Exploration du Mékong/05
La ville de Luang-Praban avait été pour nous ce qu’est une oasis pour une caravane fatiguée d’une longue marche. Nous y avions fait une halte d’un mois, au sein d’une abondance relative. Passer les nuits sous le même toit et s’asseoir deux fois par jour à la même table, ce sont là des jouissances dont pour la première fois depuis Bassac il nous avait été donné de savourer la douceur. La vie nomade est contraire à la nature de l’homme, qui s’attache aux lieux par mille liens invisibles, comme l’arbre s’incorpore au sol par ses racines. Les peuplades même vivant sous des tentes que leur indifférence dresse chaque soir pour les replier chaque matin, se font une patrie du désert dont elles connaissent toutes les sources ou de la forêt dont elles vénèrent tous les vieux arbres. Marcher sans cesse devant soi, être assuré que jamais on ne reverra la terre que l’on foule, les hommes avec lesquels on échange d’affectueuses paroles, cette vie de Juif errant provoque une impression d’insurmontable tristesse, et fait songer malgré soi à ce type immortel du malheureux et du maudit. Nous avions, il est vrai, l’espoir de servir la science en ajoutant par nos recherches aux données qu’elle met en œuvre, et cette ambition valait sans doute celle qui poussait les chevaliers hors de leurs castels pour redresser des torts ou suivre le cours d’amoureuses rêveries ; mais nous avions surtout dans le cœur une image aussi brillante que l’étoile des rois, l’image de la France, dont chaque pas allait nous rapprocher désormais. L’idée de mourir loin d’elle et de reposer dans une tombe abandonnée, cette triste pensée qui s’imposait à mes réflexions au début du voyage, avait cessé de me traverser l’esprit ; le passé me garantissait l’avenir. Nous touchions d’ailleurs aux limites du pays mal famé du Laos, et ce minotaure calomnié n’avait dévoré personne. Les objections que le roi de Luang-Praban avait tenté d’opposer à notre départ pouvaient sans doute avoir leur source dans quelque arrière-pensée politique, mais les manifestations sympathiques de la population étaient pures de tout soupçon de cette nature ; il était impossible même aux plus défians d’y voir autre chose que les marques d’une inquiétude inspirée par un intérêt sincère. Nous en étions émus sans en être effrayés, et le 25 mai 1867 nous montâmes en pirogues pleins d’ardeur et de « confiance, presque joyeux des sacrifices qui réduisaient à une couverture de voyage le bagage personnel de chacun de nous. Le commandant de Lagrée laissait seul percer les préoccupations qui l’obsédaient : il voyait à l’horizon une barre sombre, et sentait qu’il était l’Œdipe dont les réponses décideraient du sort de tous ses compagnons.
Le Mékong, qui ralentit sa course et s’épanouit en face de Luang-Praban dans un lit dégagé d’obstacles, reprend non loin de cette ville ses allures impétueuses et son aspect tourmenté. Une colossale statue de Bouddha assise à l’entrée d’une caverne semble contempler impassible les flots qui passent, image de la vie dont les changemens perpétuels attristèrent le grand révélateur au point de le pousser à placer l’éternel bonheur dans l’éternelle stabilité. La caverne est transformée en pagode ; mais les bonzes ont eu la maladresse de gratter les stalactites qui ornaient la voûte et les murailles. Plus loin, au sein d’une immense roche à pic plongeant dans l’eau, une seconde grotte est également consacrée au culte. Elle est ornée d’un balcon dentelé, et l’on y monte par un escalier en briques dont les derniers degrés sont lavés par le fleuve. En face de ce temple pittoresque, dont la porte ressemble de loin à une déchirure du rocher, le Mékong reçoit sur sa rive gauche un affluent considérable. Le Nam-Hou avant de se perdre dans ce grand fleuve coule au milieu d’une vaste prairie verdoyante, limitée par une muraille verticale haute au moins de 300 mètres, et qui semble cannelée. Pour indiquer le niveau d’une crue extraordinaire, les habitans y ont tracé une ligne rouge qui est maintenant à 19 mètres au-dessus de nos têtes. Nous regardons avec quelque curiosité cette rivière, qui semble venir du nord-est, car, s’il ne réussit pas à entrer en Chine par la voie du Mékong, M. de Lagrée a résolu d’y pénétrer en remontant le Nam-Hou.
Nous apprenons qu’à une courte distance du village de Tanoun il y a une montagne qui vomit du feu, suivant l’expression des indigènes. Nous avons rencontré déjà des volcans éteints, notamment dans le bassin du Sè-Don, en nous rendant à Attopée ; mais c’est la première fois qu’on nous signale un cratère en éruption, et ce fait a trop d’importance pour que nous ne nous mettions pas en mesure de le constater. Tandis que les autres membres de la commission poursuivent leur route en pirogues, nous mettons pied à terre, le docteur Joubert et moi, et, munis de guides, nous nous enfonçons vers le sud-ouest. Après une marche de 30 kilomètres environ sur le flanc des montagnes ou dans des gorges ravinées, nous apercevons du haut de Pou-Din-Deng (montagne de la terre rouge) un grand village entouré de vastes rizières et situé au centre d’une plaine immense qui semble le bassin d’un ancien lac. C’est le village de Muong-Luoc. Nous étions près de la source de l’un des bras dans lesquels le Ménam se ramifie à son origine. Le Mékong formant, à partir de Luang-Praban, un nouveau coude vers l’ouest, s’est beaucoup rapproché de ce dernier fleuve, dont huit lieues à peine le séparent ; mais il n’existe entre eux aucune communication. On a pu croire que, dans leur partie inférieure, ces deux grands cours d’eau, disparaissant en quelque sorte au milieu de l’inondation qui couvrait le pays, se confondaient pendant la saison des pluies. C’est là une exagération qui s’explique ; mais à la hauteur où nous sommes, dans ce pays montagneux, les deux bassins, nettement limités, demeurent absolument distincts. Il faut donc abandonner définitivement l’opinion exprimée par Martini et reproduite plus récemment par Vincendon Dumoulin, opinion d’après laquelle les deux fleuves se réuniraient dans le Laos.
Le chef de Muong-Luoc se montra très bienveillant et fort empressé ; il avait rassemblé chez lui toute la haute société de Muong pour voir deux êtres curieux à grande barbe et au visage pâle. Quant à lui, il connaissait déjà quelques spécimens de cette race singulière, car il avait été à Bangkok, et il avait rencontré là des femmes européennes avec les cheveux noués derrière la tête et des vêtemens longs et bouffans dont le souvenir le faisait encore pâmer de rire. Il avait parmi ses concubines une jeune sauvage au teint presque clair, à l’œil ardent et noir, qui aurait paru mieux placée dans une posada des Pyrénées que dans une case laotienne. La conversation, très animée malgré l’absence de tout interprète, fut émaillée de quiproquo et de coq-à-l’âne. Les tigres étant fort nombreux dans cette région, le gouverneur veut nous donner, pour nous conduire au volcan, une escorte de dix hommes ; il pousse la prudence jusqu’à faire entourer pendant la nuit notre case, un peu à l’écart du village, par une armée de gardiens qui fument en causant jusqu’au matin, et chassent le sommeil beaucoup plus sûrement que n’aurait pu le faire la crainte du terrible carnassier.
C’est en vain d’ailleurs que nous cherchons des yeux les jets de lave, le panache de fumée et tout l’ensemble de désolation grandiose dont ce mot de volcan éveille la pensée. Nous ne voyons qu’une simple dépression du sol au sommet d’une petite colline boisée. La terre se fendille et s’affaisse comme si le feu la consumait intérieurement. Par de nombreuses crevasses, des fumarolles montent dans l’air, exhalant une odeur de soufre et de charbon de terre. Sur quelques points, des plaques jaunes de soufre cristallisé couvrent le sol. Le jour, on n’aperçoit point de flammes, mais il est à croire qu’elles apparaissent la nuit, comme il arrive au Vésuve, qui, lors même qu’il n’est pas en éruption, détache son flamboyant sommet dans la splendeur des nuits napolitaines. L’incendie souterrain s’étend peu à peu et brûle les racines des grands arbres, dont les squelettes attestent les progrès. Les deux collines assez rapprochées où sont situées les solfatares s’appellent Pou-faï-gniaï et Pou-faï-noï, grande et petite montagne de feu.
Ayant remarqué une grande quantité d’éléphans dans la plaine de Muong-Luoc, nous demandâmes au gouverneur de nous en prêter deux pour regagner les bords du Mékong. Ce Laotien trop bienveillant voulait nous retenir chez lui ; il s*obstinait à ne pas saisir les motifs qui nous forçaient de hâter notre marche. Attacher quelque prix au temps, c’est une infirmité qu’il ne pouvait comprendre. « Je n’ai pas envie de vous donner des éléphans, nous disait-il en plaisantant, la lenteur de leur allure vous impatientera, et vous les laisserez derrière vous pour courir comme des lièvres. Est-ce que vous avez quelque chose dans les jambes ? » Il finit cependant par céder à nos désirs, et, assis sur le clos de nos énormes bêtes, la tête effleurée par les feuilles d’arbres ruisselant de pluie, nous mîmes onze heures à franchir, par des sentiers où deux hommes ne pouvaient marcher de front, la chaîne de montagnes qui sépare le Ménam naissant du Mékong déjà plein de puissance et de grandeur.
A Tanoun, nous reprîmes des pirogues pour rejoindre l’expédition. Les habitans du village de Pacgnioï, où nous dûmes passer la nuit, nous entourèrent avec curiosité en nous accablant de questions sur les montagnes de feu. C’est à trois jours de chez eux ; cela les intrigue fort, et personne n’a pris la peine de s’y rendre ! L’espèce d’auréole que nous mettaient au front les prétendues flammes du volcan, jointe à la libéralité avec laquelle je laissais les ménagères couper les boutons en nacre de mes habits, nous valut dans ce village un excellent accueil. Bien qu’il y eût un caravansérail destiné aux voyageurs, on nous autorisa à étendre nos nattes dans une pagode en bois, sorte de chambre d’auberge bien close, telle que nous n’en avions point encore occupé jusque-là. En effet, les salas où nous avons coutume de nous établir, et même les cases construites exprès pour nous, ont toujours été faites d’un treillis de bambou qui interceptait souvent la lumière du jour, mais n’arrêtait guère ni le vent ni la pluie. Une petite statue dorée de Bouddha, debout et raide comme nos saints du moyen âge, brillait dans l’obscurité, et je dormis ce soir-là en songeant à la prodigieuse fortune de Siddârtha, ce jeune prince qui, pour avoir préféré la vie austère de l’ascète aux séductions de la puissance, parvint à l’état de Bouddha et reçoit encore, après vingt-cinq siècles, les adorations d’un quart de l’humanité.
M. de Lagrée s’était arrêté à Sien-Khong, grand village d’où la guerre avait chassé les habitans, qui commençaient à peine à revenir se grouper derrière une vaste enceinte en briques. C’est un chef-lieu de district dépendant de Muong-Nan et le dernier centre important du Laos, situé sur la rive droite du Mékong, où l’autorité de Siam soit encore reconnue. Le royaume de Xieng-Maï, vassal de Bangkok, touche bien au fleuve par la province de Xieng-Haï ; mais celle-ci ne possède sur les bords du Mékong qu’une ville récemment détruite, Xieng-Sèn, dont les ruines, sans intérêt pour l’explorateur, sont déjà enfouies sous les hautes herbes. Nous sommes à la frontière du Laos birman ; il était facile de s’en apercevoir à l’air effaré des fonctionnaires siamois, tremblant d’être enlevés par leur voisin, le roi laotien de Sien-Tong, implacable ennemi de leur maître. Le moment était donc venu pour nous de dissimuler nos lettres de Siam ; mais il aurait fallu pouvoir exhiber des passeports du gouvernement birman. Lorsque par l’intermédiaire de l’évêque catholique, car la France n’a pas de représentant officiel à Ava, l’amiral de La Grandière s’était adressé à l’empereur des Birmans pour obtenir ces papiers, l’empire traversait une crise qui s’est terminée par une de ces révolutions de palais, si fréquentes dans ces contrées, révolution qui a momentanément enlevé toute influence aux missionnaires. Dépourvus de ces sauf-conduits dont l’effet est de rendre les mandarins responsables des malheurs qui frappent les étrangers sur le territoire de leur administration, nous avions tout à craindre des Laotiens soumis aux Birmans, si ceux-ci étaient parvenus, en imposant leur joug à leurs tributaires, à leur faire en même temps partager leurs haines. Personne n’ignore en effet le résultat de la lutte engagée par la compagnie des Indes contre les souverains birmans. Cette longue guerre, dont je vais brièvement rappeler les origines, donna le Tennasserim, le Pégou et le pays d’Arakan à l’Angleterre, enleva par conséquent aux Birmans la possession du cours inférieur de l’Irawady en même temps qu’elle leur ôtait tout accès au golfe du Bengale comme à la mer des Indes.
Des voisins aussi turbulens et aussi ambitieux que les Birmans ne pouvaient tarder à fournir aux Anglais un de ces griefs qui servent trop souvent de prétexte à une rupture, et permettent de punir par l’annexion d’un territoire la plus insignifiante violation du droit international. Ils allèrent plus loin et rendirent inévitable, par une suite de provocations réfléchies, une guerre dont on peut dire qu’ils ont pris l’initiative. Plein de confiance dans ses forces, et, comme tous les Orientaux, de dédain pour les étrangers qui avaient donné lieu de suspecter leur bonne foi lors de la guerre que fit aux Pégouans le grand Alom-prah, le fils de ce dernier supportait impatiemment l’extension de l’empire britannique dans les Indes. Jusque vers la fin du XVIIIe siècle, l’ennemi toujours battu et toujours détesté contre lequel les Birmans avaient exercé surtout leur humeur belliqueuse et conquérante avait été le roi de Siam, dont les domaines s’étendaient dans la presqu’île de Malacca ; mais après la cession de Tennasserim Minder-aghee-prah tourna ses regards vers l’ouest et s’efforça, en s’unissant aux Mahrattes, de ruiner l’édifice élevé sur ses frontières par ces Européens que son père victorieux avait traités avec tant d’insolence et de cruauté. Lord Hastings, alors gouverneur-général des Indes, ferma les yeux sur cette complicité dont les preuves lui tombèrent entre les mains, et l’empereur des Birmans, enhardi par un acte de prudence qu’il prit pour de la faiblesse, voulut asseoir par la force sur le trône de Katchar, principauté limitrophe de l’Assam, un prétendant hostile à l’Angleterre. Cette audacieuse intervention eut lieu au commencement de 1824, et avant la fin de la même année elle était punie par l’occupation de Tavoy, de Mergui, de Martaban et de Rangoon. La perte de tous ses ports n’était pas compensée pour le gouvernement birman par la défaite qu’infligea aux Anglais à Tchittagong le général en chef Bandoola, rappelé bientôt de la frontière pour défendre la capitale même de son pays et tué par un obus. Les troupes birmanes, battues en outre à Silhet, chassées de l’Assam et de l’Arakan, durent, malgré leur courage, demander, à la fin de l’année 1825, une suspension d’armes à sir Archibald Campbell, parvenu assez près de Patunagah en remontant l’Irawady. La convention, signée en janvier 1826 par les plénipotentiaires des deux pays, ne fut pas ratifiée par l’empereur des Birmans, à la fierté duquel les vainqueurs voulaient imposer des conditions humiliantes et léonines. Ces conditions ne furent acceptées qu’après deux engagemens nouveaux où la supériorité des armes européennes triompha encore une fois de l’héroïsme indiscipliné des Birmans. Le traité de Yandabô posa en Birmanie les bases de la puissance anglaise. Celle-ci s’est développée plus tard, et l’empire birman est entouré aujourd’hui par une vaste ceinture de territoires conquis, s’étendant de Moulmein, dans le golfe de Martaban, à Sodiva, situé sur le Brahmapoutre, au point où ce grand fleuve, sortant du Thibet, s’infléchit brusquement à l’ouest pour aller se jeter dans le golfe du Bengale en dessinant un angle droit.
Le patriotisme a survécu à la conquête, et la haine, pour être impuissante, n’en est restée que plus vive. Elle est refoulée dans le cœur des vaincus comme la nationalité birmane elle-même, que la force des armes a concentrée autour du berceau de son ancienne grandeur. Reconnaissant trop tard qu’ils étaient incapables avec leurs propres ressources de repousser les Anglais, les Birmans ont essayé de leur opposer des Européens : vaines tentatives dont aucune n’est restée impunie, et auxquelles la France est demeurée étrangère, bien que des Français s’y soient associés ! — Nous avions l’espoir que le souvenir de d’Orgoni, le dernier et le plus célèbre parmi ceux de nos compatriotes qui ont mis leur intelligence et leur courage au service de l’empereur des Birmans, favoriserait notre passage chez les vassaux de ce souverain ; mais d’un autre côté n’était-il pas à craindre que les princes éloignés d’Ava par plus d’un mois de marche ne fussent hors d’état d’établir une distinction entre les diverses nationalités occidentales et disposés à nous traiter en ennemis ? Nous en étions sur ce point réduits aux conjectures, et nous ignorions jusqu’à la nature du régime politique imposé aux populations laotiennes soumises au gouvernement birman. Le mandarin, chef du village de Sien-Kong, où les plus cruelles incertitudes prolongeaient notre halte, consentit enfin, non sans peine, à nous conduire aux limites de son territoire ; mais le roi de Sien-Tong, son voisin, nous laisserait-il passer outre ? M. de Lagrée avait expédié à ce souverain de magnifiques cadeaux (une descente de lit, une cuillère en ruolz), accompagnés d’une lettre d’un style tout oriental et rédigée de façon à ce qu’il la comprît le moins possible. S’il était maître absolu, il nous refuserait probablement le passage ; mais, dépendant d’Ava, peut-être craindra-t-il de se compromettre. Or il faut quarante jours pour aller chercher des instructions dans la capitale, et nous serons chez lui quand il recevra notre lettre. — Nous nous efforcions de suppléer par des hypothèses de cette nature aux renseignemens précis qui nous manquaient.
À une faible distance de Sieng-Kong, les montagnes s’éloignent du fleuve, qui serpente alors à travers une plaine magnifique, au centre de laquelle s’élevait, il y a cinquante ans, la ville de Xieng-Sèn. Nous naviguons dans les eaux du royaume de Xieng-Maï, tributaire de Siam comme celui de Luang-Praban ; mais nous évitons de descendre de nos barques. Les démêlés auxquels a donné lieu l’exploitation du bois de teck par les Anglais pouvaient avoir laissé aux autorités de ce pays quelque ressentiment contre les Européens. M. de Lagrée ne jugea pas utile d’en affronter les conséquences. Il s’était engagé d’ailleurs, à la demande du roi de Luang-Praban, qui entretient avec son voisin de Xeing-Maï des rapports excellens, à ne pas mettre pied à terre chez ce dernier. L’arbre précieux dont l’incorruptibilité était déjà, selon M. Reinaud[1], connue et appréciée du temps des Romains, se montre pour la première fois sur les bords du fleuve avec une certaine abondance à Sieng-Kong, notre dernière station ; mais il est là rabougri et maltraité par les habitans. Dans la plaine de Xieng-Sèn, il forme au contraire de magnifiques forêts des deux côtés du Mékong qui termine à cette hauteur son second coude vers l’ouest pour se diriger franchement vers le nord. D’après l’énorme quantité d’eau que débite déjà ce grand fleuve, nous pouvions juger que ses sources étaient encore fort éloignées de nous. Il devenait très probable que le Mékong prenait naissance, comme les plus grands fleuves de la Chine et de l’Inde, sur le plateau du Thibet, immense réservoir qui envoie, pour ainsi dire, dans trois mers différentes le colossal tribut de ses eaux. Si donc il sortait d’un lac, comme nous le disaient au Cambodge les savans du pays, ce lac était situé plus loin que le Yûnan, ou bien il n’envoyait au fleuve qu’un affluent d’importance secondaire. Cette dernière hypothèse s’est trouvée, comme nous le verrons plus tard, conforme à la réalité. Nous nous plaisions à ces conjectures au moment où nous allions définitivement abandonner la voie du Mékong, devenue impraticable, pour nous préparer aux marches pénibles et à toutes les misères d’un voyage par terre en pleine saison des pluies.
Nous nous installons dans un caravansérail construit sur le rivage, et nous renvoyons nos pirogues. C’était brûler nos vaisseaux, car pour nous rendre à Muong-Line, de tous les villages dépendant de Sien-Tong le plus rapproché de nous, il fallait les moyens de transporter nos bagages, et nous ignorions encore s’il serait possible de nous les procurer. Nous ne savions même pas si, à la nouvelle de notre arrivée dans son district, le mandarin de Muong-Line ne donnerait pas à ses soldats l’ordre de nous expulser. M. de Lagrée se hâta de lui faire parvenir un message lui demandant pour nous l’autorisation d’aller attendre chez lui que son supérieur, le roi de Sien-Tong, eût répondu à notre lettre. Nous étions en effet très exposés à mourir de faim dans notre case en bambous, située entre, le fleuve et la forêt. La chasse n’était guère plus facile que la pêche, car la pluie tombait à torrens. Enfin, après deux jours d’une attente anxieuse, un bruit étrange nous arrive de la forêt. Chacun de nous prête l’oreille et cherche à percer des yeux l’obscurité des bois. Le premier bœuf qui déboucha du sentier avec une double hotte installée sur sa bosse fut reçu avec des transports de joie ; il était pour nous ce que furent pour Noé la colombe et son rameau d’olivier. Le chef de Muong-Line nous envoyait seize bœufs porteurs ! Nous plaçons, sans plus tarder, nos bagages sur leur dos, et nous partons à pied par une pluie si forte que le niveau du fleuve s’était, en deux jours, élevé d’uns manière sensible. Dans l’étroit sentier de la forêt, notre caravane présentait un spectacle pittoresque. Les petits bœufs bossus se suivaient les uns les autres, obéissant à leurs propres caprices beaucoup plus qu’à la voix de leurs conducteurs. Des mandarins subalternes nous escortaient, un long fusil sur l’épaule, la tête coiffée du chapeau à larges bords fait en gaines de bananiers et terminé en pointe. Leur teint bronzé, leurs moustaches et leur air résolu rappelaient les brigands calabrais. Tout alla bien tant que le chemin, serpentant en plaine, nous conduisit le long du fleuve, sous les grands arbres ; mais, à notre arrivée au pied d’une colline escarpée qu’il fallait franchir, les difficultés commencèrent. La pluie avait effacé toute trace de sentier sur le flanc de la montagne, et le sol était si glissant que nous ne pouvions avancer qu’en nous accrochant aux racines déchaussées des arbres, aux lianes et aux branches pendantes. Quant aux bœufs, tombant à chaque pas, roulant les uns sur les autres, ils firent preuve d’une incroyable énergie ; quelques-uns, après des efforts multipliés, durent renoncer à l’entreprise, et des hommes se partagèrent leurs fardeaux. Le reste de la route répondit à ce début. Après avoir suivi le faîte des montagnes, marché plusieurs heures dans un torrent au milieu d’une splendide végétation de palmiers, de sicas et de fougères arborescentes, nous arrivâmes enfin sur les bords de la rivière de Muong-Line, que nous passâmes à gué, ayant de l’eau jusqu’aux épaules. Au milieu d’une grande plaine herbue entourée de montagnes s’élevaient quelques chaumières, dont une était préparée pour nous. Il était quatre heures de l’après-midi, nous cheminions péniblement depuis le matin sous un véritable déluge, et les bœufs qui portaient notre provision de riz s’étaient attardés. Il fallut les attendre longtemps ; nous payâmes presque tous tribut à la fièvre.
Telle fut notre première étape dans le Laos birman. Les cases se distinguent de celles du Laos siamois par une plus grande élévation au-dessus du sol et la longueur du toit en chaume, qui retombe de façon à cacher complètement la maison. Celle-ci ressemble à une meule de paille sur des tréteaux. Au-dessous, les porcs dorment à l’aise, et les bœufs trouvent un abri commode. Ces derniers errent dans les gras pâturages en troupeaux considérables. Malgré leur grande abondance, nous ne pouvons réussir à nous en procurer. Une nourriture plus substantielle que le riz à l’eau et des poulets étiques nous aurait pourtant été nécessaire ; mais M. de Lagrée, dont les ressources pécuniaires se trouvaient déjà très réduites, jugeait avec raison qu’il serait imprudent de jeter d’un seul coup soixante francs dans notre cuisine. C’est le prix relativement exorbitant qui nous était demandé pour un bœuf. On trouve dans le genre de services rendus aux indigènes par ces précieux animaux l’explication de ces conditions inabordables pour nous. Le fleuve cesse d’être utilisé, et les transports, qui se font par terre, deviennent ruineux, même pour de courtes distances ; quand le voyage doit être un peu long et qu’il y a des risques à courir, comme il arrive presque toujours dans ces régions perpétuellement troublées, les propriétaires de bœufs élèvent encore leurs prétentions. Nous étions contraints de les subir, car rien ne nous autorisait à réclamer, ainsi que nous avions pu le faire dans le Laos siamois, le concours des mandarins, qui élèvent ou abaissent le prix des transports au gré de leurs intérêts ou de leurs caprices.
Le village de Muong-Line occupe le centre d’une plaine qui a plusieurs lieues de tour, et se convertit rapidement en un immense marécage. Le fleuve nous manquait ; nous étions accoutumés à le voir animer nos campemens, à remonter son cours par la pensée pour pénétrer le mystère de son origine, et plus souvent à suivre du regard ses flots rapides, qui allaient, avant de se perdre dans la mer, baigner et féconder une terre aujourd’hui française. Malgré le petit nombre de ses habitans, le village est tous les cinq jours le siège d’un marché. C’est à Luang-Praban que nous avons rencontré pour la première fois depuis le Cambodge cette exposition périodique ou permanente des choses nécessaires à la vie, véritable institution dont il faut être privé pour en apprécier la valeur. Le marché de Muong-Line n’a pas une grande importance. On y vend quelques légumes et quelques fruits, des pêches petites et vertes, mais que nous trouvions délicieuses en les mangeant les yeux fermés et en pensant à la France, des cotonnades de toute sorte provenant des fabriques anglaises. Ces derniers articles sont façonnés tout exprès pour le pays, des caractères et des dessins birmans sont tissés dans l’étoffe. La maison la plus importante du marché est celle du forgeron, qui est à la fois orfèvre et fabricant de monnaie. Ces trois professions exercées par le même industriel se touchent de fort près dans cette contrée, où il ne circule plus d’argent monnayé. Le tikal et ses subdivisions cessent d’avoir cours, et nous sommes contraints de faire fondre notre argent siamois dans un creuset qui lui donne la forme d’un macaron. Pour les transactions quotidiennes de peu d’importance, on coupe au hasard des morceaux d’inégale valeur qui sont appréciés à l’œil par les intéressés. On se sert au contraire d’une balance dans les marchés sérieux, car, à défaut d’unité monétaire, c’est d’après le poids de l’argent que s’établit le prix des choses.
Lorsqu’on passe du Cambodge au Laos siamois, la transition est à peu près insensible, d’autant plus que, pour les hommes au moins, le costume reste le même. Il en est ici tout autrement ; le changement est brusque et le contraste frappant. Le toupet siamois est remplacé par un chignon réunissant sur le sommet de la tête tout le faisceau de la chevelure, et dont un turban de couleur variée ne laisse voir que la pointe. Le langouti disparaît également devant le pantalon large qui tombe jusqu’à la cheville du pied. La pipe, fumée depuis longtemps même par les enfans, devient chez les tributaires de la Birmanie d’un usage plus général encore. Les femmes, plus sensibles au froid ou à la pudeur, portent presque toutes une veste serrée croisant sur la poitrine, en coton blanc ou bleu, quelquefois en soie teinte de couleurs variées et très riches. Elles ont en outre, fixé à la hauteur des hanches, un jupon rayé horizontalement de larges bandes bleues, jaunes et rouges. Leur coiffure se compose d’étoffes de toute nuance roulées en turban autour des cheveux, ou disposées à la façon des paysannes napolitaines et retenues par des épingles d’argent, dont la grosse tête constitue, avec des bracelets de même métal, les principaux ornemens d’une élégante. À ces détails de costume, j’ajouterai une observation générale sur le langage, ce vêtement de la pensée. Nous sommes encore dans le Laos, et l’on parle toujours le laotien ; mais cette langue est employée avec des modifications qui portent surtout sur la prononciation des mots et la construction de la phrase ; on n’a encore à constater qu’un petit nombre d’expressions nouvelles. Ces nuances, qui ne semblent pas altérer le fond même de la langue, déroutent la connaissance sommaire que nous en avons acquise par une étude superficielle, mais elles n’embarrassent guère notre interprète. Celui-ci continue avec aisance dans un dialecte nouveau la longue conversation que M. de Lagrée le contraint, depuis notre départ, d’entretenir avec les indigènes pour leur arracher des renseignemens utiles ; mais il n’en est plus ainsi avec les sauvages dont le nombre et l’importance se sont accrus à chacune de nos stations jusqu’à notre entrée en Chine, et qui parlent une langue absolument inintelligible pour lui. Ces derniers vivent groupés en tribus et recherchent les montagnes, où leurs villages présentent une physionomie particulière. La plupart ont, comme les Laotiens, adopté le bouddhisme avec un fort alliage de superstitions hindoues ou locales ; ceux-ci élèvent des pagodes, ceux-là n’ont-point de temples et ne pratiquent aucun culte extérieur. Ils n’ont pas l’air timide des autres autochthones dispersés dans la vallée du Mékong ; ils marchent le front haut au milieu des Laos-Lus[2], et c’est parce que leurs goûts les y portent, non parce que la force les y contraint, qu’ils se cantonnent sur les hauteurs. Ils semblent consentir à partager leur sol plutôt que subir des maîtres. Ils sont remarquables par leurs types accentués, la blancheur relative de leur peau et leurs costumes pittoresques, dont nous avons pu constater l’infinie variété. Il me suffira d’esquisser en passant les plus originaux.
A Muong-Line et à la station suivante, nous avons reçu la visite de femmes sauvages portant sur la tête des demi-cercles en paille de diverses couleurs, entremêlés d’ornemens de verre et d’argent, qui leur composaient à partir du front une sorte de longue capote comme jadis on en portait en France. Le fond est figuré par un vaste peigne rond recouvert d’étoffe. Des pendeloques en perles de verre ou en argent soufflé leur tombaient sur les épaules, des ornemens de même nature décoraient leur cou et leur poitrine, leurs bras étaient chargés de bracelets. Elles ne pouvaient faire un mouvement sans que tout cela ne produisît un étrange cliquetis. Leur veste courte était de couleur sombre, ainsi que leur jupe plissée, arrêtée au-dessus du genou. Le mollet, développé par les courses dans les montagnes, était emprisonné dans des guêtres en coton bleu foncé. Il faut ajouter, pour compléter la description de ce costume bizarre, un petit manteau en feuilles sur les épaules et à la bouche une pipe en bois. Le costume des hommes de la même tribu était plus sévère et plus sobre d’ornemens. Ils portaient un turban, une veste, un pantalon large, et autour du cou un simple cercle en argent ; ils avaient de grands yeux noirs, des moustaches et des traits réguliers.
Les exigences d’une vie analogue fixée sur le même sol et soumise au même climat ont donné aux Laotiens, comme aux nombreuses tribus sauvages mêlées avec eux, des habitudes à peu près semblables. On ne peut rien conclure quant à la diversité des races de la différence des costumes, puisque nous voyons ceux-ci varier même en France d’un canton à un autre. Reste donc le langage. Les hommes exercés dans la science si intéressante et si nouvelle de la paléontologie linguistique trouveraient sans doute une source d’études fructueuses, à défaut de conclusions satisfaisantes, dans les documens recueillis sur ce sujet par M. de Lagrée ; ces documens qu’il pouvait seul réunir, puisqu’il était seul alors en mesure de communiquer, au moyen de son interprète cambodgien, avec les Laotiens birmans, et par l’intermédiaire de ceux-ci avec la plupart des tribus sauvages, ne sauraient trouver place dans le cadre de ce récit. Je me bornerai à une observation générale qui a déjà été faite au sujet de l’Indo-Chine tout entière, mais qui s’applique d’une manière spéciale à la partie septentrionale de cette vaste péninsule. A mesure que l’on se rapproche des montagnes gigantesques qui constituent ce qu’on pourrait appeler la colonne vertébrale du continent asiatique, il semble que le problème ethnographique devienne plus compliqué et plus insoluble. Des gorges profondes de l’Himalaya, comme des flancs d’une immense tour de Babel, sont sortis des flots d’émigrans, parlant toutes les langues, suivant au hasard les vallées des fleuves ; si plusieurs tribus sont descendues jusqu’aux rivages de la mer pour y former des nations, d’autres, plus nombreuses encore, n’ayant pu se résoudre à s’éloigner, sont demeurées errantes autour de leur berceau dans l’ouest de la Chine, le nord du Tonkin, du Laos et de la Birmanie. A la hauteur où nous étions parvenus, les Laotiens forment encore une nationalité organisée, compacte et relativement puissante ; bien qu’avertis d’avance du joug que leur ont imposé les Birmans, nous n’en apercevions pas encore les empreintes, mais elles allaient bientôt apparaître.
Nous étions depuis quelques jours à Muong-Line, respirant les miasmes qui s’élevaient des rizières inondées, et le chef du village, mandarin d’ordre inférieur, n’était pas venu rendre visite à M. de Lagrée. Craignant d’engager sa responsabilité, il attendait que le roi de Sien-Tong lui indiquât la conduite à tenir. Cette réserve, dont nous devinions facilement les motifs, commençait à nous inquiéter. Enfin il se présenta chez nous en grande pompe, vêtu d’un caleçon de soie rayé jaune et noir, comme une salamandre ; un ample peignoir en calicot blanc lui tombait plus bas que les genoux, laissant à peine voir ses maigres mollets, tatoués uniformément ; sa tête était ceinte d’un turban en soie verte. Il était vieux, cassé ; c’est à peine si ses paupières proéminentes laissaient distinguer ses yeux sans regard ; il apportait une réponse favorable du roi. Cette simple demande en autorisation de passer avait donné lieu à une délibération qui avait occupé pendant quatre jours le conseil de Sien-Tong. À ce conseil assistait, nous dit-on, le mandarin birman envoyé d’Ava pour surveiller le roi, conformément à la pratique que nous avons vu également imposée par la cour de Bangkok à quelques gouverneurs de province.
Ainsi nous apprenions à la fois que l’autorité est partagée dans les pays laotiens tributaires d’Ava entre un souverain indigène et un mandarin birman, et que ces deux dépositaires du pouvoir s’étaient, après de longs débats, mis d’accord pour nous laisser passer. C’était là du moins le sens que nous paraissaient contenir et les phrases obscures du message et le récit verbeux du messager. Nous nous préparâmes à partir sur-le-champ ; mais on perdit à réunir et à charger les bœufs deux heures entières, pendant lesquelles la pluie changea en torrent un ruisseau que nous avions à franchir. Il fallut épier le moment où ce cours d’eau redeviendrait guéable, ce qui n’eut lieu que le lendemain. C’est avec des jambes fléchissant sous moi et comme enivré par l’effet de deux grammes de quinine que je me mis en route avec mes compagnons. Un officier atteint d’ulcères aux pieds était porté dans un hamac par nos Annamites, car les Laotiens avaient refusé de se charger de ce fardeau. Les maladies leur inspirent une superstitieuse terreur ; aux approches des villages, les habitans s’efforçaient par des cris et des gestes expressifs de faire prendre au hamac un sentier détourné. Des bœufs et des hommes portent nos bagages, mais ils en mesurent le poids à leur convenance et point à la nôtre. Multiplier les bêtes et les porteurs est impossible dans l’état de la caisse, qui reçoit à chaque station de rudes atteintes. Les indigènes n’en font plus qu’à leur tête, notre prestige s’est évanoui, et nos menaces ne les effraient pas. Un acte de violence, si motivé qu’il pût être, ne serait pas sans péril. Nous étions dans un pays peuplé de gens beaucoup plus fiers, mais aussi beaucoup plus redoutables que les timides Laotiens du sud, taillables et corvéables à volonté. Ce sentiment de la dignité humaine, que nous étions heureux de retrouver, nous consolait un peu quand nous voyions un porteur, cédant à l’envie de se reposer, jeter son fardeau à terre au risque de le briser et accueillir nos remontrances par un rire insolent. Au sortir de Muong-Line, il faut traverser d’interminables rizières dans lesquelles la charrue vient de passer. C’est une mer de boue visqueuse de laquelle se dégagent à chaque pas d’infectes émanations. Dans les sentiers de la forêt, la marche est encore plus pénible ; nous enfoncions jusqu’aux genoux dans un sol de terre glaise détrempée. Les sangsues aux aguets sur les feuilles se précipitaient à la curée, et si nous nous arrêtions pour délivrer une de nos jambes de ces parasites affamés, l’autre était immédiatement envahie. Ces animaux ont les sens de la vue, de l’odorat ou de l’ouïe tellement déliés qu’à la plus légère halte chacun de nous devenait comme le centre d’attraction d’une foule noire, rampante et avide, qui dirigeait sa marche à travers tous les obstacles avec une incroyable sûreté. — Nous arrivâmes, au bout de sept mortelles heures de route, au village de Paléo couverts de boue, transis, épuisés de fatigue et de faim. Comme il avait convenu aux porteurs de notre déjeuner de s’arrêter fréquemment en route pour se reposer et pour manger eux-mêmes, nous avons dû les attendre jusqu’au soir, dévorant notre colère, aliment peu substantiel. Nous avons été gâtés jusqu’à ce jour, et certains d’entre nous se révoltent à l’idée qu’on ne prend plus notre mandarinisme au sérieux.
La pagode où nous campons est un grand hangar dont le toit en paille, supporté par des colonnes, nous protège à peine contre la pluie. Nous assistons aux offrandes faites tous les matins par des femmes à la petite statue de Bouddha. Les bonzes viennent chaque soir enlever ce qui a été déposé, sur l’autel. Ces religieux vivent grassement du casuel, et leur mine florissante rend bon témoignage de la piété des fidèles. Outre ces offrandes régulières, des dévotes, plusieurs fois dans la journée, apportent des fleurs ou des objets plus nourrissans. Elles vont chercher un bonze au monastère voisin ; celui-ci allume quelques cierges et récite des prières jusqu’à ce que les cierges soient consumés, puis il s’empare des friandises. — Notre présence ne paraît pas contrarier les adoratrices du dieu, qui viennent en foule nous vendre leurs volailles ou plutôt les échanger contre des morceaux de cotonnade rouge. Les autorités se montrent peu bienveillantes et déclarent que leur village ne nous fournira pas les moyens de transporter nos bagages, singulièrement diminués cependant. Il faut les réduire encore ; nous commençons à laisser une partie des objets indispensables, espérant pouvoir les remplacer en Chine. Les derniers débris de notre garde-robe alimentent notre cuisine ; nous donnons un pantalon pour un canard, et même, — Dieu nous pardonne ces simonies, — nous écoulons de la sorte des médailles et des images de religieuses destinées aux chrétiens des missions que nous n’avions pas rencontrés jusqu’alors : saint Antoine de Padoue pour un potiron, saint Pancrace pour un panier de patates, sainte Gertrude pour trois concombres.
À Paléo, nous fûmes rejoints par un courrier qui apportait à M. de Lagrée une lettre du roi de Sien-Tong. Cette lettre, dont notre interprète réussit assez mal à déchiffrer les caractères et à pénétrer le sens, fut prise, après mûre délibération, pour une invitation gracieuse à passer par la ville même de Sien-Tong. M. de Lagrée crut devoir décliner ces offres, qu’il considérait comme une avance inspirée à la fois par la politesse et par la curiosité ; nous étions tous trop éprouvés déjà pour allonger notre itinéraire. Cette déplorable méprise allait être la source de nos plus cruels embarras. La même raison qui avait retardé notre départ de Muong-Line nous retenait à Paléo. La pluie, tombant avec une incroyable persistance, maintenait à un niveau trop élevé une rivière qu’il fallait passer à gué. Avant de quitter le territoire de Sien-Tong, il était nécessaire d’obtenir du maître voisin, celui de Muong-You, la permission de traverser ses états. Des rapports, dont nous devions plus tard reconnaître la fausseté, nous faisaient croire alors à l’indépendance de ce prince, qui est en réalité subordonné au roi de Sien-Tong. M. de Lagrée fit partir d’avance son interprète en le chargeant d’annoncer notre arrivée prochaine dans le premier village de ce nouveau royaume et d’expédier de là au roi une lettre accompagnée des inévitables cadeaux d’usage. Nous ne tardâmes pas nous-mêmes à nous remettre en route, en pénétrant bientôt dans la forêt, où la nuit nous surprit. Chacun se fit un lit de feuilles mouillées, se coucha tout habillé sous les grands arbres, résigné à recevoir l’eau qui tomberait du ciel. Les papiers, les instrumens astronomiques, la poudre et la caisse de sulfate de quinine étaient seuls abrités le moins mal possible au moyen des peaux durcies qui font partie de l’équipement des bœufs. Les feux du campement s’éteignaient malgré la surveillance des indigènes, toujours inquiets du voisinage des tigres. L’un de ces animaux nous rendit le lendemain le service de terrasser sous nos yeux un cerf de haute taille qui traversait le sentier en bondissant. Deux coups de carabine tirés en l’air par nos Annamites, qui marchaient en tête, effrayèrent le terrible chasseur, et celui-ci nous abandonna sa proie. Tirer en l’air au lieu de viser à l’épaule d’une bête féroce, c’est là une manière de procéder qui paraîtra sans doute moins héroïque que prudente ; mais ceux qui se trouvaient placés par le hasard le plus près du tigre étaient des Annamites, et dans cette circonstance ils s’étaient montrés relativement très courageux. Leurs frères de Cochinchine, surpris par un de ces dangereux carnassiers, le traitent comme un grand mandarin, ils lui donnent le titre très respectueux de grand-père, s’agenouillent et frappent la terre du front jusqu’à ce qu’ils aient subi le sort du Chaperon rouge, mangé aussi par sa mère grand.
La forêt s’arrête au bord d’immenses rizières qui s’étendent jusqu’au Mékong. Des charrues au soc de cuivre luisant comme de l’or ouvrent facilement leur sillon dans la vase, où les buffles dont elles sont attelées enfoncent jusqu’au poitrail. C’est la plaine de Siam-Léap, petit village où notre interprète nous attend. Il a eu tout le temps de dire du bien de nous, et la population afflue à la pagode où nous logeons. Les femmes nous apportent des vivres et demandent, au lieu d’argent, des morceaux d’étoffe rouge ; la pièce épuisée, nos approvisionnemens deviennent de nouveau difficiles à faire. Le mandarin du lieu se décide, après avoir longtemps réfléchi, à venir faire une visite à M. de Lagrée, qui lui exprime le désir de partir sans attendre la réponse du roi de Muong-You. Le fonctionnaire timoré hésite, et finit par déclarer qu’il n’ose prendre une détermination aussi grave. Cependant il vient, le 14 juillet au soir, nous prévenir que le surlendemain il y aura grande fête au village à l’occasion de la pleine lune. La pagode que nous occupons sera remplie de monde du lever au coucher du soleil, il craint en conséquence que le tumulte ne nous gêne, et il nous propose de nous rendre jusqu’à un groupe de cases situées sur les bords du Mékong. — Ce serait, dit-il, autant de gagné sur l’étape suivante, et la réponse arrivant favorable de Muong-You, nous en serions aussitôt informés. — M. de Lagrée, un instant séduit, fut sur le point d’accepter cette proposition habilement présentée, mais qui aurait été désastreuse, car, dans le lieu désert ou le rusé mandarin prétendait nous confiner, nous n’aurions pas trouvé de quoi vivre. Les exigences de plus en plus élevées des porteurs et des propriétaires de bœufs nous retinrent à Siam-Léap. Ces derniers réclamaient un salaire triple de celui qui nous avait été demandé depuis notre entrée dans le Laos birman, et refusaient les 100 francs que nous leur offrions pour une demi-journée de marche. Le temps n’était plus où nous donnions ce qu’il nous plaisait à des corvéables trop heureux d’avoir affaire à des mandarins philanthropes ; nous subissons des conditions onéreuses, nous faisons de véritables contrats de louage dans lesquels il faut se tenir en garde contre la mauvaise foi des indigènes, toujours prêts à falsifier les poids ou à tromper sur leur valeur. Le lingot chinois, appelé té, et le lingot birman, appelé également té, ne représentent pas la même quantité d’argent ; tous deux sont employés, en sorte que ces fripons vous offrent l’un quand ils sont débiteurs, et exigent l’autre quand ils sont vos créanciers. Cette exploitation impitoyable s’expliquait d’ailleurs dans une certaine mesure par la saison même où nous voyagions. J’ai déjà dit que la plupart des négocians suspendent leurs affaires lorsque les torrens débordent et que les routes sont défoncées. Nous voulions marcher quand même, il fallait y mettre le prix. M. de Lagrée se décida donc à attendre dans notre pagode de Siam-Léap la réponse de Muong-You, et nous fîmes appel à toute notre philosophie pour supporter la pleine lune et les fêtes dont elle était l’occasion.
Des enfans vêtus de jaune et quelques vieilles habituées du sanctuaire, à en juger par la familiarité avec laquelle elles traitaient leur dieu, déshabillèrent de son écharpe la petite statue de Bouddha, lui versèrent de l’eau sur la tête, l’épongèrent avec soin, et lui remirent enfin sa chemise rouge ; les cymbales, les gongs et les grosses caisses nous réveillèrent en sursaut, et la foule envahit le hangar dont nous n’occupions que le plus petit espace possible. On alluma des cierges, on brûla de vieux chiffons et de longues mèches. Les assistans faisaient toute sorte de gestes, portaient la main à leur front et baisaient la terre, puis l’arrosaient à l’aide d’une gargoulette dont chacun était muni. Cela n’empêchait pas de causer, de rire, de fumer ; nul respect, nul recueillement, aucun signe de piété intérieure n’apparaissait sur tous ces visages, si ce n’est sur les traits du vieux bonze, chef de la pagode. Celui-ci semblait prier avec foi. Même en dehors des offices, le temps qu’il n’employait pas à psalmodier et à instruire les enfans confiés à ses soins était consacré à dire son chapelet, dont ses doigts égrenaient les dixaines. — Assisté de ses confrères, il récita des prières pendant une partie du jour, et lut aux fidèles peu attentifs quelques pages de la vie de Bouddha. C’était un tissu légendaire d’événemens merveilleux. Les dons déposés sur une planchette au pied de la statue de Bouddha me parurent de mince valeur : une bougie, une boulette de riz ; mais ce qui était offert aux bonzes était plus substantiel. C’était un festin aussi abondant et aussi succulent que pouvaient le composer des ouailles étrangères à-toute espèce de raffinemens culinaires. — Le lendemain, des parens qui avaient besoin de leurs enfans pour l’importante opération du repiquage du riz, vinrent les enlever à l’école. Les habits laïques sont approchés de Bouddha, puis cinq ou six bambins se dépouillent de la robe jaune à notre grande satisfaction. Ce sont autant de voix criardes de moins dans le chœur qui nous réveille Te matin. Le sérieux de tous ces Éliacins quand ils marmottent leurs prières et se voient observés ne manque pas de comique, car il cesse lorsqu’il ne se rencontre personne pour admirer leur ferveur. — Malgré l’incommodité de pareils logemens, nous sommes heureux de rencontrer pour nous abriter les toits de chaume des pagodes, et pour dormir leurs parquets de terre battue. Il en est au Laos comme dans certains lieux reculés de l’Europe, où les voyageurs trouvent encore le repos dans les cloîtres et où le couvent tient lieu d’hôtellerie. Sans vouloir en rien rapprocher par une comparaison déplacée la religion qui a constitué notre grandeur morale de celle qui a produit l’abaissement des races asiatiques, n’est-il pas permis de signaler dans cette hospitalité monacale l’un des premiers effets de la loi de charité que le bouddhisme enseigna plus de six cents ans avant l’ère chrétienne, loi imparfaite sans doute, mais qui ouvrit aux voyageurs fatigués les temples de l’Indo-Chine, comme elle devait leur ouvrir un jour les cellules du mont Saint-Bernard ?
Nous avions reçu de Muong-You un avis favorable ; mais, une fois la fête passée, le chef du village, n’ayant plus de motif pour se débarrasser de nous, témoigna la plus mauvaise volonté. Consacrant ses journées à fumer l’opium et indifférent à tout, il recevait fort mal l’interprète chargé de négocier notre départ, car c’était un trop petit personnage pour que M. de Lagrée pût entrer en pourparlers directs avec lui. Les jours s’écoulaient, la pluie tombait à torrens, et cet impertinent nous notifia que, le fleuve ayant atteint déjà un niveau auquel, l’année précédente, il n’était arrivé que deux mois plus tard, toutes les routes avaient disparu sous les eaux, et que notre départ était dès lors impossible. Il nous conseillait, avec une pointe de satisfaction ironique, d’attendre jusqu’au douzième mois ; or nous n’étions encore qu’au huitième. Rester bloqués pendant quatre mois à Siam-Léap ! cette perspective nous consternait. — Un petit mandarin touché de pitié, et peut-être le désir d’une bonne affaire aussi Je tentant, nous révéla qu’une route demeurait libre à travers les montagnes, route affreuse, il est vrai, mais rigoureusement praticable, a Encore trois jours de pluie, nous disait-il, et elle cesserait de l’être pour les hommes chargés de vos bagages, car les animaux n’y pouvaient passer. » Il nous offrait d’organiser notre départ pour le lendemain, et nous demandait 300 francs pour nos porteurs. Il y avait urgence, l’hésitation n’était pas possible, et M. de Lagrée accepta. Pendant ce séjour à Siam-Léap, les maladies s’étaient abattues sur nos compagnons comme des vautours sur une proie. Laissant derrière nous, étendus sur les nattes de la pagode, deux officiers et trois hommes de notre escorte hors d’état de se soutenir, nous partîmes, le cœur serré, en emportant leurs bagages et leurs armes ; de sa personne, un homme peut toujours passer partout.
Nous suivîmes nos guides en pleine forêt, car le chemin n’était plus même tracé, et ceux-ci nous conduisirent le long du Mékong, que je n’avais pas vu depuis plus d’un mois, bien que nous eussions campé assez près de lui à Paléo et à Siam-Léap. Il coule encaissé entre des collines boisées avec un courant foudroyant et envoie dans l’air un mugissement sourd ; ses eaux, profondément troublées, ont la couleur du cuivre rouge. Nous pénétrions avec peine dans la forêt ; quand les broussailles étaient trop épaisses, les Laotiens y ouvraient une brèche avec leurs couteaux. Obligés de suivre les ondulations du pied des collines, nous descendions dans tous les ravins, au fond desquels coulaient des torrens parfois assez rapides pour nous renverser ; beaucoup de ces ruisseaux, grossis par le fleuve qui refoulait leurs eaux, n’étaient guéables que fort loin de leur embouchure ; il fallait alors en remonter le cours en se glissant au travers des lianes entrelacées. Dieu me garde de contester jamais les sublimes beautés de ces vastes forêts que n’a pas déflorées la main de l’homme, mais il y a des momens où la poésie fait regretter la prose. Pour arracher à la nature sa virginité trop bien défendue, il faut se résigner à des souffrances peu compensées par des jouissances tardives.
Il pleuvait toujours, et nous étions pour la plupart sans chaussures. Nos pieds étaient meurtris par les pierres, percés par les épines, saignés par les sangsues ; la fièvre pâlissait les visages, et, symptôme effrayant, la gaîté commençait à s’évanouir. Malgré la pesanteur étouffante de l’air, après quelques heures de marche dans de pareilles conditions, le froid nous saisissait en traversant des torrens dont l’eau était ordinairement glaciale. Quelle ne fut donc pas notre surprise, en entrant pour la centième fois dans l’un de ces innombrables affluens du Mékong, de ressentir aux jambes une chaleur assez forte pour nous faire éprouver une impression douloureuse ! Nous venions de découvrir une source d’eau thermale sulfureuse à 86 degrés centigrades ; nous souhaitâmes à ce coin de forêt le sort qu’auraient pu prédire à Bagnères ou à Ems les premiers explorateurs des Gaules et de la Germanie. Les sangsues devenaient un véritable fléau. Nombreuses comme les feuilles mortes sur lesquelles elles font sentinelle, elles accourent du plus profond des bois, rapides comme des vampires, se suspendent par grappes au corps qu’elles épuisent, s’insinuent entre les doigts de pied, ne tombent qu’une fois repues, laissant aux membres une piqûre envenimée qui se change bientôt en ulcère. Les indigènes nous conseillèrent d’emmancher au bout d’une badine flexible un tampon de tabac détrempé. Ce fut en effet une baguette magique. Il suffisait d’en toucher la sangsue pour jouir à l’instant de l’agréable spectacle de son agonie ; mais ce moyen exigeait une surveillance constante et fut vite abandonné. Comme des hommes forcés de rester assis dans une fourmilière, il nous fallait prendre patience et laisser couler notre sang jusqu’à la halte du soir, où chacun pansait ses blessures. Lorsque nous étions contraints de passer la nuit dans la forêt, nous évitions d’établir notre camp dans les grandes herbes, où les sangsues sont plus nombreuses encore. Sur les lieux élevés, on est moins exposé à servir de pâture à ces vers hideux qui, semblables aux revenans des pays slaves, sortent de leurs tombeaux sur l’heure de minuit pour boire sans les réveiller le sang de leurs victimes. C’est ainsi qu’il nous est arrivé d’étendre nos couvertures sur une étroite plage de sable élevée d’un pied au-dessus du Mékong et de poser, avant de nous endormir, un factionnaire chargé de surveiller le fleuve, dont une crue subite nous aurait emportés. Alors, à défaut de sangsues, les moustiques faisaient rage, et surtout ces impalpables moucherons de forêts contre lesquels aucun moustiquaire ne protège, et dont la morsure est de feu.
Nous apercevons enfin les cinq cases misérables et délabrées qui composent le triste village de Sop-Yong ; elles sont séparées de nous par le Nam-Yong, jolie rivière que nous traversons, à son embouchure dans le Mékong, au moyen d’une barque faite de trois planches mal assemblées ; les indigènes se servent si peu du fleuve, qu’ils ont presque perdu l’art de construire les pirogues.
Nous prenons comme à l’ordinaire possession de la pagode, munie de son petit autel, mais dépourvue de bonzes. Ceux-ci, que n’inspire plus l’esprit du maître, ne s’établissent guère chez les pauvres. S’ils tiennent encore la vie pour le mal suprême, ils n’en méprisent plus les jouissances. Les femmes n’en viennent pas moins porter au dieu leurs très modestes offrandes. Un de nos Annamites, libre penseur comme tous ceux de sa race, a établi son lit aux pieds mêmes de la statue de Bouddha, et s’arrange le matin de façon à distraire les âmes pieuses de leurs méditations. Je ne puis me lasser d’admirer la tolérance de ces excellens bouddhistes. Nous nous efforçons d’ailleurs de ne jamais les blesser ; nous respectons toujours, même dans les cas les plus pressans, le préau de la pagode, et nous n’enlevons la vie à aucun animal dans l’enceinte sacrée. Les exigences des bonzes ne vont pas au-delà, et ils consentent fort bien eux-mêmes à manger de la chair en dépit de la métempsycose.
La pluie ne cesse pas, le fleuve grandit à vue d’œil ; il s’est élevé de 3 mètres pendant notre court séjour à Sop-Yong. A chaque instant un morceau de la berge s’écroule avec un bruit sourd comme celui d’une détonation souterraine. Les malades restés à Siam-Léap nous rejoignent enfin. Les yeux caves et les lèvres blêmes, ils ont l’aspect de cadavres ambulans. Ceux d’entre nous qui étaient encore valides se hâtèrent d’abandonner le village de Sop-Yong pour ne pas épuiser les faibles provisions qu’il pouvait fournir. Attirées par l’espoir d’un salaire élevé, des femmes s’offrirent pour porter les bagages, et la caravane, diminuée de moitié, suivit d’abord la vallée du Nam-Yong, qui devient torrentueuse à 100 mètres de son embouchure. Nous quittâmes les bords de ce cours d’eau, enflé par les pluies, pour pénétrer dans une plaine qu’on dirait une vaste savane. Plusieurs plans de montagnes s’échelonnaient autour de nous à l’horizon, diversement éclairées. Les unes étaient boisées et noirâtres, les autres ne présentaient à l’œil que des croupes brûlées et dénudées comme des crânes de lépreux. Les parties de la vallée qui n’étaient pas des rizières formaient, sur une étendue de plusieurs kilomètres, des marécages fétides où nous enfoncions jusqu’à la ceinture. Nous n’étions pas éloignés de Muong-Yong, où réside une autorité birmane ; il importait de ne nous présenter qu’en nombre et avec toutes nos forces devant ce mandarin, dont les dispositions ne nous étaient pas connues. Il fallut donc attendre au village de Passang que les retardataires, parmi lesquels se trouvait M. de Lagrée lui-même, eussent rallié notre petite colonne. Alors nous fîmes dans le chef-lieu de district, qui allait pendant un mois nous servir de prison, une entrée aussi imposante que le permettaient nos pieds nus et nos vêtemens en lambeaux.
Muong-Yong est un village sans caractère. En face d’un pont couvert par lequel on arrive, s’étend une sorte de tapis vert bordé de magnifiques banians et terminé par l’enclos de la pagode. Une enceinte en terre levée et un monument en ruines sur un monticule voisin témoignent que l’endroit est habité depuis longtemps. Il passe en effet pour avoir été le centre d’une puissante tribu d’autochthones auxquels les Laotiens se sont superposés. Tandis que le chef de l’expédition, archéologue passionné et infatigable marcheur en dépit de la fièvre, va explorer des monceaux de briques cachées sous les broussailles, nous prenons possession sans obstacle d’une vaste maison en planches, dédaignant le sala ouvert au vent et à la pluie. A peine y étions-nous installés que deux Birmans, le sabre au côté, font irruption chez nous, nous parlent avec vivacité, et la main sur la poignée de leurs armes nous invitent avec des gestes expressifs à les suivre immédiatement. Ils nous parlent birman, et nous ne.comprenons pas un mot de leurs discours ; mais, ceux-ci nous semblant impertinens, nous faisons jeter ces soldats à la porte. Ils se répandent en menaces et vont s’attaquer à notre cuisinier, obligé de suspendre, pour leur faire tête, l’exécution d’un poulet. Les choses n’allèrent pas plus loin ce jour-là, et nous attendîmes en repos le retour de M. de Lagrée et de son interprète. Ce dernier fut bientôt en mesure de nous fournir quelques explications. Muong-Yong appartient encore à l’immense province de Sien-Tong, et Muong-You, que nous avions pris pour un royaume séparé, en dépend également. Dans la ville de Sien-Tong, ainsi que nous le savions déjà, un grand mandarin birman règne à côté du roi ; il a sous ses ordres deux de ses compatriotes qui remplissent les mêmes fonctions, l’un auprès du prince de Muong-You, l’autre auprès de celui de Muong-Yong. C’est à celui qui gouverne ce dernier pays que nous allions devoir tous nos embarras. L’usage, pour les étrangers d’importance, est de se présenter dès leur arrivée au sala, le Birman vient à leur rencontre en grande cérémonie, et là les explications s’échangent, les papiers se vérifient. Nous l’ignorions, et les sbires étaient envoyés pour nous l’apprendre. Le rapport de ces agens exaspéra leur chef, et le lendemain, quand nous voulûmes remplir les formalités nécessaires, celui-ci, profondément blessé, prenait des airs importans et hautains. Il examina nos papiers, parmi lesquels il chercha vainement un passeport de l’empereur des Birmans, et ce fut avec un sourire acéré comme un acier tranchant qu’il nous déclara que son devoir était de nous retenir. Il allait faire prendre les ordres de son supérieur de Sien-Tong. Celui-ci nous avait, il est vrai, autorisé d’abord à passer ; mais une lettre de lui que nous primes pour une invitation polie de nous rendre à la capitale nous était, on s’en souvient, parvenue à Siam-Léap. Or nous avions mal compris, et notre interlocuteur mous dit clairement que les désirs d’un homme qui a l’honneur de diriger pour le gouvernement d’Avalés affaires d’une province, — ces désirs fussent-ils d’ailleurs exprimés avec la courtoisie Birmane, — sont des ordres qu’il est téméraire d’éluder. Cependant chaque cadeau paraissait faire sur les résolutions de notre adversaire l’effet d’un coup de bélier sur une muraille. Nous pûmes espérer qu’il reviendrait sur son interprétation et rabattrait quelque chose des trois semaines que nous étions menacés de passer chez lui. Le lendemain, il était revenu à son idée de la veille ; à la suite d’une longue discussion, il sembla l’abandonner de nouveau ; mais, saisissant une autre corde de son arc, il dit à M. de Lagrée qu’il ne pouvait le laisser partir sans annoncer notre arrivée à son collègue de Muong-You, précaution inutile, puisque celui-ci nous avait déjà autorisés à entrer sur son territoire. Nous ne doutions pas que cette observation décisive n’eût terminé le débat. C’était mal connaître notre adversaire ; il objecta que la démarche qu’il voulait faire avait pour but de se conformer à l’usage, et n’entraînerait d’ailleurs pour nous qu’un retard de quelques jours. Il fallut se soumettre et attendre une lettre de Muong-You. Elle arriva enfin, mais accablante. Il est incroyable, nous disait-on, qu’invités à vous rendre à Sien-Tong, vous ayez laissé Muong-You de côté ; nous n’admettrons pas chez nous des gens aussi mal appris. — On n’en avait pas moins reçu nos cadeaux. Il était évident que des ordres avaient été expédiés de Sien-Tong même. Après avoir accueilli notre requête, le mandarin birman timoré avait sans doute réfléchi : de là l’invitation à passer chez lui pour juger nos allures et mieux pénétrer nos intentions, de là enfin l’ordre de nous arrêter. L’heure des conjectures était passée ; M. de Lagrée prit sur-le-champ le parti d’aller à Sien-Tong. Il demanda de l’accompagner à M. Thorel, ardent botaniste qui eût herborisé jusque sous le poignard des Birmans, et emmena en outre quelques hommes de l’escorte. La petite caisse d’objets européens ne fut pas oubliée. Nous avions déjà fait parvenir des présens au roi ; mais, ignorant l’existence et surtout l’importance du mandarin birman, il n’y avait rien eu à son adresse, et cette négligence involontaire avait certainement contribué à le mal disposer. La résolution hardie de M. de Lagrée nous forçait de prolonger notre séjour à Muong-Yong. Nous mîmes cette circonstance à profit pour démêler les élémens principaux dont se compose la population du Laos birman, et nous rendre un compte plus exact de leur situation respective. Jusqu’à présent, nous avions marché un peu à l’aventure, ignorant la constitution politique de ces contrées et prenant des provinces pour des royaumes. A l’aide de renseignemens précis recueillis à Muong-Yong, la lumière se fit, au moins sur ce point-là.
La Chine, qui a jadis exercé sur ces contrées un pouvoir effectif, a perdu du terrain de ce côté. Des trois anciens royaumes laotiens où domine aujourd’hui la puissance birmane, le Céleste-Empire, auquel ont échappé Sien-Tong et Muong-Lem, ne conserve même pas à Sien-Hong, ainsi que nous le verrons plus loin, assez d’influence pour faire asseoir ses candidats sur le trône. Non contens de l’immensité de leurs domaines, les rois de Siam ont voulu les étendre encore ; repoussés par le roi de Sien-Tong, ils ont laissé depuis 1852 le champ libre à l’empereur des Birmans. Celui-ci envoie auprès des souverains laotiens des représentans jouant le rôle des résidens anglais dans l’Inde. Le grand mandarin birman chargé de régir toutes les provinces laotiennes tributaires, et de la surveillance duquel relèvent tous les autres, réside à Muong-Lem, la plus septentrionale des trois anciennes principautés laotiennes. Celui de Sien-Tong est le second. De ce dernier, comme je l’ai dit, dépendent des mandarins inférieurs qui surveillent le prince de Muong-Yong, chez lequel nous étions, et celui de Muong-You, que nous allions rencontrer bientôt. C’était une chose triste à voir que la pâle figure du soi indigène, relégué à l’arrière-plan le plus obscur de la scène, tandis que le Birman s’agitait, étalait son cortège militaire avec la brutale insolence d’un conquérant. Sa conduite rappelait celle du mandarin siamois qui occupait le Cambodge avant l’établissement du protectorat français. — Ses soldats, imitant son exemple, s’emparaient gratuitement sur le marché de ce qui leur était nécessaire. Le roi n’a conservé que ses droits de préséance, et à ce titre c’est par lui que nous avons dû commencer nos visites officielles. Il en était autrement à Sien-Tong ; là, le souverain indigène n’a pas abdiqué ; il dirige encore les affaires, et nous étions perdus sans sa puissante intervention. Appuyé sur lui, M. de Lagrée a pu lutter avec avantage contre la mauvaise volonté du préposé birman, qui, s’obstinant à nous prendre pour des Anglais, retirait un jour ce qu’il avait accordé la veille, niait effrontément ce qu’il venait d’affirmer, et se conduisait comme un homme dans le cœur duquel la haine ne laissait pas de place à la bonne foi. Le roi, au contraire, s’inquiétait peu de notre nationalité et trouvait dans la mauvaise humeur de son surveillant une raison suffisante pour nous traiter en amis. Déterminé à faciliter notre passage malgré l’opposition formelle du Birman, il se décida même à nous appeler chez lui et à écrire la lettre dont le véritable sens nous avait si malheureusement échappé.. Il fit à MM. de Lagrée et Thorel un accueil plein d’une bienveillance cordiale. Tandis que le chef de l’expédition et son compagnon entraient librement chez le roi, dont la femme se plaisait à leur faire apprécier les raffinemens de la cuisine laotienne, ils n’étaient reçus par le Birman qu’avec un appareil menaçant et des démonstrations hostiles. Satisfait des petites humiliations qu’il s’efforçait d’infliger à ceux qu’il prenait pour des ennemis abhorrés, il n’osa pas provoquer un conflit dont l’énergie du roi semblait d’avance accepter tous les risques. L’empereur des Birmans ménage un gros tributaire qui a battu avec ses propres forces le ministre de la guerre de Siam en personne, auquel il a pris un obusier, des pièces de canon et d’autres trophées, et ce prince n’ignore pas que le roi de Siam s’offrirait avec joie pour remplir à sa place le rôle avantageux de suzerain protecteur. Cette rivalité d’influence et le dualisme qui existe dans l’autorité ont singulièrement favorisé le succès de notre voyage. Le résultat des négociations habilement poursuivies par M. de Lagrée assurait notre entrée à Muong-You, et là nous n’étions plus séparés de la Chine que par le petit royaume de Sien-Hong, soumis à un régime particulier.
Ces bonnes nouvelles ne nous parvinrent que fort tard à Muong-Yong. Elles furent précédées d’une série de bruits contradictoires qui autorisaient toutes les hypothèses et légitimaient toutes les inquiétudes. Complètement réconciliés alors avec le fonctionnaire birman éclairé enfin sur notre nationalité véritable, nous avions fréquemment avec lui des entretiens rendus d’ailleurs très laborieux par l’absence de tout interprète. Au début, ce mandarin ombrageux avait requis, pour augmenter sa garde, une douzaine de pauvres diables auxquels il avait confié tous les fusils à pierre de son arsenal ; mais il ne tarda pas à venir seul chez nous causer amicalement, et sa femme elle-même, gentille Birmane, un peu grassouillette, ne redoutait pas de passer de longues heures dans notre habitation, au risque de fournir quelque matière à la chronique locale. Les explications que nous nous étions efforcés de lui donner sur les divisions politiques de l’Europe avaient contribué surtout à opérer cette prodigieuse transformation. Quand il parlait des Anglais (Englit) ses yeux jetaient des éclairs sur la peau foncée de son visage, et il éprouvait immédiatement le besoin de décrire avec un risible enthousiasme la puissance du souverain d’Ava. Les vainqueurs des Birmans ont autrefois poussé des reconnaissances jusque dans ces contrées. Le roi de Sien-Tong se rappelle avoir vu un officier européen qui passait sa journée à contempler le soleil, et absorbait, en s’aidant d’un instrument bizarre, trois fois plus de nourriture qu’un Laotien vigoureux. Cet officier au robuste appétit n’est autre que le major Mac-Leod, que ses bonnes relations avec l’empereur des Birmans Tharawady firent désigner en 1839 pour remplir auprès de ce prince les fonctions de résident par intérim. Son voyage d’exploration à l’est de la Birmanie remonte à 1836 ; il atteignit Sien-Hong et reconnut le Mékong par 22 degrés de latitude nord environ. Il lui eût sans doute alors été facile de pénétrer en Chine par la voie qui allait nous y conduire. Pour y parvenir aujourd’hui, il suffirait aux Anglais d’obtenir de l’empereur des Birmans, accoutumé à des concessions plus pénibles, une lettre impérative adressée à ses agens dans les provinces laotiennes. Mais ce n’est pas là d’ailleurs la route naturelle pour l’écoulement des marchandises de la Chine occidentale vers les Indes et vers l’Europe. Le capitaine Hanaay, en remontant l’Irawady jusqu’à Bahmo, suivait le vrai chemin qui relie déjà le Yunan à la capitale de la Birmanie, C’est par cette direction que les produits d’une partie de cette riche province paraissent appelés à descendre un jour jusqu’à Rangoon. J’aurai l’occasion, en revenant plus tard sur ce sujet, d’indiquer les obstacles auxquels viendraient actuellement se heurter les Européens qui tenteraient d’établir entre ces deux contrées des communications régulières, obstacles qui paraissent moins venir de la nature que des hommes.
Ainsi l’orage-que nous avions vu se former se dissipait sans avoir éclaté. Les Birmans n’étaient pas les maîtres absolus de ces populations laotiennes, qu’un voyageur anglais n’hésite pas à déclarer supérieures à eux, et leur obstination était vaincue par l’énergie d’un prince indigène. Une lettre de M. de Lagrée nous donnant rendez-vous à Muong-You, nous quittâmes avec joie la case humide où nous étions demeurés trente jours, respirant la fièvre avec la brise empoisonnée qui passait sur les marais. Le mandarin birman nous remit deux lettres de recommandation, gravées au couteau sur des bambous, l’une adressée à son collègue de Muong-You, l’autre destinée au chef du village de Bau-Tap : dans ce village est établie une douane dont le but principal est de forcer les voyageurs à quitter la route la plus courte pour se présenter au centre administratif du district ; c’est moins une douane, dans le sens que nous attachons à ce mot, qu’une exploitation directe de la personne du voyageur, contraint d’acheter par des cadeaux les bonnes grâces des autorités. Cette invention d’une impitoyable fiscalité était fort lucrative lorsque la guerre civile qui désole aujourd’hui leur pays n’empêchait pas les Chinois de traverser ces régions pour se rendre jusqu’à Luang-Praban. Nous n’avons pas été, grâce à ce passeport, inquiétés à Ban-Tap, où nous sommes arrivés en marchant, sous un soleil de feu, dans le lit des ruisseaux et des torrens extravasés. Sur les hauteurs, les chemins commencent à sécher, mais tous les bas-fonds sont des réservoirs où il nous arrive souvent d’enfoncer jusqu’à la moitié du corps. Nous apercevons cependant, non sans surprise, certains travaux d’utilité publique : c’est-à-dire, au bord d’un ruisseau qui serpente sous des touffes de bambous, dans une sorte de bosquet très romantique, deux bancs à dossier, et sur une large rivière un pont en bois qui unit les deux rives. Évidemment nous approchons d’un pays civilisé ; hors les salas, construits dans certains villages à côté des pagodes, nous n’avions vu dans tout le Laos aucune mesure prise pour faciliter les voyages.
A peine étions-nous arrivés à Muong-You, séparé de Muong-Yong par 40 kilomètres, que M. de Lagrée nous rejoignit. — Il avait fait plus de 50 lieues pour arriver à Sien-Tong, situé sur un plateau très élevé, auquel on parvient en gravissant une chaîne continue de montagnes. Cette ville, un peu moins rapprochée du Mékong que de la Salween, semble placée sur la ligne qui sépare les bassins de ces deux fleuves dont le débit à cette hauteur paraît être le même ; hâtons-nous d’ajouter que la Salween n’est guère à plus de 100 lieues de son embouchure, tandis que le Mékong, en latitude seulement, est à plus de 300 lieues de la mer. La vallée de Sien-Tong est d’une étendue immense, très peuplée, très cultivée, et la plus belle qu’on puisse voir. À cette hauteur, la neige n’est pas inconnue, et la température, qui s’abaisse sensiblement, permet à la plupart des fruits d’Europe, sinon d’atteindre encore le degré de perfection auquel Ils arrivent sous nos climats, du moins de se former et de mûrir. La population de la ville est assez considérable pour donner lieu à un marché quotidien dans lequel on abat cinq bœufs et un grand nombre de porcs. — Les habitans de cette région commencent à répudier le titre de Laotien ; ils se donnent le nom de Kugn, et appellent Sien-Tong Muong-Kugn. Les cartes anciennes ne connaissent que celui de Kemalatain. La multiplicité des noms différens imposés à la même localité par les races qui y ont successivement acquis une prépondérance, même passagère, n’est pas une des moindres difficultés que rencontrera l’historien futur de ces contrées. Les Kugns ont la peau plus blanche que les Birmans descendans directs des Hindous, mais comme eux ils se couvrent la partie inférieure du corps de desseins indélébiles et qui ne sont pas sans art. Quelle est l’origine de ce tatouage ? A-t-il été emprunté par les Laotiens du nord aux autochthones qu’ils sont venus supplanter ? Les Birmans eux-mêmes ont-ils adopté un usage qui aurait été, à une époque reculée, en vigueur chez les sauvages, bien qu’il soit aujourd’hui à peu près abandonné par ceux-ci ? Cela paraît peu vraisemblable. En ce qui concerne les Birmans, la tradition n’est pas silencieuse, elle explique le tatouage d’une façon qui a du moins le mérite d’être piquante. Un de leurs rois, alarmé, dit-on, des conséquences qu’entraînait la corruption des mœurs, ordonna aux hommes de s’enlaidir, aux femmes de ne pas dérober leurs charmes à la vue, afin d’attirer sur elles les désirs dévoyés de ses sujets. M. de Lagrée s’est arrêté dans plusieurs villages habités par ces hommes que les Kugns appellent sauvages, bien qu’ils soient aussi civilisés qu’eux-mêmes. Ils ont de vastes maisons bien construites, en général palissadées, des marchés, des pagodes. Il n’ignorent pas plus l’agriculture que le commerce ou l’industrie, et semblables aux Romains qui, s’étant emparés d’une galère carthaginoise, se taillèrent une flotte sur ce patron, ils fabriquent eux-mêmes d’excellens fusils à pierre d’après les modèles européens.
Nous avons trouvé coiffé de la couronne de Muong-You le frère cadet de ce roi de Sien-Tong qui s’est montré pour nous si plein de bienveillance. Le lendemain de l’arrivée du chef de l’expédition, nous commençâmes nos visites officielles. On nous conduisit d’abord chez le frère du roi, qui montre avec complaisance sa main fine et blanche. Il tenait son éventail avec autant de coquetterie qu’une jolie femme son livre d’heures à la messe de midi. Il était entouré de seigneurs enveloppés de longs peignoirs blancs et les reins ceints,. suivant la mode birmane, d’une longue pièce de soie aux couleurs voyantes ; ces courtisans étaient graves comme des sénateurs romains. Avec le frère du roi, évitant de causer d’affaires, nous nous bornâmes à échanger quelques paroles courtoises ; de là nous passâmes chez le mandarin birman. Cet homme, vivante image de la bêtise solennelle, se recueillait pour parler, lançait quelques mots en clignant des yeux et prenait des airs profonds. Par bonheur, sa femme lui servait d’interprète, et celle-ci sut nous faire oublier par son naturel et sa grâce la majesté fatigante de son époux. Enfin, pour terminer, nous nous rendîmes chez le roi. Le palais est situé sur un mamelon d’où la vue embrasse un vaste horizon de montagnes. Bien qu’il soit encore construit en bois et couvert en chaume, il prouve un véritable progrès en architecture. La menuiserie est soignée, les cloisons sont bien jointes ; il y a d’ailleurs près du palais un établissement de scieurs de long, profession absolument ignorée dans le Laos méridional. — La foule des mandarins, dans une attitude respectueuse, encombre la salle où l’on nous introduit. Le jour pénètre à peine dans cette pièce spacieuse, dont le toit est soutenu par de magnifiques colonnes. Dans l’un des angles de la salle, sous un dais bien découpé, le roi est mollement assis sur des coussins de soie brodés d’or. Il est coiffé d’un turban élégamment drapé par quelques mains de femmes, et dont les amples replis enveloppent entièrement la tête en cachant la chevelure. Son costume se compose d’une veste et d’une culotte de satin vert sur lesquels des ornemens d’or jettent des reflets fauves. Il porte, passés dans le lobe inférieur des oreilles, de gros cylindres en or rehaussés de diamans à l’une de leurs extrémités et d’émeraudes à l’autre. C’était un présent du roi d’Ava. Notre hôte paraissait avoir tout disposé pour l’effet ; ses poses étaient gracieuses, mais étudiées. Une étroite fenêtre ménagée près du trône laissait passer assez de rayons de soleil pour faire chatoyer les habits du prince comme le corselet d’une libellule. Tous les vases précieux du palais étaient groupés près de leur maître, et l’on porta devant chacun de nous une grande boîte en argent repoussé où étaient contenus tous les élémens de la chique de bétel. L’usage de chiquer existe encore ici, quoique moins répandu que dans le Laos inférieur. L’aréquier devenant plus rare, il faut être plus riche pour en mâcher les noix. Le roi de Muong-You a la peau blanche, une figure intelligente, ouverte, avenante ; il ne se lassait pas de nous interroger, et chacune de nos paroles semblait ouvrir devant lui un monde nouveau plein de fantastiques perspectives. J’ai compris moi-même, en le voyant, ce que pouvait être un prince oriental, et les séduisantes figures qui flottaient dans ma mémoire comme des créations imaginaires ont pris un corps à mes yeux. Malheureusement le vrai luxe côtoyait le faux dans ce palais, et j’ai vu avec regret des bouteilles vides de pale ale décorer les colonnes de la salle d’audience. Ce vulgaire produit de l’industrie européenne provoque chez le roi du Muong-You le même engouement qu’excitent chez nos désœuvrés les craquelés chinois. — Dans une pièce séparée du trône par des lances dont les hampes forment une sorte de grille d’argent, j’ai remarqué un amas de dents d’éléphans.
Notre royal ami semblait très disposé à se servir de son peuple pour se rendre la vie agréable. Il le porterait volontiers sur son dos comme les gentilshommes leurs forêts et leurs moulins au camp du Drap d’or. Nous l’avons vu cinq fois, et toujours dans un costume nouveau. Il a passé toute une journée chez nous, insistant pour tout voir. Prenant pour but, à l’insu de la victime, la figure d’un gros mandarin, il a fallu faire fonctionner un irrigateur devant sa majesté, qui n’a pu résister au désir d’emporter cet instrument, où elle voulait mettre de l’eau de senteur. Le roi nous a montré en revanche divers échantillons de minerai de fer qui paraissent être riches ; il nous a même confidentiellement fait savoir qu’il y a de l’or dans ses domaines ; mais il n’osa pas nous faire conduire au gisement. Il est obligé de déclarer au mandarin birman tous les gisemens découverts, de même que tout habitant de son royaume est contraint de lui révéler à lui-même les trouvailles de cette nature. « Il faudrait, nous dit-il, sur des indications précises, vous rendre sur les lieux et avoir l’air de mettre vous-même, et comme par hasard, la main sur le trésor. » Le temps nous manquait pour une pareille recherche. C’était notre malheur d’être forcés de séjourner dans des lieux sans ressources, au milieu de gens hostiles, et de ne faire que passer là où les renseignemens de toute nature venaient s’offrir d’eux-mêmes. A cela il n’y avait pas de remède, car nous n’avions pas de passeports ; il dépendait du dernier des mandarins de nous retenir chez lui, et M. de Lagrée voulait être hors du territoire de Sien-Tong avant que le mandarin birman qui réside auprès du roi eût reçu les ordres qu’il avait fait prendre secrètement à Ava. Il fallut donc résister aux amicales instances du jeune souverain de Muong-You, qui voulait jouir plus longtemps de notre présence. Trouvant M. de Lagrée inébranlable dans sa résolution, il se mit complètement à notre service, nous fit précéder par des porteurs de bagage, tandis qu’il donnait des ordres pour nous préparer des barques. Le courant du Nam-Loï nous emporta. Cette rivière, plus large que la Seine et sinueuse comme elle, coule d’abord dans la plaine de Muong-You ; sur ses bords, de jolies maisons se groupent à l’ombre de plantations d’aréquiers ; elle entre bientôt dans une région accidentée, et des montagnes escarpées la resserrent. La pluie a presque complètement cessé ; il reste encore cependant assez d’humidité dans l’air pour adoucir l’éclat de la lumière et pour jeter sur le paysage comme un voile transparent sous lequel les nuances sont admirablement fondues. Nous jouissons délicieusement de ce spectacle, car nous en jouissons sans fatigue. — Nos porteurs de bagages nous attendaient au point où nous devions débarquer. Nous couchâmes dans une case abandonnée et ouverte à tous les vents, au pied des montagnes, dont l’ascension commença le lendemain. Le sentier on couronnait ordinairement le faîte, et lorsqu’il descendait parfois dans des vallées peu profondes, c’était pour remonter bientôt après vers les sommets. Autour de nous, et à perte de vue, rien que de puissantes ondulations ; on aurait dit des sillons immenses semblables à ceux que la tempête creuse au sein des mers. Les jeux de lumière avec leurs effets changeans, suivant les nuages qui passaient sous le soleil, ajoutaient à l’illusion en donnant à la crête de ces houles figées une mobilité apparente. De nombreux sentiers se croisaient dans les montagnes, et celui que nous suivions, quoiqu’il fût la route ordinaire de Muong-Long, était envahi par les herbes, à peine tracé d’ailleurs et point entretenu. Si nous apercevions au contraire un chemin large et soigné comme une allée de parc, nous étions assurés qu’il conduisait à un village de sauvages. Ces bourgades, bâties et comme suspendues sur les pentes, sont habitées par une population laborieuse qui vit de riz de forêt, amène chez elle les eaux nécessaires à l’irrigation par de longs canaux de bambou, ne se mêle point aux civilisés de la plaine, dont elle ne parle pas la langue, enfin qui se suffit à elle-même, se retranche dans son orgueil et se fixe sur les hauteurs.
Après de longues heures de marche dans les montagnes, comme toujours nous rencontrons la plaine, et, comme toujours aussi, nous apercevons, groupées au bord des cours d’eau qui la traversent, les habitations de ceux que je continuerai d’appeler Laotiens. D’immenses cultures se développent devant nous, et le vert velouté des rizières caresse le regard. De nombreux villages se révèlent par les pignons blancs de leurs pagodes à demi cachées dans des bouquets de grands arbres. La vallée est traversée par le Nam-Ga, rivière large et rapide que nous passons sans barques en nous raidissant contre un courant assez fort pour renverser un de nos porteurs. Nous dirigions notre marche sur une pyramide dont la pointe se montre au loin. Elle est bâtie sur un monticule AU pied duquel s’étend Muong-Long.
Pour pénétrer dans ce chef-lieu de district, nous traversons le marché-entre deux rangées de cases ; elles sont nombreuses des deux côtés de la route et annoncent un village de quelque importance. Je n’essaierai pas de dire notre surprise en apercevant un beau pont en pierre jeté sur un affluent du Nam-Ga. Même à la belle époque de leur patrie, quand ils élevaient les magnifiques monumens d’Angcor et de Vat-Phou, les Cambodgiens ignoraient l’art de construire les voûtes ; ils ne savaient que placer des blocs en encorbellement. Les Chinois sont plus habiles ; construite par eux, la voûte du pont de Muong-Long est élégante et solide. Le parapet était orné de lions sculptés, renversés aujourd’hui. La clé de voûte fait encore saillie des deux côtés comme une gargouille. Les Chinois, repoussés peu à peu de ce pays, ne sont plus là pour entretenir des œuvres dont les Laotiens profitent, sans être même capables d’étayer une pierre qui tombe ou de relever un mur écroulé. — Sauf ce pont et la chaussée dallée qui y mène, Muong-Long a d’ailleurs une physionomie très laotienne. Les maisons, faites des mêmes matériaux qu’au Laos, ont toujours le même style, les habitans ont aussi les mêmes costumes : pantalons larges, veste, turban autour du chignon, poignard passé dans la ceinture. A peine étions-nous arrivés, que les curieux nous entouraient ; les vendeurs assiégeaient notre porte. Nous distinguâmes parmi eux deux femmes au vêtement long, aux pieds imperceptibles enfermés dans des souliers microscopiques. C’étaient des Chinoises, de vraies Chinoises ! Il n’y avait plus à en douter, ces femmes aux pieds mutilés et ce pont en pierre, n’était-ce pas le symbole d’une civilisation différente ? n’étions-nous pas hors du Laos ? Vénus Astarté sortant du Nam-Ga, le Parthénon apparaissant tout à coup derrière les bambous, n’auraient pas charmé nos yeux et fait battre nos cœurs plus que ce simple pont, long de 10 mètres, et ces pauvres marchandes au teint hâlé et aux membres grêles. Quinze mois de fatigues, de privations et de souffrances sont en un instant oubliés. La Chine ! c’était le but du voyage et c’était aussi le commencement du retour. Cependant nous n’y étions pas encore. Bien que sortis du Laos birman, nous n’avions pas, à vrai dire, mis le pied sur le territoire chinois. Muong-Long est le premier des douze muongs qui forment le royaume de Sien-Hong, ce troisième état fondé par les Laotiens du nord. Ceux-ci n’ont pas, en droit, gardé là leur indépendance plus qu’à Sien-Tong et à Muong-Lem ; mais tributaires de deux puissances ennemies, ils jouissent en fait d’une autonomie plus grande. Nous nous trouvions être à la fois à la merci des mandarins birmans, laotiens et chinois. Le chef du village se montra d’abord fort empressé, et, sur la demande de M. de Lagrée, fit battre le tambour pour nous rassembler des porteurs. Au moment où nous allions partir, survint une lettre adressée par le roi de Sien-Hong au mandarin de Muong-Long, son inférieur, et contenant sans explication ces simples mots : quand les Européens arriveront chez vous, vous les prierez de reprendre la route par laquelle ils sont venus. — Ce coup de massue asséné sur la tête écrasa notre enthousiasme naissant et nous rappela que la lutte n’était pas finie. Nous étions trop bien accoutumés d’ailleurs aux façons des autorités de ce pays pour redouter autre chose qu’un ennuyeux retard. M. de Lagrée dépêcha son interprète vers le roi de Sien-Hong, et nous attendîmes à Muong-Long. — Le marché qui se tient dans ce chef-lieu est assez considérable. On y vend beaucoup de coton, de tabac, de cire, de soie grège, des étoffes de coton importées par Rangoon, des objets en argent et en cuivre, des cloches, des poids et des balances, des denrées alimentaires. De grands restaurans se remplissent d’une foule bruyante aux costumes pittoresques et variés ; une dame de comptoir offre à tous ceux qui se présentent un bol rempli de riz roulé et coupé comme du vermicel, auquel elle ajoute du sel, du piment, des fines herbes, de la viande de porc hachée menue, le tout trempé par un bouillon de poisson qui se fait à côté de chaque table dans une immense cuve en fer. Nous voilà bien loin de ces villages du Laos où chacun vit dans un isolement si profond, qu’à l’exception des pagodes on ne rencontre pas un seul établissement public.
Nous avions le temps de visiter les monumens de Muong-Long. Des deux pyramides qu’on y voit, l’une ne mérite pas d’être décrite ; l’autre paraît au contraire sortir, par ses formes originales, de l’ornière où la religion, source unique de l’art dans ces contrées, a enfoncé l’architecture laotienne. Une tour ronde, élancée comme une quille, accostée à la base de huit tourelles plus petites surmontant des niches remplies de statues de Bouddha, couronne un monticule un peu à l’écart du village. L’ensemble ne manque pas d’une certaine élégance. Je ne puis comprendre d’ailleurs le sens de ces fastidieuses pyramides, qui, n’étant le plus souvent ni des tombeaux ni des temples, ne sauraient abriter ni les dépouilles des morts ni les prières des vivans.
Après quelques jours de halte forcée à Muong-Long, le mandarin nous apporta une lettre de Sien-Hong dans laquelle le roi de cette province limitrophe de la Chine cherchait à expliquer la brièveté brutale de son premier message. A l’en croire, les autorités chinoises lui auraient ordonné de barrer le chemin aux étrangers qui tenteraient de passer la frontière de l’empire. C’est ce qui nous avait déjà été dit à Luang-Praban. Le roi de Sien-Hong ajoutait sur un ton confidentiel que, si un ordre de l’empereur de la Chine ne nous paraissait pas sacré, il ne s’opposerait pas, quant à lui, à notre voyage.
Notre interprète avait été chargé de dire que nous ne passions nulle part sans combler les fonctionnaires de présens, sans les couvrir d’argent et d’or. Cet argument avait-il donc été assez fort pour produire une impression décisive sur l’esprit du roi, et celui-ci, désirant ne pas laisser échapper l’occasion de réaliser un bénéfice honnête, cherchait-il un accommodement, sinon avec le ciel, du moins avec son fils ? Nous ne pouvions connaître qu’à Sien-Hong le mot de cette énigme, et nous nous rendîmes en trois jours dans cette capitale par des chemins bien tracés, mais très fréquentés et détestables. Les bœufs des caravanes ont creusé dans la boue qui commence à durcir des sillons qu’on dirait dessinés par la charrue, tant ils sont profonds et réguliers. Pressés d’atteindre un but qui depuis trois mois semblait fuir devant nous, nous hâtions le pas, confiant nos bagages à des porteurs dont les pieds étaient endoloris et les épaules enflées. Ces hommes ne consentent guère à parcourir plus de 30 kilomètres par jour, quand ils sont employés comme portefaix. Lorsqu’on les charge d’un message, ce sont au contraire des courriers aussi rapides qu’infatigables ; aucune distance ne les effraie, et l’on fait porter une lettre à quarante lieues à travers montagnes et forêts aussi facilement qu’en Europe une invitation à dîner à vingt minutes de son hôtel.
Un indigène, qui n’était d’ailleurs revêtu d’aucun caractère officiel, vint au-devant de nous et nous conduisit à la pagode qui devait nous servir de logement. Des nattes étaient posées sur le parquet en béton, des cordes tendues entre les colonnes comme celles qui, dans les ménageries, sont destinées à empêcher le public de toucher aux bêtes curieuses. Cette précaution n’était pas inutile ; la foule accourait, se pressait dans le sanctuaire, impatiente de voir des gens venus de si loin. Dès le premier coup d*œil jeté sur la population, il était facile de s’apercevoir qu’elle présentait un incroyable mélange de types et de races différentes. Certains Chinois du Yunan, à l’extrême frontière duquel nous étions, avaient sur la tête un turban noir dont les dimensions atteignaient celles d’un chapeau de paille aux larges bords. Quant aux autorités, elles continuaient de bouder. D’après le récit de notre interprète, nous n’étions à Sien-Hong que grâce à son intrépidité et à son énergie. Lorsqu’il arriva lui-même, personne ne voulut le recevoir, et, le roi lui ayant fait intimer l’ordre de retourner à Muong-Long, il répondit dans le langage hyperbolique usité en Orient : « Je suis entre vos mains, vous me tuerez si cela peut vous être agréable ; mais j’ai l’ordre du grand mandarin français de rester ici, et, quoi qu’il arrive, j’y demeure. Si vous ôtez la vie à votre esclave, vous vous exposez d’ailleurs à de graves embarras, car j’appartiens à un maître qui n’abandonne pas ses serviteurs. Je dois vous prévenir en outre que, si vous forcez les Français à attendre à Muong-Long une réponse de Chine, ce sont gens colères, et je ne puis prévoir les extrémités auxquelles ils se porteront dans cette petit » localité. »
Ce discours, qui ne manquait pas d’habileté, fut rapporté aux gouvernans, et produisit sur eux une impression profonde. Le grand-conseil ou séna, qui dans les royaumes tributaires de la Birmanie, comme à Luang-Praban, assiste le souverain, s’assembla sans retard ; le roi conféra une partie de la nuit avec le mandarin chinois qui, de concert avec un envoyé birman, surveille les affaires du pays, et ce fonctionnaire se décida sur-le-champ à partir pour Muong-La, première ville chinoise du Yunan. On écrivit en même temps au gouverneur de Muong-Long que nous devions rester chez lui, en l’informant toutefois que, si nous paraissions nous fâcher, il était autorisé à nous laisser partir. Voilà l’explication de ce qui nous paraissait si ambigu. Quant aux prétendues interdictions envoyées à notre adresse par le gouvernement chinois, nous avons su plus tard l’origine de ces rameurs. Le provicaire de la mission catholique du Yunan et le vice-roi de cette province, en apprenant notre arrivée aux frontières, mus par un sentiment très sincère de sympathique intérêt, nous avaient écrit tous les deux, chacun dans sa langue, pour nous peindre l’état du pays, les dangers de la route, et nous dissuader de continuer notre voyage. Bien que Sien-Hong soit tributaire de la Chine, on y lit fort mal les caractères chinois, et la lettre du vice-roi du Yunan, incomprise et faussement interprétée, fut considérée comme une interdiction du territoire. Quant à la lettre du missionnaire, personne n’ayant pu la déchiffrer, on jugea prudent de ne nous en point parler, et nous n’en avons connu qu’indirectement l’existence. Éloignés d’une ville entièrement chinoise par quelques jours de marche à peine, pouvant compter déjà au moins sur l’effet moral des passeports signés par le prince Kong, il importait de nous montrer confians autant que résolus. Éviter la violence dans les actes et dans les paroles, n’articuler nettement aucune menace définie, mais susciter dans l’esprit toujours timoré de mandarins que la responsabilité effraie des inquiétudes d’autant plus efficaces qu’elles sont plus vagues, c’est une méthode qui nous avait souvent réussi, et dont l’application n’avait jamais été plus opportune. M. de Lagrée y recourut. Lorsqu’un mandarin vint officiellement s’enquérir auprès de lui de ses intentions, il se montra blessé des retards que nous avions subis déjà par le fait du roi de Sien-Hong, n’exprima aucun désir de voir sa majesté, demanda seulement qu’on le laissât partir sans délai pour Muong-La, ou bien qu’on lui remît une défense écrite et motivée dont il userait comme cela lui paraîtrait à propos. Cette conversation jeta les conseillers de la couronne dans une perplexité visible et fort amusante pour nous. Ils se décidèrent à nous faire des avances, nous invitèrent à paraître devant le séna, dans le sala où se traitaient les affaires, après quoi le roi nous ferait l’honneur de nous recevoir en personne.
Les principaux fonctionnaires, au nombre de douze, étaient rangés de chaque côté du premier ministre, qui trônait sur une descente de lit. Ils étaient coiffés d’un turban et vêtus soit d’une veste blanche et d’un large pantalon, soit d’un peignoir en calicot et d’un ample langouti aux couleurs birmanes, ceignant les reins et se ramenant sur l’épaule. A la gauche du premier ministre siégeait le mandarin birman, une place vide à la droite était occupée ordinairement par le mandarin chinois ; mais celui-ci, nous l’avons vu, était en mission à Muong-La. M. de Lagrée fit connaître à cette assemblée que nous ne voulions qu’une chose, partir le plus vite possible. On procéda dès lors à la vérification de nos papiers, dont un Chinois donna lecture après que le peuple se fût accroupi par respect. Ils furent trouvés en règle, et l’on nous entretint d’une affaire qui paraissait des plus graves. Il s’agissait d’énumérer et de montrer d’avance aux membres du conseil les présens que nous avions l’intention d’offrir au roi. Nos ressources sous ce rapport étaient singulièrement diminuées ; c’était la première fois d’ailleurs qu’on émettait une pareille prétention, qu’on la soutenait surtout avec une aussi inconvenante insistance. M. de Lagrée refusa de répondre à cette question. La discussion dura deux heures, après lesquelles le roi ayant fait dire qu’il nous attendait, nous nous dirigeâmes vers le palais. On avait travaillé pendant plusieurs jours, à en nettoyer les abords. Le fumier qui remplissait la grande cour d’honneur avait été raclé, mais le temps avait manqué pour l’enlever. Nous passâmes entre une double haie d’hommes déguenillés, armés les uns de fusils à silex, les autres de lances ou d’instrumens indéfinissables de chasse ou de guerre. Nous reconnaissons dans les rangs nos propres porteurs de bagages, qui, momentanément enrôlés dans la garde royale, avaient échangé le bambou du portefaix contre la lance du guerrier. Cela diminua beaucoup l’impression de respectueuse terreur que cet étalage militaire était destiné à produire sur nous. Le palais est une misérable case mal couverte ; il a été décoré avec toutes les tentures qu’a pu fournir le garde-meuble. Quelques tapis chinois ornés de broderies en relief empêchent de voir le jour à travers les bambous mal joints des murailles. De chaque côté de l’estrade qui figure le trône, des gardes accroupis portent des sabres à fourreau doré. Suivant l’usage, la poignée repose à terre et la lame sur l’épaule du soldat. Le roi, qui se fit longtemps attendre, sortit enfin de -derrière un rideau. Il portait un costume indescriptible. Sa tête était couverte d’un chapeau chinois doré et orné de clochettes, rappelant, à s’y méprendre, l’instrument de musique qui est en Europe l’accompagnement obligé de la grosse caisse. Une sorte de collerette à plusieurs rangs, qui dessinait des demi-cercles sur la poitrine et dont les pointes se relevaient jusqu’aux oreilles, faisait ressembler sa majesté au classique Polichinelle. Le roi est un jeune homme de vingt ans auquel on ne paraît laisser aucune initiative ; un mandarin interroge et répond pour lui. Il a été placé sur le trône par la volonté de l’empereur des Birmans ; il porte en sautoir ces chaînettes d’or, insignes honorifiques si recherchés des seigneurs birmans, et dont le major Burney, premier résident anglais à la cour d’Ava, fut gratifié lui-même. La question de notre départ fut traitée et tranchée favorablement. Nous quittâmes le palais comme nous y étions entrés, au son de la musique. — L’orchestre se composait d’une guitare et d’une voix nasillarde. — Une forte averse avait dissipé les troupes royales ; l’artillerie seule était encore à son poste, trois pierriers chinois fichés en terre verticalement et chargés jusqu’à la gueule nous saluèrent au passage.
La ville de Sien-Hong, qui en bali s’appelle Halévi, porte encore le nom de Sip-Song-Pana. À cette dernière qualification se rattache l’idée d’une sorte de dodécarchie dont elle est le centre et que nous avons vu commencer à Muong-Long. Les maisons, très espacées, ont toutes un chétif aspect, et.donnent l’idée d’un vaste campement provisoire. Les guerres ont désolé ce pays, ruiné plusieurs fois la ville, et les habitans se sont à chaque nouvelle catastrophe groupés sur un autre point de la plaine. A cela tient la différence de deux minutes environ qui existe entre la latitude de Sien-Hong, donnée par Mac-Leod en 1836, et celle qui a été déterminée par l’expédition de M. de Lagrée en 1867. Il reste de l’ancienne ville, à 6 kilomètres de l’emplacement actuel, des briques grises éparses dans les hautes herbes, non loin du Nam-Tap, affluent du Mékong, et un reste d’enceinte en briques séparée par un ravin d’une élégante pagode bien conservée. Une fine guirlande de bois sculpté court au-dessous d’une corniche supportée par des colonnes ; entre celles-ci, on aménage des fenêtres larges et gracieuses qui inondent de lumière l’intérieur de l’édifice.
Le Mékong, qui coule au bas de la ville de Sien-Hong, nous porte une dernière fois sur ses eaux, et nous mettons pied à terre sur la rive gauche du fleuve, sur laquelle nous n’ avions pas abordé depuis Luang-Praban. Nous entrons dans un des pays les plus accidentés du monde, et les premières montagnes que nous avons à gravir se rattachent aux contreforts que projette l’Himalaya à travers le Yunan. Les indigènes nous regardent avec un mélange de défiance et de curiosité. Nous ne trouvons pour transporter nos bagages que des hommes malades, affaiblis, pris au hasard dans ce troupeau d’émigrés que l’insurrection musulmane a chassés de leur pays. Des villages entiers sont peuplés de ces malheureux, qui semblent ne se résigner qu’avec peine à féconder un sol étranger. La marche devient plus pénible à mesure que nous nous élevons sur des sommets plus escarpés. Parvenus à 1,200 mètres au-dessus du niveau de la mer, nous ne rencontrons plus que des sauvages, et c’est à eux que nous demandons l’abri du soir. Ils n’ont point de sala pour les voyageurs ; il faut se contenter d’une étable mal couverte où nous sommes envahis par des myriades de puces. Le sommeil, dont de rudes fatigues nous font un si impérieux besoin, ne peut triompher de ces imperceptibles ennemis. C’était la première fois que nous avions à souffrir d’un pareil inconvénient, et nous reconnaissions à ce signe que la nation justement réputée la plus sale de l’univers ne pouvait être fort éloignée. Nous avions quelque peine, dans ces petits villages, à organiser nos transports ; encore fallut-il plusieurs fois admettre au nombre des porteurs des enfans et des femmes. Les hommes les plus vigoureux s’emparaient des colis les moins lourds, tandis que leurs femmes, ployant sous le faix, se passaient sur le front une lanière fixée aux plus pesans fardeaux, et marchaient comme des bœufs chargés d’un joug accablant. Peu à peu les traits qui caractérisent le Laos s’effacent dans les usages, dans les costumes et dans l’architecture. La langue se modifie et se fond dans une autre langue. Les habitans de cette zone intermédiaire ne sont, à vrai dire, ni Laotiens ni Chinois ; ils mêlent dans leur langage les deux idiomes, et l’on distingue sur leurs visages des traits empruntés aux grandes races voisines. Au point de vue du langage, on passe, à partir de Luang-Praban surtout, par une succession de nuances qui ne semblent pas constituer des langues différentes, mais plutôt des dialectes spéciaux. Entre le premier et le dernier anneau de la chaîne, la distance paraît considérable ; mais on reçoit une tout autre impression si l’on vient à considérer les séries intermédiaires.
Les cultures se multiplient sur les montagnes ; les maisons sont petites, construites en torchis, et reposent sur le sol et non plus, comme au Laos, sur des poteaux. La porte étroite est ornée de bandes de papier rouge sur lesquelles les hiéroglyphes chinois, tracés à l’encre noire, invitent les mauvais génies à se tenir à l’écart ou rappellent au passant quelques belles maximes du moraliste Confucius. Ces villages, assis sur un mamelon ou cachés dans un pli de terrain, sont pittoresques. Nous nous y arrêtons deux fois par joui*, et jusque dans les plus pauvres nous trouvons une table et des bancs, meubles précieux presque ignorés au Laos. Le sol des ruelles, les animaux, les hommes, tout semble enduit de boue comme les maisons elles-mêmes, dont les parois, faites de paille, de terre et de bouse de vache, exhalent une odeur nauséabonde. Les buffles triomphent et se reposent ; couchés dans la fange, ils regardent passer les bœufs chargés de riz ; à chacun ses jours de peine : les uns creusent les sillons, les autres apportent au village la moisson battue sur place.
Les montagnes grandissent, et de vastes forêts de pins les recouvrent. Cette parure naturelle change complètement l’aspect du pays, qui devient l’un des plus beaux du monde. Des torrens écument dans des gorges, voilés par un rideau de grands arbres ; quelquefois, sur une cime, un champ de sarrasin resplendissant au soleil nous donne l’illusion des neiges éternelles ; la forte senteur des pins nous enivre. Oubliant les fatigues d’une ascension pénible, impatiens de voir trembler dans les vapeurs de l’horizon les sommets qui nous dominent, nous voudrions monter, monter toujours, et voir enfin le Céleste-Empire à nos pieds. Nous y touchions ; les preuves matérielles venaient à chaque pas confirmer nos pressentimens : tombeaux sur le bord de la route pieusement entretenus, autels en pierre, inscriptions en caractères chinois, et jusqu’à un poste de soldats portant la queue avec cette physionomie martiale ; si souvent décrite. Enfin, dans l’après-midi du 18 octobre 1867, cinq mois après notre départ de Luang-Praban, seize mois après avoir quitté Saigon, au sortir d’un col élevé, une grande plaine se développe à nos yeux, et à son extrémité s’étage sur une colline une ville véritable avec ses pignons blancs, ses murs rouges, ses toits en briques ! Nous allions fouler le sol qui porte un des peuples les plus antiques et les moins connus du monde ; tous les cœurs battaient d’émotion, tous les yeux étaient humides de larmes, et si j’avais dû mourir pendant le voyage, j’aurais voulu expirer là, comme Moïse sur le mont Nébo, embrassant de son dernier regard la terre de Chanaan.
L.-M. DE CARNE.
- ↑ M. le docteur Sprenger, qui a longtemps résidé dans l’Inde, ayant visité, il y a quelques années, les ruines du palais des Cosroès à Ctésiphon, reconnut que les boiseries du palais étaient en bois de teck. (Relations politiques et commerciales de l’empire romain avec l’Asie orientale, par M. Reinaud, de l’Institut, p. 171, note.)
- ↑ Les habitans de la partie septentrionale du Laos reçoivent plusieurs dénominations différentes ; on les appelle indistinctement Lus, Thaï ou Shans. Dans certaines parties de cette vaste région, ils se donnent eux-mêmes d’autres appellations, comme nous le verrons par exemple à Sien-Tong. A côté d’eux, les sauvages sont groupés en tribus qui portent également diverses désignations. En ce qui concerne ces derniers, les noms sont-ils aussi sans importance, ou bien l’ethnographie devra-t-elle tenir compte de cet élément ? Cela parait probable, bien que rien ne me permette de l’affirmer.