EXPLORATION
DU MÉKONG

II.
LES FORETS D'ATTOPEE, LES SAUVAGES ET LES ELEPHANS.


I

Il en est de la civilisation comme de la santé, il faut être privé de ses bienfaits pour en apprécier tout le prix. Dormir dans un lit et manger du pain, ce sont là des jouissances très vulgaires, et qui, grâce à Dieu, manquent assez rarement en Europe aux classes même le moins favorisées par la fortune. Aussi ne se rend-on pas compte de la place qu’elles occupent dans le bien-être de la vie. Cependant, après quelques semaines d’étonnement, presque de trouble, on sent le corps se plier peu à peu à des habitudes nouvelles ; mais il est des privations d’un autre genre que chaque jour rendait pour, nous plus douloureuses dans notre triste campement de Bassac[1]. Sans livres et sans journaux, à ce moment fatal où derrière les illusions qui s’envolent, à la place du rêve qui s’évanouit, on n’aperçoit plus que les formes austères d’un devoir pénible, nous vivions repliés sur nous-mêmes, attendant la fin de la saison des pluies. Les premiers beaux jours allaient nous permettre en effet de chercher au dehors des alimens à cette curiosité d’esprit qui est la seule passion capable de soutenir le voyageur. Ils arrivèrent enfin, Et je les saluai comme les prisonniers de l’arche, qui étaient pourtant beaucoup mieux établis que nous, durent saluer la un du déluge.

Dès le 25 octobre 1866, le fleuve était descendu de six mètres au-dessous du niveau le plus élevé qu’il eût atteint. L’immense lac qui nous séparait des montagnes n’était plus qu’une mer de boue. Cette vase, d’abord fétide, fut bientôt durcie par le soleil, et nous pûmes entreprendre autour de notre case des reconnaissances étendues. La ville se développe sur les bords du fleuve des deux côtés de la demeure royale. L’étroit chemin qui la traverse n’était encore qu’un cloaque. Par les soins des habitans, des arbres ; de différentes dimensions, depuis le gros palmier jusqu’au mince bambou, étaient l’un au bout de l’autre couchés dans la fange, et formaient une chaussée sur laquelle on ne marchait pas sans fatigue. Les maisons, assez élégantes et solidement construites, sont presque toutes doubles. Elles se composent de deux cases semblables accolées l’une à l’autre directement ou réunies par une terrasse. Les aréquiers qui les ombragent donnent à la ville entière l’aspect d’un bocage planté d’arbres élancés et charmans. On rencontre à chaque pas de petits sanctuaires obscurs où de grossières statues de Bouddha reçoivent les hommages quotidiens des bonzes. Quand je songe que je suis dans une capitale où réside encore le descendant des anciens rois, je me sens envahi par la tristesse en visitant ces temples délabrés. Le palais n’est lui-même qu’un assemblage de chaumières entourées d’une haute palissade en bois. Une échelle mène à la terrasse royale ; on y arrive par une chaussée mobile faite de troncs d’inégale grosseur jetés sur les fondrières. Le roi n’a conservé de la puissance de ses ancêtres qu’un titre sans valeur ; n’était la corbeille, l’aiguière et le crachoir en or que portent toujours derrière lui un certain nombre de chambellans, on le prendrait pour un simple gouverneur. Ces ustensiles remplacent au Laos les plaques et les cordons, fournis par le roi de Siam lui-même, ils sont en or, en argent ou en cuivre, suivant le rang des fonctionnaires. On fabrique également à Bangkok des langoutis et des vestes de cérémonie en étoffe de soie et d’or qu’on envoie aux principaux personnages. Le roi de Bassac est un jeune homme aux manières distinguées, à la physionomie agréable et un peu triste, comme il convient au rejeton d’une race déchue. — C’est un homme des forêts, nous avait dit de lui Norodom avec sa fatuité ordinaire ; rien ne justifie cette opinion. Ses ennemis l’accusent de mépriser les coutumes, et d’opprimer le peuple ; mais ce n’est pas sa majesté cambodgienne qui aurait le droit de lui en faire un crime.

Le royaume de Bassac a toujours eu un rôle historique fort effacé. Il était situé trop près d’un voisin puissant pour avoir pu jamais prendre une grande importance au Laos. Le Hollandais Gérard van Vhusthorf, qui remonta une partie du fleuve en 1641, ne signale même pas cette principauté, dont la capitale devait être alors au lieu nommé aujourd’hui Muong-Cao, à peu de distance de la ville actuelle. À cette époque en effet, Bassac n’était qu’une province cambodgienne. Affranchi un siècle plus tard, ce triste royaume n’a pas tardé à perdre de nouveau son indépendance. Il a été absorbé, comme les derniers débris du Cambodge étaient menacés de l’être, par la puissance la plus jeune et la plus vivace de l’Indo-Chine. Lorsqu’on observe la ressemblance frappante qui existe entre la civilisation laotienne et la civilisation siamoise et l’identité presque complète des deux langues, on demeure convaincu qu’une conquête récente n’a pu entraîner un pareil résultat. On est conduit à attribuer aux peuples groupés sur les bords du Ménam et du Mékong une origine commune. Peut-être faut-il aller plus loin et considérer les Birmans fixés dans les vallées de l’Irawady, de la Salwen, et les Cambodgiens établis aux embouchures du Mékong comme deux rameaux détachés d’un tronc unique. Dans leurs migrations, les membres de cette famille primitive auraient quitté l’Inde par les montagnes du nord-est et se seraient dirigés vers le sud en suivant le cours des grands fleuves qui sillonnent l’Indo-Chine. Longtemps errans, ils auraient conservé sur leurs traits des signes visibles de parenté, tout en subissant, comme disent les naturalistes, l’influence du milieu. Les Cambodgiens et les Laotiens parlent des langues dont le mécanisme et le génie, sinon toujours les mots eux-mêmes, se ressemblent absolument. M. Aubaret fait remarquer que la langue cambodgienne s’écrit avec les propres caractères de la langue pâli, tandis que les caractères siamois et birmans en diffèrent un peu, quoique se rapportant au même type. Il ajoute que le bouddhisme pratiqué dans ces trois pays est exactement le même que celui de Ceylan. On peut en dire autant de celui qui fleurit au Laos. On comprend combien la plus ambitieuse des puissances indo-chinoises avait de chances pour s’assimiler définitivement toutes ces populations, à la seule condition d’être la plus forte. Elle trouvait la plupart de ses lois et de ses usages en vigueur chez les vaincus.

La religion, qui a imprimé sur l’architecture de ces pays un cachet uniforme, s’est emparée également de toutes les manifestations de la vie. Les fêtes ont lieu aux mêmes époques dans toutes les contrées riveraines du Mékong, et présentent le même caractère mi-parti religieux et profane. Pendant notre séjour à Bassac, nous vîmes un matin les bonzes affluer sur la place du village et se diriger vers le palais du roi. Tous les ans, à pareil jour, distribution leur est faite d’un vêtement nouveau. M. de Lagrée, voulant associer la commission à cette pieuse aumône, fit porter dans la salle du trône, où le clergé était réuni, deux chandeliers en cuivre, qui furent reçus avec enthousiasme. Les desservans des deux pagodes principales, oubliant la gravité de leur caractère, essayèrent de se les arracher, et le roi, forcé d’intervenir, décida que chacune des pagodes posséderait un des chandeliers objets de la discussion. Dans la journée, des régates magnifiques présentèrent un véritable intérêt. Les pirogues, appartenant aux pagodes et construites spécialement en vue de ces joutes nautiques, étaient pavoisées, munies d’un orchestre primitif, — tambour, tam-tam, orgue en bambou, — et montées par de vigoureux gaillards qui venaient soutenir l’honneur de la paroisse. La plus longue, faite d’un seul tronc d’arbre, avait 26 mètres et contenait soixante rameurs. L’équipage était exclusivement composé de sauvages, tous tributaires du roi de Siam et compris dans la circonscription de Bassac. Vêtus d’un étroit morceau de cotonnade noué autour des reins, ils semblaient occuper beaucoup les femmes ; ils n’avaient pour tout ornement qu’une blonde couronne découpée par elles dans des feuilles de maïs, ornement qui faisait ressortir la couleur noire de leur chevelure longue et soyeuse. Trois jeunes sauvages, habillés et encapuchonnés de rouge, comme nos anciens bouffons de cour, se livraient, au milieu de leur frères courbés sur les pagaies, à je ne sais quelle danse bizarre. Comme leurs pieds ne pouvaient quitter le fond de la pirogue, les pas étaient remplacés par des contorsions de bras et de hanches entremêlées de gestes obscènes exécutés en cadence et fort goûtés des assistans. Après les courses, des lutteurs entrèrent dans la lice en face de la tribune du roi. La tête petite, la poitrine énorme, tels que l’on représente les combattans armés du ceste, ils se provoquèrent longtemps avant de s’élancer l’un sur l’autre ; enfin, bondissant ensemble, ils roulèrent dans la poussière avant que l’œil eût pu les suivre. Le roi accorda 1 tical, un peu plus de 3 francs, à chacun d’eux, et voulut bien recevoir ensuite les présens en nature que tous les gros personnages lui offraient à lui-même, suivant l’usage. Ces lutteurs, ou plutôt ces boxeurs, car ils ne s’épargnent pas les horions, sont astreints à ce rude service. Je ne me suis pas assuré du fait à Bassac ; mais je connais au Cambodge tel village dont la corvée consiste à fournir des cornacs aux éléphans royaux, et tel autre qui est imposé d’un certain nombre de boxeurs. Le soir, des fusées partirent de tous côtés, des bambous chargés de poudre produisirent de violentes détonations, des lampions flottans abandonnés au courant du fleuve scintillèrent dans l’eau comme des étoiles tombées, et de grands radeaux illuminés, véritables bateaux de feu, descendirent sans pilote, tournant sur eux-mêmes à chaque tourbillon. Dans l’intérieur des cases, des réunions nombreuses, animées par de copieuses libations d’eau-de-vie de riz, écoutaient des chanteurs convoqués par le maître de la maison, et qui se faisaient accompagner sur un orgue en bambou ou une lyre monocorde. Il y a dans le répertoire des Laotiens un certain nombre d’anciennes chansons ; mais le plus souvent c’est par des improvisations que les troubadours charment leurs auditeurs. Les circonstances, les personnes présentes, leur fournissent des sujets ; tantôt gais et railleurs, tantôt romanesques et tendres, ils prennent quelqu’un à partie dans le cercle qui les entoure. D’une imagination fertile, presque inépuisable, la voix leur manque avant l’inspiration ; ils sont de toutes les fêtes publiques comme de toutes les réjouissances de famille. J’ai vu un de ces poètes d’amour s’adressant à une jeune fille commencer par les accens les plus doux, les plus discrets et les plus chastes, s’animer par degrés et atteindre en finissant des notes tellement aiguës que la belle fuyait en rougissant. La musique vocale ou instrumentale semble d’ailleurs absolument dans l’enfance. A nos oreilles d’Européens, tous les airs paraissaient être un même récitatif monotone dont les finales étaient uniformément prolongées. Il n’en est point ainsi pour les gens du pays. Ceux-ci font très bien la différence entre deux chanteurs et deux instrumentistes.

Le lendemain, les sauvages avaient regagné leurs forêts, ou nous nous proposions d’aller les visiter ; la ville rentrait dans son calme ordinaire, et, le roi ayant perdu dans la nuit un grand-mandarin, son parent, la cour prenait le deuil. Ce respectable personnage avait fait appeler le médecin de l’expédition ; mais les bonzes lui persuadèrent que les remèdes prescrits étaient contraires aux rites sacrés, et il se laissa pieusement mourir. Un bûcher lui fut dressé en grande pompe derrière la pagode royale ; les bonzes arrivèrent montés à califourchon sur le cercueil, qui était couvert de fleurs et d’ornemens en cire. Quand ils en furent descendus, la bière fut placée au sommet de la pyramide de bois ; chacun s’approcha pour y mettre le feu. Les flammes, mordant le bois sec, montèrent en pétillant. La foule cependant trouvait le spectacle trop long, et les bonzes, à peu près ivres, donnant l’exemple, les assistons s’emparèrent de bambous, se mirent à attiser la fournaise, et s’attaquèrent au cercueil lui-même, qui, presque consumé, s’ouvrit. Les muscles du corps s’étaient contractés sous l’action du feu, et je vis au milieu des flammes deux mains se dresser vers le ciel. Ce spectacle lugubre parut amuser beaucoup les Laotiens. Je ne trouvai plus le lendemain à la place de ce bûcher qu’un peu de cendre et quelques os blanchis. Les corbeaux volaient en tournoyant au-dessus, maudissant dans leur triste langage les chiens qui les empêchaient d’approcher. Ce sont là les enterremens de première classe, et tout le monde ne saurait y prétendre ; les pauvres, les inconnus, sont tout simplement mis en terre à quelques pouces de profondeur.

Nous entrions dans le mois de novembre, le fleuve baissait, tous les jours, et les rives se bordaient à perte de vue d’une longue frange de sable blanc. Les perpétuels brouillards de la saison des pluies faisaient place à un rideau transparent de vapeurs. Tandis que nous aspirions avec délices les brises plus fraîches du matin et du soir, les indigènes grelottaient sous leurs manteaux. Drapés dans ces larges étoffes aux plis flottans et aux couleurs éclatantes, les Laotiens justifient la réputation d’élégance qu’ils ont jusqu’en Cochinchine. Nous jouissions des changemens opérés par les approches de l’hiver : hiver bien doux qui rappelle nos étés d’Europe. Les forces nous revenaient à mesure que les feuilles tombaient des arbres, et deux excursions ; furent résolues. — Le courrier de France et les passeports de Pékin ne nous étaient point parvenus. M. de Lagrée chargea M. Garnier de descendre le fleuve jusqu’à Stung-Treng, où nous avions l’espoir qu’il rencontrerait un messager. Le chef de l’expédition, le Dr Joubert et moi, nous nous préparâmes à partir pour Attopée. Ce point, situé sur la rivière qui débouche dans le grand fleuve à Stung-Treng, est une sorte de poste avancé dans le pays des sauvages de l’est. Les Laotiens n’y vont pas sans répugnance ; ils prétendent que des fièvres mortelles y déciment les caravanes. Les marchands chinois établis à Bassac confirment eux-mêmes ce témoignage en ajoutant qu’aucun d’eux, n’oserait aller chercher dans cette province l’or qu’elle produit en abondance. Dieu sait cependant ce que braverait un Chinois dans l’espoir de faire quelque profit ! Nous écoutions tout ce qu’inspirait à ces braves gens le sincère intérêt qu’ils nous portaient ; mais au Cambodge on nous avait dit du Laos en général tout ce qu’on nous répétait ici d’Attopée, nous croyions avoir acquis le droit d’être sceptiques, et nous partîmes dans deux pirogues qui nous furent fournies par ordre du roi.

Après avoir remonté le Mékong pendant quelques heures, nous fîmes halte pour la nuit dans la pagode de Vat-sei. Un cordial accueil nous y attendait ; nous étions sans le savoir les bienfaiteurs de l’établissement Vat-sei avait obtenu l’un des chandeliers offerts récemment par M. de Lagrée. Nos nattes furent tendues sur les dalles du sanctuaire, et nous nous endormîmes au bruit de l’office du soir, psalmodie généralement monotone, quelquefois interrompue par une note aiguë, sorte de hurlement qui imprimait un caractère étrange à ces prières inintelligibles pour nous et non moins incompréhensibles le plus souvent pour ceux qui les récitaient. À côté de quelques passages en langue moderne, le bréviaire contient un grand nombre de pages écrites en pâli, et les bonzes lisent ces dernières sans en saisir le sens, comme certaines femmes de France récitent machinalement un office en latin. Les religieux bouddhistes ne s’en réunissent pas moins chaque soir pour prier avec une exactitude édifiante. Nous avons couché bien souvent dans ces caravansérails qui sont à la fois la maison de Dieu et celle des voyageurs ; jamais on ne nous a fait grâce d’une antienne, les bonzes pourraient rendre des points à maint chapitre de chanoines.

Au-delà du village de Vat-sei, le Mékong ne tarde pas à se resserrer. Les montagnes dont il baigne le pied ne lui laissent guère plus de 300 mètres de largeur. Cet étranglement brusque n’augmente pas sensiblement la rapidité des eaux, mais la profondeur en devient effrayante. De gros singes nous escortaient sur la rive, et grognaient familièrement en recevant des bananes. Le Sé-don, jolie rivière où nous entrâmes après un jour et demi de navigation, coule doucement à travers un véritable jardin. Des plantations de coton et de tabac, des champs de courges et de patates dans lesquels viennent le matin et le soir picorer des paons sauvages, entourent les cases, cachées derrière de hautes touffes de bambous. Le roi de Bassac nous avait informés qu’une lettre de lui à ses chefs de village nous précédait, leur ordonnant de nous fournir vivres et moyens de transport. Cette lettre du roi n’était point parvenue. Quand les premiers rapides du Sé-don nous forcèrent à débarquer, les autorités subalternes refusèrent de nous procurer des éléphans ; prières, menaces, exhibition du passeport siamois, rien n’y fît, il fallait un ordre hiérarchique du gouverneur de la province. Pour ne pas perdre de temps, nous partîmes à pied après avoir envoyé un courrier à Bassac. Nous avons appris plus tard que plusieurs jours de cangue avaient puni le fonctionnaire mal disposé pour nous. L’aspect du pays était loin de répondre à ce que faisait présager la zone peu profonde qui bordait le cours d’eau. Il était couvert de grandes herbes et de grandes forêts, inculte et généralement inhabité. Il en est presque partout de même dans le Bas-Laos.

Au-dessus de la première chute du Sé-don, cataracte d’une quinzaine de mètres et d’un assez beau caractère, la rivière redevient navigable ; nous eûmes hâte d’en profiter. Le retentissement de notre colère de la veille nous avait devancés dans les villages, et l’on mit des pirogues à notre disposition sans même demander à voir nos papiers. Nous parvînmes ainsi aux limites du territoire de Bassac, et à l’entrée de la province de Kantong-niaï nous trouvâmes préparé pour nous un logement comfortable. Le gouverneur de Kantong-niaï était un petit vieillard de soixante-quinze ans, à la physionomie maligne, pour ne pas dire méchante. Il se fit lire la lettre de Siam, en prit copie, et, avant de nous autoriser à continuer notre voyage, ne manqua pas de nous faire au sujet de la France mille questions saugrenues. Nous étions attendus avec impatience dans la province voisine, celle de Simia. On nous conduisit à notre arrivée vers une charmante petite case, construite exprès pour nous en bambous et en feuilles toutes fraîches encore. Les enfans et les femmes, qui se faisaient une fête de nous voir, avaient conseillé cette attention dans l’espoir de nous retenir au moins un jour entier ; mais nous nous étions façonné un cœur absolument insensible, et nous ne prîmes à Simia que deux heures de repos. Les autorités, déçues dans leur curiosité, blessées dans leur amour-propre, firent transporter nos minces bagages en nous laissant nous-mêmes à pied malgré nos réclamations. La terre est stérile, la pierre se montre partout à fleur de sol et ne laisse croître qu’une herbe rare et brûlée par le soleil. À midi, la chaleur était accablante ; je sentais comme des aiguilles de feu qui m’entraient dans le crâne en provoquant une sorte d’étourdissement continu. Le soir et le matin seulement, nous pouvions respirer. Une nuit, le thermomètre étant descendu à 12 degrés au-dessus de zéro, nous nous réveillâmes grelottant de froid.

Quelques rizières isolées, établies dans des quartiers de forêt incendiés, se montraient de loin en loin, cultivées par les sauvages. Pour se mettre à l’abri des animaux féroces, les propriétaires de ces misérables champs ont élu domicile à cinquante pieds en l’air. Ils ont construit au sommet de grands arbres, en partie découronnés de leurs branches, des cases grises qui ressemblent à de vastes nids d’oiseaux de proie. Ils arrivent chez eux par des échelles longues, étroites et pliantes. En cheminant à travers ce triste pays, nous rencontrâmes un troupeau de buffles : à la vue du drapeau français porté par un indigène, ces animaux s’émurent, déjà ils se disposaient à commencer la charge, quand on s’empressa de dérober les trois couleurs à leurs yeux. Ils sont d’ailleurs beaucoup moins farouches au Laos qu’en Cochinchine. Dans notre colonie, même aux environs de Saigon, la vue d’un Français les exaspère, comme s’ils ressentaient l’injure de la conquête plus vivement que les Annamites. Nos Laotiens refusaient à tout moment de marcher, il fallait les pousser en avant. Ils sont cependant capables de faire de longues courses à pied ; mais le temps n’a pas de valeur à leurs yeux. Ils aiment à se reposer souvent au bord d’un ruisseau pour fumer une cigarette, fabriquer une chique de bétel. Marcher sans trêve, comme nous les forcions à le faire, cela dérangeait toutes leurs habitudes. Ils le témoignaient par dès murmures, par des ruses toujours déjouées, par des mensonges toujours découverts, et qu’ils ne renouvelaient pas moins avec une candeur entêtée afin d’obtenir des haltes plus fréquentes.

Saravane, chef-lieu d’une troisième province, s’annonça enfin de loin par les angles relevés du triple toit de ses pagodes. Des sauvages étaient occupés à préparer nos logemens, deux maisons étaient déjà prêtes ; nous les dispensâmes d’achever les autres. Les grands mandarins ne voyageant jamais sans une suite nombreuse d’hommes, de femmes et d’éléphans, le gouverneur s’attendait à voir derrière nous cent cinquante Français, et leur faisait construire des casernes. La modestie de notre équipage, modestie conforme à l’exiguïté de nos ressources aussi bien qu’à nos habitudes et à nos goûts, a toujours étonné nos hôtes et les a fait souvent, au premier abord, douter de notre rang. Le village était considérable, agréablement situé sur les bords du Sé-don, et ombragé par une foule de grands arbres régulièrement plantés. Les cases étaient nombreuses et soignées ; mais ce qui nous surprit surtout, ce fut de trouver dans ce coin perdu des possessions siamoises une pagode comme nous n’en avions pas encore rencontré depuis le Cambodge. Elle était construite en briques blanchies à la chaux et couverte de plusieurs toits superposés. La façade, un peu resserrée, était précédée d’un porche soutenu par quatre colonnes élancées d’inégale hauteur et réunies au sommet par un feston en bois sculpté. Plus loin, au milieu d’un petit étang, s’élevait sur pilotis un second édifice dans le même goût et surchargé extérieurement de dorures. On y arrivait par une longue chaussée en bois un peu dégradée » dont la dernière planche avait été retirée à dessein. Ce mystérieux sanctuaire, où les bonzes ne consentirent pas sans peine à nous introduire, était la bibliothèque des livres sacrés. Ils étaient tous là, déposés sur de riches étagères, enveloppés dans d’élégans étuis recouverts de soie et dormant d’un sommeil ininterrompu, — car pas un de ces religieux ne pourrait en déchiffrer le texte pâli, — d’ailleurs entourés de respect et préservés par l’eau qui baigne les pieds de leur palais des deux grands fléaux du pays, le feu et les fourmis blanches. Dans les villages de ces contrées, les pagodes, édifices en briques, tranchent par un air de richesse et de solidité relatives sur les cases en bois qui les entourent ; bâties au centre d’un vaste préau, elles semblent tenir à distance les habitations profanes. C’est toujours près d’elles que l’on trouve les plus beaux cocotiers, les palmiers les plus hauts, les aréquiers les mieux venus. À l’ombre de ces arbres s’abrite la bonzerie, où les enfans viennent apprendre à lire et à écrire. Comme chez nous autrefois, la culture et l’enseignement des lettres sont au Laos le monopole du clergé ; la littérature proprement dite n’existe guère d’ailleurs, et l’on a fait ses humanités quand on a lu et entendu expliquer un certain nombre de livres bouddhistes.

les bonzes qui passent leur vie entière sous l’habit jaune, soumis aux pratiques austères imposées par la règle, ne sont pas fort nombreux. La plupart des jeunes gens qui remplissent les pagodes y font des retraites qui, suivant leurs convenances, sont plus ou moins prolongées, mais dont la durée n’est pas inférieure à trois mois. Tout homme qui se respecte se soumet à cet usage. Le roi du Cambodge s’est vêtu du froc et s’est rasé la tête, celui de Siam lui-même est entré en religion avant de monter sur le trône. J’ai vu le fils d’un mandarin renoncer pour un temps au monde, et j’ai pu admirer la facilité avec laquelle on est admis dans le couvent. Le postulant, vêtu de blanc, suivi de ses parens et de ses amis, se présenta devant des bonzes réunis en conseil, déposa ces offrandes qui, obligatoires dans mille circonstances de la vie, viennent à l’appui d’une prière ou d’un placet, servent de cartes de visite, et constituent en somme un rude impôt pour les gens pauvres. La première chose à faire quand on veut obtenir d’un homme en place, qu’il soit chef de village, grand-mandarin, gouverneur de province ou roi, un acte de faveur, même de justice, c’est de lui envoyer un panier de volailles, un quartier de buffle ou de cochon.

Les bonzes, qui vivent grassement d’aumônes, n’ont garde de laisser se perdre un tel usage, et mon novice, s’y étant conformé, fût admis. Dans l’examen qu’il eut à subir, on parut s’inquiéter bien plus de la santé de son corps que de l’état de son âme. Il affirma qu’il n’avait jamais été ni fou ni lépreux, qu’il était autorisé de ses parens et muni de tout ce qui doit composer la garde-robe et le mobilier du moine bouddhiste, un froc jaune, une natte et une marmite en cuivre. Cela fait, le vieil homme s’évanouit, et les assistans s’inclinèrent devant le nouveau phra, le saint presque divinisé. On ne lui adressa plus da parole que dans une langue particulière dont les termes étaient haussés au ton de la plus extravagante hyperbole. Le froc jaune, si respecté de tous, inspire à ceux qui le portent, même aux enfans, même à ceux qui s’en sont revêtus hier pour le quitter demain, une sorte d’insolence bizarre. Les religieux bouddhistes prêtent leur ministère à qui les appelle et à qui les paie ; mais ils n’ont pas charge d’âmes. Sans responsabilité envers le ciel, ils sont sans amour pour le prochain. Ils abusent de leurs nombreux privilèges, traitent presque d’égal à égal avec les grands de la terre, et méprisent les petits. La plupart des jeunes bonzes mettent d’ailleurs facilement en oubli les prescriptions de la règle monastique. Quelques-unes, il faut bien l’avouer, sont gênantes à l’excès. Bouddha défendait à ses disciples de toucher une femme, de lui parler dans un lieu secret, de s’asseoir sur la même natte qu’elle, de monter dans une barque qui lui aurait servi ; il redoutait tellement pour ses religieux l’influence du sexe féminin qu’il allait jusqu’à leur interdire d’user jamais dans leurs voyages d’une jument ou d’un éléphant femelle ; Le calendrier bouddhiste est fertile en grandes fêtes. Tout le monde était en liesse à Saravane, et les bonzes, auxquels les fidèles doivent pour se sauver procurer des ripailles, déjeunèrent longuement le lendemain de notre arrivée. Dans l’après-midi, une procession fit plusieurs fois le tour de la pagode. Elle rappelait à s’y méprendre les cérémonies catholiques de même nature. Les bonzes marchaient devant, portant emblèmes et bannières ; les laïques venaient ensuite, et enfin, fermant la marche, apparaissaient les femmes, en grande toilette et en grand chignon, les mains pleines de fleurs.

Nous échangeâmes les visites de rigueur avec les autorités. Après l’inévitable communication de la lettre de Siam, magique talisman qui nous ouvrait toutes les portes, le gouverneur nous promit six éléphans en s’excusant de ne pouvoir nous en procurer davantage ; il était obligé d’en emmener quinze dans sa visite annuelle à toutes les pagodes de sa province, visite qu’il allait commencer le lendemain. Six éléphans suffisaient à nos besoins. Une sorte de siège étroit et long comme un berceau d’enfant, posé sur plusieurs peaux de bœufs ou de cerfs, était maintenu sur le dos de nos bêtes par une forte sous-ventrière en rotin. Quand nous partions d’un village ou que nous y arrivions, des échelles appliquées à ces murailles vivantes facilitaient l’ascension et la descente ; il n’en était pas de même dans les haltes en forêt. Les éléphans très bien dressés se couchaient sur l’ordre du cornac. On eût dit un mont affaissé sur lui-même ; les autres se bornaient à lever le pied de devant de façon à former une sorte d’escabeau d’où l’on arrivait comme on pouvait jusqu’à sa place. Le cornac, à califourchon sur le cou de sa bête, laissait pendre ses jambes derrière les grandes oreilles de l’éléphant, semblables à d’énormes éventails toujours en mouvement. La parole suffisait le plus souvent pour conduire ces intelligens animaux ; mais il fallait quelquefois recourir à un croc en fer qu’on leur enfonçait brutalement dans la peau du crâne assez avant pour faire jaillir le sang. En quittant Saravane, nous avons traversé deux fois le Sé-don, profondément encaissé. Nos éléphans, pour descendre les hautes berges de la rivière, eurent à s’engager dans un sentier à pic à peine aussi large que leurs pieds. Quand la terre était trop meuble, ils raidissaient les jambes de devant, laissaient traîner celles de derrière de façon à toucher le sol des cuisses, presque du ventre, et glissaient jusqu’au bas du précipice sans perdre un instant ni leur sang-froid ni l’équilibre. Quand ils débouchent ainsi d’un défilé, on pourrait les prendre pour un immense bloc de rocher qui se détache et se met en mouvement. Nous venions d’être témoins de leur force, ils nous firent bientôt admirer leur prudence. Il fallait gravir une colline en suivant le lit d’un torrent desséché, encombré de pierres roulantes. Ils interrogeaient de l’œil le gros arbre aux racines déchaussées ou le rocher surplombant, ils scrutaient la touffe d’herbe comme le grain de sable, et n’avançaient pas d’une ligne sans s’être assurés que le terrain pouvait les porter. Dans certains endroits difficiles, ils mettaient une heure à faire un kilomètre ; mais ils ne chancelaient jamais.

Quand la forêt eut remplacé les rizières, nous cessâmes de rencontrer des villages pour nos haltes du soir ; il fallut emporter avec soi les provisions de plusieurs jours. Nous marchions par des chemins qui auraient rebuté le cheval le plus agile et le plus vigoureux, nos montures faisaient des prodiges de force et d’adresse. Parvenus enfin, non sans peine, au sommet d’une rampe escarpée, nous découvrîmes, à nos pieds, à travers le feuillage, une nappe d’eau où des montagnes boisées réfléchissaient leurs formes arrondies. Nous la prenions déjà pour un de ces lacs magnifiques qui sont l’ornement obligé et souvent décrit des forêts vierges ; mais nos Laotiens nous détrompèrent, c’était la rivière d’Attopée. Nous avions passé de longs jours auprès de son embouchure à Stung-Treng ; c’était une ancienne connaissance, et nous voulûmes nous reposer sur ses rives. L’idée de cette halte fut bien accueillie pour plusieurs autres raisons : l’allure des éléphans est très fatigante ; ce n’est, à proprement parler, ni le roulis ni le tangage, c’est un mélange de ces deux horribles choses, compliqué, au moindre bruit suspect, d’une réaction brusque et violente. Ces animaux, une fois domestiqués et quand ils ne sont pas spécialement dressés pour la guerre, sont timides comme des lièvres. J’en ai monté un qui, malgré ses formidables défenses et ses proportions colossales, fit un écart en apercevant un petit chien. Dans la forêt que nous avions à traverser pour arriver au bord de l’eau, ils rencontrèrent de plus sérieux motifs d’effroi : nous passâmes auprès de la bauge d’un rhinocéros, un tigre croisa notre sentier. Nous nous trouvions en effet dans un quartier où abondent les animaux féroces, et nos guides ne paraissaient pas moins effrayés que nos montures. M. de Lagrée n’en donna pas moins l’ordre de faire halte. Nous choisîmes pour y établir notre campement le lit desséché d’un torrent qui se jette, pendant la saison des pluies, dans la rivière d’Attopée. Nos Laotiens, toujours enclins à s’arrêter, résistèrent cette fois énergiquement. Ils ne cédèrent à notre volonté qu’après nous avoir fait promettre, — précaution aussi impertinente qu’inutile, — de ne pas nous battre, de ne pas jurer et de ne pas nous livrer à des discussions bruyantes. Pour plus de sûreté, ils élevèrent ensuite, avec des branches arrachées aux arbres, un petit autel à Bouddha. En règle avec le ciel, ils songèrent à prendre les mesures commandées par la prudence humaine, et allumèrent de grands feux autour du camp. Nous pénétrâmes nous-mêmes sous notre abri de feuillage, rendu nécessaire en cette saison par l’abondance de la rosée, et nous nous étendîmes sur nos nattes après avoir renouvelé l’amorce de nos armes. Quant à nos guides, nos cornacs et nos porteurs de bagages, ils fumaient leurs cigarettes, causaient à voix basse, mais étaient trop prudens pour fermer l’œil. Lorsque, après une pénible journée de marche, je retrouvai, sous la vivifiante influence d’une nuit fraîche, l’entière possession de moi-même, ma pensée se reporta tristement vers la France, dont aucun écho n’était parvenu jusqu’à nous depuis six mois. Ma vie nomade au milieu des forêts silencieuses, les émotions puisées dans un commerce intime avec cette grande nature, me remplissaient de joies inconnues en me laissant d’ailleurs relativement aux chers intérêts de la patrie et de la famille ces tortures de l’incertitude dont les pointes s’enfonçaient chaque jour plus acérées dans mon cœur. Tandis que je m’efforçais de contempler à travers les branches entrelacées du gourbi les étoiles qui scintillaient dans un ciel pâle, je voyais passer devant mes yeux comme des cauchemars tous les fantômes sinistres qui, sous les formes horribles de la guerre et de la mort, avaient peut-être dans l’espace d’une demi-année humilié la France ou ravagé le foyer paternel. Le courrier que nous allions recevoir nous apporta la nouvelle de Sadowa.

Malgré les craintes exprimées la veille par nos Laotiens, aucune alerte ne troubla la nuit. Le lendemain, la forêt devint extrêmement difficile. Les sentiers tracés par les éléphans sauvages, — car il n’existe pas d’autres routes, — s’entre-croisent sous les bambous, qui font entre les arbres un impénétrable tissu hérissé de piquans. Nos éléphans montrent une surprenante habileté dans la fatigante besogne d’enfoncer les fourrés, d’arracher les arbres, de les l’ordre avec leurs trompes ou de les écraser sous leurs pieds. Chacun prend à son tour la tête de la colonne, obéit ponctuellement aux indications verbales du cornac, comme s’il comprenait sa langue. Un gros arbre empêche-t-il le passage, l’éléphant appuie au tronc son large front, et, sans que l’animal semble faire un effort, l’arbre s’incline, les racines sortent de la terre, sur laquelle il se trouve étendu bientôt sous la pression du pied colossal qui achève de l’abattre. Si l’une de ces lianes immenses qui se suspendent aux grands arbres menace de blesser le voyageur qu’il porte, l’éléphant attire à lui cette sorte de câble monstrueux, le déchire, le rompt comme un enfant ferait d’un fil, et ne s’avance jamais sans avoir ouvert un large passage pour lui-même et pour la charge qui est sur son dos, et dont il semble avoir mesuré la hauteur. Nos animaux eurent à travailler ainsi pendant plusieurs jours. Laborieux et doux, ils ne témoignaient d’humeur que lorsque les cornacs, ne se bornant pas à les entraver, jugeaient nécessaire de les attacher. Cela arrivait toutes les fois que nous faisions halte dans des quartiers fréquentés par des troupeaux nombreux d’éléphans sauvages. Ceux-ci en effet, rougissant, dit-on, pour leur race, de voir leurs frères asservis, ne manquent jamais, quand ils en rencontrent, de briser leurs liens et de les contraindre à reprendre, en se joignant à eux, leur vie errante au sein des forêts sans limites. Nos animaux, mécontens, dépités, frappaient leur trompe contre terre avec un bruit sonore ou bien imitaient ces vibrations aiguës et métalliques qu’obtient un sonneur inexpérimenté soufflant dans un cor de chasse. Là s’arrêtait toujours leur colère, qui semblait n’être qu’une protestation timide.

Nous arrivâmes enfin sur la lisière des bois, et nous vîmes dans le lointain une chaîne de montagnes pelées. C’était la haute barrière naturelle qui a empêché les Annamites de se répandre dans le Laos en les parquant au bord de la mer. Nous avions atteint le point où la rivière d’Attopée, qui a probablement sa source dans ces montagnes, commence à devenir navigable. Un gros village s’est élevé en cet endroit, et nous y prîmes vingt-quatre heures de repos. Un mandarin siamois, collecteur d’impôts, qui s’y trouvait en même temps que nous, s’empressa de nous rendre visite, et se montra fort reconnaissant d’une pipe en terre que lui offrit le chef de l’expédition et dont le fourneau représentait une tête de zouave. La rivière d’Attopée est fort jolie et rappelle certaines rivières de France. Elle coule rapide entre des forêts magnifiques et presque inhabitées. Nos légères pirogues, emportées sans bruit par le courant, n’effrayaient pas les animaux sauvages qui venaient au bord de l’eau chercher la fraîcheur et l’ombre. Les sangliers, les cerfs et surtout les paons réveillaient nos instincts de chasseur, et notre table, si souvent dégarnie, aurait fait envie parfois aux chevaliers du moyen âge.

II

La rivière d’Attopée nous avait été signalée comme un autre Pactole. On trouve en effet de l’or dans le sable de son lit et de ses rives ; mais le soin de le rechercher a été abandonné aux sauvages. J’ai vu sur un banc de sable récemment abandonné des eaux un petit village improvisé par les malheureux qui se livrent à cette industrie. Ils logent dans des huttes en bambou deux fois grandes comme des niches à chiens, dont elles ont à peu près la forme. Chacune de ces cabanes est habitée par une famille. Plusieurs générations de femmes y étaient accroupies, depuis la vieille aux longs cheveux blancs qui retombaient sur ses maigres épaules et encadraient ses joues creuses jusqu’à la petite fille qui suçait avec sécurité la mamelle rebondie de sa mère, un peu effrayée de notre visite. Quant aux hommes, ils ne l’avaient pas attendue, et, du plus loin qu’ils nous avaient aperçus, ils s’étaient hâtés de prendre la fuite. Désirant voir d’autres établissemens de sauvages, nous nous avançâmes dans l’intérieur sous la conduite d’un Laotien. M. de Lagrée fut pris d’un de ces violens accès de fièvre qui commencent par glacer le sang dans les veines et finissent par y faire couler du feu. Nous fîmes aussitôt requérir dans un village voisin les couvertures en feutre, les manteaux, les langoutis, tout ce qui pouvait servir, à ramener la chaleur dans son corps refroidi, et après deux heures d’inquiétude mortelle nous acquîmes la certitude que la vigoureuse nature de notre chef l’emporterait sur le mal. Nous le laissâmes reposer, et nous pûmes continuer notre voyage. Il fallut marcher longtemps dans les jungles, traverser des cours d’eau larges et profonds sur de minces troncs d’arbres, ponts primitifs qui n’avaient pour tout parapet qu’une liane flexible. A la vue d’un misérable caravansérail enfoui dans les broussailles, nous reconnûmes que nous étions arrivés. Il ne se forme pas en effet, dans ces pays où l’hospitalité est la première des lois parce qu’elle est le premier des besoins, un groupe de dix habitans sans que ceux-ci n’élèvent un abri pour les voyageurs. Chez les Laotiens, à défaut d’une autre case, c’est la pagode qui sert d’auberge ; mais les sauvages n’ont pas de pagodes. Ils croient aux fées et aux génies, lesquels n’habitent pas dans les temples. Autour du village où nous nous trouvions régnait une palissade destinée à écarter les esprits malfaisans ; elle ne résisterait pas au coup de pied d’un homme en chair et en os. Un morceau de bambou couvert d’inscriptions et de conjurations pendait au-dessus de notre porte. Les cases étaient disposées en demi-cercle. Nous en avons compté soixante-dix ou quatre-vingts, toutes bâties sur un modèle identique et le plus simple qu’on puisse imaginer. Elles ont 2 mètres de largeur, 2 mètres de hauteur et 3 mètres de profondeur environ. Deux portes étroites et basses se correspondent dans les pignons. Ces pauvres demeures sont perchées sur des poteaux qui ménagent aux poules et aux porcs une habitation commode au-dessous de la famille qu’ils doivent nourrir. Ici ce sont les femmes qui se sont enfuies à un signal de leurs maris. Nous ne trouvons plus que les aïeules. Au village des chercheurs d’or, nous les avions vues mélancoliquement assises sur le seuil de leur porte ; leur âge les fait considérer comme n’appartenant plus à aucun sexe. Les hommes sont en général grands et bien faits ; leur front proéminent est encadré de cheveux longs qu’ils laissent retomber en désordre ou tordent derrière la tête. La pointe du nez descend très bas, et les ailes sont fortement relevées. Les Laotiens au contraire ont le nez court et coupé en biseau. En somme, le type de ces derniers serait moins agréable que celui de leurs tributaires, si ceux-ci n’avaient pas la véritable expression sauvage empreinte surtout dans leurs yeux timides, hagards, rendus stupides par l’étonnement. Ces sauvages ont des habitudes d’élégance qui sont peut-être d’anciens souvenirs. Ils portent des bracelets de fil de laiton, des colliers de verroterie, et se font aux oreilles une ouverture assez large pour pouvoir y passer de gros cylindres de bois. Ce dernier usage n’existe chez les Laotiens qu’à un moindre degré. Jadis le plus puissant roi du Laos, le seul qui semble avoir vraiment mérité ce titre, faisait consister sa gloire dans le diamètre extraordinaire de ces vides obtenus peu à peu dans le lobe inférieur de ses oreilles. On se servait pour la première fois d’un petit poinçon d’or qui restait un mois dans la chair. On en introduisait successivement d’autres, ayant soin d’en augmenter la grosseur jusqu’à ce que l’extrémité des oreilles tombât enfin sur les épaules. Les sauvages ne craignent pas aujourd’hui de se donner un luxe jadis exclusivement réservé au roi.

Quelle est l’origine de ces tribus que nous avons trouvées partout juxtaposées aux Laotiens le long du Mékong ? Dans un voyage aussi rapide que le nôtre, il était impossible de se livrer à un travail ethnographique approfondi. Pour arriver à un résultat scientifique, il aurait fallu séjourner longtemps au milieu des tribus, gagner la confiance de quelques sauvages intelligens et causer avec eux. Les moyens d’ailleurs nous manquaient. Nous ne faisions que passer, et nous n’avions pas d’interprète qui comprît les différens idiomes des peuplades. C’est donc à peine s’il peut nous être permis de hasarder des conjectures. Les Laotiens, n’occupent sur les deux rives du fleuve, et surtout sur la rive gauche, qu’une lisière fort étroite. Entre leurs villages et la grande chaîne qui borde l’empire annamite, de nombreuses tribus sont dispersées dans l’intérieur, depuis le Tonkin jusqu’à nos provinces de la Basse-Cochinchine, dont quelques-unes comprennent même dans leurs limites administratives plusieurs campemens de sauvages. Les tribus qui avoisinent les Laotiens, et qui relevaient probablement jadis des souverains du Laos, ont pris le parti de se soumettre au roi de Siam ; elles lui paient une légère redevance. Cette vassalité, purement nominale ou peu s’en faut, est compensée par certains avantages très réels. Ainsi ces pauvres gens n’ont plus rien à craindre des incursions des marchands d’esclaves, qui se livrent sur le territoire des tribus indépendantes à une véritable traite. Au Cambodge et probablement aussi à Siam, comme au Laos, il existe plusieurs catégories d’esclaves, les esclaves pour dettes, les esclaves du roi et les esclaves des pagodes. L’esclavage pour dettes n’est pas, à proprement parler, un esclavage. C’est une aliénation temporaire de la liberté. Quand on ne peut pas solder une somme dont on se reconnaît débiteur, on se livre soi-même à son créancier ou bien on lui livre un de ses enfans. Le travail fourni par l’esclave équivaut aux intérêts de la dette ; mais l’on n’est libéré que par le paiement du capital entier. Si l’on est mécontent de son maître, on emprunte à un autre pour le rembourser, et l’on passe par ce seul fait sous une domination nouvelle. — L’esclave du roi est réellement esclave, qu’il soit pris à la guerre ou qu’il soit réduit à cet état par un jugement. L’homme qui, poursuivi pour un délit ou pour un crime, cherche un refuge dans une pagode, est protégé par le droit d’asile, à la condition de devenir esclave ou plutôt bonze à perpétuité. Le véritable esclavage dans toute l’horreur du mot, l’esclavage sans autre cause qu’une indigne capture, sans autre issue que la mort ou l’évasion, n’est appliqué qu’aux sauvages. Ceux-ci, tombés dans un piège ou forcés comme des bêtes fauves par les chasseurs d’hommes, sont arrachés à leurs forêts, enchaînés et conduits sur les places principales du Laos, de Siam et du Cambodge. A Pnom-Penh, la capitale actuelle de ce dernier royaume, ils sont particulièrement recherchés et payés plus cher que les esclaves de race annamite ou cambodgienne. Ils valent là 800 francs, tandis que le Cambodgien n’est guère estimé au-delà de 500, et qu’on ne donne pas plus de 200 francs d’un Annamite. La différence dans les conditions de l’esclavage entre bien pour quelque chose dans la différence de valeur ; mais c’est surtout au degré de confiance que le maître peut placer dans la probité de l’esclave, suivant la race à laquelle il appartient, qu’il faut attribuer un aussi grand écart dans les prix. Les Annamites d’un côté, les Laotiens et les Cambodgiens de l’autre, se livrent à ce honteux trafic. Lorsque j’interrogeais un mandarin sur la valeur des principales marchandises dans son village, il ne manquait jamais, après m’avoir parlé du riz, du coton ou de la soie, de mentionner les esclaves, dont le prix varie comme celui des autres choses, suivant les lois de l’offre et de la demande. Les jeunes filles belles et vierges sont vendues aux gens riches, qui achètent une maîtresse aussi cher qu’un éléphant de luxe.

Parmi les tribus qui ont préféré les chances de leur existence presque nomade à la sécurité fondée sur un vasselage peu gênant, quelques-unes, devenues féroces, poursuivent les étrangers de leur haine, et les frappent de leurs flèches empoisonnées. Sur la rive gauche du Mékong, à la hauteur du Tonkin, les Laotiens, si convaincus cependant de leur supériorité, nous avouaient que cent d’entre eux n’oseraient pas se mesurer avec dix de ces farouches enfans des forêts. Ceux-ci usent d’ailleurs de représailles, et trafiquent aussi à l’occasion de la liberté de leurs ennemis. J’ai vu un Annamite des environs de Tourane, pris par les sauvages des montagnes, vendu, revendu et devenu, en fin de compte, la propriété d’un mandarin laotien. Ces tribus portent un grand nombre de noms différens. Dans la partie inférieure et moyenne du bassin du Mékong, on remarque les Mois, les Chiâmes, anciens habitans du royaume de Tsiampa et qui professent la religion musulmane, les Stiengs, les Penongs, les Cuys, les Charaïs ou Giraïes, etc. Ce sont là peut-être les anciens possesseurs du sol, battus et chassés dans les bois par les envahisseurs qui se sont établis sur les bords des grands fleuves et des rivières principales. Des différences radicales séparent du cambodgien et du laotien les divers idiomes sauvages, idiomes qui paraissent pour la plupart unis entre eux par des traits frappans de ressemblance générale. D’après les renseignemens fournis à M. Mouhot par les Stiengs, chez lesquels il a séjourné, les Chiâmes comprendraient le charaï et les Cuys parleraient la même langue que les Stiengs eux-mêmes. Les tribus qui ont accepté la suzeraineté de Siara ou du Cambodge présentent une ébauche d’organisation analogue à celle qu’on trouve dans les villages cambodgiens ou laotiens. Celles qui ont tenu au contraire à demeurer indépendantes pratiquent l’égalité absolue et ne reconnaissent pas de chef. Leurs membres vivent dans une sorte de communisme, partagent la disette ou l’abondance, et se font remarquer par ce défaut caractéristique des enfans et des sauvages, l’imprévoyance, qui est une des formes de la confiance absolue dans la nature.

Les Charaïs entourent de vénération deux personnages de leur tribu qui portent l’un le nom de roi du feu, l’autre celui de roi de l’eau. Le roi du feu est le plus important. Un grand sabre rouillé sans fourreau est le signe de sa puissance, et l’on ne sait pas bien si les respects s’adressent à l’homme ou à la relique. On assure que les rois du Cambodge et de la Cochinchine lui envoient des ambassades périodiques. Il est connu et honoré de toutes les tribus sauvages jusqu’aux frontières de la Chine. Un missionnaire qui écrivait au XVIIe siècle l’histoire du Tonkin hésite à comprendre dans les limites de ce royaume, à l’époque où il embrassait la Cochinchine elle-même, les peuplades des montagnes soumises aux rois du feu et de l’eau. Peut-on reconnaître dans ce fait singulier le signe d’une souveraineté ancienne marquant encore, après tant de siècles, la famille dépouillée des vieux rois du Laos ? La tribu des Charaïs, comme autrefois celle de Juda, cache-t-elle en son sein quelque Joas ? Sans écriture et sans mémoire, sans histoire comme sans tradition, les sauvages que nous avons interrogés en laotien comprenaient peu le sens de nos questions, et refusaient le plus souvent d’y répondre.

Attopée, où nous étions arrivés, n’est qu’un petit village d’assez triste apparence. C’est un des centres principaux du commerce d’esclaves. J’ai vu des barques chargées de ce triste bétail humain descendre la rivière pour rejoindre le Mékong à Stung-Treng et gagner de là le Cambodge. Les malheureux captifs paraissaient plus accablés encore par la douleur que par les fers dont ils étaient chargés. Dans les sentiers de leurs forêts, fuyant au plus léger bruit comme des daims sauvages, tapis comme des bêtes fauves au fond de leur hutte de bambou et tremblant à notre vue, ils semblaient dans l’échelle des êtres plus rapprochés de la brute que de l’homme. Ici au contraire, immobiles dans leur étroite prison flottante, laissant errer au hasard leurs regards mornes, ils portaient empreint sur leurs traits ce caractère de noblesse qu’un malheur irrémédiable profondément senti imprime partout à la figure humaine. On peut regretter sans doute qu’un marché public d’esclaves puisse se tenir à Pnom-Penh, à l’ombre de notre pavillon ; mais il ne faut pas oublier que nous ne sommes encore que les protecteurs du Cambodge. Notre ingérence dans les affaires de ce pays ne peut, sous peine de nous créer des périls, s’exercer qu’avec une extrême réserve. C’est du roi Norodom lui-même qu’il faudra s’efforcer d’obtenir la suppression de cet odieux usage consacré par les siècles. Les habitans d’Attopée fondent dans de petits creusets de terre l’or recueilli dans les sables, et envoient annuellement à Bangkok une certaine quantité de ces lingots. Ils s’acquittent ainsi en nature de leur impôt envers Siam. Ici encore, on le voit, le roi de Siam s’est enrichi en feignant de rendre un service. Ses armées ont chassé les bandes de soldats qui, sortis des montagnes annamites, s’étaient abattus sur Attopée au moment de la révolte des Taysons[2], et cette province a été depuis détachée du Cambodge.

Nous avions hâte de regagner Bassac et de mettre à profit, pour continuer notre voyage vers la Chine, les mois précieux de la saison sèche. A quelques heures au-dessous d’Attopée, sept éléphans nous attendaient ; deux femelles étaient mères, et leurs petits les accompagnaient. Soixante hommes nous furent donnés pour escorte, ou plutôt nous furent imposés, car il nous répugnait d’arracher tout ce monde à sa famille et à ses travaux ; mais des voleurs infestaient, disait-on, les forêts que nous allions traverser, et le gouverneur répondait de notre sûreté. On nous annonça un voyage de cinq jours. Nous nous enfonçâmes sous bois, cheminant dans une sorte de bas-fond marécageux où séjournent les eaux qui s’écoulent des montagnes environnantes. Nous eûmes à traverser une foule de ruisseaux ; quelques-uns sont de véritables rivières qui apportent à celle d’Attopée un tribut considérable. Ma monture partage ses soins entre les sérieuses difficultés de la route et son petit, qu’elle ne perd pas de vue un instant. Celui-ci, espiègle et colère comme un enfant qu’on mène à la promenade malgré lui, hurle et trépigne. A ses cris, la mère devient insensible au fer que le cornac lui enfonce dans le crâne ; elle s’arrête et se retourne pour calmer son fils ; quand il veut boire, rien ne la déciderait à faire un pas en avant, et le rusé choisit toujours pour demander la mamelle le moment où sa mère, engagée sur la pente d’un précipice, se laisse péniblement glisser sur le ventre. Si l’eau est trop profonde, elle aide son petit du pied et de la trompe, le soutient à la surface. Jusqu’au bout, cet admirable animal ne s’est pas un instant démenti, remplissant avec tendresse ses devoirs de mère et avec conscience ses devoirs de bête de somme. Quant aux mâles, ils se mettent en frais de galanterie. Ils cachent au plus profond des bois leurs mystérieuses amours ; mais ils n’en laissent pas moins, tout en marchant, aller leur trompe au plus indécent badinage. Après avoir rencontré en pleine forêt des torrens d’eau limpide et courante, nous nous arrêtions chaque soir au milieu de Vastes clairières herbeuses contenant dans une dépression centrale une mare infecte, où tous les animaux de la forêt étaient venus se désaltérer et faire leurs ablutions. Nos éléphans trouvaient là d’abondans pâturages, et il fallait bien penser à eux.

Enfin nous arrivâmes à d’immenses marécages ; le pays s’était découvert devant nous. Nous distinguions nettement, après trente-deux jours de marche, les sommets des montagnes de Bassac. Un pic original, qui affecte la forme du sein d’une femme, se dressait sur l’azur profond du ciel, et nous cherchâmes des yeux bien longtemps avant de pouvoir le découvrir le mât qui portait au-dessus de notre campement le pavillon français. Au pied de ces montagnes, nous allions nous trouver réunis, lire ensemble les journaux de France, discuter les nouvelles, décacheter nos lettres et puiser un nouveau courage dans ces dernières communications avec la patrie. Les fatigues, les fièvres, dont nous avions été atteints en traversant les bois et les marais, tout fut oublié dans les premiers transports que nous causa cette perspective. La déception qui nous attendait allait être bien amère. M. Garnier n’avait rencontré à Stung-Treng ni message ni messager. La révolte des Cambodgiens coupait nos communications avec le bas du fleuve, et ceux-ci avaient envoyé à notre poursuite des bandes chargées de nous enlever. Ce bruit s’était vite répandu parmi les Laotiens de Bassac, qui annoncèrent plusieurs fois à MM. Delaporte et Thorel, demeurés seuls au campement avec une partie de l’escorte, la prochaine arrivée de l’ennemi. Un matelot et un soldat français, impatiens des privations matérielles que les circonstances imposaient à tous, avaient dérobé des armes, semé la terreur dans la ville et refusé de rentrer dans le devoir. M. Delaporte dut recourir au roi, qui arma de bâtons vingt Laotiens. Ceux-ci, conduits la nuit par un mari complaisant, surprirent les fugitifs, que nous retrouvâmes les fers aux pieds. Malgré ces menaces d’invasion dont nous étions la cause, malgré ces désordres intérieurs provoqués chez lui par des Français, le roi de Bassac ne cessa pas de se montrer plein de cordialité pour nous. Il connaissait nos intentions, il mesurait l’étendue de nos embarras, et s’efforçait de les diminuer. Quant aux Cambodgiens rebelles, lassés de leur poursuite inutile, ils n’ont pas dépassé Stung-Treng, sur la rive gauche du Mékong, et Tonli-Repou sur la rive droite.

Si nous n’avions attendu que des lettres et des journaux, nous en aurions sans doute profondément regretté l’absence ; mais le succès du voyage n’aurait pas été compromis. L’impossibilité de communiquer par le fleuve avec l’officier français résidant au Cambodge nous jetait dans des inquiétudes sérieuses. Elle menaçait d’entraîner pour nous les plus désastreuses conséquences. Nous n’avions pas les passeports de Pékin. Y renoncer après une expérience aussi récente et alors qu’il était manifeste que nous n’aurions pu faire un pas dans les provinces siamoises, si nous n’avions été en mesure de montrer aux gouverneurs des lettres impératives de Bangkok, c’était se condamner volontairement à ne pas sortir du Laos. M. de Lagrée donna cependant l’ordre de se préparer à quitter Bassac, bien résolu à faire une tentative nouvelle pour se procurer des papiers qu’il jugeait, comme nous, indispensables. — Quand il eut appris notre prochain départ, le roi redoubla pour nous d’attentions délicates. Nous lui avions offert des portraits de l’empereur et de l’impératrice, et il donna sur-le-champ l’ordre de les suspendre aux murs de la grande pagode. Dans la visite d’adieux que nous allâmes lui faire, il nous dit ces raille choses aimables qui n’eussent été en France que des banalités polies, mais qui avaient du prix dans sa bouche. Si peu enthousiaste que l’on puisse être en effet des sauvages et des demi-sauvages, on leur sait gré de ne dire que ce qu’ils pensent. C’était un véritable plaisir de parler de la France à ce jeune Laotien. Il semblait frappé d’admiration au récit des miracles enfantés par le génie européen ; il écoutait avec une confiance naïve, jetant au milieu des descriptions des questions embarrassantes, car il eût été difficile de lui fournir des explications à sa portée. Il se faisait l’interprète des regrets de sa capitale. Les médecins étaient suivis par les vœux et la reconnaissance des malades qu’ils avaient soignés. Des familles entières allaient porter des offrandes aux pagodes, prier le ciel de faciliter leur voyage et de leur accorder mille ans d’existence. Ils avaient en effet distribué quelques pilules et frappé les imaginations en faisant des opérations heureuses. Les bonzes seuls dissimulaient leur dépit ; ceux-ci avaient condamné les malades, et de ces guérisons résultait pour eux un double dommage, atteinte à leur prestige et perte sèche pour la pagode. Les funérailles ne se font pas sans largesses de la part de la famille, et le mort n’est jamais mieux honoré que lorsque les vivans festoient autour de son bûcher.

Le roi vint lui-même nous conduire à la plage où nous attendaient les barques qu’il avait fait préparer, et nous partîmes dans les derniers jours de décembre. La navigation était devenue facile ; les berges du fleuve ne présentaient plus d’obstacles comme au commencement de notre voyage. Les arbres et les broussailles au milieu desquels nous aurions dû passer six mois plus tôt étaient maintenant à 10 mètres au-dessus de notre tête. Un de mes rameurs, pour échapper à la corvée de me conduire, s’est jeté à l’eau, a gagné la rive et a disparu dans les hautes herbes. Voilà un malheureux destiné aux plus rudes châtimens, s’il est pris ; s’il échappe, sa femme et ses enfans paieront pour lui. Notre flottille s’arrêta, et nous allâmes à pied visiter les ruines de Muongcao, l’ancienne capitale du royaume de Bassac. L’immense plaine qu’il fallait traverser avait un aspect désolé ; les indigènes y avaient mis le feu. Le soleil nous embrasait le crâne, tandis que des cendres encore chaudes nous brûlaient les pieds. Quelques arbres sans feuilles, à demi calcinés, se dressaient de loin en loin dans ce désert comme des géans en deuil ; d’autres, complètement carbonisés, gisaient à terre, et nous ne pouvions que regretter l’ombre précieuse qu’ils nous auraient donnée et maudire une coutume barbare qui détruit pour détruire. Les Laotiens brûlent parfois des quartiers de forêt afin d’y établir des rivières sèches ; mais ils les incendient souvent aussi pour satisfaire cet instinct qui pousse l’homme à la dévastation, instinct stupide qui promène les ravages du feu sur des milliers d’hectares. En Cochinchine, l’administration française a dû prendre des mesures pour protéger les forêts, qui sont une des principales richesses de l’état. En brûlant ainsi au hasard, les indigènes arrivent à créer sans s’en douter d’impénétrables fourrés de bambous. Cet arbuste, grâce aux racines vivaces qu’il pousse en terre, est le seul qui survive, et, ne rencontrant plus d’obstacles ni de rivaux, il finit par couvrir d’immenses espaces à travers lesquels hommes, chars et éléphans né passent plus qu’avec une extrême difficulté.

Il reste de Muongcao peu de chose, des murs d’enceinte en brique, des pagodes, une petite pyramide élancée, sculptée comme une de ces aiguilles gothiques qui décorent nos cathédrales, une rue assez large et de grands arbres régulièrement plantés. Le Mékong, à l’endroit où nous reprîmes nos barques, était coupé de bancs de sable. Il faisait un coude brusque qui lui donnait l’aspect d’un immense lac fermé derrière nous par une série de montagnes étagées, bizarrement découpées, baignées de vapeur. Plusieurs îles verdoyantes émergeaient au milieu des eaux, qui les entouraient d’une blanche ceinture d’écume. Nous avions quelques rapides à franchir à travers des masses de grès entassées en désordre, affectant les formes étranges de monstres accroupis. Le fleuve a gravé sur les flancs polis de ces roches le niveau séculaire de ses crues périodiques. Les collines qui courent sur les rives sont boisées ; mais les feuilles avaient perdu leur fraîcheur. Des plaques jaunes étaient jetées çà et là sur les masses de verdure. Bientôt le Mékong se rétrécit ; sur la rive droite, que nous suivions, les blocs de grès élevaient une véritable muraille cyclopéenne, des roches encombraient le lit du fleuve, qui présentait à certains endroits une immense profondeur ; la sonde se perdait dans des abîmes sans fond.

Six jours après notre départ de Bassac, nous aperçûmes l’entrée de la rivière d’Ubône, appelée Sé-mun par les indigènes, et qui semble n’être qu’une bifurcation du Mékong. Celui-ci était à peu près impraticable jusqu’à Khemarat, et M. Delaporte fut chargé d’aller faire seul cette difficile exploration. Le gros de l’expédition tourna vers l’ouest, et remonta la rivière d’Ubône. On nous annonça dix rapides à franchir, et nous prîmes des hommes de renfort au village de Pacmoun. Cette précaution n’était pas inutile. La rivière fut bientôt obstruée par une énorme barrière de grès tourmentés, hachés, déchirés par l’eau. Le grès est percé de trous, sortes de puits aussi ronds que s’ils avaient été forés de main d’homme, et produits au moment des crues par les tourbillons de l’eau chargée de cailloux. Il fallut faire passer toutes nos barques à sec par-dessus ces obstacles, et pour cela les décharger complètement. Le soleil échauffait les pierres, il n’y avait pas un abri possible contre ses rayons verticaux décuplés par la réverbération. On s’attela aux barques ; un chanteur entonna des couplets à tue-tête ; un long cri poussé par tous les travailleurs servait de refrain ; ceux-ci faisaient alors un grand effort, et la charge avançait de quelques pouces. La nuit était tombée depuis longtemps déjà, et la dernière barque n’était pas encore passée. Nos indigènes étaient demeurés une journée entière dans l’eau ; après tant de fatigues, ils n’avaient d’autre nourriture qu’un peu de riz, d’autre lit que la pierre nue. Le feu, ce précieux ami, se mit à pétiller, les réchauffa et les égaya. La rivière n’est à cet endroit qu’un vaste torrent large de 400 mètres. Elle est d’ailleurs très pittoresque ; les bords sont couverts d’arbres. Près de l’eau, les broussailles sont d’un beau vert, tandis qu’au second plan des feuilles jaunes et rouges, tenant à peine aux arbres flétris, sont au plus léger souffle emportées par le vent. On voit de semblables paysages en automne dans certaines contrées de la France. Celui-ci est un peu plus sauvage peut-être ; mais rien ne rappelle les tropiques, si ce n’est le soleil. Nos barques n’avançaient guère de plus de 3 kilomètres en douze heures, et pendant que des Laotiens les halaient péniblement au milieu des rapides, nous essayâmes de chasser dans la forêt, habitée par des animaux sauvages de toutes les tailles et de toutes les espèces, depuis le tigre, l’éléphant et le sanglier jusqu’au lièvre et au chevrotin. Les bords de la rivière et des plus petites flaques d’eau dans les bois avaient été piétines par eux ; mais nous ne vîmes autre chose que leurs traces. Tous fuient l’homme ; ils ont pour retraite d’impénétrables fourrés et d’immenses espaces déserts. Il faudrait épier leurs habitudes et les surprendre à l’affût ; le temps nous manquait pour l’essayer. La pêche, plus facile, fut plus fructueuse. Le poisson est très abondant dans la rivière d’Ubône, et certaines espèces seraient certainement en Europe recherchées des gourmets.

Le 3 janvier 1867, nous arrivâmes au pied du dernier rapide ; d’autres barques devaient venir nous prendre au-delà de cet obstacle : nous nous arrêtâmes pour les attendre. Nous payâmes nos hommes sur le pied de quatre sous par jour. Malgré les rudes fatigués qu’ils avaient subies, ces largesses les étonnaient, et le bruit allait se répandre dans le pays, comme cela était arrivé déjà, que nous jetions l’or à pleines mains. — De grands arbres nous protègent contre les rayons du soleil ; le bruit un peu triste et monotone de l’eau qui tombe s’harmonise avec nos dispositions d’esprit au début de l’année nouvelle, et nous nous reposons dans nos barques. Ces pirogues laotiennes, étroites et démesurément longues, recouvertes d’un toit bas et arrondi, prennent la nuit un singulier aspect. Quand le sommeil me fuyait et que je n’apercevais plus devant moi que des hommes à la tête rasée, aux figures étranges, accroupis et veillant autour d’une torche qui projetait des lueurs rougeâtres, je me croyais transporté dans les basses fosses voûtées de quelque burg des bords du Rhin. Les fenêtres avaient deux pieds carrés, j’entrevoyais par là un coin du ciel, et le grondement de l’eau rendait encore l’illusion plus complète. Nous étions auprès du village de Pimoun, village à peine formé. De grandes herbes, des troncs d’arbres coupés à hauteur d’homme, subsistaient encore autour des cases, et disputaient le terrain aux cultures maraîchères. Le chef de cette bourgade naissante envoya chercher des corvéables occupés aux rizières, et nous remontâmes paisiblement dans des barques nouvelles la rivière d’Ubône, très navigable jusqu’à cette ville, où nous arrivâmes le 6 janvier. Quinze chevaux du pays, à peine plus grands que les chiens des Pyrénées, sellés, enrubannés, le front orné d’une plaque d’argent, nous attendaient derrière la haie formée par la foule des mandarins de tout grade en tenue d’apparat. Malgré tout ce que peuvent avoir d’imposant des Européens à grande barbe et au vêtement fripé, nous nous sentions un peu écrasés par la solennité d’une telle réception ; nos redingotes en flanelle bleue, déjà salies et trouées, contrastaient trop avec l’éclat des vestes d’or et des langoutis de soie pour ne pas infliger à notre amour-propre une humiliation réelle. « Ce ne fut pas sans quelque surprise que nous trouvâmes dans la maison qui nous avait été préparée une table couverte d’une blanche nappe, ornée de verres à pied, de gargoulettes, et entourée de bancs comfortables. Une tenture en calicot imitait les plafonds en plâtre ; c’était à se croire transporté dans une ferme de la Normandie. Des envoyés du gouverneur arrivèrent en foule chargés de présens en nature. Tout cela annonçait que celui-ci était un homme frotté de civilisation. Nous nous empressâmes de lui rendre visite avec toute la pompe que nous pouvions déployer. Le palais ressemblait à un véritable bazar où l’on voyait entassés des glaces, des étoffes, des tapis européens récemment apportés de Bangkok. Ces objets curieux étaient destinés à rehausser l’éclat des fêtes du couronnement, auxquelles noms allions bientôt assister. Le gouverneur en effet avait obtenu le titre de roi. Il appartient à la famille des princes de Vien-Chan ; emmené à Bangkok lors de la conquête de ce royaume par les armées du roi de Siam, il s’est efforcé de gagner la faveur de ce dernier, qui l’a placé à la tête de la province d’Ubône. Il nous a conté naïvement que ce sont les présens magnifiques offerts par lui à son suzerain qui ont assuré sa fortune. Sa physionomie n’est pas attrayante ; d’une taille moyenne, il est sec et anguleux ; ses yeux brillans jettent par instant comme de fauves lueurs sur la peau parcheminée de sa face féline. Il est d’ailleurs fort bien disposé pour nous. Dans une des excursions que nous eûmes l’occasion de faire aux environs de la ville, le roi ordonna à un certain nombre d’hommes de suivre nos chevaux. Pour être bien assuré que rien ne retarderait leur marche, il leur interdit de porter avec eux leur petit sac de riz. Le chef qui les accompagnait avait mission, dans le cas où ces malheureux se permettraient d’avoir faim et de le dire, de leur donner des coups de bâton.

La cérémonie du couronnement présenta un caractère à la fois civil et religieux. Le roi traversa pour se rendre au nouveau palais qu’il s’était fait construire toute la plaine au milieu de laquelle nous campions. La musique ouvrait le cortège. Quelques cavaliers venaient ensuite, et derrière eux marchaient, entre deux files de Laotiens armés de lances ou portant des bannières, une troupe imposante de vingt-deux éléphans. Sur le dos du premier était assis le roi, vêtu d’une tunique en velours vert, coiffé d’une couronne assez semblable à un casque de soldat prussien, et abrité par un grand parasol en fils d’argent. Le peuple suivait en foule, et avait l’ordre de s’amuser. J’ai vu des habitans du village rassemblés de force et poussés à coups de rotin vers le royal cortège. La grande salle du palais était remplie de bonzes, et leur chef commença les longues prières d’usage. Des lustres en bois doré, imitation assez réussie d’un modèle vu à Bangkok, pendaient au plafond ; des cierges brûlaient, envoyant au ciel leur fumée confondue avec celle des cigarettes et les parfums des bois de senteur. Les prières seules ne semblaient pas ardentes ; chacun causait, fumait ou mâchait son bétel, hormis le vieux bonze qui, ses lunettes sur le nez, déchiffrait péniblement son pâli. À de rares intervalles, l’auditoire s’associait à lui par une inclination générale ou un murmure qui rappelait assez bien les répons de nos prières. Le prince héritier jouait aussi son rôle dans la cérémonie. Richement vêtu d’un langouti en drap d’or et d’une tunique de tulle constellée de paillettes d’argent, il avait, malgré son jeune âge, l’air hautain, solennel et ennuyé d’un bambin qui sent son importance. Il se préparait à subir l’opération de la tonte du toupet, opération en usage à Siam et au Cambodge aussi bien qu’au Laos, et qui indique que l’enfant a franchi la limite qui le séparait de l’adolescence. Quand le ciel eut été suffisamment imploré, le souverain alla se placer sous une espèce de dais élevé dans la cour sur un rocher artificiel et communiquant de plain-pied avec la terrasse du palais ; là, se dépouillant de ses riches habits, il revêtit un blanc costume, et les bonzes firent pleuvoir sur lui un déluge d’eau lustrale et parfumée. Quatre colombes captives reçurent successivement la liberté des mains du nouveau roi : elles s’envolèrent en passant par-dessus la tête du peuple agenouillé. Ce gracieux symbole paraissait être une cruelle ironie. Tout cela, en somme, était plus curieux qu’imposant, et j’évoquais malgré moi l’image de ces pompeuses cérémonies orientales rêvées jadis après la lecture de quelque écrivain abusé ou menteur. Les femmes étaient complètement exclues de la solennité. On pratique des fentes dans les murailles pour qu’elles puissent en pareille circonstance satisfaire le plus impérieux de leurs besoins, la curiosité. Ce n’est pas la jalousie des hommes qui les force à se cacher comme en Turquie. On ne les juge pas dignes de paraître dans les fêtes de ce genre, voilà tout. Des réjouissances furent offertes le soir au public dans la cour du palais ; quand nous nous y rendîmes après notre repas, tout venait de finir, et la foule s’écoulait. A peine le roi nous eut-il aperçus qu’il fit fermer les portes de la cour, força tout le monde à reprendre sa place et les artistes à recommencer leurs exercices. Personne n’avait dîné, si ce n’est nous et sa majesté ; mais cela suffisait. Quelques acrobates exécutèrent devant nous des tours élémentaires ; deux d’entre eux méritent cependant une mention spéciale. Le premier se fit placer successivement sur la tête, sur le dos et sur le ventre une de ces lourdes auges qui servent à piler le riz, et trois vigoureux gaillards, armés de pilons, se mirent à manœuvrer de façon à prouver qu’ils n’étaient pas compères. On nous apporta le riz, réduit en farine comme s’il sortait du moulin. Le second passa et repassa sur un large tapis de braise incandescente aussi tranquillement que s’il avait marché sur de l’herbe.

La province d’Ubône, créée par des fugitifs de Vien-Chan, cette capitale détruite dont nous allions rencontrer plus loin les ruines, paraît avoir une population d’environ 100,000 âmes. La richesse principale de cette contrée consiste en des gisemens de sel, exploités autour de la ville principale sur une étendue d’environ 15 lieues. Les eaux pluviales, qui se saturent dans les couches inférieures du terrain ; montent à la surface sous l’influence de la chaleur solaire pendant la saison sèche, et déposent le sel sur le sol, qui semble couvert par des traînées de givre. Les indigènes écrêtent leurs champs, lavent la terre et font évaporer l’eau. Cette récolte du sel n’empêche pas la production du riz dans le même terrain, que les premières pluies ont bientôt purifié. Quant à la ville, c’était la plus considérable que nous eussions encore rencontrée. Les rues sont larges, assez bien percées, parallèles ou perpendiculaires à la rivière. Dans les plus importantes, on a même établi des trottoirs en bois, qui rendent de grands services aux habitans lorsque les pluies ont délayé l’épaisse couche de sable dont est partout recouverte la voie publique. Nos relations avec le roi étaient fréquentes, et il venait souvent nous voir incognito. Il nous fit prier un jour d’intervenir au milieu d’une bande de colporteurs birmans qui troublaient l’ordre et qu’il n’osait faire arrêter, parce qu’ils étaient munis d’une lettre émanée des autorités anglaises de Rangoon. Le chef de l’expédition fit observer que, n’étant pas Anglais, il n’avait pas qualité pour se mêler de cette affaire. Il fallut plusieurs jours pour déraciner de l’esprit du roi l’idée fausse qu’il avait conçue de notre nationalité ; encore ne suis-je pas bien assuré que nous ayons réussi. Cet incident, qui s’est reproduit plusieurs fois durant notre voyage, suffirait à lui seul pour en prouver la nécessité. Puisque nous sommes résolument établis en Indo-Chine, il importe à notre honneur que les populations de l’intérieur apprennent à connaître notre nom comme celles du littoral, déjà instruites à le respecter, et que l’Angleterre ne soit plus considérée par ces peuples ignorans comme la seule puissance occidentale. A Ubône, ce titre d’Anglais, qu’on s’obstinait à nous infliger, nous valait une considération plus grande ; mais plus loin cette regrettable confusion a failli deux fois surtout amener des conséquences fatales.

Il devenait indispensable de nous défaire des élémens européens qui composaient notre escorte ; les Français, qui nous avaient déjà créé des embarras à Bassac, pouvaient, dans certaines circonstances faciles à prévoir, faire surgir par leur mauvaise conduite des complications plus sérieuses. M. de Lagrée se résolut à renvoyer ces hommes à Pnom-Penh ; il voulait en même temps faire un dernier effort pour se procurer les lettres de Pékin, si longtemps et si vainement attendues. Dans l’ignorance absolue où nous étions de ce qui s’était passé au Cambodge depuis notre départ, il n’était pas prudent d’y arriver par le fleuve, la route ordinaire, et le chef de l’expédition chargea M. Garnier d’atteindre Pnom-Penh par l’intérieur des terres en contournant les provinces du protectorat. Ce voyage, aussi périlleux que pénible, allait avoir en outre l’avantage de mettre en lumière l’existence à peine soupçonnée d’un grand pays demeuré absolument cambodgien, malgré la domination étrangère. Dans les provinces de Suren, Coucan, Sanka et Tchon-kan, — cette dernière limitrophe d’Angcor, — la population conserve la langue de l’ancien royaume dont nous protégeons les débris. Ce territoire sépare des autres possessions siamoises les provinces situées sur le Mékong jusqu’à la hauteur du 15e degré de latitude nord environ ; il a conservé une sorte d’autonomie, car le roi de Siam, ménageant les patriotiques susceptibilités des habitans, ne leur donne que des gouverneurs de leur race.

La nature semble donc avoir pris soin de délimiter elle-même le champ que nous aurons à défricher dans la partie inférieure de la vallée du Mékong. Des deux côtés du grand fleuve, le Sé-mun ou rivière d’Ubône et le Sé-don bornent la zone dans l’intérieur de laquelle notre influence est appelée à prévaloir. Sur la rive droite, les anciennes provinces cambodgiennes que je viens de nommer paraissent être d’une fertilité remarquable. La production de ces provinces, surexcitée par des débouchés nouveaux, par l’ouverture de routes que la constitution géologique du pays rendrait faciles à faire, viendrait augmenter le commerce d’exportation de Saigon. Sur la rive gauche, en-deçà du Sé-don, la contrée est moins favorisée, comme nous l’avons constaté pendant notre excursion à Attopée, mais derrière la lisière occupée par les Laotiens, derrière l’étroit territoire où vivent éparses dans leurs forêts quelques tribus sauvages, se trouvent les Annamites, auxquels on ne peut s’empêcher de songer en voyant un sol naturellement fertile à peine habité et à peine cultivé par une population indolente, que le mandarinisme dévore. La race intelligente dont nous avons tiré déjà un merveilleux parti dans les six provinces de la Basse-Cochinchine franchira peut-être un jour les montagnes qui la séparent du Laos, et transformera cette contrée par ses œuvres comme par la salutaire influence de son exemple.


L.-M. de Carné.
  1. Voyez la Revue du 1er mars.
  2. Montagnards célèbres dans l’histoire de Cochinchine. C’est contre eux que Gia-long demanda et obtint, par l’intermédiaire de l’évêque d’Adran, le secours de Louis XVI.