d’écrire en France à notre sujet, nous aurions eu certainement lieu de craindre qu’ils ne reproduisissent le témoignage que rendit jadis de l’ambassadeur du grand-duc de Moscovie le Lipou ou tribunal des rites. Traduite en latin sur l’ordre de l’empereur par les missionnaires de Pékin, cette réponse, adressée au grand-duc en personne, se résumait ainsi : Legatus tuus multa fecit rustice[5].
Le pays qui entoure Tchao-tong n’est pas moins ravagé que le reste du Yunan. Peu de temps avant notre passage, les sauvages Manseu, descendus de leurs montagnes, l’avaient mis à feu et à sang, et les bandes de soldats impériaux venaient d’en achever la ruine. La population, très dense encore malgré tant de calamités qui la déciment, se loge comme elle peut dans des huttes en terre ou dans les crevasses des rochers. Elle est portée par ses malheurs à voir des ennemis dans toutes les figures inconnues. Par excès de zèle, le mandarin de Tchao-tong nous avait imposé des corvéables qui devaient se relever dans tous les villages ; mais nous ne trouvions pas un hameau qui n’eût été déserté à notre approche, et il fallait alors se livrer à une véritable chasse à l’homme. Craignant d’être retenus de force et rendus furieux par cette appréhension, nos porteurs mettaient à cette odieuse besogne une ardeur excessive. Chacun poursuivait son remplaçant, nous l’amenait en triomphe et quelquefois meurtri de coups.
Les chemins sont bien tracés et largement ouverts ; il ne leur manque qu’un peu d’entretien. De vieilles femmes donnent çà et là quelques coups de pioche, et tendent la main aux voyageurs, qui profitent de leur travail volontaire, — ingénieux prétexte pour mendier, et aussi protestation utile contre la négligence des pouvoirs publics. La plupart de ces routes sont construites en corniche au-dessus des rivières et des torrens, affluens du Yang-tse-kiang, et traversent une région à laquelle l’aspect tourmenté des montagnes qui la hérissent imprime un cachet de beauté sévère. Certains gros bourgs ont la mine arrogante de nos anciennes forteresses féodales ; celui de Tahouanse par exemple, bâti à mi-côte, d’un massif dentelé et, précédé d’une porte haute et large, qui rappelle le profil menaçant d’une tour épaisse. De loin en loin, des têtes coupées de brigands ou de déserteurs servent de pâture aux bêtes de proie. Le charbon de terre apparaît souvent dans les gorges et est très employé ; il ne semble pas cependant qu’on fasse le plus léger, effort pour découvrir des gisemens ou développer l’exploitation. On se borne à s’attaquer aux mines qu’une circonstance fortuite a mises à découvert, et qui suffisent aux besoins très limités d’ailleurs de la consommation locale. Les métaux continuent de se montrer abondans : le fer à Hé-hi, le plomb argentifère à Sinkaïtseu, non loin de Tchao-tong. J’ai déjà signalé cette mine, dont la richesse paraît être considérable.
Au sortir d’un étroit défilé séparé de nous par une forte rivière, nous apercevons le village de La-oua-tan, et au-dessous des rangs pressés des maisons couvrant le versant de la montagne nous voyons de grosses jonques en construction, quelques-unes couchées sur le sable, d’autres solidement amarrées au rivage. Ainsi, un an après avoir congédié nos pirogues et pris terre en Birmanie, sur les bords du Mékong, nous retrouvions des vaisseaux en Chine sur un affluent du Fleuve-Bleu !
Le vicaire apostolique du Yunan demeure à Long-ki, non loin de La-oua-tan. Le concours affectueux que nous avaient prêté les prêtres de la mission nous faisait un devoir d’aller porter nos hommages à ce vieillard, parvenu au terme d’une longue carrière que la persécution faillit plus d’une fois abréger. Arrivé en Chine à la fin de la restauration, M. Ponsot n’a jamais revu la France. Il a passé depuis lors sa vie dans les montagnes du Yunan, et c’est sur des sommets presque inaccessibles que nous allons chercher le palais épiscopal. Les mandarins chinois, qui ont longtemps poursuivi les missionnaires, sont aujourd’hui impuissans à les protéger. Ceux-ci se défendent eux-mêmes contre les invasions des sauvages, offrant à l’occasion, même aux Chinois non chrétiens, un abri derrière leurs murs, que les Manseu évitent d’approcher de trop près. Ce sont cependant de terribles ennemis que ces Manseu embusqués sur les frontières du Setchuen et du Yunan. En une seule année, ils ont dit-on, massacré ou réduit en esclavage plus de mille voyageurs. Intempérans et féroces, ils se gorgent dans leurs repaires de viandes et d’eau-de-vie, fruits de leurs rapines ; quand ils sont repus, ils dorment comme des boas et se remettent bientôt après en campagne. Jaloux de leur indépendance, ils ne recherchent aucun appui en dehors de leurs tribus, et ont exterminé une bande détachée de l’armée des Taï-pings sans songer à faire alliance avec ceux-ci contre le gouvernement impérial. La nécessité de se défendre, et surtout de protéger les nombreux enfans qui viennent chercher à Long-ki et au collège de Chen-fon-chan une instruction libéralement distribuée, a développé chez certains missionnaires des qualités qui étonnent sous leur costume ; leur activité, leur vigilance et leur bravoure m’ont fait souvenir de ces types immortels fournis par nos ordres militaires au roman et à l’histoire. Le clergé catholique indigène se recrute en partie parmi les élèves de ces établissemens. À Chen-fon-chan, sur seize jeunes gens admis et élevés dans cette maison hospitalière, un seul en moyenne entre dans les ordres ; le cœur formé sur les principes de la morale chrétienne, l’esprit façonné à l’européenne par l’étude du latin, les autres sont employés dans les missions à des titres divers ou viennent, libres des préjugés de leur race, se mettre en relation avec les étrangers dans les ports ouverts au commerce européen.
Cette dernière excursion achevée, la rivière de La-oua-tan, servant notre impatience, nous emporte avec une rapidité furieuse. Nous franchissons des passages où l’eau, resserrée entre des roches, subit une très sensible dépression. Une rame établie à l’avant de la jonque sert de gouvernail dans ces sortes de rapides, où un faux coup de barre suffirait pour provoquer une catastrophe. Bientôt après le fleuve s’élargit, et devant Souitcheou-fou il a l’aspect d’un bras de mer. Nous avions pour toujours quitté le Yunan. En entrant, munis de nos passeports, sur le territoire du Setchuen, nous pensions pouvoir compter sur la protection des mandarins et nous reposer sur eux du soin de nous faire respecter par la foule. Dès le premier moment de notre arrivée à Souitcheou-fou, il fallut abandonner cette espérance et pourvoir nous-mêmes à notre sécurité. La ville était remplie d’aspirans au baccalauréat militaire, lesquels, après s’être livrés sur le champ de Mars, en présence du jury d’examen, aux exercices traditionnels les plus baroques, voulurent se donner à nos dépens le plaisir d’un siège. Le premier qui tenta de violer notre domicile à main armée était un bachelier de la veille, insolent et fort en gueule. Il reçut un coup de sabre sur la tête. C’était un vigoureux gaillard venu du Yunan pour prendre ses degrés. Or les soldats du Yunan jouissent au Setchuen d’une grande renommée et sont cités pour leur bravoure. Tous les candidats sentirent l’offense et se préparèrent à la venger. Proclamations affichées sur les murs, réunions tumultueuses, harangues ardentes, rien ne fut épargné par ces courageux militaires pour s’exciter mutuellement au meurtre de cinq étrangers. Tout ce bruit, dont des chrétiens venaient en tremblant, — en Chine, les chrétiens tremblent toujours, — nous apporter les échos, dura trois jours, au bout desquels nous reçûmes à la fois les excuses de l’infanterie et de la cavalerie[6]. Le peuple demeura assez indifférent à la querelle, et les mandarins ne firent rien pour l’apaiser. La police est organisée cependant dans les villes de Chine, et n’est point dépourvue de moyens d’action. Elle est faite dans chaque quartier par un fonctionnaire spécial, dans chaque maison par le père de famille. Les habitans eux-mêmes, ayant une part de responsabilité dans les délits et les crimes commis par leurs voisins, ont sur ceux-ci une part de surveillance. De là dans le mur de la vie privée des brèches inévitables, mais dont personne ne songe à se plaindre. D’ailleurs, il faut bien le dire, tout aujourd’hui, même en matière pénale, aboutit en Chine à une question d’argent. Que le coupable ait mérité la mort ou seulement dix coups de bâton, dans la plupart des occasions, avec un peu d’habileté et quelques taëls, il sortira du prétoire sain et sauf, et sera proclamé honnête homme.
L’un de nous, insulté un jour à la promenade par un groupe de désœuvrés, avisa celui qui, à en juger par l’élégance de ses habits, paraissait être le plus riche, s’élança sur lui, et, l’ayant saisi par la queue tandis que tous ses compagnons fuyaient, le traîna à travers toute la ville jusqu’au palais du mandarin. Durant le trajet, les parens et les amis du coupable venaient discrètement offrir d’acheter sa délivrance. Notre compatriote aurait pu ce jour-là faire de très bonnes affaires. Il préféra répondre à toutes les propositions par des coups de fouet, auxquels le mandarin voulut bien faire ajouter sur-le-champ et en place publique une solennelle bastonnade. Cela s’était passé au Yunan, où les mandarins militaires, jouissant, en raison de l’état de la province, d’une véritable suprématie, nous ont généralement, comme on a pu le voir, donné des marques de bienveillance. Nous allions rencontrer au contraire chez les lettrés qui gouvernent les régions pacifiées de l’empire des dispositions différentes, dispositions dont l’impunité laissée à Souitcheou-fou aux perturbateurs était un inquiétant symptôme. Il est facile de s’expliquer d’ailleurs d’où nous venaient et la faveur des généraux et l’hostilité des préfets.
La profession des armes, que l’on peut regretter de voir placée trop haut dans l’estime de certains peuples de l’Occident, est assurément placée trop bas dans celle de la nation chinoise. Depuis l’invasion tartare, les empereurs mantchoux, portés au trône par leurs soldats, ne pouvaient manquer de travailler, par politique et par reconnaissance, à rendre quelque prestige à l’état militaire. On peut dire qu’ils ont échoué contre la ligue des lettrés coalisés pour maintenir leurs privilèges, et que l’opinion publique a conservé sur ce point-là ses préjugés traditionnels et ses philosophiques dédains. Conquérir ses conquérans, tel a toujours été en effet le grand art de la Chine, comme il fut celui de la Grèce. Si les huit bannières tartares réunissent autour d’elles des soldats auxquels on ne peut refuser une certaine valeur relative, le reste de l’armée chinoise est formé de gens sans aveu qui rappellent, sauf le courage, nos anciens routiers brabançons. Les officiers, élevés au-dessus de leurs soldats par les examens qu’ils subissent, ne trouvent cependant dans ces épreuves, réduites aux simples proportions d’examens professionnels, qu’un droit restreint à la considération publique. De mœurs souvent grossières, ils ont ordinairement l’esprit modeste ; peu familiers avec les livres classiques, ils n’ont pas le culte du passé ; ils sont dépourvus de savoir, mais ils y gagnent d’être exempts de prétentions. Ils reconnaissent volontiers la supériorité des Européens dans l’art de la guerre aussi bien que l’excellence de leurs armes, et s’aperçoivent qu’en somme ils n’ont personnellement rien à perdre dans l’ouverture de l’empire aux étrangers. De là cette sympathie mêlée de respect que nous ont témoignée les mandarins militairess militaires. La supériorité que les soldats nous accordent sans difficulté, les mandarins lettrés nous l’ont contestée longtemps. À mesure qu’ils apprenaient l’existence des différens peuples de l’univers, les auteurs des Annales impériales les rangeaient sans façon parmi les vassaux de leur propre souverain. Ils n’ont guère fait d’exception qu’à l’égard de l’empire romain, qu’ils appellent Ta-tshin. De telles outrecuidances ont fait leur temps, et les Chinois n’en sont plus à demander s’il y a des villages en Europe ; mais il leur en coûte d’abandonner des erreurs que si longtemps a caressées leur vanité nationale. Ils en retiennent le plus possible, et ils se consolaient de la faiblesse de leurs armées par la pensée qu’ils conservaient sur nous la prééminence intellectuelle. Ils commencent à sentir aujourd’hui que cette ressource suprême menace elle-même de leur échapper, la lumière se fait tous les jours, et dans l’esprit des lettrés la peur est tout près de remplacer le dédain.
Ces mandarins, qui ont blanchi sur leurs livres, qui sont péniblement arrivés vers la fin d’une carrière laborieuse, non pas à posséder les 80 000 caractères de leur langue écrite, mais à en déchiffrer et à en peindre eux-mêmes un grand nombre, — car c’est à cela que se borne tout le savoir du plus savant Chinois, — ces mandarins devinent dans les sciences, dans les méthodes et surtout dans l’écriture européennes des rivales avec lesquelles ils refusent d’entrer en lutte parce qu’ils n’ignorent pas que la lutte leur serait fatale. Si par un procédé nouveau on trouvait le moyen d’apprendre aux élèves de nos lycées à lire et à comprendre le chinois aussi facilement qu’ils lisent et comprennent l’anglais ou l’italien, quel ne serait pas le dépit de certains sinologues bien rentés par nos corps savans pour donner un enseignement aussi peu suivi que peu contrôlé ? Telle est la dure extrémité clairement aperçue en Chine par les plus perspicaces, vaguement entrevue par les autres et non sans raison redoutée par tous. Ce qui se passe à la porte du Céleste-Empire, dans un pays longtemps rattaché à lui par des liens politiques et maintenant encore tributaire de sa littérature et esclave de son écriture figurative, n’est pas fait pour dissiper ces terreurs. Un journal s’imprime à Saigon qui substitue nos caractères phonétiques aux hiéroglyphes chinois, et les jeunes Annamites instruits dans les écoles de la colonie sont en mesure de lire cette feuille après quelques mois d’études. Cette réforme, opérée sans bruit, n’en contient pas moins, malgré sa simplicité, pour cette partie de l’extrême Orient, le germe d’une renaissance plus féconde encore que celle dont fut suivie en Europe la découverte de l’imprimerie. Dans un pays comme la Chine, où l’on a vu un empereur incendier toutes les bibliothèques et jeter au feu les lettrés, on peut attendre d’un souverain mieux inspiré qu’il prenne sous sa protection l’alphabet européen sans se laisser arrêter par la résistance désespérée d’une caste égoïste. Bien que cette délivrance de la pensée ne semble pas encore prochaine, les lettrés semblent la pressentir ; ils nous haïssent d’instinct, et encouragent sous-main contre les étrangers les violences de cette populace qui sert, dans tous les pays, d’instrument aveugle aux habiles.
À Souitcheou-fou, l’orage s’était dissipé, comme on l’a vu, mais non sans nous laisser une leçon salutaire et un utile avertissement. La colère des uns et l’indiscrète curiosité des autres ne nous empêchèrent pas de visiter cette ville, admirablement située au point où le Fleuve-Bleu reçoit un gros affluent. Elle est régulièrement bâtie et dominée par une colline que couronne une pagode. On arrive à ce sanctuaire par un long escalier à pente très douce et dont nos chevaux du Yunan, accoutumés à des ascensions plus difficiles, franchirent sans hésiter les innombrables degrés. De ce lieu élevé, la vue est belle, et nous avons pu en jouir en parfaite tranquillité, car la foule ne nous a pas suivis. J’ai retrouvé là, sur un autel, une statue de Fô reproduisant les traits qui nous ont été longtemps si familiers du Bouddha cambodgien et laotien. Cette figure calme, aux traits allongés, de laquelle il semble qu’une sorte de contemplation passive et de perpétuelle extase aient chassé toute expression, se rencontre rarement en Chine. À l’origine, Dieu fit l’homme à son image, mais depuis lors on peut dire que l’homme le lui a bien rendu. Pour ne parler que des Chinois, en adoptant le grand ascète de l’Inde, lequel ne vivait que de racines et d’herbes sauvages, ils lui ont imposé un abdomen monstrueux qu’aurait seule pu produire et entretenir une alimentation très substantielle. D’ailleurs cet abdomen est symbolique. Des gens qui se vêtent de blanc quand ils sont en deuil, qui se fâchent lorsqu’on se découvre devant eux, qui mangent le potage à la fin du dîner, ces gens-là ont bien le droit de nous contredire en matière plus grave et de voir le siège de l’intelligence ailleurs que dans le cerveau. En effet, sinon dans leur façon de penser, du moins dans leur langage, le ventre joue le rôle réservé chez nous à la tête. Ainsi ils disent : Je conserve cela dans mon ventre, c’est-à-dire pour moi, dans ma mémoire, — ou bien encore : Cet homme a du ventre, pour cet homme est un esprit fort distingué. Le Bouddha ne pourrait donc articuler de ce chef aucun grief légitime.
Placée à l’entrée du Yunan, sur cette limite où les montagnes, abaissant leurs sommets, s’écartent comme pour laisser au Yiang-tse-kiang, qui n’était jusque-là qu’un torrent colossal, prendre les allures plus calmes d’un fleuve majestueux, Souitcheou-fou doit avoir, dans les temps de tranquillité publique, une réelle importance commerciale. Les jonques se pressent autour d’elle, et nous parvenons sans trop de peine à en louer deux. Les patrons s’engagent à nous conduire jusqu’à Hankao sans transbordement. S’installer dans ces maisons flottantes parfaitement couvertes et même quelque peu décorées intérieurement, n’en sortir qu’à notre gré, avancer rapidement et sans fatigue, pouvoir nous endormir à Souitcheou et nous réveiller en vue des steamers et des consulats européens, c’était là un rêve à faire pâlir les songes de tous les fumeurs d’opium. Ce fut le 9 mai 1868 que la réalisation en fut commencée. Remplissant le lugubre office de l’insulteur antique derrière le char de triomphe, la mort eut sa place au milieu de nous, et le cercueil du commandant de Lagrée, déposé sur le pont de l’une des deux jonques, jetait un voile sur notre succès comme sur notre joie.
À partir de Souitcheou, le pays change complètement d’aspect. Sur les deux rives du fleuve, les villes succèdent aux villages, la terre est partout chargée de moissons, et l’on n’aperçoit pas un seul arpent en friche. La population, très dense, éprise du sol et dure au travail, ne dédaigne pas ces minces dépôts d’humus qui semblent formés dans l’anfractuosité des rochers par les débris des nids d’oiseaux de proie. Des champs grands comme la main sont cultivés à toutes les hauteurs, et l’on s’étonne que le laboureur puisse, sans avoir des ailes, parvenir dans ses domaines aériens. Nous passons devant la ville de Lou-tcheou, transportée tout entière bien loin de son primitif emplacement, lequel est devenu un repaire de bandits, parce qu’un parricide avait été commis dans ses murs. En Chine, ce crime horrible est tenu pour un malheur public. Non-seulement on rase les villes qu’il a souillées, mais on est allé jusqu’à mettre à mort des mandarins pour ne l’avoir pas prévenu. Ces infortunés étaient, dans ce cas, déclarés coupables d’avoir laissé, par uns administration supposée mauvaise, les esprits se pervertir et les cœurs se dépraver. Un fils qui lève en ce pays la main sur son père fait plus qu’outrager la nature, il ébranle du même coup l’édifice politique, élevé tout entier sur la double base de la soumission filiale et de l’autorité paternelle, principes fort respectables sans doute, mais qui ont le grave inconvénient de tous les principes, celui d’être absolus. D’un côté dépendance étroite, de l’autre pouvoir sans limites et sans contrôle, telles sont les conséquences inacceptables dans la famille, souverainement iniques dans l’état, qu’entraîne cette doctrine, non moins chère aux fils du ciel que celle du droit divin pouvait l’être à nos anciens rois.
Servis par le courant et poussés par nos rameurs, attentifs à tendre ou à replier, suivant la direction de la brise, notre grande voile de paille, nous voguons si vite qu’il est impossible de saisir les détails du vaste tableau qui se déroule à nos yeux. Un fleuve immense, dont les eaux, à chaque instant accrues par le tribut d’affluens innombrables, sont sillonnées par des flottes de jonques, des rives parfois dominées par des murailles rocheuses, formées le plus souvent par les dernières ondulations des montagnes, mais qui, vues du milieu du fleuve, semblent s’élever à peine au-dessus de son niveau, des maisons blanches ou rouges, des tours, des pagodes, des bourgades fortifiées, des champs en culture, incessans témoignages de l’activité humaine au sein d’une admirable nature, voilà le spectacle perpétuellement renouvelé que nous admirions tout le jour. Le soir, nous trouvions dans notre jonque elle-même un gîte que nous préférions aux auberges.
Tchon-king est une grande ville du Setchuen qui contient, dit-on, près d’un million d’habitans. Nous ne pouvions passer sans nous y arrêter devant un centre commercial aussi important. Cette cité populeuse est construite en amphithéâtre, heureuse disposition qui manque à la plupart des villes chinoises. Une grande quantité de jonques pavoisées, décorées de tous les insignes mandariniques, étaient mouillées devant l’escalier large et raide qui conduit des dernières rues jusque dans l’eau du fleuve. C’était le cortège bruyant qui ramenait dans son pays le corps du vice-roi du Setchuen, rencontre fatale, car nous aussi nous rapportions un cercueil plus difficile à faire respecter que nous-mêmes, et il y avait entre la pompe du convoi chinois et l’indigente simplicité du nôtre un contraste trop éclatant pour échapper à la perspicacité malveillante de la foule accumulée. Laissant quatre hommes armés à bord de la jonque funèbre, nous parvînmes après de grands efforts à nous frayer un passage jusqu’à l’hôtellerie la plus voisine. Là nous procédions paisiblement à une installation sommaire, dédaignant les clameurs du dehors, clameurs assourdissantes poussées par dix mille hommes, et qui semblaient un mélange confus de menaces et de huées, quand un de ces amis inconnus qu’ont faits aux Européens les saints travaux des missionnaires pénétra tout ému dans notre chambre. Selon le récit de ce chrétien, la populace, ne pouvant atteindre nos jonques, mouillées à quelques brasses du rivage, sur lequel elle affluait de tous les points de l’immense cité, se disposait à les lapider, et une lourde pierre lancée d’au milieu d’elle avait déjà profané l’humble bière du grand mandarin français. Nos hommes avaient répondu à cet acte d’agression brutale en mettant en joue la canaille, que la vue du canon des carabines fit hésiter. Notre messager volontaire ajouta qu’il s’était éloigné à ce moment, et qu’il était grand temps pour nous de prendre des mesures. Malgré des avis répétés, les mandarins persistaient à ne pas se montrer, nous n’avions à espérer d’eux aucun secours, et cependant le danger couru par les trois Annamites et le matelot français demeurés sur nos barques était peut-être devenu pressant. Trois d’entre nous s’élancèrent aussitôt dans la rue, le revolver à la main ; la surprise ouvrait les rangs pressés de la multitude, qui se refermaient derrière eux. Les vociférations, un instant calmées, redoublèrent et les poursuivirent jusqu’au port. Ils trouvèrent là nos hommes, qui avaient eu le sang-froid de ne pas tirer, le courage de descendre à terre et d’amener un prisonnier à bord de la jonque. Ce prisonnier, les mains liées derrière le dos, fut traîné jusqu’à l’auberge, au milieu de la plus formidable agglomération d’hommes que j’aie jamais vue, sans trouver un seul défenseur qui tentât de l’arracher aux mains de trois Européens résolus, Pour le dire en passant, ce simple fait m’a singulièrement facilité l’intelligence de toute la guerre de Chine. Quant au captif, le préfet de la ville se hâta de le faire réclamer en nous promettant qu’il serait puni ; nous le laissâmes aller, la cangue au cou, bien convaincus d’ailleurs qu’à peine hors de notre présence il serait libéré et probablement félicité. À la tombée de la nuit, des chaises à porteurs vinrent se ranger devant l’auberge où nous logions. Elles nous étaient envoyées par le vicaire apostolique du Setchuen oriental, au yamen duquel nous parvînmes dans la soirée, après avoir incognito traversé toute la ville. Dans cette vaste résidence, composée, comme celle des grands mandarins chinois, de nombreux édifices séparés par des cours immenses et closes, nous trouvâmes le repos et, ce qui avait encore plus de prix à nos yeux, une hospitalité charmante. Sous le costume chinois, le père Favent a conservé toute sa bonhomie native, et M. Desflèches, l’évêque du Setchuen, toute la vivacité de l’esprit français[7]. Nous étions très disposés à juger sévèrement les Chinois, et c’était avec un plaisir secret que nous entendions ces deux hommes, portés cependant à l’indulgence, dresser tout en causant l’acte d’accusation de cette race pervertie.
Tchon-king, située, comme Souitcheou-fou, au confluent du fleuve et d’une rivière navigable pendant plusieurs jours, est un vaste entrepôt de toutes les marchandises qui remontent le Yang-tse-kiang ou descendent du Setchuen vers Shang-haï. La consommation et la production locales à elles seules donneraient lieu à un mouvement commercial très important. Depuis l’ouverture des ports aux Européens, ce mouvement s’est notablement accru. Le prix de certaines denrées nécessaires s’est élevé dans des proportions énormes[8], et celles-ci ne sont plus que difficilement accessibles à la masse des consommateurs. Les Chinois prévoient et redoutent cette conséquence inévitable des traités imposés par nos armes. Abondamment pourvus par la nature des richesses les plus variées, n’éprouvant aucun besoin qu’ils ne puissent, largement satisfaire avec leurs propres ressources, avertis d’un autre côté par des démarches de plus en plus pressantes, quoique longtemps très humbles, du prix qu’attachaient les nations européennes à trafiquer avec eux, les Chinois ont obstinément refusé d’apporter dans leur législation commerciale des modifications dont ils n’attendaient aucun profit pour eux-mêmes. Cette législation reposait tout entière sur un système rigoureusement prohibitif, nullement destiné d’ailleurs à protéger l’industrie nationale contre les produits étrangers que cette race orgueilleuse tenait, a priori pour très inférieurs aux siens. Les économistes du Céleste-Empire entretenaient d’autres appréhensions et poursuivaient un autre but. L’empereur a toujours pris fort au sérieux vis-à-vis de ses sujets son double rôle de père et de mère. Il doit veiller du fond de son palais à leur bien-être et à leur repos. Non-seulement il s’associe par des jeûnes et des mortifications publiques aux malheurs qui les frappent, mais il est encore censé, dans une certaine mesure, responsable de ces fléaux qu’il n’a pas su détourner. Une famine locale ou même une simple disette, comme il s’en produit très souvent dans cette vaste contrée, où les communications lentes et difficiles sont entravées par d’innombrables douanes intérieures, suffit souvent à déterminer une révolte, si l’état n’intervient pas à temps en ouvrant ses greniers d’abondance.
Dans de telles conditions, en supposant assis sur le trône de Chine un empereur assez clairvoyant pour comprendre l’avantage définitif des réformes, on l’excuserait de reculer devant la période transitoire des souffrances que manquent rarement d’ouvrir les révolutions économiques, même les plus légitimes. Réserver aux consommateurs indigènes toute la production nationale, mettre ceux-ci à l’abri du renchérissement excessif de toutes les denrées, les préserver en même temps du contact jugé funeste des Européens, voilà ce que voulait par-dessus tout le gouvernement impérial. On sait comment la force a triomphé de ces résistances et fait taire ces scrupules. Par malheur, le premier acte de la lutte qui devait se dénouer plus tard sous les murs de Pékin, la guerre de 1840, fut un odieux attentat contre la morale, et les vieilles répugnances des Chinois à donner libre accès dans leurs ports aux navires européens ne tardèrent pas à se trouver justifiées par l’introduction forcée de l’opium[9]. On cessa dès lors d’appliquer la loi salutaire qui prohibait dans l’empire la culture du pavot. Le poison distillé par cette plante funeste multiplia ses ravages, et aujourd’hui, dans certaines localités du Setchuen et du Yunan, les propriétaires, spéculant sur les prix élevés de l’opium, négligent pour le produire les cultures alimentaires, au détriment de la foule, qui meurt de faim sur le bord des champs, où les pavots ont remplacé les rizières.
Laissant derrière nous Tchon-king et continuant à descendre le fleuve, nous avons pris terre pendant quelques heures dans la ville de I-chang-fou. Là, 360 milles à peine nous séparaient encore de Hankao, et nous pensions, à une distance aussi courte des premiers établissemens européens, pouvoir impunément produire au dehors nos visages et nos costumes étrangers ; nous avancions sans défiance et sans armes dans les rues tortueuses de la ville, lorsqu’il fallut regagner nos jonques à la hâte et sous une grêle de pierres. Rentrés à bord et en possession de nos moyens de défense, il nous eût assurément été bien facile de venger cette dernière insulte ; mais, après avoir accompli un aussi long voyage sans que la mort d’un seul homme pesât sur notre conscience, ne valait-il pas mieux, par un suprême effort de modération, éviter de tirer sur la foule au risque de frapper un innocent ? Il fallait en prendre notre parti. Malgré le drapeau français qui flottait à l’arrière de notre jonque, malgré les lanternes[10] grosses comme des citrouilles dont elles affectaient la forme et qui décoraient notre proue, nous devions renoncer à jeter l’ancre devant les grandes villes. Entre I-chang-fou et Hankao, il n’y a pas d’ailleurs de chef-lieu de département sur les bords du fleuve, qui coule à partir du premier de ces points entre les deux provinces de Honan et du Houpé. À quelques milles au-dessus de I-chang-fou, les montagnes se sont rapprochées au point de former une véritable gorge, et le fleuve a repris pour un instant l’aspect que nous lui avons vu dans les défilés du Yunan. Il bouillonne et précipite ses eaux par-dessus des roches entre lesquelles nos jonques, habilement dirigées, s’élancent avec une vitesse effrayante. Depuis Souitcheou-fou, nous avons franchi plusieurs rapides, qui se modifient et se déplacent, suivant les saisons, avec le changement de niveau que déterminent dans le fleuve les pluies d’été et la fonte des neiges dans les montagnes du Thibet ; mais qu’il y a loin de ces obstacles peu nombreux, à travers lesquels les plus grosses jonques n’hésitent pas à s’engager, à la longue succession de rapides qui commencent aux frontières du Cambodge, et font du Mékong une artère à peine utilisée par les pirogues ! La navigation à vapeur, qui de par les traités s’arrête aujourd’hui à Han-kao, ne saurait manquer de briser un jour ces entraves, et l’existence de nombreux dépôts houillers dans le bassin et sur les rives mêmes du Yang-tse-kiang rend l’extension de la navigation à vapeur plus probable encore. À défaut des Européens, les Chinois eux-mêmes seront tentés sans doute d’employer sur le Fleuve-Bleu ces moyens de transport, dont ils ont pu apprécier la célérité dans le trajet de Hankao à Shang-haï, trajet qu’ils font en grand nombre abord des steamers américains. Dans quelle mesure les rapides, échelonnés à de longs intervalles de I-chang à Souitcheou, seront-ils un obstacle au développement de cette navigation ? Cette question échappe à ma compétence personnelle, et je ne l’aurais pas abordée, si je n’avais eu pour collègues des marins dont l’avis s’est trouvé conforme à l’opinion émise en 1861 par le capitaine Blakiston[11] et ses compagnons de voyage. D’après cette double autorité, ce n’est qu’à la condition d’adopter un mode de construction particulier que les navires à vapeur pourraient remonter le Fleuve-Bleu sans danger depuis les rapides de I-chang jusqu’aux frontières du Yunan ; encore est-il possible que dans certains passages il soit toujours nécessaire de se servir de remorques et d’amarres. Cette opération, qu’il n’y aurait pas lieu d’ailleurs de répéter souvent, serait un inconvénient minime en présence des avantages immenses qu’offrirait à la politique et au commerce l’établissement d’un service à vapeur sur un fleuve qui traverse la Chine entière de l’une à l’autre extrémité, et dont aujourd’hui les jonques ont grand’peine à refouler le courant. Quand le vent cesse de gonfler leurs voiles, c’est à force de bras que les Chinois remontent le cours du Yang-tse ; ils rament debout et maintiennent de l’ensemble dans leurs mouvemens en poussant des cris cadencés. Plus heureux, notre équipage travaillait mollement ; il ménageait ses forces pour le retour. Nous touchions au but en effet ; des palais sur les rives et des palais sur l’eau, des consulats et des steamers, voilà ce que nos yeux, lassés de chinoiseries, cherchaient à découvrir, et voilà ce qu’ils aperçurent enfin en jetant l’ancre devant Hankao.
Cette ville, située sur les rives gauches du Yang-tse et d’un affluent considérable de ce dernier, le Han, est en quelque sorte le troisième quartier d’une immense cité, dont les deux autres parties, construites en face d’elle, sur les rives droites des mêmes cours d’eau, s’appellent Hanyan et Vouchang. L’abbé Huc estimait à 8 millions d’habitans la population entassée dans ces trois villes, qui sont, dit-il, « comme le cœur qui communique à la Chine tout entière sa prodigieuse activité commerciale. » Sur le premier point, l’exagération est manifeste, bien que les désastres qui ont frappé cette partie de l’empire aient amené depuis le voyage du missionnaire lazariste une décroissance énorme dans le chiffre de la population. Celle-ci n’atteint pas aujourd’hui 2 millions, et, si terribles qu’aient été les Taï-pings, on ne saurait admettre qu’ils aient réussi en si peu de temps à chasser ou à détruire plus de 6 millions d’hommes. Quant à l’importance de ces places au point de vue commercial, elle s’est accrue tout en se modifiant depuis le passage de l’abbé Hue. C’est là que le commerce européen, ayant enfin et de haute lutte emporté ses franchises, est venu planter son pavillon en attendant que des concessions nouvelles ouvrent les autres ports du Fleuve-Bleu à l’entreprenante ardeur des négocians occidentaux. Je n’ai pas à m’étendre ici sur ce sujet ; la France entretient à Hankao comme à Shang-haï des agens distingués qui veillent avec une sollicitude constante sur ses intérêts, et ne la laissent pas manquer de renseignemens utiles. Notre mission était achevée, et je ne me sentais guère, pour ma part, le courage de prendre des notes ou d’interroger sur la Chine le gérant du consulat de France, M. Guéneau, et les quelques Français qu’il réunissait avec nous à sa table. Il fallait d’ailleurs, pour satisfaire nos hôtes, répondre nous-mêmes à leurs questions. Nos récits ne suffisant pas au commandant de la canonnière anglaise en station à Hankao, il nous pria de nous mettre en costume de voyageurs dans les forêts du Laos, costume qui consistait à peu près à n’en avoir pas, et il voulut nous photographier dans ce simple appareil. Après avoir été pendant si longtemps un objet de curiosité pour les Chinois, nous étions menacés d’avoir le même sort en pays civilisé. Je me hâte d’ajouter que la courtoisie de l’accueil rendait cette fois la curiosité aimable. On comprend de quel œil les négocians résolus qui ont dressé leurs tentes à 200 lieues de la mer, sur l’extrême frontière de la Chine ouverte par les traités, interrogent vers le couchant les profondeurs de l’horizon. Nous étions, de notre côté, avides de nouvelles. Le dernier courrier qui nous eût rejoints dans le Laos et le premier lambeau de journal qui nous fût tombé sous les yeux au Yunan, dans la maison d’un missionnaire, nous avaient appris, l’un la catastrophe de Sadowa, l’autre le drame lugubre de Queretaro. Ces deux coups de tonnerre, suivis d’un long silence, avaient ébranlé notre courage. Frappée sur deux continens, la France conserverait-elle la volonté, aurait-elle encore la force déjouer un rôle dans l’extrême Orient, et notre entreprise, commencée sous de meilleurs auspices, n’était-elle pas devenue une vaine exploration, une œuvre stérile pour notre pays, et dont il appartiendrait à d’autres que lui de tirer les conséquences ? Grâce à Dieu, la première heure de notre séjour à Hankao dissipa ces angoisses. Non-seulement notre base d’opérations dans cette partie du monde, la Cochinchine, n’était pas désertée par notre drapeau, mais telle était la confiance qu’inspirait l’avenir de la colonie, que le gouverneur avait pu, malgré les complications européennes amenées par les affaires d’Allemagne, en augmenter du double le territoire, sans créer même un embarras à la France, qui, dans le moment où s’était accomplie la pacifique conquête de trois provinces nouvelles, se serait difficilement dessaisie d’un bataillon. Cet événement considérable aiguisait en nous l’envie d’arriver à Saïgon, dans cette ville française où l’on avait salué notre départ comme un gage de prospérité future, et où tant de mains amies allaient bientôt serrer les nôtres ; mais nous avions encore, avant de pénétrer dans le Donaï, à sortir du Yang-tse, à traverser une partie de la Mer-Jaune et toute la mer de Chine.
Nous montâmes à bord de l’un de ces steamers américains qui relient Hankao à Shang-haï. En mettant le pied sur cet immense navire, l’émotion et l’admiration envahirent mon âme, j’éprouvai tous les sentimens qu’inspire aux barbares la première apparition de ces masses flottantes, sans rames et sans voiles, poussées en avant par les seuls battemens d’un cœur de feu. À peine avions-nous retrouvé cette première merveille de la civilisation, que nous nous heurtions aux premiers préjugés des hommes civilisés. Nous étions les seuls Européens passagers. Un grand nombre de cabines des premières catégories demeuraient inoccupées. Les Chinois au contraire, parqués dans une sorte de ghetto, étaient entassés les uns sur les autres. Les principes qui maintiennent à bord de ces bâtimens de commerce une séparation absolue entre les races sont à ce point inflexibles que nos Tagals et nos Annamites furent, malgré nos réclamations, séquestrés comme des lépreux. Élevés au niveau des plus dignes par deux années d’abnégation, de souffrances et de périls, ils sentirent amèrement l’outrage que leur infligeait le rigorisme superbe d’un capitaine anglo-saxon.
Tout entier au plaisir d’être seul dans une cabine et d’avoir un lit muni de draps, absorbé par toutes les jouissances nouvelles que chacun de mes mouvemens faisait en quelque sorte éclore en moi, je laissai pendant longtemps s’enfuir les rives du Yang-tse sans songer à monter sur le pont. Nous fîmes halte en face de Kiou-kiang, seconde station du commerce européen, placée non loin de l’embouchure du grand lac Poyang. Là encore, le long d’un quai tiré au cordeau, s’alignent de luxueux hôtels dont la solidité et les belles proportions ont dû faire réfléchir les architectes indigènes sur l’infériorité attribuée aux Occidentaux dans les arts de la paix.
Après avoir appris à leurs dépens que nous savions détruire, les Chinois voient clairement aujourd’hui que nous savons aussi édifier. Ce qui frappe en effet le voyageur qui contemple en passant les établissemens européens dans le Céleste-Empire, c’est le caractère définitif qu’on leur imprime dès l’origine. Les traités étaient à peine signés que des palais sortaient de terre, et l’élan vers une prise de possession de ce sol si longtemps interdit fut si impétueux, qu’il y a parfois lieu de se demander s’il ne fit pas dépasser le but. À Kiou-kiang par exemple, les affaires, longtemps troublées par la rébellion des Taï-pings, ne semblent pas avoir pris entre les mains des Européens des développemens en rapport avec les dépenses considérables que n’a pu manquer d’entraîner l’installation première. Chez eux, dans les places de l’intérieur, les négocians chinois, qui sont partout des rivaux dangereux, font aux étrangers une concurrence redoutable surtout depuis l’entière soumission des rebelles. Ceux-ci ont exercé dans la région la plus riche de l’empire des ravages dont nous avons plusieurs fois retrouvé les traces le long des rives du Yang-tse-kiang, mais qui n’ont été nulle part plus horribles et plus prolongés que dans la partie inférieure du bassin de ce grand fleuve. Nous arrivons de nuit devant Nanking, et bien que cette ville célèbre ait été ouverte au commerce étranger par le traité de 1858, nous ne nous y arrêtons pas. Ancienne capitale de l’empire, renommée pour ses écoles, gardienne des sépultures d’une illustre famille souveraine, Nanking est tombée en 1853 au pouvoir des Taï-pings, qui en ont fait pendant onze ans le centre et le foyer de la révolte. C’est là que leur chef, pouvant un instant se croire définitivement victorieux, méditait de fonder au sud du Fleuve-Bleu un royaume indépendant, rêve gigantesque auquel s’associait aussi, malgré les apparences d’une stricte neutralité, une partie de la colonie étrangère. Bien qu’elle commençât à renaître de ses cendres, Nanking n’offrait au moment de notre passage qu’un médiocre intérêt, et, cela eût-il dépendu de moi, je n’aurais pas voulu consacrer deux heures à la visiter et retarder d’autant notre arrivée à Shang-haï. Plus que les débris de la tour de porcelaine, la ville de Tchin-kiang sollicite l’attention. En 1842, l’armée tartare, qui y tenait garnison, la défendit vaillamment contre les Anglais. Elle commande l’entrée de ce fameux canal qui, partant du chef-lieu de la province maritime de Tche-kiang, coupe le Fleuve-Bleu et le Fleuve-Jaune, traverse 300 lieues de pays, et faisait autrefois arriver la vie des extrémités au cœur de l’empire. C’est par là en effet que la plus grande partie des divers tributs en nature parvenait à Pékin. Le Yunan à lui seul envoyait annuellement par cette voie douze cents barques exclusivement chargées de lingots de cuivre. Cette œuvre colossale, plus digne que les pyramides d’Égypte ou la grande muraille de Tartarie d’exciter l’admiration du monde, a momentanément perdu de son importance ; mais, depuis que l’insurrection a été vaincue, les jonques, préférant la navigation facile et sûre de cette artère intérieure, abandonnent peu à peu la voie de mer, et, revenant à leurs anciennes habitudes, encombrent de nouveau le lit du grand canal. Tchin-kiang est le dernier port du Fleuve-Bleu où les navires européens venant de Han-kao soient autorisés à faire escale. Shang-haï en effet est situé à plus de 5 lieues dans l’intérieur, au point où le Houang-pou se réunit au Vousong, lequel se jette dans le Yang-tse-kiang en face de l’île basse de Tsoung-ming. Notre steamer mouilla le 12 juin 1868 en face du grand entrepôt du commerce européen, et tandis qu’on déchargeait les thés et les soies qu’il avait pris à Hankao, nous nous dirigeâmes vers le quartier français, cherchant du regard la maison consulaire, où l’hospitalité gracieuse de Mme Brenier de Montmorand nous fit oublier en deux jours deux années de misères.
L’établissement européen de Shang-haï est placé dans une situation particulière, en dehors des règles ordinaires du droit international. Il constitue en fait une véritable colonie que les Anglais, les Français et les Américains se sont partagée, qu’ils administrent chacun suivant ses lois, à l’aide d’un conseil municipal et d’un maire élu, sous l’autorité supérieure du consul. Cette organisation communale, indépendante des fonctionnaires chinois, a été, non sans raison, jugée nécessaire ; instituée dans le temps où les rebelles entouraient Shang-haï, elle survit à ces circonstances difficiles, et s’appuie en les affirmant sur deux principes, l’impuissance du gouvernement chinois et l’incompatibilité des lois de l’empire avec la civilisation occidentale. C’est un pas décisif dans la voie où le fils du ciel est entré, la baïonnette dans les reins, et l’on peut y voir une première concession qu’il n’est peut-être pas téméraire de regarder comme le prélude de sacrifices plus étendus.
C’est à cause de la profondeur du port et de l’excellente position qu’elle occupe à proximité des cantons producteurs de la soie et du thé[12], qu’on a choisi la ville de Shang-haï pour en faire l’entrepôt principal du commerce étranger avec le Céleste-Empire. Cette détermination prise, rien n’a été négligé pour construire à côté de la ville chinoise de ce nom une cité superbe, digne de la mission que lui assignaient ses fondateurs. La monotonie du site et l’insalubre humidité du climat rappellent les plaines de la Basse-Cochinchine, aussi plates et aussi fertiles que les riches campagnes du Kiang-sou. La nature se plaît souvent à réunir ainsi dans ses œuvres la laideur à la fécondité.
Si je passais sous silence les nombreux témoignages de sympathie que nous prodigua la colonie française, je serais à la fois ingrat et incomplet. Le banquet fraternel auquel nos compatriotes voulurent bien nous convier nous prouva que, pour être encore, dans cette partie de la Chine et sur le terrain commercial, en arrière des Anglais, des Américains et des Russes, la France n’en comptait pas moins à Shang-haï des enfans nombreux et dignes d’elle ; j’ai trop souvent d’ailleurs entretenu le lecteur de nos fatigues et de nos tristesses pour lui laisser ignorer la joie que nous inspira, au terme de notre voyage, une aussi flatteuse manifestation.
La traversée de Shang-haï à Hong-kong se fit sans incidens à bord du Dupleix, navire des Messageries impériales, qui avait dû peu de temps auparavant à l’expérience et au sang-froid de son commandant, M. le lieutenant de vaisseau Noël, d’échapper à l’un de ces redoutables cyclones qui rendent si périlleuse la navigation des mers de Chine. Le Yang-tse, large de 7 lieues à son embouchure, ressemble au Kincha-kiang, traversé par nous à 2 200 milles de ce point, comme le chêne ressemble au gland ; mais ses eaux ont perdu en limpidité ce qu’elles ont gagné en volume, et le fleuve vert que nous avons vu couler à Hankao entre deux montagnes escarpées, a pris l’aspect d’un océan fangeux et sans rivages. La mer s’annonce par le mouvement des flots, bientôt suivi pour moi de ce mal écœurant qui ressemble à l’ivresse puisée dans un broc de cidre ou de vin frelaté. Les souffrances présentes nous paraissant toujours les plus cruelles, je maudissais l’inclémence de l’élément perfide dont les rudes soubresauts me faisaient regretter l’allure incommode des éléphans laotiens. Ce ne fut là, comme bien on pense, qu’une impression passagère, bientôt dissipée par l’apparition de l’Ile anglaise, et l’on peut croire qu’au plus fort du mal je n’eus pas un seul instant la tentation de regagner l’Europe par terre à travers l’Asie. Un trajet de 10 000 kilomètres en Indo-Chine et en Chine avait rassasié mon ambition d’explorateur.
L’histoire de Hong-kong n’est ignorée de personne en Europe. Cette île, qui n’a pas 10 lieues de circonférence, est devenue en moins de trente ans[13] la rivale heureuse de sa voisine, l’antique colonie portugaise ; et Victoria, comme une millionnaire orgueilleuse, semble du haut de son rocher dédaigner Macao[14], sur laquelle le souvenir du Camoëns et de la grandeur passée du Portugal jette un voile de poétique mélancolie. La magnificence et la sûreté de la rade ont contribué à fixer sur Hong-kong le choix des Anglais. Ceux-ci ont remporté là sur la nature une victoire qui fait honneur à leur opiniâtre génie, servi par un merveilleux instinct. Le développement croissant, de Shang-haï a notablement diminué le mouvement des affaires à Canton, et par suite Hong-kong, placée à l’embouchure du fleuve qui relie à la mer le grand marché de la Chine, méridionale, s’est trouvée atteinte elle-même dans sa prospérité commerciale. Avec les ressources de tout genre réunies sur un étroit territoire, avec ses eaux, profondes dominées et abritées par des montagnes, avec ses bassins de radoub, elle n’en demeure pas moins comme le centre de la grande navigation à vapeur dans ces parages. La compagnie française des Messageries, impériales s’obstine elle-même à maintenir à Hong-kong sa tête de ligne, alors qu’elle s’était engagée envers l’état à l’établir à Saigon. Les capitaux, qui ont l’oreille fine à la voix de l’intérêt, sont sourds au langage du patriotisme, et j’ajoute qu’il y aurait d’ailleurs quelque injustice à quereller à ce dernier point de vue une grande compagnie qui fait tant d’honneur à notre pavillon dans ces mers éloignées ; mais enfin, depuis que Saigon possède un dock, on ne s’explique guère le retard apporté par les Messageries impériales, largement subventionnées par l’état, à l’exécution d’une clause profitable à notre colonie naissante, et qui touche en quelque sorte à notre dignité. Pour nous, la conséquence de cette organisation du service, organisation regrettable à des titres plus sérieux, fut l’ennui de déménager et de quitter le Dupleix, spécialement affecté au trajet entre Hong-kong et Shang-haï, pour monter à bord de l’Impératrice, qui va de Hong-kong à Suez[15]. La Chine disparut derrière nous, et les côtes de la péninsule annamite ne tardèrent pas à s’élever à l’horizon au-dessus des flots. Nous les suivîmes dans la direction du sud-ouest jusqu’au promontoire qui les termine et marque l’entrée de la rivière de Saïgon.
Un soir du mois de décembre de l’année 1865, j’avais aperçu de loin trembler dans l’eau le mince rayon de lumière qui, du sommet du cap Saint-Jacques, se projette sur la mer. Trente mois plus tard, revenu au même lieu, je voyais la colonne blanche du phare étinceler au soleil de midi ; cédant au penchant superstitieux qui naît aisément chez l’homme demeuré longtemps dans un commerce intime avec la nature, je trouvai dans ces deux spectacles si différens l’un de l’autre comme un symbole des commencemens modestes de notre colonie et un pressentiment de son développement à venir. En pénétrant dans la rivière de Saïgon, nous nous rapprochions du Mékong, auquel un canal intérieur permet au Donaï de marier ses eaux ; mais nous ne devions plus revoir le grand fleuve qui nous avait si longtemps portés. Je n’aurais pas consenti d’ailleurs à faire le plus léger effort pour me procurer cette satisfaction sentimentale ; j’en étais venu pour ma part à ce point où l’obligation de tourner avec la terre vous chagrine quand on y pense, tant l’immobilité complète et le repos absolu me semblaient le bonheur suprême après plus de deux ans de vie errante.
Si nous avions été cordialement traités par les Français résidant à Hankao et à Shang-haï, nous reçûmes à Saïgon un accueil encore plus chaleureux. Tous les hommes de cœur qui poursuivent courageusement leur œuvre sur cette terre où l’on souffre, mais qu’on ne peut se défendre d’aimer, se réjouirent avec nous de notre retour, et s’associèrent à notre deuil. La colonie tout entière, ayant à sa tête M. l’amiral Ohier, successeur de l’amiral de La Grandière, voulut accompagner au cimetière le corps du commandant de Lagrée ; il repose au milieu de ses compagnons d’armes, tombés comme lui pour une cause qui a déjà suscité tant de martyrs. Les Anglais ont élevé des statues de bronze aux hommes énergiques qui, s’enfonçant les premiers loin du rivage dans les forêts et les prairies, payèrent de leur vie l’honneur d’ouvrir à leurs compatriotes le continent australien. Ne peut-on pas attendre de la France qu’elle érige un monument durable sur le tombeau du chef intrépide qui, luttant simultanément contre le climat, la nature et les hommes, perdit dans cet effort suprême une vie déjà signalée par tant d’éminens services en Cochinchine et surtout au Cambodge, où M. de Lagrée fut l’instrument principal de l’établissement du protectorat français[16] ? — On me permettra de m’arrêter près de cette tombe pour jeter un rapide coup d’œil sur l’ensemble des résultats obtenus par la commission d’exploration du Mékong. Ce sera pour l’illustre mort la meilleure des oraisons funèbres, et pour cet humble travail la plus naturelle des conclusions.
Les lecteurs qui ont bien voulu me suivre depuis les frontières du royaume de Cambodge jusqu’au cimetière de Saïgon savent déjà que notre mission aura mieux servi les progrès généraux de la science que les intérêts particuliers de la colonie dont les deniers la subventionnaient. En ce qui concerne la première partie du programme que nous avions à remplir, notre long séjour dans la vallée du Mékong, nos excursions multipliées sur les deux rives du fleuve, ont redressé les erreurs, levé les voiles, fixé les hésitations qui avaient jusqu’à présent conduit les géographes décrivant la zone orientale de la péninsule indo-chinoise à des solutions fausses ou incertaines. Les sinuosités du Mékong, les caprices bizarres, la direction prolongée de son cours vers l’ouest à la hauteur du dix-huitième parallèle, l’importance de ses affluens, le régime et le volume de ses eaux, et, si j’ose le dire, la constatation de son individualité, qui persiste jusqu’à la fin contrairement à une opinion accréditée[17], la certitude de son entrée dans le Yunan, où il reçoit les eaux du lac de Tali, et dans le Thibet, où il prend ses sources, tous ces points obscurs ont été éclaircis ; en un mot, nous avons rapporté des notions précises sur la plus grande partie d’un fleuve immense qui naît au milieu des neiges et achève son cours sous les ardeurs du soleil. D’un autre côté, des observations exactes et des données probables sur les autres fleuves de l’Indo-Chine[18], sur leur position respective à divers points de leur parcours, sur la délimitation de leurs bassins, en y joignant les renseignemens recueillis sur la partie la plus inconnue de la Chine elle-même, voilà ce que je demande la permission d’appeler les découvertes de l’expédition dirigée par M. de Lagrée sur le terrain de la géographie. Ces découvertes constituent assurément la meilleure part de notre butin, et je suis d’autant plus à l’aise pour le constater que je n’y ai pas directement concouru.
En matière politique et commerciale, pour avoir été couronnés de moindres succès, nos efforts ne sont pas cependant demeurés stériles.
En ne touchant pas aux sujets approfondis par M. de Lagrée avant le commencement du voyage, je rappellerai seulement la lumière que les explorations de la commission lui ont permis de jeter sur l’œuvre d’absorption persévérante que la cour de Bangkok poursuit dans l’Indo-Chine. Cette absorption s’opère à la faveur des embarras créés par les Européens à ses anciens rivaux les Annamites et les Birmans, travail opiniâtre de destruction qui n’a laissé subsister de la nationalité laotienne qu’un souvenir, et de Vien-Chan, son centre principal, que des ruines amoncelées. C’est encore cette ambition si longtemps servie par la fortune qui, après avoir rejeté de la vallée du Mékong l’empereur d’Annam, dont les domaines s’étendaient autrefois jusqu’au fleuve, attise aujourd’hui les haines de race, et rend impossible entre les populations annamites et laotiennes la reprise des relations commerciales. Nous avons pu constater en outre combien le joug de Siam, en lui-même assez léger pour les peuples, pèse à l’orgueil de certains grands vassaux, comme le roi de Luan-Praban, dont l’amitié pourrait nous être précieuse. On se rappelle en effet que ses états confinent au Tonkin, qu’ils sont peuplés d’hommes vigoureux et actifs et que dans la capitale nous avons rencontré un certain mouvement d’affaires, manifesté par un marché quotidien, le seul qui existe probablement dans tout le Laos siamois. Le jour où nos conseils, donnés avec prudence, répétés avec fermeté, auront rapproché les sujets en contenant l’ambition des princes, des marchands annamites, remplaçant les colporteurs birmans, partiront des rivages du Tonkin pour porter à Luan-Praban, et par là dans la plus grande partie de la vallée moyenne et inférieure du Mékong, les tissus et les autres marchandises d’Europe, introduits aujourd’hui presque exclusivement par Bangkok.
Le cours du grand fleuve, utilisé par de vastes radeaux, rendrait alors d’importans services au commerce, placé dans sa direction naturelle. Quant à la navigation à vapeur, il faut abandonner tout espoir de l’étendre au-delà de ses limites présentes. Cette déception première, à laquelle nous vînmes nous heurter dès le départ, faillit nous gâter tout le voyage ; mais une compensation nous était réservée. Entrer en Chine malgré tant de probabilités contraires, échapper aux mains des Birmans sans autre sacrifice que d’y laisser un peu de notre santé, toute notre garde-robe, et de renier les Anglais, c’était assurément un succès ; mais la colonie qui avait conçu la pensée de notre exploration attendait de nos efforts un résultat effectif au point de vue de ses intérêts d’avenir. Nous pouvions bien lui dire, il est vrai, que Saigon est à tout jamais séparée de la Chine par une longue série de cascades et de rapides, tuer de la sorte la plus caressée de ses chimères ; mais c’étaient là des paroles pénibles à formuler et plus pénibles à entendre. Comme il arrive souvent, la consolation nous vint dans cette disgrâce du côté où nous ne l’attendions pas, d’une modification forcée introduite dans notre programme par la volonté de M. de Lagrée. Je dois dire même à l’éloge de notre chef que cette modification, par nous depuis reconnue nécessaire, fut, à l’heure bu elle nous était annoncée, amèrement critiquée par tous. — Laisser là le Mékong pour gagner le Sonkoï, abandonner la géographie pure et rencontrer la solution d’un problème d’une importance plus pratique et plus immédiate, voilà ce que la révolte des musulmans nous contraignit à faire ; il ne me semble point qu’il y ait lieu de le regretter, maintenant surtout qu’ayant cherché et trouvé l’occasion de lier connaissance avec les rebelles, nous sommes édifiés sur leurs vertus hospitalières.
J’ai déjà montré l’importance des renseignemens que nous avons recueillis sur le fleuve du Tonkin lors de notre passage à Yuen-kiang. À mon sens, c’est là un point capital sur lequel je ne crois pas inutile d’insister encore. À défaut d’un protectorat sur tout l’empire d’Annam, protectorat que les changement survenus dans l’esprit de Tu-Duc et de ses mandarins depuis la prise des trois provinces de l’ouest pourront peut-être faire accepter un jour à Hué, il est indispensable que notre commerce ait au moins un libre accès dans tous les ports de cet empire, qu’il puisse remonter sans être inquiété tous les cours d’eau navigables de la Haute-Cochinchine et du Tonkin. Parmi ces derniers, le Sonkoï mérite une attention particulière. Par ce que nous en avons pu voir, plus encore par ce qu’on nous en a dit, il semble appelé à réaliser toutes les espérances que le Mékong a déçues. Reliant à la Chine un pays qui ne peut plus échapper à l’influence française, il est prédestiné à écouler vers la mer, avec les produits du Tonkin lui-même, les richesses d’une partie du Yunan, du Setchuen, du Koueï-tcheou et du Kouang-si. Pour ne parler que du Yunan, je trouve dans un document anglais qu’en 1854, année qui précéda immédiatement l’insurrection musulmane, il se faisait entre cette province et la Birmanie un trafic dont la valeur atteignait un demi-million de livres sterling. Ce commerce, entretenu par des caravanes qui de Tali mettent vingt jours pour se rendre à Bahmo[19], en traversant le Mékong (Lantsan-kiang) et la Salween (Loutse-kiang), était alimenté par le Yunan et surtout par les provinces voisines. Les tissus russes venant de Sibérie entraient même en Birmanie par cette voie. Il y a lieu de penser que le royaume d’Ava, qui fournit aux Chinois une grande quantité de coton, continuera d’attirer à lui chaque année un certain nombre de négocians ; mais en même temps il est facile de prévoir que, s’il était encouragé, libre d’entraves et affranchi de prohibitions, le commerce se partagerait de lui-même, et se porterait également vers la vallée du Sonkoï. La perturbation qu’entraîne au Yunan la guerre civile nous offre une occasion précieuse pour tenter un effort dont l’avantage peut se mesurer d’avance à l’ombrage qu’en prennent déjà nos rivaux. Il y a plus encore. Comme un cadavre longtemps conservé sous la cloche d’une machine pneumatique et dont le contact de l’air précipite la dissolution, la Chine se décompose au souffle des idées européennes. Cet empire, le plus vieux qui soit sous le soleil, tombe à son tour en ruines ; son heure est proche, et l’on peut croire qu’elle aurait sonné déjà sans la jalousie qui divise ses héritiers. Les progrès de la Russie vers le nord, la forte situation prise par l’Angleterre du côté de l’occident, les arrière-pensées entretenues par d’autres puissances, et dont les marques de sympathie données au chef des Taï-pings furent un curieux symptôme, la force des choses en un mot et la faiblesse même des Chinois permettent d’entrevoir le démembrement de l’antique édifice dont Fohi jeta les bases il y a quelques milliers d’années. En présence d’une pareille éventualité, la France doit être prête ; son rôle est tracé par la position même qu’elle occupe dans la péninsule annamite. Il est absolument nécessaire qu’elle exerce une influence prépondérante au Tonkin, qui est pour elle la clé de la Chine, et que, sans devancer d’ailleurs par aucune impatience le cours des événemens, elle montre son pavillon à des peuples dont la tutelle peut lui échoir un jour.
Il faut peut-être quelque courage pour venir, à l’heure présente, émettre une pareille conclusion et parler à la France de ses intérêts en Orient. Puisque le vent est aux discussions byzantines et la faveur aux chercheurs de pierre philosophale, puisque les médecins, à bout d’ordonnances, prennent le parti de consulter le malade, le premier venu peut indiquer un remède. Ce remède au mal qui nous travaille, il n’est assurément pas nouveau ; mais il a le mérite d’être consacré par l’expérience d’autrui, et de se résumer en deux mots très clairs : émigration et colonisation. — Toujours posé depuis un demi-siècle dans des termes au fond identiques, le problème du prolétariat et de la misère continuera d’être pour nous une cause permanente d’agitations stériles tant que les théoriciens du socialisme, concentrant leurs regards sur l’étroit territoire de la patrie, se borneront à exciter contre ceux qui possèdent ceux qui ne possèdent pas. Une partie considérable du globe est encore à connaître, et dans les régions déjà explorées et décrites tous les prolétaires de la France pourraient, s’ils en avaient l’intelligence et le courage, s’emparer de vastes domaines par droit de premier occupant. Cela demeurera vrai longtemps encore, grâce aux solitudes de l’Afrique ; quant au reste du globe, le temps presse, les races latines n’ont pas un instant à perdre, s’il leur répugne de s’en voir définitivement exclues. Les Anglo-Saxons étreignent le monde, et si les destins s’accomplissent, comme le prédisent déjà des hommes auxquels l’ardent amour de leur pays inspire une éloquente tristesse, la France avec ses 40 millions d’habitans ne sera plus qu’une école de casuistes politiques où les maîtres de l’univers viendront entendre de beaux discours sur la souveraineté du peuple. « La Chine sera, selon toute probabilité, pour l’Australie ce que l’Inde a été pour l’Angleterre, et si l’Angleterre s’éclipsait un jour, il n’est pas moins probable que son empire de l’Inde tomberait encore aux mains de l’Australie ; mais laissons de côté toutes ces conjectures, bien qu’elles s’imposent à l’esprit avec tous les caractères de la vérité, et bornons-nous à tirer des faits aujourd’hui constans la seule conclusion qui nous intéresse : que ce soit l’Australie ou les États-Unis qui l’emportent un jour dans les mers de la Chine, de l’Inde et du Japon, que l’Angleterre y conserve longtemps son empire ou qu’elle y cède le pas aux deux jeunes rivales sorties de son propre sein, nos enfans n’en sont pas moins assurés de voir la race anglo-saxonne maîtresse de l’Océanie comme de l’Amérique et de toutes les parties de l’extrême Orient qui peuvent être dominées, exploitées ou influencées par la possession de la mer. Quand les choses en seront à ce point (et c’est beaucoup de dire qu’il faudra pour cela deux siècles), pourra-t-on éviter de confesser d’un bout à l’autre du globe que le monde est anglo-saxon[20]. ? »
Avec leur climat énervant qui confine les Européens dans le domaine des opérations commerciales, et leur défend, sous peine de mort, de travailler et de produire, nos provinces annamites sont plutôt un comptoir qu’une colonie proprement dite ; mais l’Inde aussi est un comptoir, et elle n’est pas inutile à la grandeur de l’Angleterre. D’ailleurs il s’ouvre de Saigon, par-delà les montagnes du Tonkin, sur des pays fertiles et salubres comme la Chine occidentale et le Thibet, des perspectives pleines de profondeur et d’attrait. La fortune, qui nous a fait si souvent payer dans nos colonies par des trahisons persistantes ses faveurs d’un jour, semble devenue moins cruelle. La Louisiane et le Canada nous ont, à deux époques néfastes pour notre puissance maritime, échappé malgré l’effort de nos armes ; la Cochinchine au contraire a vécu, elle a prospéré en dépit de toutes les hésitations de la métropole. L’on peut dire que de toutes nos entreprises au dehors, celle-là a été la moins calculée et la plus heureuse, la plus dédaignée et la plus féconde, la plus obscure et la plus utile, c’est l’œuvre de notre fortune plus que de notre volonté.
- ↑ Voyez la Revue du 1er avril
- ↑ Les conquérans mantchoux, auteurs de cette mesure, voulaient empêcher les fonctionnaires chinois de jeter des racines dans leurs gouvernemens et leur enlever ainsi toute possibilité de créer autour d’eux des foyers d’insurrection.
- ↑ Le père Duhalde.
- ↑ C’est pour se conformer à cette manière de voir que les missionnaires ont demandé au pape et obtenu l’autorisation d’adopter, pour célébrer la messe, une coiffure spéciale dont la forme rappelle celle des bonnets de cérémonie des mandarins. — Les Thibétains saluent en se pinçant l’oreille et en tirant la langue.
- ↑ Le père Duhalde.
- ↑ Ces braves guerriers ont guetté notre départ, et quand ils ont été bien assurés que le courant du grand-fleuve nous avait décidément emportés, ils ont fait en grand nombre irruption dans notre logement, tirant des coups de fusil, éventrant les armoires pour découvrir la retraite où nous ne pouvions manquer d’être cachés. Après cette expédition glorieuse, dont de pompeuses affiches collées aux murs racontèrent bientôt les émouvans détails, les soldats se répandirent dans les rues de la ville en annonçant au peuple que nous avions fui lâchement. — Ces renseignemens me sont parvenus très récemment.
- ↑ Ce prélat est actuellement à Rome. Il s’est joint à beaucoup de ses confrères pour attester que l’infaillibilité d’un seul serait plus facilement acceptée des populations qu’il instruit que l’infaillibilité d’une assemblée. La définition projetée ne saurait en effet effrayer les Asiatiques ; il suffit de les connaître pour en demeurer convaincu. — Quant à la liberté des cultes, nous nous plaisons à croire qu’elle trouvera dans les vicaires apostoliques au sein du concile des défenseurs énergiques et bien pourvus d’argumens.
- ↑ Par exemple, l’huile qui sert à vernir, et dont on imprègne l’étoupe dans la construction des barques, se vendait autrefois 20 sapèques la livres elle coûte aujourd’hui 100 sapèques.
- ↑ En 1807, sur 300 millions de francs qui représentent l’importation totale à Shanghai, l’opium figurait pour 150 millions de francs. (Rapport de M. Siegfried au ministre du commerce.)
- ↑ Ces lanternes étaient couvertes de caractères peints en rouge visibles de loin, et qui signifiaient : grands ambassadeurs de l’Occident.
- ↑ Five months on the Yang-tse, by Thomas Blakiston ; London 1862.
- ↑ C’est de Shang-haï que partent les sept huitièmes des 40 000 balles de soie et le tiers des 75 millions de kilogrammes de thé que la Chine exporte annuellement. — (Seize mois autour du monde, par M. Siegfried.)
- ↑ Elle a été cédée au gouvernement anglais par le traité de Nankin en 1842.
- ↑ Fondée en 1680.
- ↑ Depuis l’ouverture, du canal, les paquebots vont de Hong-kong à Marseille. Ils ont ainsi quarante jours de chauffe, alors que les Anglais ne veulent pas dépasser vingt ou vingt-cinq jours. Cet inconvénient serait un motif de plus en faveur de l’installation de la tête de ligne à Saigon.
- ↑ Voyez la Revue du 15 février 1869.
- ↑ Celle qui admet la réunion du Mékong et du Ménam.
- ↑ Le Ménam et le fleuve du Tonkin ne sont, relativement à leurs puissans voisins, que des cours d’eau secondaires, qui prennent naissance dans les dernières ramifications des monts Himalaya. L’Irawady, la Salween, le Mékong et le Kin-cha-kiang au contraire pénètrent ensemble jusque dans le cœur du grand massif. Ces trois derniers fleuves suivent, en se rapprochant de leurs sources, une direction longtemps parallèle.
- ↑ Les navires à vapeur peuvent remonter l’Irawady jusqu’à Bahmo. De ce point, on peut atteindre en six jours de route à travers un pays montagneux et peuplé de sauvages insoumis le gros village de Langchankal, situé au sud-ouest de Yong-tchang, entre l’Irawady et la Salween, et qui est le premier marché du Yunan. C’est cette courte distance que les Anglais ne sont point encore parvenus à franchir.
- ↑ La France nouvelle, par M. Prevost-Paradol.