Expédition du capitaine Harris
BY CAPTAIN HARRIS.[1]
Attaquer l’Afrique par le nord, pénétrer jusqu’au milieu de ce mystérieux continent, a été le rêve des plus célèbres voyageurs de notre siècle. Quelques-uns ont remonté les fleuves qui se déversent dans l’Atlantique ; de hardis Français, ceux-ci au nom de la civilisation et du christianisme, ceux-là dans un but scientifique et commercial, sont entrés par la mer Rouge ; on les a vus s’enfoncer dans l’Abyssinie, parcourir des régions où, depuis le XVIIe siècle, l’Europe était presque entièrement oubliée. Ces nobles entreprises, accomplies avec des succès divers, ont eu, selon leur importance, le retentissement qui suit toute action grande et généreuse ; de plus, elles ont attiré particulièrement l’attention sur cette partie du globe, si difficile à explorer, si peu connue encore, si étrangement peuplée de tribus et de familles presque toutes différentes entre elles. L’expédition du capitaine W. C. Harris, faite du sud au nord, du Cap au Tropique, nous a semblé être un de ces nombreux rayons qui, partant des extrémités de l’Afrique, se rapprochent plus ou moins du centre ; et, bien que la relation en ait été publiée à Bombay en 1838, peut-être, faute d’avoir été traduite, a-t-elle été moins connue qu’elle ne méritait de l’être.
Au point de vue trop modeste du capitaine Harris, cette excursion remarquable, qui de la colonie du Cap a été poussée jusqu’au tropique du Capricorne, ce périlleux voyage à travers de nombreuses peuplades errant dans des régions inexplorées, ou fixées sur le bord de fleuves dont aucune carte ne trace le cours entier ; ce voyage, complet dans son ensemble, n’est qu’une gigantesque partie de chasse ! Cette relation, il ne l’avait écrite que pour quelques-uns de ses frères d’armes de l’Inde, pour ceux avec qui il avait maintes fois couru les bois et battu la plaine. Il en eût fait volontiers des chapitres épars, bons à être racontés plutôt que lus au club des sportsmen ; mais quelques personnes, frappées des détails géographiques et ethnologiques qui fourmillent dans ces pages, décidèrent l’auteur à les publier.
Chasseur déterminé dès son enfance, comme il le prouve par de jolies anecdotes groupées en forme de préface, le capitaine Harris avait pour but principal, en débarquant au Cap, de faire une razzia dans la contrée des éléphans ; et comme ces animaux se trouvent sur le territoire du plus puissant monarque du désert, Moselekatse, roi des Matabilis, le voyageur se trouva forcé d’aller jusqu’à la cour de ce potentat demander une permission en règle. La route était longue, peu frayée ; de là les curieux incidens, les piquans épisodes, les aventures multipliées dont se compose ce livre. N’oublions pas non plus que le capitaine Harris, attaché au corps des ingénieurs de Bombay, se trouvait circonscrit dans les limites d’un congé de douze mois, et c’est ce temps, bien court pour un voyage, qu’il sut utiliser d’une façon si remarquable en recueillant de précieux matériaux utiles à plus d’une branche de la science. Les préliminaires ainsi posés, nous tâcherons de suivre l’intrépide chasseur pas à pas, de peur de nous égarer dans des solitudes où l’on ne rencontre ni routes tracées, ni habitations, où l’homme abâtardi et dégradé ne sait rien édifier, rien fonder.
Parti de Bombay le 16 mai 1836, le capitaine Harris mouillait à Simon’s-Bay, près du Cap, le 31 du même mois. Il laissait derrière lui les maladies que l’été apporte avec la mousson sur la côte de Malabar, et courait dans l’hémisphère austral au-devant de l’hiver, comme nous irions demander un peu de soleil aux rives de la Méditerranée. Son projet, auquel venait de s’associer un ami, M. Richardson, était de pousser une reconnaissance au-delà des lieux habités, d’aller attaquer jusque dans leurs déserts, et même sur les terres des sauvages les plus redoutés, les plus grands animaux de l’Afrique. Au Cap, le premier soin des deux voyageurs fut donc de visiter les enfans des missionnaires protestans établis au milieu de ces populations idolâtres, de faire confectionner pour le plus puissant roi de ces nations inconnues un vêtement digne, par la bizarrerie de sa forme et la grotesque profusion des ornemens, de flatter l’amour-propre, le goût d’un despote africain ; enfin, de recueillir une abondante provision de verroteries, de colliers, de colifichets adaptés au goût et aux besoins des naturels, avec lesquels on ne peut commercer que par échange. Le capitaine Harris avait apporté de l’Inde sa tente, son camp furniture, et surtout de la poudre, ainsi que d’excellentes carabines. Tout cela fut mis à bord d’une goélette faisant voile pour Algoa-Bay.
Port Élisabeth, situé au fond de cette baie ouverte à tous les vents, est une petite ville de deux cents maisons au plus, qui fait face à la mer et s’adosse à de beaux champs de blé et d’orge. Là, les voyageurs passèrent une semaine à se procurer des montures et des attelages, devenus fort rares par suite de l’irruption des Kafres sur les terres de la colonie. Enfin, ils partirent pour Graham’s-Town, avec deux maigres chevaux et deux chariots immenses (l’un pour les hommes, l’autre pour les bagages), longs de dix-sept pieds, attelés chacun de douze bœufs, que les colons dirigeaient, à l’aide d’un fouet démesuré, avec une adresse dont on ne peut avoir aucune idée, à moins que, débarquant aux mêmes latitudes, dans les plaines de l’Amérique méridionale, on ne rencontre les bouviers de Tucuman et leurs caravanes de chariots échelonnés dans la Pampa. Déjà il fallait camper au milieu des aloès en fleur, traverser un pays désolé, çà et là semé de fermes sans maîtres pillées par les Kafres. Bientôt on gravit la montagne Zwartcop en mettant double attelage sur chaque wagon. Deux ou trois autruches et autant de gazelles se montraient à l’horizon pour soutenir le courage et ramener l’espérance des chasseurs. Il gelait la nuit ; le thermomètre, au lever du soleil, ne montait pas au-delà de 34 degrés de Fahrenheit. Le septième jour, le chariot aux provisions versa, au grand préjudice d’une foule de petits objets. On arrivait à Graham’s Town.
C’est une assez grande ville, d’environ trois mille ames. Les voyageurs durent y compléter leurs approvisionnemens, car déjà ils étaient à deux cent quarante-six lieues du Cap. Outre les conducteurs de chariots, le personnel se composait d’un cuisinier, Richard, qui déjà avait accompagné des officiers de l’Inde à Litakoo, et d’un Parsi, maître d’hôtel. Tandis qu’un musulman, amené de Bombay comme lui, tournant le dos à ce pays d’infidèles, s’était bien vite séparé de ses maîtres, le Guèbre, plus hardi et plus fidèle, avait voulu courir les hasards de l’expédition. Au reste, soit parce qu’ils sont désormais sans patrie, soit par un sentiment de curiosité propre à tous les peuples industrieux, les Parsis entreprennent volontiers de longs voyages. Nous en avons vu plus d’un traverser les mers, de Londres à Macao, et, si nous ne nous trompons, ce fut un Guèbre qui accompagna l’infortuné Alexandre Burnes dans son aventureuse mission au fond de l’Asie centrale. À Graham’s Town, le capitaine Harris enrôla dans sa troupe un nouveau serviteur, soldat aux riflemen du Cap, arrière-petit-fils d’un Hottentot, et nommé Andries Africander. Comme il joue un rôle fort important dans la suite du récit, nous donnerons son portrait tel qu’il est tracé par le capitaine lui-même. « Ce personnage n’avait pas fait moins de cinq voyages au pays de Moselekatse ; non-seulement il connaissait intimement ce chef, mais il avait une bonne teinture de la langue anglaise et de la langue sichuana, parlée par ces sauvages. À l’entendre, Andries était un habile tireur, un intrépide chasseur d’éléphans, un conducteur de chariots achevé, prétendant ainsi combiner en lui, malgré son physique mutilé (il lui manquait l’œil droit et l’index) et peu prévenant, toutes les qualités que dans notre situation nous pouvions exiger d’un domestique. Si ses moyens eussent été en harmonie avec les perfections qu’il s’attribuait, c’eût été en effet une précieuse acquisition ; mais, hélas ! poltron, mutin et menteur, on verra qu’Andries, une fois hors de la portée des lois, causa plus de malheurs et de troubles à l’expédition que ne peuvent le comprendre ceux qui n’ont jamais été assez infortunés pour se trouver exposés aux machinations d’un si dangereux bandit. » Au reste, ce portrait peut, avec quelques légers changemens, convenir à presque tous les Hottentots. En vain les voyageurs cherchèrent à engager d’autres recrues : les uns ne voulaient pas quitter leurs femmes, les autres avaient des terres à labourer. « Il était facile de lire sur les traits de tous qu’ils demeuraient pleinement convaincus que deux pauvres Indian gentlemen sans expérience du pays ne pourraient jamais accomplir, au milieu des nations sauvages de l’Afrique méridionale, une si longue et si périlleuse expédition. »
À peine à quelques lieues sur la route du village de Graaff-Reinet, Andries avait déjà embarrassé son chariot dans des buissons, d’où l’on ne put le tirer qu’à l’aide des haches. Un autre conducteur avait volé un cheval ; l’homme fut mis en prison, mais la bête ne fut pas retrouvée ; il fallut pour la remplacer prendre au hasard un Hottentot qui se chauffait au soleil sur la route.
Le pays était monotone, inculte, moins coupé de ruisseaux, moins accidenté, couvert de plus en plus d’une épaisse forêt de petits arbres nommés speck-boom par les Hollandais. On reconnaît l’Afrique aride et nue hors de la portée des grands fleuves, on sent déjà le désert à ces mots du récit : « Fait l’un dans l’autre dix lieues par jour, passé deux fois la nuit sans eau pour les bœufs ; rencontré des troupes de gazelles ; tué trois de ces jolies petites bêtes. » À Somerset, bourgade anglaise d’environ vingt-cinq feux, les voyageurs essayèrent en vain de louer un troisième wagon qui, après avoir amené une cargaison d’oranges, retournait à vide près de Graaff-Reinet ; le manque de nourriture avait mis les bœufs presque hors de service ; heureusement aussi la contrée devenait plus praticable. Enfin, après avoir passé deux jours à chercher les attelages, qu’un Hollandais malin s’était plu à cacher, après avoir presque noyé un cheval dans le sable mouvant de Little-Fish-River, vu mourir un beau chien par la rupture d’une veine, traversé à grand’peine et trois fois de suite le Sunday-River, et parcouru soixante-quatre lieues depuis Graham’s-Town, la petite troupe fit halte à Graaff-Reinet, dernière station avant de pénétrer dans l’intérieur.
Ce village, extrême frontière des établissemens hollandais, est décrit par le capitaine Harris comme un endroit délicieux. Encadré dans des montagnes couvertes de verdure, enlacé dans les replis du Sunday-River, dont les bords sont plantés de saules, d’acacias chargés de lianes à fleur blanche, ce petit hameau charmant se cache au milieu de jardins et de vignes comparables aux vergers de la Provence. Les avantages de cette position n’empêchèrent pas la neige de couvrir la terre et les citronniers de Graaff-Reinet pendant le séjour des deux indian gentlemen, dont cette nouveauté réjouit les regards. Au reste, ces frimas du nord font mieux ressortir la richesse du sol qu’ils recouvrent momentanément, et de ce contraste il résulte un spectacle curieux, rare en Europe, mais assez commun dans les deux Amériques, où le climat est sujet de grandes irrégularités.
Voici quel fut définitivement le plan de campagne arrêté par les deux voyageurs : aller droit à New-Litakoo, résidence des missionnaires, à cent soixante lieues dans le nord ; de là, traverser le pays de Moselekatse, roi des Matabilis, dont les états sont renommés par l’abondance de gibier qu’ils nourrissent, pays d’ailleurs fort peu connu ; de là, pousser jusqu’au tropique, vers le grand lac, et rentrer dans la colonie par la rivière Likwa ou Vaal, route qu’aucun Européen n’avait suivie encore. Mais avant de mettre ce plan à exécution, avant de se lancer en pleine mer, il fallut définitivement équiper en provisions, en hommes, en animaux, ces wagons, véritables navires destinés à sillonner le désert. Une troupe de douze chevaux, trente couples de bœufs et six Hottentots, tous six repris de justice, furent loués et engagés. Dans ces immenses chariots, il y eut un triple assortiment d’objets distribués de façon à tenir le moins de place possible : c’étaient d’abord tous les articles de cuisine inséparables du gentleman anglais, depuis les sacs de farine et de riz jusqu’aux sauces et aux pickles, puis la poudre, les balles et le plomb en saumons, enfin les outils de charronnage et de serrurerie, les clous, les marteaux, indispensables aux réparations des voitures.
Ce fut le 1er septembre, « ce jour de si bon augure pour le chasseur européen, » que la caravane se mit en marche, que les lourds attelages donnèrent le premier coup de collier, sous une pluie battante. La moitié des Hottentots manquait à l’appel ; on les trouva ivres-morts dans les tavernes, et leurs camarades les ayant couchés au fond des chariots, le lendemain matin ils s’éveillèrent, assez désagréablement sans doute, à trois lieues de là dans le désert. Nos voyageurs s’avançaient alors à travers les hautes régions des monts neigeux (Sneuwberg) ; la végétation devenait plus abondante et l’air plus froid ; des pics entassés les uns au-dessus des autres, enveloppés de nuages et de neige, bornaient l’horizon ; le Spitscop les dominait tous de sa cime majestueuse, et rien ne troublait le silence de la solitude que le cri de l’essieu et le fouet des Hottentots.
Le brouillard obligea la caravane à camper près d’un kraal de Fingoes (Kafres soumis). Là le capitaine Harris put apprécier le rôle important que joue le tabac dans les échanges avec les peuplades africaines ; il est comme la monnaie courante du désert ; ou peut s’en servir aussi bien pour faire des présens à un prince que pour acheter des œufs d’autruche ou du lait de chèvre. Outre le tabac, les Kafres fument le dacca (chanvre narcotique) dans une corne de bœuf pleine d’eau, disposée en manière de narguilé ou de houkka. L’effet de cette drogue est une ivresse furieuse que le voyageur décrit ainsi : « Nous pûmes voir un homme, emblème de la plus dégoûtante misère, assis devant sa cabane en forme de four, aspirer cette pernicieuse substance. Des masses de fumée étaient repoussées dans son estomac, et il en résultait un violent accès de toux accompagné d’un délire furieux. Jetant là son maigre appareil, il se rua dans la plaine comme une bête féroce, comme un fou échappé de Bedlam. »
Il neigeait toujours ; les ruisseaux étaient même légèrement glacés dans la vallée des Oiseaux (Vogel-Valley), et des troupes de gnoos (catablepas gnoo) se montrèrent d’assez près pour que les chasseurs en tuassent trois. Voici la description que donne le capitaine Harris de ce curieux animal, qui paraît se rapprocher assez du bison ou bœuf musqué du Missouri et du pays des Esquimaux : « De tous les quadrupèdes, il est peut-être le plus bizarre et le plus grotesque ; la nature l’aura sans doute formé dans un de ses caprices, car il est presque impossible de regarder sans rire sa figure malséante. Roulant et bondissant de tous côtés avec une tête crépue et barbue, courbée en arc entre deux jambes grêles et musculeuses, secouant au vent sa longue queue blanche, cette bête a une apparence à la fois féroce et amusante. Tout d’un coup elle s’arrête, montre un front imposant, secoue la tête d’un air moqueur et défiant ; ses yeux rouges et sauvages lancent un feu sinistre, son reniflement ressemble au rugissement du lion… Bientôt, battant ses flancs de sa queue flottante, l’animal se cabre, bondit, frappe ses talons en se livrant à de fantasques gambades, et en un clin d’œil il est parti au galop, faisant voler la poussière derrière lui, tandis qu’il balaie la plaine. » Bientôt ce sont les gazelles (spring buck, gazella euchore), qui couvrent la plaine par myriades, comme pour fournir aux voyageurs un repas abondant et toujours facile. « Quand elles sont chassées, dit le capitaine Harris, ces élégantes créatures font des bonds extraordinaires s’élevant dans l’air avec leurs dos courbés, comme si elles allaient prendre leur vol… Elles offrent le plus extraordinaire exemple de fécondité ; il est impossible de se faire une idée de leur nombre : se précipitant comme des sauterelles du fond des plaines sans limites de l’intérieur, d’où la soif les chasse de bien loin, on les a vues arrêter des lions, tant leur phalange était serrée, et entraîner avec elles des troupeaux de moutons. Les champs qu’on voyait, le soir, fiers de la verdure d’une récolte, espérance des laboureurs, sont dans une seule nuit tondus au ras de la terre, et le berger dépouillé est contraint d’aller ailleurs chercher le pâturage pour son troupeau, jusqu’à ce que les nuées bienfaisantes, chargées de tonnerre, fassent renaître la végétation sur ce sol brûlé. » Cette dernière phrase rappelle les vers d’un poète hindou sur les pluies désirées de la mousson ; c’est un souvenir de l’Inde qui perce dans le récit du capitaine Harris.
Avant de quitter la frontière (un peu fictive) de la colonie, la caravane fit halte chez le field-commandant, vieux Hollandais de l’ancienne race, dont la naïveté un peu lourde, les manières surannées, divertirent les deux Anglais. C’était cependant une famille digne de figurer parmi celles que les anciens maîtres flamands nous ont léguées, les enfans debout derrière le père, le père gravement assis dans un grand fauteuil de cuir.
Le Nu-Gareep River (l’un des deux principaux bras du Great Orange River) borne la colonie de ce côté, c’est-à-dire vers le nord ; au-delà s’étend le pays des Bushmans, que la civilisation a fait reculer et chasse encore chaque jour. « Maudits parmi les peuples de la terre, ils sont ennemis de tous les hommes, et tous les hommes sont leurs ennemis ; ne vivant que de chasse ou des dons spontanés de la nature, ils partagent le désert avec l’oiseau de proie et la bête féroce, au-dessus desquels ils ne s’élèvent que d’un degré. »
Ici commencent les plaines unies, arides, jaunâtres, tachetées çà et là d’un buisson noir et mal venant ; sur la terre, une rare autruche ; sous le ciel, un vautour solitaire ; partout la stérilité. Dans cette solitude, les chariots semblaient ramper l’un après l’autre ; pas plus d’écho qu’au grand désert de Suez ; une mer solide couleur des nuages sous un ciel bleu couleur des flots calmés. Les jours étaient brûlans, les nuits glaciales ; le mirage fatiguait les yeux, un froid piquant engourdissait le corps. Mais au milieu d’une pareille monotonie de souffrances successives et régulières, les grands évènemens du voyage apportaient leur distraction. Tantôt c’était la rencontre d’une saline abandonnée, vers laquelle hommes et bêtes se ruaient avidement, croyant arriver au bord d’un lac ; tantôt le passage de la rivière Orange, qui roule ses eaux transparentes, larges et profondes, entre les saules pleureurs qui baignent leurs branches flexibles dans les flots nuancés des rayons du couchant ; tantôt enfin le divertissant spectacle d’une troupe de Griquas forçant l’autruche à pied. Ces Griquas, au milieu desquels est établie une mission, sont des Hottentots mulâtres ; leur armée entière, moins deux hommes, fut en 1831 anéantie par Moselekatse. C’est presque une race de pygmées, qui vit de racines bulbeuses, de sauterelles et de reptiles. Réduits à se cacher parce qu’ils sont inférieurs en taille et en force aux peuples voisins, les Griquas n’excellent qu’à courir, c’est presque dire à se sauver ; leurs cabanes sont à peine visibles à l’œil du voyageur, et ils se retirent parfois si loin des sources et des rivières, qu’il leur faut aller chercher l’eau à une et deux lieues de leur gîte ; encore n’ont-ils pour l’apporter d’autres vases que les œufs d’autruche. Nous n’insisterons pas davantage sur cette malheureuse race, que le capitaine Harris décrit avec presque autant de soin que les animaux du désert, mais nous mentionnerons comme très significative et très caractéristique la rencontre d’un autre gentleman anglais, qui revenait d’une chasse à l’éléphant. Singuliers hommes, qui, habitués dès leur enfance à servir sur tous les points du globe, projettent d’un congé à l’autre une expédition contre les lions dans les déserts d’Afrique, un steeple-chase à Saint-Alban, une chasse au kangourou à la Nouvelle-Hollande, et tout cela sans modifier leurs habitudes, sans enthousiasme apparent, et souvent sans plaisir !
Nos voyageurs étaient arrivés à Kuruman ou New-Litakoo, petit endroit assez gracieux, groupe d’habitations enchâssées dans le désert ; ils y trouvèrent les missionnaires dont ils avaient visité les enfans au Cap.
Mais avant d’approcher de la capitale de Moselekatse, il est utile de dire deux mots de ce chef remarquable, devenu depuis quelques années la terreur des plaines traversées et parcourues par les émigrans hollandais. Son histoire est esquissée par le capitaine Harris à peu près en ces termes : Moselekatse est le souverain despotique de la puissante tribu des Abaka Zooloos ou Matabilis ; son père était un petit chef dont le territoire se trouve au nord-nord-est de Natal. Attaqué et battu par une peuplade voisine, Moselekatse se réfugia près de Chaka, chef des Zooloos, jusqu’à la mort duquel il resta dans un état de servilité pareil à celui des Fingoes parmi les Kafres. Peu à peu cependant Moselekatse gagna la faveur et la confiance de Chaka ; avec le temps, il se trouva chargé de la garde d’immenses troupeaux et commandant d’un point militaire d’une certaine importance. L’occasion se présentant, il se révolta, prit la fuite avec son monde et le bétail vers le nord-ouest, détruisit sur sa route les tribus qui occupaient la contrée ; et devint bientôt la terreur de toute une vaste étendue de pays. Quand il n’eut plus d’ennemis à combattre, Moselekatse fixa sa résidence aux sources des rivières Molopo et Moriqua, où il règne aujourd’hui. »
On conçoit ce qu’un pareil voisin doit avoir de terrible pour les pauvres Griquas, chez qui personne n’atteint la hauteur de cinq pieds anglais ; mais ce qui peut les consoler, c’est que d’autres tribus aussi, humiliées, errantes, dispersées, tremblent au seul nom de Moselekatse : telle est celle des Bechuanas, que nos voyageurs eurent bientôt l’occasion de visiter dans leur kraal de Motito. Les restes de cette horde décimée ont été recueillis par les missionnaires, qui sont venus à bout de les habiller tant bien que mal ; les femmes aiment passionnément à se barbouiller de rouge, à enduire de graisse et d’huile leurs visages et leurs vêtemens de cuir ; leurs cheveux laineux sont séparés et tordus en petites cordes à l’extrémité desquelles sont suspendus des morceaux de métal. Les colliers de verre forment la véritable richesse d’un Bechuana, mais tous sans exception portent le cure-dent d’ivoire et la gourde-tabatière. Leur langage est d’une remarquable douceur, abondant en voyelles et en labiales, ce qui sans doute contribue à rendre les inflexions de leur voix agréables et harmonieuses, car les intonations dépendent de l’organisme de la langue.
On arrêta les chariots afin d’entrer en marché, d’échanger les articles anglais contre les peaux et les fourrures ; mais, pour nous servir d’une expression orientale, sans doute familière au capitaine Harris, le bazar n’était pas chaud. Les voyageurs fermèrent boutique, voyant que la tabatière avait inutilement circulé de main en main ; alors un Bechuana voulut s’approprier un verre comme indemnité d’un prétendu dommage causé à son champ, un autre s’assit sur le timon et refusa d’en descendre ; on se querella, il y eut presque collision, et quelques canardières furent sorties de la caisse aux armes… Mais déjà tout était calmé, et il ne restait plus trace de Bechuanas.
Dans cette contrée lointaine et sauvage, nous nous plaisons à trouver le nom d’un Français, M. Lemue, missionnaire, et son agréable femme, dont les soins obligeans et l’accueil hospitalier paraissent avoir laissé un profond souvenir dans l’esprit du capitaine et de son compagnon.
Cependant le bétail avait souffert, les chevaux s’étaient maintes fois évadés durant la nuit ; les déboires, les ennuis, les inquiétudes, les vents contraires d’un voyage sur la terre ferme sont marqués çà et là dans le journal de route. Ici c’est un Hottentot qui se jette sur le baril au genièvre et s’enivre au point de ne plus pouvoir se tenir sur ses jambes ; là ce sont ses compagnons qui, pour montrer leur ardeur au travail et le bon état de leurs facultés mentales, brisent le timon d’un chariot. Une autre fois, tous se mutinent à l’instigation d’Andries, se calment par crainte de leurs maîtres ; puis, tout d’un coup, se jetant les uns sur les autres, ils se battent, se boxent, s’assomment, et enfin s’en vont laver leurs blessures à un ruisseau, sans rancune, meilleurs amis qu’auparavant, et si bien consolés que, tout triomphans des coups donnés et reçus, ils achètent à des sauvages leurs parasols de plumes d’autruches « faits en forme de panaches de catafalques, » et les attachent fièrement à leurs chapeaux.
Et peu à peu, à force de patience, voici la caravane rendue dans un pays tout différent, dans une grasse plaine couverte d’une herbe abondante émaillée de fleurs, où pousse l’acacia nommé mokalaa, dont les feuilles fines et tendres sont si recherchées de la giraffe. Là galopent les quaggas zébrés (equus quagga), les gnoos à tête droite (catoblepas gorgon) ; autour du lac salé de Little Chooi, les autruches et les gazelles viennent paître un herbage que refusent les animaux apprivoisés. Magnifique spectacle d’une nature riche, fertile, belle à voir, qui se couvre de verdure, loin des troupeaux et des bergers, pour nourrir les animaux, seuls maîtres de ces solitudes ; qui lance au milieu du désert des ruisseaux et des fleuves, afin que ces vallées soient arrosées et rafraîchies comme celles qui produisent les moissons et les fruits semés et plantés par la main de l’homme !
Quelques Barolongs et Batlaroos, de la famille dispersée des Bechuanas, vinrent en armes demander du tabac aux chariots, à la grande consternation du cuisinier Richard ; la frayeur lui donna une expression si grotesque, il enfonça son bonnet sur ses yeux et croisa ses bras avec une telle expression de désespoir, que nous le trouverons désormais désigné, par antiphrase, sous le nom de Cœur-de-Lion !
La chasse continuait, les quaggas, les gnoos, les gazelles, les hartebests (acronotus caama) tombaient sous le plomb des chasseurs ; la nuit, la chair de ces animaux attirait les hyènes ; le jour, les Bechuanas, sortant tout à coup comme de dessous terre, dévoraient la bête morte. Ces sauvages vont aussi, avec de maigres chevaux et des chariots disloqués, à la chasse de la giraffe et de l’élan ; des trous profonds, creusés et disposés en demi-cercle sur une étendue d’un mille, sont les piéges dans lesquels ils les poussent.
En-deçà de Siklagole-River, le pays n’offrait aucune trace d’habitans, bien que les ruines de gros villages se montrassent de tous côtés. Dans une chasse fantastique, comme celle de Pécopin, le capitaine Harris, après avoir chargé d’innombrables troupes de toutes espèces de gnoos, de zèbres et de hartebests, perdit sa boussole et oublia sa route. À qui demander son chemin ? Les cabanes bâties sur les arbres n’étaient point ces guérites au haut desquelles le Bechuana dort à l’abri des lions, mais bien des phalanstères de gros-becs (loxia socia), des ruches immenses construites par des républiques entières de ces curieux oiseaux. Les lions commencèrent avec la nuit leur redoutable tapage, et c’est au bruit de ces rugissemens prolongés que le chasseur, après avoir fait rôtir une pintade, s’endormit de fatigue auprès d’un grand feu. Le capitaine Harris avoue avoir bu, ce soir-là, de l’eau à son souper. — Le lendemain, au lieu de son cheval qui était allé paître un peu plus loin, le voyageur rencontra un fort beau lion ; l’animal le regarda dédaigneusement par-dessus l’épaule et se retira avec un certain air méprisant. L’homme prit une route opposée qui, par hasard, le remit sur la trace des chariots, et bientôt ils eurent retrouvé, celui-ci la paisible solitude où il règne, celui-là ses compagnons dépaysés.
Il s’agissait de faire une chasse dans ces parages, entre le Siklagole et le Meritsane, deux rivières qui, prenant leurs sources bien loin dans l’est, au milieu des petites collines de Kunuana, renferment la plaine où nous nous arrêtons maintenant et se réunissent pour se jeter à l’ouest dans le Molopo. Pareils à des baleiniers qui se lancent dans leurs pirogues et laissent le navire en panne, les deux amis partent à cheval loin des chariots dételés ; autour d’eux, c’est l’Eden des chasseurs : un parc verdoyant où paissent en liberté les beaux quadrupèdes de ces vallées, tandis que, du haut des mimosas, mille et mille gros-becs prennent l’air et causent aux fenêtres de leurs cabanes. Les gnoos et les quaggas, inquiétés, frappaient du pied, et c’était un bruit comparable à celui de dix escadrons chargeant à la fois, car leur troupe montait à quinze mille au moins ! Au coup de fusil, quel désordre dans la bande ! quelle déroute et quelle poussière ! On peut juger du carnage que portaient au milieu de ces inoffensifs animaux les patent rifles à deux coups ; aussi, derrière les deux Anglais se pressaient toujours des Griquas affamés qui, prenant le rôle de vautours et de chakals, achevaient avec des cris d’allégresse les victimes palpitantes. Quand ils étaient bien gorgés, ronds comme des tonneaux, gonflés comme des tambours, les sauvages suspendaient à leur cou, pour le lendemain, de longues guirlandes de viande saignante ; quelquefois, ils étaient si empressés à dépecer la bête, que le capitaine Harris n’avait pas même le temps de la dessiner ; c’est ce qui arriva pour un élan blessé, dont les beaux yeux noirs touchaient le chasseur lui-même, et qui, tombé sur les genoux, jetait un regard presque humain sur ces féroces bipèdes. L’élan, égal en grosseur au bœuf bossu de Gouzerate, pèse environ deux mille ; il n’y avait pas un sauvage assez fort pour porter la tête de celui dont parle le capitaine. La chair de l’élan est, dans toute l’Afrique, plus estimée que celle d’aucun autre quadrupède ; la femelle, plus mince et moins haute que le mâle, a des bois comme lui.
La nuit, c’étaient des paniques générales : bœufs, chevaux, moutons, brisaient leurs cordes, s’échappaient, se jetaient confusément sous les voitures. Cœur-de-Lion se retranchait sur le sommet du chariot aux bagages, les Hottentots tiraient des coups de fusil ; au matin, on voyait quelques lions qui se retiraient tranquillement après avoir dévoré une demi-douzaine de brebis. Un des chevaux aima mieux retourner à sa ferme que de rester dans le désert exposé à ces attaques incessantes ; six mois après, les voyageurs le retrouvèrent à son écurie, à plus de cent soixante lieues de là. Rien ne prouve cependant qu’il eût retrouvé la boussole du capitaine Harris.
La caravane marchait toujours au nord vers la capitale de Moselekatse ; les naturels Batlapis et autres aidaient les chasseurs avec leurs meutes de chiens sauvages (hyœna œnatica), maigres bêtes allongées, assez semblables au chakal de l’Inde, et qui, comme lui, poursuivent le gibier par groupes organisés, par détachemens distincts. Le 15 octobre, les wagons traversaient le Molopo, limite occidentale des états de Moselekatse, rivière dont les bords verdoyans sont ombragés de touffes d’acacias ; de grands et épais roseaux empiètent sur le lit de ce petit fleuve, et recèlent des hippopotames qui ne manquèrent pas d’allonger leur horrible museau par-dessus la faible barrière disposée autour du camp. Là aussi se trouvent des gemsboks (oryx capensis), sans doute la fabuleuse licorne des anciens. Enfin, ce même jour, le capitaine fit rencontre de trois rhinocéros se promenant de compagnie, tandis que M. Richardson recevait la visite de cinq lions.
Le Parsi faisait bonne contenance au milieu de tous ces incidens ; Cœur-de-Lion pleurait jour et nuit, moins par la crainte des grandes bêtes du désert que parce qu’on approchait du terrible Moselekatse ; déjà même Andries était parti en avant pour porter un message au roi des Matabilis. Ce même jour, 19 octobre, la petite troupe, après avoir traversé une plaine couverte de cendres (on avait brûlé l’herbe sèche pour qu’elle se renouvelât plus vite), campa à deux lieues et demie de Mosega, près d’une ligne de lacs dans lesquels une douzaine de buffles sauvages prenaient leur bain, ne montrant que les naseaux et les yeux hors de l’eau.
Le grand monarque était absent ; son premier ministre, Kapili, envoya quatre hommes vers les chariots : ils étaient grands, beaux de visage malgré leur couleur foncée, et supérieurs en tout aux sauvages précédemment observés. Comment la Providence a-t-elle placé entre les Hottentots, les Zooloos et les Matabilis, entre trois ennemis puissans, ces pauvres petits Griquas, ces Lilliputiens opprimés de toutes parts ? Seraient-ils, comme cela a lieu dans tant d’autres pays de l’ancien et du nouveau continent, la race aborigène conquise et remplacée par une race étrangère plus robuste ? ou bien sont-ils venus eux-mêmes d’une autre région, partout traqués, toujours fuyant ? C’est dans le lobe de l’oreille, perforé à cet usage, que les Matabilis portent la gourde-tabatière ; peu d’entre eux fument, mais priser est pour eux une passion générale, et voici comment ils s’y prennent : on verse dans le creux de sa main, à l’aide d’une cuillère d’ivoire, la moitié de la tabatière, et alors on s’assied bien à l’aise sous un buisson ; là, dans un recueillement solennel, on aspire vigoureusement tout le tabac d’un seul coup, et il résulte de cet acte un bonheur inexprimable qui se calcule par l’abondance des larmes arrachées au priseur. Déranger brusquement une société livrée à cette sérieuse délectation serait le fait d’un manant étranger aux lois de la civilité et du bon goût.
Au bas d’une éminence riche en pâturages, dans une douce et fertile vallée, bassin d’environ quatre lieues de circonférence, borné au nord et au nord-est par les monts Kurrichanes, d’où s’échappe la rivière Manqua, dans un pays désormais largement cultivé, et jadis habité par les Baharootzis, s’élève le douair militaire de Mosega, et quinze autres des principaux kraals du grand roi ; là aussi vivaient avec leurs familles des missionnaires américains dont les conseils devaient être utiles aux voyageurs. Les sauvages assiégeaient toujours les wagons, demandant du tabac à priser avec tant d’insistance, qu’il fallait de temps à autre disperser la foule à coups de fouet, et cela n’a rien de fort extraordinaire ; à Flores, la plus occidentale des Açores, jetez le reste d’un cigarre, et vingt enfans se battront dans la poussière pour le ramasser.
Moselekatse tenait alors sa cour dans un autre kraal, situé à dix-huit lieues au nord ; prévenu de l’arrivée des blancs, il leur envoya souhaiter la bienvenue. La présence des missionnaires est sans doute ce qui éloigne de Mosega ce despote insensé ; ne sont-ils pas, quoique soumis à son bon plaisir, de gênans témoins de ses extravagantes cruautés ? Les voyageurs se mirent en route le lendemain matin, sous les auspices du deputy-governor de sa majesté ; ce grotesque personnage, assis sur le devant des chariots, s’était emparé sans façon du cloak de Cœur-de-Lion, et le pauvre cuisinier, voyant son manteau frotter à nu la peau grasse et huileuse du sauvage, était le dernier à rire de cette familiarité. Un interprète converti par les missionnaires, Baba, accompagnait ce cortége, dont la marche n’était rien moins que triomphale, les Hottentots tremblant déjà de paraître devant Moselekatse.
Les villages matabilis sont formés de huttes rondes fort basses, disposées circulairement et adossées à une barrière d’épines haute de six pieds environ ; l’ouverture, par laquelle il faut entrer en rampant sur les genoux et sur les mains, est tournée en dedans, et donne sur une espèce de place circulaire aussi, qui sert de parc au bétail. Malgré la proximité de ces villages, assez considérables pour fournir cinq mille combattans, le gibier se montrait toujours abondant ; tantôt c’étaient de redoutables troupes de buffles assiégées dans les lacs, harcelées dans la plaine, tantôt des rhinocéros solitaires pris dans les labyrinthes de haies factices solidement enlacées, piéges infaillibles d’où la bête ne peut plus sortir.
Bientôt il fallut quitter la vallée et aborder les Kurrichanes Mountains, dont le versant est décoré de magnifiques arbres embellis de lianes élégantes qui là, comme dans tous les climats tropicaux, se suspendent en festons fleuris aux plus hautes branches, et balancent sur la tête du passant leurs thyrses embaumés. D’ailleurs, c’était alors le printemps dans l’hémisphère austral ; la pluie tombait par intervalle avec tant de force, que la terre imbibée donnait à toutes les racines une sève plus vigoureuse ; le tonnerre grondait ; l’atmosphère chaude favorisait aussi les développemens d’une végétation renouvelée. Des montagnes étagées en gradins, des vallons ombragés, des ruisseaux coulant à pleins bords, un ciel alternativement bleu et tacheté de nuages noirs pleins d’éclairs, que faut-il de plus pour compléter ces admirables paysages que le voyageur ému contemple avec reconnaissance, comme si la nature les avait composés exprès pour lui ?
Il y a douze ans qu’une populeuse cité de Baharootzis occupait ce versant ; les restes de cette tribu, détruite par Moselekatse, se sont dispersés dans les montagnes. Quelles terribles révolutions s’accomplissent inaperçues parmi ces sauvages, dont toute la politique consiste à s’exterminer les uns les autres ! Arrivés là, les chasseurs furent avertis par un héraut que sa majesté les recevrait le lendemain seulement, et qu’ils eussent à attendre. « Cet imbongo, chargé de proclamer les titres du roi, sortit tout à coup du kraal, pour nous donner un aperçu de la biographie de sa majesté, dit le capitaine Harris. Marchant doucement vers les chariots, il commença la scène par un rugissement et un bond, imitation frénétique des allures du roi des animaux ; puis, plaçant son bras devant sa bouche et le balançant comme une trompe, pour représenter l’éléphant, il le leva tout droit par-dessus la tête et fit entendre une espèce de cri strident ; ensuite il marcha comme l’autruche sur la pointe du pied, et, prosterné humblement dans la poussière, il se mit à pleurer comme un enfant. Dans les entr’actes, il racontait les exploits et les prouesses de son maître à si haute voix, qu’il en faisait retentir les échos. Cet athlétique sauvage, haut de six pieds anglais, nu comme au jour ou il était né, surexcité par cette pantomime violente, s’arrêta enfin, la bouche contournée et inondée d’écume, le corps ruisselant de sueur, les yeux étincelans. »
Nous ne dirons rien des grands personnages qui successivement vinrent au-devant de la caravane, ni même du page Mohanycom, chargé d’apporter les félicitations du monarque ; leur mission était de faire l’inventaire de tous les objets contenus dans les chariots, et d’en donner le détail à leur maître, qui, mourant d’envie de voir par ses yeux les belles choses destinées à lui être offertes, ne tarda pas à se montrer. À mesure qu’il avançait, les chefs de sa suite poussaient un grand cri et brandissaient leurs épieux ; suivait une troupe de femmes, la calebasse de bière sur la tête ; deux hérauts, sautant, caracolant, chargeant la foule avec leurs courts bâtons, hurlaient tous les glorieux titres du souverain, et, sur sa route, le peuple répétait : Haiyah ! Haiyah ! L’expression du despote, singulièrement pénétrante, vive, défiante, n’était pas trop désagréable ; il est grand, bien tourné, agile, quoique déjà d’un certain embonpoint ; la dignité de ses manières, la justesse de ses questions, la finesse de son regard scrutateur guettant les réponses, tout dénote en lui l’homme supérieur aux barbares qu’il domine de toute sa hauteur. Trois plumes vertes de perroquet placées sur la tête (deux en avant et une en arrière), un seul rang de petits grains de verre bleu passés au cou, voilà tous ses ornemens royaux ; il est nu, sauf la ceinture, devant et derrière laquelle pendent deux queues de léopard. Pour s’entendre, il fallut trois interprètes, qui faisaient passer les paroles des interlocuteurs d’abord en bechuana, puis en hollandais, puis en anglais, et vice versa.
Les présens furent placés devant Moselekatse par le Parsi, et le grand roi, ne pouvant plus garder la gravité imperturbable digne de son rang, s’oublia devant toute l’assemblée au point de mordre son pouce et d’ouvrir les yeux si grands qu’il eût vu ses oreilles, selon l’expression chinoise, et alors il se mit à se frotter la poitrine « comme un gamin devant un beau morceau de pain d’épice, en criant : Monanti, tanta ! que c’est beau, que c’est bon ! »
Comme le lecteur n’aurait pas, à entendre la nomenclature de ces présens, la dixième partie de la joie qu’éprouva Moselekatse à les posséder du regard, nous lui en ferons grace ; toutefois nous laisserons le capitaine raconter lui-même l’effet produit par la prodigieuse houppelande : « Il se leva brusquement, gros d’une grande idée, et fit signe au Parsi d’approcher et de l’aider à se revêtir de l’habit ; ainsi arrangé, il se secoua à plusieurs reprises en regardant sa personne dans un miroir avec une évidente satisfaction. Puis il voulut habiller à son tour le page Mohanycom, afin de s’assurer si le vêtement faisait aussi bien par derrière ; une fois ce point difficile dûment éclairci, le despote jeta bas sa ceinture, et, se montrant in puris naturalibus, il commanda à toute la cour de l’assister dans une opération bien autrement compliquée, à savoir de le faire entrer dans une paire de culottes de tartan. »
On conçoit avec quel empressement le roi des Matabilis fit emporter ces richesses précieuses, auxquelles il joignit les pantalons de soie rouge du Parsi, sous prétexte qu’on avait oublié de les lui donner. Jusqu’alors son vêtement de cérémonie, son habit de cour, avait consisté en un tablier composé de lanières de peau de chèvre noire, chargé de colifichets, de verroteries enlacées de la façon la plus bizarre et la plus capricieuse. Ses visites aux wagons devinrent fréquentes, trop fréquentes même ; il était difficile de soustraire à sa vue certains articles trop indispensables pour pouvoir lui être offerts, et sa majesté, furetant partout, ouvrant les coffres, faisait une revue exacte et parfois une razzia effrayante, choisissant tantôt des colliers pour ses femmes, tantôt des souliers pour lui. Quelquefois, vêtu du splendide duffel, il s’asseyait au milieu de sa cour sur une chaise empruntée aux voyageurs, et faisait allumer six chandelles de cire, provenant de la même source, pour mieux illuminer sa radieuse personne. Souvent sa majesté s’enivrait d’outchualla, espèce de bière faite avec du grain kafre fermenté ; tout le jour, on voyait de longues files de femmes arriver en chantant vers le kraal royal, portant sur leurs têtes des tasses pleines de ce breuvage. Au reste, il envoyait lui-même des bœufs et de vieilles vaches à ses hôtes ; ils n’avaient à se plaindre que de son importunité. De hardis trafiquans s’étaient plus d’une fois montrés à sa cour, et l’appât du gain arrêtait en lui les instincts sanguinaires.
La chasse aux éléphans est le privilége exclusif du souverain. Cependant il accorda volontiers aux deux Anglais la permission de se livrer à ce plaisir de prince ; mais le point important était de pouvoir obtenir la liberté de retourner par la rivière Vaal, et aucun des interprètes n’osait faire cette demande à Moselekatse, parce que des émigrans avaient été, sur cette même route, surpris, pillés et massacrés par les Matabilis ; une armée venait d’être mise sur pied pour continuer la campagne contre d’autres colons, et Moselekatse éprouvait la plus grande répugnance à parler et à entendre parler de cette guerre sourde faite par les sauvages aux blancs de la contrée. Les wagons capturés sur le colon Érasmus et sur les siens étaient là, dans le kraal de Kapain. Malgré la défense faite par les deux voyageurs, les stupides Hottentots ne cessaient de questionner les passans, de leur demander des détails sur cette fatale expédition, et il eût suffi d’un mot sur ce sujet rapporté au roi pour encourir sa colère et s’exposer peut-être à éprouver le même sort, si la caravane s’obstinait à suivre le cours de Vaal River. Ainsi, d’une part, Moselekatse, avec toute l’adresse du sauvage, cherchait, par ses bonnes manières, à effacer l’impression fâcheuse que produisait parmi les blancs cette attaque accompagnée d’un massacre général ; de l’autre, feignant d’ignorer cet évènement capital, les voyageurs faisaient peu à peu des cadeaux au roi, achetant ainsi les promesses et, pour ainsi dire, les passeports qu’ils voulaient lui arracher.
Andries trahissait ses maîtres et les sacrifiait à la cupidité du Matabili ; il cherchait à décourager les gens de la troupe en leur faisant peur des flèches empoisonnées des Bushmans. Après avoir exigé successivement tout ce qui pouvait lui être accordé, Moselekatse voulut avoir la tente. Les chasseurs refusaient, se réservant ce cadeau comme un dernier moyen de triompher des répugnances du despote. Enfin, ennuyé sans doute de la présence de cette caravane, Moselekatse consentit à laisser partir le capitaine et sa troupe par la route désirée, et à leur fournir des guides comme sauve-garde, au cas où ils rencontreraient l’armée, qui revenait de son expédition, sous les ordres du ministre Kapili ; il consentit à tout cela pour une masse imposante de grains de verre ! La tente lui fut aussi cédée, et, tandis qu’il se complaisait à se coucher dans sa nouvelle maison, à essayer l’un après l’autre sur sa personne les cent colifichets dont il se voyait possesseur, nos deux voyageurs songèrent à se mettre en marche.
Nous passerons sous silence les curieux détails que donne le capitaine Harris sur l’intérieur de Moselekatse, sur son sérail, sur ses femmes, parmi lesquelles gémit une petite Griqua prisonnière, fille d’un chef de Bechuana tué avec les siens sur les bords de cette fatale rivière Vaal, et nous quitterons avec eux la cour de cet ignoble sauvage, dont on rit un instant, puis dont on a horreur et dégoût au bout de quelques pages, comme après quelques jours de résidence près de lui. Les plus barbares d’entre les souverains n’oublient pas que, s’ils sont rois, il y en a d’autres qu’eux sur la terre, et, bien qu’il se croie le plus grand monarque du monde, Moselekatse daigna s’informer du roi Guillaume, du nombre de ses troupeaux, et charger ces messieurs de le complimenter de sa part.
Une fois en paix avec Moselekatse les voyageurs n’avaient rien à craindre des autres tribus, ils pouvaient parcourir librement le désert, et commencer ce qui les tentait le plus, la chasse aux éléphans, le plus noble des sports. N’oublions pas que les chevaux boitent, que les bœufs s’égarent la nuit, et que les Hottentots s’enivrent si bien, qu’il faut les dénicher sous les buissons ; et, tout en suivant la caravane dans le sud-est, faisons cette dernière observation à propos de Moselekatse : que, dans les divers degrés de barbarie ou de civilisation, les peuples sont portés à baiser la main qui les opprime, parce qu’elle est forte, et que rien ne ressemble tant à une nation sauvage qu’une nation abâtardie ; toutes les deux sont en enfance, l’une n’en sort pas encore, l’autre y est retombée.
Nous voici sur les bords de la Moriqua : elle sort de dessous une haie de magnifiques arbres épineux et traverse de beaux pâturages semés çà et là de grands acacias à fleur jaune ; des mimosas groupés en petits massifs forment des oasis d’ombre où viennent s’abriter les pintades. Plus loin, sur la rive nord, s’étend une plaine bordée de montagnes bleues ; des mokaalas aux feuilles en parasol, plantés indistinctement dans l’immensité, sont comme la bannière autour de laquelle se rallient et dorment les gnoos, les sassaybys (acronatus lunata) et les hartebests. Parfois des sauvages assez doux se laissent voir au passage, et quelque monstrueux rhinocéros met la caravane en émoi. Mais dès le lendemain matin, au-dessus des buissons, tout au haut d’un arbre, le capitaine Harris aperçoit une tête gracieuse qui se balance au bout d’un cou droit comme un pin : c’était the long sought giraffe, la giraffe après laquelle il avait si long-temps soupiré. Quel temps de galop sur les traces de la majestueuse bête ! Le cheval tombe dans un trou, le chasseur fait une culbute (ce n’était pas la première), mais qu’importe ? l’animal est blessé, et la victoire reste au cavalier moulu dans sa chute. Combien de pareils exploits dans ce livre, et toujours racontés de la manière la plus variée et la plus divertissante ! Ces combats d’un Européen contre de gros quadrupèdes presque fabuleux pour nous rappellent les histoires (nous ne dirons pas les contes), les légendes héroïques et chevaleresques de l’Hippogriphe, de la Chimère et de la Tarasque, avec cette différence toutefois, qu’ici l’homme a sous ses mains des armes trop sûres pour que le fantastique puisse intervenir dans la lutte. Cette promenade triomphante conduisit les deux chasseurs aux bords du Tolaan-River, dans un isthme délicieux où ils visitèrent le fils de Moselekatse, an aristocratic and intelligent lad, de quatorze à quinze ans. Le conquérant qui fonde un empire et une dynastie est fier, hautain, orgueilleux de ses exploits, mais il s’appuie sur lui-même ; le fils du conquérant, même chez les sauvages, se montre seulement vain, c’est-à-dire glorieux de ce qu’il n’a pas gagné, d’une position toute faite.
Le 1er novembre, au matin, parut un corps de guerriers matabilis, qui chassaient devant eux un large troupeau de bœufs ; ils se dirigeaient vers le kraal du souverain ; ces bœufs étaient le butin pris sur les émigrans, ces soldats ceux de Kapili. Le pays, de plus en plus varié, présentait des cascades, des bois, et dans le lointain les monts Kashan. Toutefois la rencontre de bergers matabilis armés de lances et de boucliers et plus nombreux qu’ils ne l’auraient désiré, rendait de temps à autre la position des voyageurs assez précaire. Encore teints du sang des Hollandais, exaltés par cette victoire récente, en guerre contre tout homme blanc, ces Kafres hideux regrettaient qu’une escorte royale mît les étrangers à l’abri de leurs coups. Aussi ce fut une double joie pour le capitaine Harris de s’éloigner du milieu de ces kraals et de rencontrer pour la première fois des traces d’éléphans.
Tout en suivant les monts Kashan, la caravane était à chaque instant assaillie par les lions ; les excursions produisaient aussi des résultats de jour en jour plus satisfaisans. Un water-buck (aigocerus ellipsiprymnus) tomba sous les balles du capitaine : il prétend être le seul Européen qui ait jamais tiré sur ce curieux animal, connu dans la science depuis dix ans à peine. Ses yeux sont larges et brillans, ses bois pesans, blancs, légèrement cannelés, longs de trois pieds, presque perpendiculaires à la tête ; les pointes se recourbent en avant ; le cou est garni d’une crinière, la queue touffue à son extrémité. La femelle n’a pas de bois. Enfin, un soir, après s’être, avec l’aide des sauvages, fortement retranchés, de peur des lions, chaque nuit plus nombreux, les chasseurs, campés sur une hauteur, mirent le feu aux herbes de la plaine pour refouler les éléphans dans un endroit donné ; ils avaient vu la veille trois lionnes couchées près du cadavre gigantesque d’un de ces animaux, et, en avançant, ils trouvèrent le sol horriblement foulé par les pieds d’une troupe nombreuse qui avait pris sa route vers les montagnes.
Les monts Kashan, courant nord et sud, renferment les sources de toutes les rivières qui se déversent à l’ouest dans l’Atlantique, à l’est dans le canal de Mozambique. Une population heureuse de Bechuanas occupait ces contrées avant que Moselekatse l’eût détruite ; un faible reste des tribus conquises habite encore ces rocs creusés par des torrens innombrables, et ce fut un sauvage de la nation des Baquanas, haut de près de six pieds français, qui vint annoncer aux deux voyageurs la présence d’une belle horde d’éléphans. Aussitôt, traversant des forêts remplies de babouins, ils arrivent sur la trace, mais des jours se passent avant qu’on puisse atteindre la bande ; rhinocéros blancs, hyènes, sangliers, buffles, se lèvent devant eux ; aigles et vautours planent sur leurs têtes ; ils vont toujours. La mousson verse ses pluies, le tonnerre gronde avec fureur, ébranlant les montagnes ; les éclairs illuminent un horizon de ténèbres effrayantes ; les bœufs se perdent dans l’obscurité ; les chariots, battus par la tempête, vacillent sur les essieux, s’enfoncent dans les sables des rivières ; les chevaux sont dans l’eau jusqu’aux genoux, sur un sol détrempé ; enfin, à la première éclaircie, la trace perdue se retrouve, elle est plus fraîche, l’éléphant est là. Laissons le héros de la chasse parler lui-même : « Là, à notre inexprimable satisfaction, nous découvrîmes un grand troupeau de ces animaux long-temps cherchés, qui broutaient nonchalamment à l’entrée du vallon ; notre attention avait été dirigée de ce côté par une forte émanation que nous apportait la brise. N’ayant jamais vu le noble éléphant dans ses forêts natales, nous fixions nos regards sur lui avec un indicible intérêt ; Andries était si agité, qu’il ne pouvait articuler une parole. Les yeux ouverts, les lèvres tremblantes, il poussa enfin ce cri : Dar stand de oliphant ! Deux Matabilis furent envoyés vers les éléphans pour les amener en bas dans la vallée, que nous remontâmes lentement, sans bruit, contre le vent. Arrivés à trois cents pas environ, nous pressâmes nos chevaux et prîmes une position plus élevée, dans un vieux village construit en pierre. Les cris des sauvages, qui se montrèrent en haut frappant leurs boucliers, firent que les animaux marchèrent sans nous voir, de notre côté, jusqu’à vingt pas de l’embuscade. Le groupe était de neuf, toutes femelles à larges défenses. Nous choisîmes la plus belle et, avec le plus grand sang-froid, lui envoyâmes une décharge de cinq balles ; elle tomba, se remit un peu, poussa un petit cri de désespoir, tandis que les autres, redressant leurs trompes, gravirent la colline avec la plus grande vitesse, leurs larges oreilles en éventail clapotant sur les joues en raison de la rapidité de leur course. »
En se retournant, les chasseurs voient une seconde vallée entourée de collines pierreuses et nues, traversée par un petit ruisseau, paysage immense, panorama unique, entièrement couvert d’éléphans ! La nuit, au milieu de l’orage et du vent, ces gigantesques animaux, horriblement troublés dans leur habituelle quiétude, passaient près des voyageurs en poussant avec leurs trompes une plainte ou un cri de colère pareil à l’éclat de la trompette.
Cependant le capitaine Harris éprouva un sentiment de pitié pour les pauvres bêtes si impitoyablement harcelées ; ce fut lorsqu’un de ces beaux quadrupèdes, en tombant près de son petit trop jeune encore pour fuir, rappela à l’officier anglais son propre éléphant, sa monture favorite dans ses courses à travers les jungles de l’Inde. Comme pour venger leurs sujets (qu’ils ne ménagent guère eux-mêmes), les lions, rois du désert, attaquaient le camp en plein jour, et il fallait les repousser à coups de fusil du haut des chariots ; il y en avait de tout âge, depuis le lionceau encore sans crinière, jusqu’au vieux lion si décrépit qu’il n’avait plus de dents, et ne daignait pas prendre la fuite. Assurément, pour qu’un animal arrive à ce degré de vieillesse et meure dans son gîte de mort naturelle, il faut qu’il règne en maître sur ses nombreux ennemis, et qu’il s’en fasse craindre même quand il n’a plus la force de se défendre.
Sur les bords du Limpopo, le crocodile et l’hippopotame, amphibies tous les deux, se partageaient l’empire des eaux et se disputaient la possession des marais et des grèves. La chasse du dernier de ces animaux n’était pas sans danger, et elle présentait aussi des difficultés particulières, en ce que l’hippopotame, presque caché sous l’eau, ne montrait pour point de mire que l’extrémité de son museau. Sa chair est excellente ; elle passe même pour une des délicacies les plus recherchées sur les tables hollandaises, et nos deux Anglais ne négligèrent pas de s’en assurer par eux-mêmes. Quant aux pieds d’éléphant, ils les déclarent indignes d’être goûtés, et pareils en tout à de fortes semelles de bottes.
Cette rivière de Limpopo est comme le point auquel viennent se rallier les troupes d’éléphans, de buffles, d’hippopotames et de rhinocéros, presque à l’exclusion des animaux plus faibles qui doivent nécessairement aller chercher pâture ailleurs. Au reste, la Providence a fait la part de chacun : les plus gros, comme s’ils craignaient de trop se montrer et d’attirer l’ennemi de trop loin, se tiennent dans les joncs, sous les arbres, dans les fossés ; les petits, au contraire, quaggas, antelopes, cerfs de toute espèce, comptant sur l’agilité de leurs jambes, paissent en plaine.
Il fallait, laissant à l’ouest la rivière Limpopo, traverser au nord les monts Kashan ; les guides de Moselekatse refusèrent d’aller au-delà, parce qu’ils seraient entrés sur le territoire de Dingaan, leur ennemi acharné. « Ces montagnes, dit le capitaine Harris, assurément les plus hautes de l’Afrique méridionale, ne sont peut-être pas aussi élevées qu’elles le paraissent, parce qu’elles surgissent brusquement d’en bas, sans transition de terrain. Du haut d’une des cimes que nous gravîmes, l’extraordinaire réfraction de l’atmosphère nous permit d’apercevoir, dans la direction de Delagoa, une très lointaine chaîne d’autres montagnes courant aussi nord et sud, que l’on dit être la limite orientale des conquêtes de Moselekatse. C’est dans cette région, l’est des vallons si beaux, mais si malsains, dans lesquels la Vaal prend sa source, que Triechard, le chef des premiers émigrans hollandais, alla s’établir sur les bords de ce qui semble être une large rivière, tributaire du Limpopo au dire des indigènes ; toutefois la source et le cours de cette rivière sont encore inconnus. Elle fut découverte par Robert Scoon. »
De là, les voyageurs, marchant toujours, observant le cours des ruisseaux et la direction des montagnes, campèrent sur la rivière Machachochan, au lieu même où périrent les Griquas, vaincus par Moselekatse, car ses états ont été conquis à la pointe de la lance ; il a d’ailleurs gagné plus de terrain que de sujets, ce qui peut-être n’est pas contre la politique d’un prince dont les troupeaux sont toute la richesse. Après une splendide chasse aux giraffes, fort curieuse en elle-même et par les détails que donne le capitaine Harris sur les mœurs de ce gracieux animal, la caravane tourna définitivement le dos au tropique et mit le cap au sud. Bientôt le pays devint moins riant, moins peuplé de sauvages et d’animaux ; à peine rencontrait-on quelques gazelles et quelques débris errans des tribus Bechuanas décimées par le lieutenant de Moselekatse. Ces pauvres gens, assis devant leurs huttes, ne répondaient à aucun appel, à aucune avance, pas même à celle d’une tabatière ouverte et tendue vers eux. Souvent même ils paraissaient si misérables, que les chasseurs, en passant, leur tuaient un buffle, un rhinocéros, qu’ils laissaient sur place afin qu’ils pussent s’en repaître. Ce qui inquiétait les Bechuanas, c’était l’escorte de Matabilis toujours présente, parce que la caravane rentrait dans les limites du territoire de Moselekatse, et ce fut même avec un des chefs que se traita en dernier ressort la grande question du retour par la Vaal. Le seul évènement qui marqua le voyage jusqu’à cette rivière fut la découverte d’une nouvelle espèce d’antelope du sous-genre aigoceros ; les bois de cet antelope sont plats, hauts de trois pieds, et retombent gracieusement sur le dos en forme de croissant.
Le 16 décembre, il fallut dire adieu « à ces forêts enchanteresses de Kashan, » quitter « ce paradis du sportsman, » et rentrer dans le désert, où l’eau est rare, où l’œil n’a plus pour se reposer la verdure des arbres et de la plaine. L’escorte des Matabilis, chargée de quelques nouveaux présens pour le souverain, le grand éléphant Moselekatse, prit le chemin de Mosega ; les Anglais firent route au nord, tirant çà et là quelques élans, traversant ruisseaux et fondrières, rencontrant de loin en loin et à de grandes distances des sauvages de la tribu indépendante des Barapootsis, établis aux sources de la Vaal. L’arrivée aux bords de cette rivière fut saluée par les Hottentots à grands coups de fouet, et telle était la soif des bœufs, qu’ils trottèrent en sentant l’eau ; les hippopotames se baignaient joyeusement dans cette rivière, plongeant comme des loutres.
Pareille au Kichna, qui, prenant sa source à vingt lieues du rivage malabar, va se jeter dans le golfe du Bengale, la Vaal part de derrière Delagoa-Bay, à 3 degrés ouest de ce port. « Joignant le cours principal du Great-Orange, dont elle est un des bras, à 250 milles géographiques au-dessous du confluent de la Chonapas, elle traverse de l’est à l’ouest le continent africain comme une grande artère, et se décharge dans l’Atlantique. » Désormais le pays à parcourir jusqu’à la colonie était complètement inexploré ; les lions et les sauvages inquiétaient la marche de la petite troupe déjà bien diminuée, quant au bétail, par la perte d’un bœuf et la consommation journalière que les hommes et les animaux de la plaine faisaient des maigres brebis achetées à Somerset ; le capitaine lui-même souffrait d’une chute sur les pierres ; les chariots, à demi disloqués et chargés de dépouilles, menaçaient ruine. Le 23 décembre, la caravane arriva devant la Nama-Hari ou Donkin River ; cette rivière prend sa source cinquante lieues dans l’est, à moitié chemin entre Port-Natal et Delagoa-Bay, dans les hautes montagnes qui séparent la Kafrerie du pays des Bechuanas. La chaleur devenait accablante, les attelages périssaient de soif et de fatigue au milieu de cette contrée désolée, si rarement rafraîchie par un ruisseau ; et ces cours d’eau si rares, il fallait les franchir, travail exorbitant qui achevait d’abattre à tout jamais ces pauvres bêtes, souvent liées au joug douze heures de suite sans brouter une poignée d’herbe.
Trois jours entiers, les voyageurs errèrent dans la solitude, ne sachant si les traces qu’ils rencontraient étaient celles des Griquas ou celles des émigrans ; des Bushmans pygmées et des buissons nains animaient seuls ce désert. Aux orages de la mousson déjà passée succédait le simoun ; c’était un triste christmas pour des Anglais, désormais privés de leur tente, et tant bien que mal logés dans des chariots. Enfin, après une reconnaissance poussée sur divers points, on trouva des squelettes de chevaux « et des lambeaux de corps humains, qui furent déclarés, d’après la dimension des crânes, appartenir à des Hollandais. » Voilà tout ce qui restait d’une troupe d’émigrans partis dans l’espérance d’un meilleur avenir ! Quelques jours après, « assez tard dans l’après-midi, nous donnâmes dans une ornière creusée par des chariots, dit le capitaine Harris, et nous traversâmes la rivière en suivant un sentier qui nous mena à un camp d’émigrans abandonné. Leurs huttes de roseaux, désormais désertes, offraient un abri si invitant, que nous résolûmes d’y faire halte un jour, afin de reposer nos bœufs, de nettoyer les chariots, et de donner aux Hottentots l’occasion de danser en l’honneur du nouvel an. » Conçoit-on ces stupides et hideuses figures grimaçant et sautant sans pitié sur la place temporairement habitée par leurs maîtres, leurs amis, peut-être leurs parens, et insultant par une orgie aux ruines de paille et de jonc de ce qui fut six mois la colonie d’une colonie ! Et au milieu de quel paysage cela se passait-il ? Le voici : « Nous traversâmes une étendue de terrain d’environ trois lieues, bas et imprégné de sel, rempli de mares et de petits lacs. Le nombre d’animaux sauvages rassemblés dans cette plaine humide est vraiment fabuleux ; les routes battues par leurs marches et contre-marches ressemblent à des voies. À chaque pas, d’incroyables troupeaux de toute espèce de gazelles et de gnoos, des escadrons de quaggas communs et zébrés exécutaient leurs évolutions compliquées ; parfois un petit groupe d’autruches vêtues de leurs plumes blanches jouaient le rôle d’officiers supérieurs et d’état-major avec tant de vérité, que le spectateur ne pouvait s’empêcher de songer à une revue de cavalerie. » Et devant une pareille scène, les Hottentots buvaient !
Ainsi les animaux sont redevenus maîtres des plaines qu’arrose la Vaal ; elles sont immenses, unies, longues à traverser au pas, monotones à mourir ; la nature, pour abréger l’ennui du voyageur, y a semé sur ses pas les plus gentilles fleurs, les bulbeuses surtout, si odorantes et si variées, afin que, laissant tomber plus près de lui son regard fatigué d’un horizon sans limites, il trouve à souhait mille corolles entr’ouvertes, mille parfums odorans qui le charment et le captivent. Combien de fois dans la vie ne trouve-t-on pas de longues périodes d’années ainsi faites, où tout serait ennui si l’on ne savait apprécier dans le cercle le plus restreint les plaisirs simples et cachés !
Au-delà sont les monts Wittebergen ou Quathlama, large ceinture basaltique qui enserre le rivage oriental à une distance de vingt-neuf à trente lieues de la mer ; pays peu connu, où se cachent les sources du Caledon et du Nu-Gareep, où vivent retirées beaucoup de nations sauvages, parmi lesquelles plus d’une sont cannibales, si on en croit le rapports de hardis missionnaires français qui, les premiers, ont fait connaître les tribus des Barimos et des Ba-Mahakanas.
Traverser ces contrées pendant l’été (décembre et janvier), c’était choisir le meilleur temps pour n’éviter aucun des nombreux inconvéniens qui les rendent presque inhabitables : chaleur suffocante, sources rares, marais fétides, mirage éternel qui montre aux yeux fatigués des lacs fuyans ! Mais un dernier et véritable malheur y attendait la caravane. Des débris d’animaux, des huttes creusées en terre, annonçaient le voisinage des Bushmans ; les voyageurs allaient en avant, heureux de sentir le terme prochain de leur expédition, lorsqu’un jour « plusieurs fantômes à forme humaine se dessinèrent à l’horizon, courant à toutes jambes vers le sommet d’une colline déjà couverte d’une troupe d’individus de même espèce. » On entra en pourparler ; rien ne se passa d’extraordinaire ; seulement on veilla bien autour des wagons durant la nuit, tandis que les Bushmans allumèrent des feux sur les hauteurs. Le lendemain, la petite troupe traversa un camp d’émigrans, désert comme le premier, passa une rivière (la Modder), et chemina toujours, escortée de près ou de loin par les Bushmans. Enfin, une nuit les bœufs disparurent. Ce n’étaient pas des lions qui les avaient dévorés ; ils venaient d’être enlevés par ces pygmées, qui, retranchés sur une éminence, criaient avec fierté : « Les voilà, ils sont ici, vos bœufs ; venez les prendre, si vous êtes des hommes ! » Il fut convenu qu’on ferait contre les voleurs une attaque nocturne à la manière de celles de Bas-de-Cuir contre les Peaux-Rouges, mais assurément moins sérieuse, et de part et d’autre assez grotesque. Que l’on se figure cinq ou six hommes montés sur des « squelettes de chevaux, » partant à minuit pour assiéger dans leurs trous une horde de Lilliputiens ! Après cinq heures d’attente, le jour paraît, les fusils armés menacent l’invisible ennemi ; mais, au lieu des pillards, nos deux voyageurs ne trouvèrent que les cadavres de dix-neuf de leurs bœufs, dévorés par des chiens. La colère des chasseurs, frustrés dans leur vengeance, dut nécessairement tomber sur les innocens quadrupèdes de la plaine. La ressource dernière était de monter les meilleurs chevaux et d’aller chercher du secours. Les deux Anglais firent route au sud, et leur bonne étoile les mena droit à un camp d’émigrans hollandais. Là finit, à vrai dire, leur voyage dans ce qu’il a d’aventureux. De nouveaux attelages allèrent rejoindre les wagons et les conduisirent, après de longues journées encore, « à la civilisation, » puis à la colonie du capitaine. Ainsi cet incident, capital en lui-même, mais sans suite trop fâcheuse, fut comme le coup de vent à l’entrée du port, qui fait que, pour preuve du danger couru, on mouille en rade avec quelques voiles en lambeaux.
Les voyageurs rapportaient une ample collection de dessins, de peaux préparées, de notes et de magnifiques souvenirs ; ils venaient d’accomplir une excursion non-seulement périlleuse, mais dans laquelle il avait fallu une grande énergie morale pour se tracer une route, une courageuse persévérance pour la suivre sans dévier, au milieu des obstacles incessans qui naissaient des hommes et des choses. Quant aux privations, avaient-elles été sérieuses ? Je laisse au lecteur le soin d’en juger par ce passage : « Le voyageur dans l’Inde, accoutumé aux aisances que procurent une tente et le service des domestiques, peut à peine se faire une idée des mille difficultés, détresses et désappointemens qui attendent le chasseur errant dans le désert d’Afrique. ....... Rien ne peut surpasser l’ennui que causent les Hottentots, dont l’indolence nous forçait souvent à nous lever la nuit. La pluie, qui nous poursuivait sans relâche, triplait au moins le decomfort que nous éprouvions. Je ne le nie pas, parfois j’ai soupiré après les douceurs auxquelles nous avons été accoutumés (dans l’Inde) ; le pain et la viande, avec une simple tasse de café et de thé, composaient des mois entiers tout notre ordinaire. » Pauvres gens ! Mais c’est un capitaine du génie, un officier de l’Inde qui parle ; ses vingt-cinq serviteurs, sa haute paie, son grade élevé, l’ont habitué à un luxe que nous ne comprenons guère.
Nous avons pensé qu’une pareille relation, postérieure à celles de Janssens, de De Mist, des missionnaires, et peu répandue en Europe, inconnue en France, ne serait pas sans intérêt, même si rapidement analysée. Un coup d’œil net jeté sur les solitudes où se passent des évènemens d’une mince importance, il est vrai, mais bien graves cependant au point de vue de l’humanité, des détails topographiques sur cette partie de l’Afrique méridionale comprise entre les frontières de la colonie, le tropique du capricorne, l’Océan Atlantique et la baie de Delagoa, une description et presque une histoire complète des tribus conquérantes et des tribus conquises, ainsi qu’une indication des animaux avec lesquels elles partagent le désert, un bon nombre de données géographiques sur des fleuves et des rivières, des montagnes et des collines rarement explorées dans leur ensemble, voilà ce qui recommande l’ouvrage du capitaine Harris à plus d’une classe de lecteurs. Chasseur passionné, naturaliste habile, le capitaine, versé dans la littérature de son pays, sait varier son style, jeter çà et là dans ses pages de beaux vers, des citations choisies, qui rompent la monotonie d’une narration, conter les épisodes avec esprit et gaieté, et surtout peindre avec ame les paysages variés qui se déploient devant lui. Il voit la nature sous ses aspects multiples, et, comme il l’aime en artiste et quelquefois en poète, il comprend et fait comprendre qu’elle est toujours pleine de magnificences dans les mornes pâturages de la Vaal comme dans les sublimes forêts qu’abritent les monts Kashan.
À ce livre précieux à plus d’un titre sont joints une carte, un appendice zoologique, et une esquisse de l’émigration des colons hollandais dans le Natal en 1836. Cette dernière partie de l’ouvrage contient des détails assurément peu connus sur la marche, les établissemens temporaires et définitifs des émigrans ; peut-être ne nous saura-t-on pas mauvais gré d’en donner ici un rapide aperçu.
« L’abandon de la colonie du Cap par les anciens habitans hollandais est sans exemple dans l’histoire des possessions anglaises, dit le capitaine Harris. Des émigrations partielles n’ont rien de rare, mais il s’agit ici d’un corps de cinq à six mille individus qui ont, d’un commun accord, déserté le lieu de leur naissance, le toit de leurs pères, pour se plonger dans les déserts non frayés de l’intérieur, bravant les périls et les fatigues d’un voyage dans ces contrées solitaires, quoique beaucoup d’entre eux fussent sur le déclin de l’âge, et cherchant une nouvelle patrie sur un sol étranger et inhospitalier. »
En effet, c’est un spectacle extraordinaire et solennel que celui de cette troupe de colons se faisant tout à coup nomades, marchant avec une obstination résignée droit devant eux, tournant le dos aux habitations, s’enfuyant vers le désert, se vouant, eux, leurs femmes et leurs enfans, à tous les dangers d’une émigration aventureuse, et cela pour se soustraire à la domination anglaise, pour se créer hors des limites reculées de la colonie une patrie quelconque. Mais quelles furent les causes de cette détermination ? C’étaient « les pertes que leur faisait éprouver l’émancipation des esclaves (essayée par l’Angleterre sur des sujets conquis), l’absence de lois qui pussent les protéger contre les déprédations et le vagabondage des gens sans aveu qui infestent la colonie, et surtout l’état peu sûr des frontières de l’est et l’insuffisant appui que leur prêtait le gouvernement anglais contre les attaques des Kafres, qui avaient changé en solitudes les lieux les plus richement cultivés. »
Ce sont là, il faut en convenir, de sérieux griefs, et l’écrivain anglais lui-même s’étonne que le gouvernement du Cap ait si longtemps négligé d’apporter à cet état de choses des remèdes dictés par « la raison, la justice et l’humanité. » Pris au dépourvu par une mesure qui les privait brusquement du travail des esclaves, sans qu’ils eussent eu le temps de s’y préparer, exposés aux incursions des sauvages, sous les coups desquels « ils virent durant bien des années, leurs foyers inondés du sang de leurs parens les plus proches et les plus chers, » abandonnés complètement par les nouveaux maîtres, qui semblaient ne voir dans cette colonie, si florissante et si laborieuse, autre chose qu’un port de relâche sur la route des Indes et de la Nouvelle-Hollande, les colons de la frontière secouèrent un joug pesant, puisqu’il était inutile, et brisèrent hardiment les derniers liens par lesquels ils tenaient aux nations civilisées.
Quand cette grande détermination fut arrêtée, quand ce projet d’émigration fut bien mûri par les mécontens, il se tint des conseils : où aller, où fuir pour être à l’abri des Anglais et des sauvages, des maîtres qui opprimaient sans secourir, des ennemis chaque jour plus entreprenans ? Et comme on parlait beaucoup sur la frontière de la richesse du sol dans le Natal, on résolut de se diriger vers ce point ; un détachement de hardis colons s’avança jusqu’à cet Eldorado, et le rapport que firent les éclaireurs de la contrée explorée fut assez encourageant pour que toute la troupe se préparât au départ. Une attaque soudaine faite par les Kafres retarda ce moment décisif, tout en le rendant plus désirable encore. À peine les hostilités eurent-elles cessé que trente familles, composant le premier détachement, se mirent en route sous le commandement de Louis Triechard. Afin d’éviter la rencontre des tribus kafres, les émigrans traversèrent au nord-est la Grande-Rivière, tournèrent les montagnes qui séparent la Kafrerie du pays des Bechuanas, pour descendre ensuite droit à l’est, dans les plaines de Natal ; mais hélas ! « ces monts présentent une barrière insurmontable : ce sont d’innombrables collines pyramidales entassées en désordre et de la manière la plus fantastique ; un pic s’élève et se dresse au-dessus d’un autre comme pour arrêter, entraver la marche de l’homme, et à plus forte raison celle de tout chariot roulant sur un essieu. » Aussi ces pionniers, ignorant la topographie d’une contrée encore si peu étudiée, dépassèrent de beaucoup la latitude de Port-Natal, et, à la fin de mai 1836, ils se trouvèrent, entre les 26e et 27e degrés, dans une plaine fertile, mais déserte, à l’est de la belle rivière traversée par nos voyageurs, qui coule doucement au nord-est, au milieu d’un pays plat, et se jette dans le Limpopo, dont les eaux se déversent au fond de Belagoa-Bay, à l’entrée du canal de Mozambique. Pour revenir au point qu’ils cherchaient, il eut fallu traverser les états de Dingaan, roi des Zooloos, c’est-à-dire affronter un redoutable ennemi dans une contrée éminemment insalubre ; et comme les pâturages, l’eau potable, le bois, le gibier, abondaient sur les bords de cette rivière et dans les plaines qu’elle arrose, Triechard et les siens résolurent de s’y fixer. Cet exemple fut suivi par d’autres détachemens qui s’acheminèrent avec leurs troupeaux au-delà de Great-River, à travers le désert, et sans autre détermination bien arrêtée que celle d’abandonner leurs anciennes demeures. Sourds aux avis des missionnaires rencontrés çà et là sur leur route, ils se répandirent imprudemment le long des rives fertiles et verdoyantes de la Vaal, en attendant que l’intérieur fût exploré et que leurs plans fussent ultérieurement arrêtés.
En mai 1836, deux petits détachemens poussèrent une reconnaissance dans le nord-est ; ils virent Triechard établi à Zout-pans-Berg, et, après un voyage de seize jours dans une région fertile et inhabitée, ils arrivèrent jusqu’aux environs de Delagoa-Bay, près de Conrad Bays, qui vivait au milieu d’une tribu de naturels désignés, à cause de la forme remarquable de leurs nez, par le nom de Knof-nosed Kafirs (Kafres au nez bossu). Satisfaits de leur exploration, les deux chefs Bronkhorst et Potgeiter revenaient gaiement apporter à la petite colonie la nouvelle qu’une terre riche et abondante les attendait ; mais ils ne trouvèrent rien qu’un sol ensanglanté, couvert des ossemens de leurs frères ! C’était Moselekatse qui les avait attaqués, et vingt-quatre d’entre les colons étaient morts dans le combat.
Les états de ce monarque sont immenses ; la Vaal les borne au sud, et c’est de ce côté que des Griquas, profitant de l’absence des guerriers matabilis, avaient poussé leurs incursions souvent couronnées d’un plein succès, puisqu’ils étaient venus à bout d’enlever, dans l’une de ces expéditions, tous les troupeaux paissant en liberté sur les terres de Moselekatse. Depuis lors, le monarque avait expressément défendu à tout homme, trafiquant, chasseur ou autre, d’aborder ses états par ce côté : de fortes divisions de Matabilis parcouraient ces parages pour mieux faire respecter ses ordres ; mais la route restait toujours ouverte par Kuruman ou New-Littakoo. Or les émigrans, formidables par le nombre, s’avançant par le chemin prohibé jusqu’aux frontières et même jusqu’au territoire de Moselekatse, devaient exciter la colère de cet ombrageux despote ; de plus leur magnifique bétail était une tentation pour lui, il s’était décidé à donner une leçon aux pionniers, afin de leur apprendre qu’on n’entrait pas ainsi sans cérémonie sur ses domaines, et qu’au moins fallait-il tâcher d’obtenir sa bienveillance par des présens. La leçon avait été terrible. Les cinq cents guerriers envoyés contre les émigrans rencontrèrent, chemin faisant, le colon Erasmus qui chassait l’éléphant, toujours dans la partie réservée. Un soir qu’il arrivait seul à ses chariots avec son fils, Erasmus les vit serrés de près par une bande de sauvages armés ; il partit au galop vers le camp le plus voisin, en ramena sept colons déterminés, et, après un combat opiniâtre, les Matabilis se retirèrent, laissant un grand nombre de morts ; les Hollandais n’avaient perdu qu’un des leurs.
Ceci n’était que le prélude d’un drame plus sanglant ; neuf chariots groupés à une petite distance du camp furent assaillis par un parti de ces mêmes sauvages, le bétail fut enlevé, vingt-quatre Hollandais restèrent sur la place. Six jours après, Erasmus, voulant savoir au juste quel avait été le sort des siens, osa reparaître dans ce lieu fatal : deux de ses fils étaient prisonniers, les cadavres de ses cinq esclaves gisaient sur le sol, et la trace des chariots indiquait qu’ils avaient été conduits vers Kapain. Le capitaine Harris les y trouva en effet, renfermés dans le milieu du kraal.
Après ce désastre, les émigrans, rejoints par ceux qui revenaient du nord-est, revinrent sur leurs pas, s’éloignèrent de la frontière si rigoureusement défendue, et campèrent de nouveau aux bords de la Donkin ou Nama-Hari, tributaire de la Vaal. Abattus par le découragement et le chagrin, ou peut-être heureux d’une indépendance si chèrement achetée, les émigrans restaient là, sans songer à traiter d’une manière quelconque avec Moselekatse, qui bientôt les fit attaquer par une véritable armée. Leur mode de défense, car il n’était plus temps de fuir, fut celui qu’adoptent généralement aussi les carreteros de la Pampa ; ils formèrent un enclos avec leurs cinquante wagons bien liés entre eux par les cordes d’attelage ; au centre de cette forteresse improvisée, ils en formèrent une plus petite pour les femmes et les enfans. Pleins de courage et de résolution, ils marchèrent à cheval au-devant des cinq mille Matabilis, mais tout en se battant ils finirent par reculer jusque dans leurs retranchemens ; là, les sauvages les chargèrent avec furie ; dix fois repoussés, dix fois ils revinrent au combat. Les Hollandais avaient à défendre leur vie, celle de leurs femmes et de leurs enfans ; après un quart d’heure d’une lutte désespérée, les sauvages furent complètement battus ; lançant leurs javelots par-dessus l’enceinte, ils s’éloignèrent bientôt, sans pouvoir cacher leur perte, qui était de cent cinquante guerriers. L’attaque avait été dirigée par Kapili, ce ministre de Moselekatse que nous avons vu plusieurs fois venir s’asseoir sous la tente du capitaine Harris. Parmi les émigrans, il y avait eu deux morts et dix blessés ; c’était beaucoup pour une petite armée abandonnée à elle-même ; d’ailleurs, les troupeaux restaient au pouvoir de l’ennemi, et les Hollandais eurent beau le poursuivre vigoureusement dans sa retraite. : bœufs et moutons, tout fut perdu.
Une partie des Hollandais escorta alors les femmes et les enfans jusqu’à la mission de M. Archbell, à Tchaba-Uncha, où ils restèrent en sûreté ; les autres, munis de nouveaux attelages, revinrent camper sur les bords de la Modder, où ils furent rejoints par un fort détachement, dont le chef, Maritz, riche et ambitieux fermier de Graaf-Reinet, fut bientôt proclamé gouverneur-général de la colonie nomade. Il y avait alors, rassemblés autour de Tchaba-Uncha, gros village de Griquas-Barolongs, cent cinquante chariots gardés et habités par une population de huit cents ames.
Le capitaine Harris raconte, dans un style pittoresque, la revanche que prit Gert-Maritz sur les Matabilis : « À peine eut-il en main les rênes du gouvernement, que son premier soin fut de former un détachement assez considérable pour se venger de l’injure reçue… Le 3 janvier 1837, un commando (expédition), consistant en cent sept Hollandais, quarante Griquas à cheval et soixante sauvages à pied, quitta Tchaba-Uncha, guidé par un prisonnier matabili, qui ne voulut jamais se risquer à reparaître devant son roi. Prenant considérablement à l’ouest du point de départ, ils traversèrent presque à sa source le Hart-River, et tombèrent dans le chemin de Kurruman ; par cette manœuvre adroite, ils s’approchèrent des kraals de Moselekatse, précisément du côté où ce monarque devait le moins s’attendre à une attaque. Une gracieuse et fertile vallée, bornée au nord et au nord-est par les monts Korrichane, et formant un bassin de trois à quatre lieues de circonférence, renfermait le village militaire de Mosega et quinze des principaux kraals, dans lesquels se trouvait, avec une grande troupe de guerriers, le lieutenant Kapili, à peine guéri d’une blessure au genou reçue dans le dernier combat. Ce fut là que se dirigèrent les Hollandais. Dès que les premiers rayons du soleil éclairèrent cette matinée du 17 janvier, si célèbre dans les annales des émigrans, la petite bande de Maritz sortit tout à coup en silence d’un passage caché dans les montagnes, et avant que le soleil atteignît le zénith, les cadavres de quatre cents guerriers choisis, la fleur de la barbare chevalerie des Matabilis, jonchaient la vallée ensanglantée de Mosega. Aucune créature humaine ne se doutait du danger, et le trou que fit une balle dans le contrevent de la chambre à coucher d’un des missionnaires américains fut le premier avertissement de l’attaque méditée. Un de leurs domestiques, Bechuana converti (Baba, qui servit d’interprète au capitaine), fut pris pour un Matabili, et poursuivi de si près, qu’il n’échappa qu’en plongeant dans la rivière comme un hippopotame… Les sauvages coururent aux armes à la première alerte, et se défendirent courageusement, mais ils tombèrent comme des moineaux à mesure qu’ils sortaient des retranchemens, car aucun d’eux ne put, avec sa javeline, percer la cuirasse de peau de bœuf qui couvrait la poitrine des Hollandais. »
Moselekatse ne se trouvait pas là ; enflé par le récent succès de ses campagnes, ce despote, retiré à Kapain, songeait tranquillement à sa gloire, et c’en était fait de lui si Maritz eût porté plus loin ses pas victorieux ; mais il se contenta de ramener sept mille têtes de bétail et ses chariots : les missionnaires revinrent aussi à Thaba-Uncha, ils craignaient avec raison le ressentiment de Moselekatse.
Le capitaine Harris avait donc visité Kapain entre la victoire et la défaite des Matabilis, entre la déconfiture d’Erasmus et l’attaque de Maritz ; aussi trouva-t-il, à son retour dans la colonie, toutes les têtes tournées par le succès de cette expédition ; la manie de l’émigration avait, comme une véritable épidémie, fait des progrès rapides. « La promesse de terres illimitées possédées sans taxe ni impôts tenta des centaines de colons que leur éloignement de la frontière avait rendus moins prompts à s’enflammer ; d’autres qui, comme la chauve-souris de la fable, attendaient prudemment l’issue des choses, proclamèrent enfin ouvertement leur horreur de la domination anglaise. Il y en avait aussi qui, agissant, disaient-ils, au nom de la parenté, allaient parce que les leurs étaient partis : ceux-ci mus par l’ambition, par le goût des aventures et de la vie nomade ; ceux-là, et c’était le plus grand nombre, par le désir naturel d’avoir part au butin. Pendant des semaines, la frontière fut dans une grande fermentation : chaque jour, on voyait de longues caravanes de Hollandais se plonger dans le désert, et se rallier aux drapeaux de leurs compatriotes expatriés. »
Ainsi, voilà que l’amour de l’indépendance se traduit chez les Hollandais pacifiques et prudens par une aveugle folie qui les pousse à entreprendre sans réflexion des expéditions extravagantes et téméraires ! En avril 1837, Piet Retif, commandant de Winterberg, officier brave et distingué, se trouvant, avec une forte division de cavalerie, campé à une assez grande distance de la troupe de Maritz, céda aux instances de ses compatriotes, et accepta le titre de gouverneur et général en chef. Digne de remplir ce poste éminent, Retief donna des preuves de sa capacité en nommant des officiers, dictant des lois sages, et surtout en passant des traités avec les tribus voisines, Basutos, Barolongs, Baharootzis et Lishuanis, toutes ennemies déclarées de Moselekatse. Ces dispositions une fois prises, les émigrans retournèrent vers le lieu du premier désastre, et, en mai 1837, « plus de mille chariots et environ mille six cents hommes en état de porter les armes, avec leurs femmes, leurs enfans, leurs esclaves, se trouvèrent réunis au confluent des deux grands bras de la Vet-River. Un commando de cinq cents hommes devait partir le 1er juin pour aller demander à Moselekatse une cession de territoire ou pour détruire le despote ; alors ils seraient tous allés vers Triechard, et là ils devaient poser la première pierre de leur ville ; New-Amsterdam devait lever son front au sein même du désert. »
Cependant le prudent Matabili se retira en lieu de sûreté au-delà du tropique, attendant une occasion de porter aux émigrans le coup décisif dont ils le menaçaient eux-mêmes. La discorde se mit dans le camp ; ceux-ci voulaient occuper sans retard les fertiles plaines abandonnées par Moselekatse, ceux-là persistaient dans le dessein de rejoindre Triechard à Delagoa-Bay. C’était l’avis de Retief. Placés entre la mer et les montagnes, les Hollandais pourraient résister plus facilement aux attaques des sauvages et aux poursuites des Anglais ; en sa qualité de général en chef, il adressa donc au gouvernement du Cap la lettre suivante : « Le soussigné, commandant en chef des camps-unis, expose humblement que nous, colons, comme sujets du gouvernement anglais, avons, dans ces circonstances fâcheuses, fait connaître nos maux à plusieurs reprises au gouvernement de sa majesté ; mais, ayant trouvé que tous nos efforts pour obtenir justice restaient sans succès, nous avons enfin résolu d’abandonner le lieu de notre naissance, afin d’éviter de nous rendre coupables d’aucun acte qui pût être considéré comme un grief à l’égard de nos gouvernans. Cet abandon de notre pays nous a occasionné des pertes incalculables ; malgré cela, nous ne nourrissons aucune haine contre la nation anglaise, et, pour rester d’accord avec ces sentimens, le commerce entre nous et les marchands anglais sera, de notre part, librement établi et encouragé, tout en comprenant bien que nous sommes reconnus comme peuple indépendant et dégagé de tout lien d’obéissance. »
Cette déclaration était claire : les émigrans établis en pays neutre secouaient le joug de l’Angleterre, qui les avait, la première, abandonnés à leur sort, et ils voulaient se constituer en état libre, d’après les lois qui régissent les républiques unies de l’Amérique du Nord. Il y avait dans cette résolution, franchement exprimée, quelque chose d’audacieux et de chevaleresque ; trente années passées sous le joug de l’Angleterre n’avaient rien changé dans l’esprit patriotique des Hollandais. — Peu de temps après, Retief et les siens parvinrent à franchir les monts Quathlamba ou Draakenbergs ; voyage long et fatigant qui les amena dans le pays de Dingaan, roi de toutes les tribus zooloos, avec lequel ils voulaient traiter de la cession du territoire convoité à Port-Natal. Mais un roi des Mantatis, Sikonyela, ennemi de Dingaan (dont il avait pu jusqu’ici éviter de subir le joug en se retirant derrière les montagnes, aux sources de Nu-Gareep River), ayant enlevé une partie du bétail des Zooloos, vint à passer non loin du camp de Retief. Dingaan put croire que les émigrans avaient pris part à l’incursion de son ennemi, et leur commandant dut se rendre au plus vite près du despote pour se disculper, car les apparences étaient contre lui ; il était important d’empêcher toute rupture au moment où la grande question paraissait sur le point d’être décidée. Retief promit de remettre à Dingaan les troupeaux volés et les voleurs ; il ne tint sa promesse qu’en partie, car il se garda bien de livrer à son ennemi Sikonyela, avec qui il avait toujours eu des relations amicales. Sans doute le despote zooloo se mit dans une terrible colère quand il se vit frustré dans sa vengeance, et, de la part du chef des émigrans, c’était une louable et généreuse action d’avoir risqué de nuire à ses intérêts en sauvant la vie à un sauvage. Enfin, le traité fut conclu, et Dingaan céda aux Hollandais tout le pays appelé Natal, entre Tugala et Unzimvooboo. D’après cette convention, la nouvelle colonie se trouvait complètement en dehors de la domination anglaise, établie dans un pays aussi distinct des possessions du Cap que le sont celles des Portugais à Mozambique.
« Mais, dit le capitaine Harris, il était écrit dans la destinée de Retief qu’il n’aborderait jamais cette terre promise. » Une brillante victoire remportée sur Moselekatse, un riche territoire concédé par Dingaan, des traités conclus avec toutes les tribus kafres, tels étaient les résultats de cette campagne, dont le commencement avait été si fatal ; un tel succès aveugla les émigrans, et leur imprudence les perdit. Dans la matinée du 6 février 1838, les Hollandais compagnons de Retief sellaient leurs chevaux pour retourner au camp, heureux d’y apporter une si bonne nouvelle ; tout était terminé ; ils se voyaient déjà, paisibles habitans des plaines de Natal, occupés à faire paître leur bétail dans un pays nouveau où aucun joug ne pèserait sur eux, où aucun souvenir amer ne troublerait leur repos. Ils allaient donc partir quand Dingaan les pria de rester pour être témoins d’une fête brillante donnée en leur honneur. Afin qu’ils prissent eux-mêmes aux danses une part active, il désira qu’ils laissassent loin d’eux leurs armes à feu. Un jeune homme de la troupe, Thomas Halstead, venait d’être secrètement averti qu’il se tramait une trahison ; il en informa Retief, le supplia de ne pas s’abandonner à la merci des sauvages ; son avis ne fut pas écouté, et Thomas seul cacha dans sa manche un poignard.
Les danseurs étaient trois mille Zooloos qui, selon la coutume, avançaient et reculaient ; peu à peu ils se rapprochèrent du centre, serrant toujours de plus près les émigrans. Enfin au signal donné par Dingaan, et tandis que les Hollandais sans défiance buvaient la bière fermentée qu’on leur versait largement, les sauvages se précipitèrent sur leurs victimes. Ces infortunés furent traînés par les cheveux jusqu’au bord de la rivière, à un mille de là ; après avoir d’abord assommé Retief avec une certaine ostentation de perfidie, ils brisèrent le crâne des uns avec des massues et tordirent le cou des autres. Halstead avait eu le temps de renverser de deux coups de poignard les deux sauvages qui le saisissaient ; mais il ne gagna à cet acte de courage que d’être le témoin de la plus horrible boucherie : son tour vint, il fut écorché vif et mourut dans les plus cruelles tortures. On sut alors que, dans une précédente occasion, le même plan avait été concerté, mais que, l’officier chargé de cette mission sanguinaire n’ayant pas voulu obéir, Dingaan s’en était remis à lui-même du soin de massacrer les Hollandais.
Bientôt arriva aux établissemens anglais la nouvelle du massacre de Retief et de ses compagnons ; il était question aussi d’un corps de Zooloos qui devait surprendre le reste du camp hollandais. De son côté, le gouvernement anglais avait envoyé des forces imposantes vers les émigrans pour les ramener vers la colonie ou les arrêter par la voie des armes. Il parut urgent d’avertir ces Boors (paysans) dévoués à une mort certaine, mais la fatalité voulut que le débordement des rivières empêchât les courriers d’arriver à temps pour prévenir le désastre. Pleins de sécurité, les émigrans étaient si loin de s’attendre à une attaque, qu’ils n’avaient pris aucune des précautions que leur prescrivait cependant un genre de vie aussi aventureux. Dans la nuit du 17 février, dix mille sauvages se ruèrent pêle-mêle dans le camp endormi ; et, réveillant les Boors de leurs songes de paix et de tranquillité avec des cris et des hurlemens, ils emmenèrent vingt mille têtes de bétail après avoir égorgé de cinq à six mille individus sans distinction d’âge ni de sexe, déchirant avec une barbarie sans exemple ces victimes assoupies, coupant le sein des femmes : ils mirent le comble à tant de cruautés en brisant le crâne des pauvres petits enfans sur la roue des chariots. »
Un peu avant le dénouement de cet horrible drame, un corps d’environ mille Anglais et gens de couleur assez mal choisis s’était mis en marche furtivement pour se réunir aux émigrans de Natal ; mais, arrivés au camp à midi, ils ne virent plus ni ceux qu’ils cherchaient, ni l’ennemi qui avait ensanglanté la plaine. Ils ne purent atteindre que quatre mille têtes de bétail et cinq cents femmes qu’ils ramenèrent captives. Les missionnaires, forcés de quitter Mosega, se réunirent à leurs collègues au Port-Natal, et de là ils firent voile pour le Cap. Quand ces hommes paisibles demandèrent au tyran zooloo la permission de se retirer, il leur répondit : « Partez, allez-vous-en vite ! Quand cette demande ne serait pas venue de vous, je vous aurais chassés de mes états, car j’ai appris des filles de ma famille que vous ne parlez jamais de moi que comme d’un menteur et d’un assassin, et que vous priez sans cesse le ciel de délivrer la terre d’un si odieux mécréant ! » Et cependant il ne leur fit éprouver aucune vexation dans leur retraite, bien que les femmes du sérail, appelées en témoignage par le roi, eussent répété les éloges que les missionnaires faisaient de sa majesté.
L’arrière-garde, la réserve des émigrans, établie à l’ouest des Drakenberg, ne tarda pas à projeter une incursion sur le territoire ennemi pour venger la mort des malheureux colons ; car les choses étaient ainsi disposées, qu’une série non interrompue d’attaques et de surprises mutuelles devait marquer cette guerre entre les Kafres et les blancs. Le 6 avril, un corps de quatre mille Boors à cheval, commandés par Piet Uys et Jacobas Potgeiter, se mit en campagne pour tenter un coup de main sur Unkunginglove, capitale des Zooloos. « Le premier, dit le narrateur, était un patriarche qui, durant l’année précédente, avait quitté la colonie pour des raisons particulières, lui et ses descendans jusqu’à la troisième génération. Beaucoup de ses fils et petits-fils avaient déjà misérablement péri, et c’était maintenant le tour de l’aïeul de joindre ses os à ceux des siens qui gisaient sans sépulture dans une région lointaine. »
C’est par l’ouest que la petite troupe entra sur les terres de Dingaan, et rien ne s’opposa à son passage ; seulement, sur les hauteurs, derrière la capitale du sauvage, était déployée sa puissante armée. Deux rocs, couverts chacun d’une division, se trouvaient liés entre eux par un défilé dans lequel un troisième corps se tenait en embuscade. L’ennemi se montrait supérieur en nombre, ses dispositions annonçaient un parti pris de se défendre avec courage ; toutefois, sans hésiter un instant, les émigrans chargèrent, divisés en deux détachemens. Dès le commencement de l’attaque, les chevaux que commandait Potgeiter, effrayés par les hurlemens et le bruit des javelots frappant sur les boucliers de cuir, furent mis en pleine déroute. Ce fut une confusion irréparable, et le vieux Uys reçut à lui seul tout le choc de cette multitude de sauvages exaspérés. Sa petite bande le soutint avec un courage héroïque ; profitant même du désordre causé dans les bandes ennemies par son feu bien nourri, le vieillard se jeta avec vingt des siens au plus épais de la mêlée pour sauver un ami renversé au fond d’un ravin par la chute de son cheval, mais un roc à pic l’arrêta, et il fut cerné par les Zooloos. Un de ses petits-fils, âgé de douze ans, combattit bravement et succomba le premier aux pieds de son aïeul ; lui-même, la cuisse traversée par une zagaie, épuisé par la perte de son sang, criblé de blessures, il porta jusqu’à la fin des coups terribles aux sauvages, et expira en s’écriant « Tirez-vous de là à coups de fusil, mes braves garçons, c’est mon destin de mourir ! » Et neuf des siens tombaient à ses côtés ! Peu à peu les sauvages se rallièrent ; c’en était fait de la petite troupe, serrée de près, lorsqu’une fusillade soutenue avec vigueur permit à ce qui restait d’émigrans de se frayer une route, de faire une brèche dans cette muraille vivante. Poursuivis dans leur retraite, menacés d’une attaque nocturne, ils se cachèrent au plus épais d’un champ de maïs pour attendre au passage les espions qui cherchaient à découvrir où ils camperaient cette nuit-là, et ils tirèrent si juste, qu’aucun de ces sauvages ne retourna porter à son roi le message attendu.
Le jour même de cette sanglante et désastreuse affaire, un corps de huit à neuf cents hommes, Anglais et sang-mêlés des établissemens de Port-Natal, s’était mis en marche pour seconder l’attaque des Boors sur le kraal des Zooloos ; la moitié seulement de ces audacieux pionniers portait des armes à feu. Sur les bords de la Tugala, ils rencontrèrent un poste militaire de Zooloos, habilement placé au sommet d’une colline escarpée qui dominait de toutes parts un terrain coupé de ravins et entièrement nu. Cette fois comme toujours, les émigrans ne songèrent même pas à reculer ; ils tentèrent follement d’enlever cette position. Le nombre des sauvages, doublé par l’arrivée de divers renforts, s’éleva bientôt à douze mille. Cette armée put prendre immédiatement l’offensive, et il ne resta d’autre chance aux émigrans que de former le cercle ; ils offraient un front fort rétréci, puisqu’il avait fallu mettre au centre les hommes non armés de fusils. La ligne fut donc rompue, le bataillon entamé, et il en résulta une telle boucherie, que deux cent cinquante d’entre les vaincus survécurent seuls à cette fatale expédition, dont ils coururent porter la nouvelle à Port-Natal.
Une double victoire avait donc livré aux Zooloos tout le pays que les colons croyaient posséder en toute sécurité. Les sauvages continuèrent de ravager les établissemens à peine formés, et, comme cela devait arriver toujours, un corps de deux mille hommes, partis au secours de leurs frères, atteignit trop tard le camp qu’ils voulaient défendre. Des sauvages déserteurs, qui s’étaient associés à la fortune des Hollandais, durent aussi se cacher dans les prairies ; mais les Zooloos entreprirent contre eux une chasse en règle, les traquant de buissons en buissons, tuant à coups de javelines les femmes errantes et les enfans délaissés. Aucun blanc n’eût survécu à l’invasion des Kafres, si par bonheur le brick Comet ne se fût trouvé sur la côte pour recevoir les débris de cette émigration, naguère pleine d’espérance et de courage, et encore fallut-il protéger l’embarquement à coups de canon.
Il ne restait plus que la division de Maritz, que nous avons laissée au-delà des monts Drakenberg. Autour d’elle se rallièrent les émigrans dispersés sur les bords des rivières Reit et Modder. Mille autres colons passèrent encore la frontière pour partager leurs périls, et, avec plus de prudence que leurs devanciers, ils arrivèrent tous à Port-Natal, dont ils prirent possession au nom des camps-unis, fondant de nouveau, avec une incroyable audace et une ténacité sans exemple, cette colonie indépendante rêvée par tous les mécontens.
Cependant le gouvernement anglais faisait des efforts toujours inutiles pour arrêter cette fièvre d’émigration ; les magistrats, les ministres de l’église réformée, étaient priés d’employer tous les moyens possibles de persuasion pour détourner les colons d’accomplir leurs projets. Le gouverneur-général chargea un officier d’état-major de faire un rapport sur l’état des établissemens de Port-Natal, et de déclarer aux Hollandais que tous ceux qui voudraient rentrer dans les limites des possessions anglaises seraient amnistiés, reçus à bras ouverts sans être inquiétés, ni pour ce crime de désertion, ni pour aucun acte que l’on pût qualifier de rébellion. Le nombre de ceux qui rentrèrent fut très minime, et ce durent être des Anglais ou des hommes de couleur, car les Hollandais ayant consulté les femmes dans un grand conseil, selon leur antique usage, celles-ci aimèrent mieux courir les chances d’une mort cruelle, ou au moins celles d’une guerre incessante, que de fouler encore le sol maudit de la colonie. La proclamation adressée par le gouvernement anglais aux émigrans était capable de produire un effet instantané sur des têtes moins échauffées que celles des Hollandais par des griefs anciens et des malheurs récens. Le gouvernement avait senti quelle responsabilité pesait sur lui ; ne pouvait-on pas l’accuser d’être la cause des désastres que les émigrans venaient d’éprouver par la négligence qu’il avait apportée à écouter leurs plaintes ? À des maux déjà si aggravés, il fallait de prompts remèdes, et le langage du gouverneur, si paternel qu’il faisait aux émigrans toutes les avances, prouve deux choses : qu’on avait jusqu’alors traité les Hollandais avec un certain mépris, et que leur absence faisait dépérir à vue d’œil la colonie, jadis si florissante.
Ne faut-il voir dans ce refus d’accepter une amnistie pleine et entière autre chose qu’un amour-propre excessif, une obstination tout hollandaise ? Si trente années de conquête n’avaient pu habituer les colons au joug anglais, la cause en était-elle dans l’inaptitude des vaincus à se faire à des lois protectrices, mais étrangères, ou dans l’indifférence des vainqueurs à se concilier l’affection de ceux-là ? Toujours est-il que Maritz s’entêta à rester au Port-Natal ; il avait autour de lui six cent cinquante hommes en état de porter les armes, et trois mille cinq cents femmes, enfans et serviteurs. Avec trois cents cavaliers et quatre pièces de campagne, il voulait prendre sa revanche sur Dingaan, comme autrefois sur Moselekatse ; mais il donna brusquement sa démission de généralissime, et fut remplacé par Landmann, homme plus prudent, quoique moins capable, qui conseilla de différer l’expédition. D’ailleurs, le repos et l’abondance des pâturages devaient rendre à leurs chevaux épuisés la force qui leur manquait, et il valait mieux attaquer Dingaan pendant l’hiver, époque à laquelle ce despote ne faisait pas volontiers la guerre, le vêtement trop léger de ses soldats ne leur permettant pas de tenir la campagne pendant la saison rigoureuse. Les mois de juillet et août se passèrent donc de la part des émigrans en patrouilles, en reconnaissances poussées parfois loin du camp, qu’ils avaient cette fois fortifié de leur mieux.
Dès le printemps, les Zooloos reprirent les hostilités. Dingaan avait mis l’hiver à profit, et les émigrans furent plus surpris qu’effrayés de voir une centaine de Kafres à cheval et armés de fusils. Cette misérable cavalerie, après avoir commis d’assez grandes dévastations parmi les troupeaux des Boors, essuya une déroute complète. L’astre de Dingaan était sur son déclin ; craignant le voisinage des blancs, il avait envoyé dans l’intérieur son bétail, sa richesse, son véritable trésor, sous la garde d’une division qui fut battue et dépouillée par d’autres sauvages. Les émigrans, préparés de longue main à une expédition décisive, se mirent en campagne avec leurs quatre pièces de canon ; leur troupe montait à six cents cavaliers : dans une bataille mémorable livrée en vue de Unkunkinglove, les Zooloos, malgré les fusils enlevés dans les précédentes attaques, ne tardèrent pas à être culbutés, massacrés par milliers ; ce fut un coup décisif dont leur nation ne se relèvera jamais. Dingaan mit lui-même le feu à sa capitale, et prit la fuite. La victoire livra aux Boors quatre mille six cents bœufs, des chevaux, des fusils, et beaucoup d’argent qu’il fallut retirer du milieu des flammes ; ils purent ensevelir les restes de leurs compagnons égorgés avec Retief. Dans sa retraite, et sans doute pour arrêter toute poursuite, Dingaan avait laissé sous sa hutte le traité par lequel le territoire de Natal était à jamais concédé aux émigrans.
Ce fut alors que le gouvernement anglais songea à faire occuper militairement et en son nom le pays que les Boors avaient conquis au prix de tant de sang versé. Le langage des autorités changea. Cette première proclamation, dictée par une administration inquiète sur le sort des citoyens qu’elle devait protéger, fut suivie d’une seconde, conçue dans des termes plus sévères. Il y était dit qu’un fort serait élevé à Port-Natal même, que défense serait faite d’envoyer aucun secours aux émigrans, et que des peines seraient infligées à quiconque dépasserait la frontière pour se joindre à eux. Voici, en partie, cette déclaration, signée George Napier :
« Je proclame et déclare que le seul objet du gouvernement de sa majesté, dans l’occupation proposée du Port-Natal, est d’empêcher que cet établissement ne soit au pouvoir de l’une ou de l’autre des deux parties belligérantes, et d’assurer ainsi la puissance d’une intervention capable de maintenir la paix dans l’Afrique méridionale ; que, dans ce but, la susdite occupation sera purement militaire, d’une nature temporaire et entièrement distincte de toute colonisation ou adjonction à la couronne, soit comme colonie, soit comme dépendance coloniale : donc le susdit fort sera fermé à tous commerçans autres que ceux munis d’une licence spéciale du gouvernement Et j’autorise l’officier chargé du commandement du susdit fort à empêcher par la force des armes, si besoin en est, l’entrée de tout navire, le débarquement de toute cargaison sur la côte adjacente, à moins que ledit navire ne soit également muni d’une patente spéciale.
« Pour mieux maintenir l’exécution de cet ordre, comme aussi la subordination dans les limites de cette possession militaire, j’autorise l’officier-commandant du fort à chasser des limites sus-mentionnées toute personne regardée comme préjudiciable et dangereuse à la conservation et à la défense de ladite possession, et s’il est nécessaire, de tenir sous sa garde, aussi long-temps qu’il sera jugé convenable, les personnes sus-désignées, et également de saisir et de mettre en lieu de sûreté toute arme et munition de guerre qui, lors de l’occupation, seront trouvées chez les habitans dudit lieu, après toutefois leur en avoir délivré des reçus. »
Tel est en substance le manifeste du gouverneur ; il frappe d’interdit et efface de la carte la colonie rebelle. Le Port-Natal fut occupé sans opposition, les armes et les munitions furent retirées des mains des Boors. L’amnistie proposée de nouveau fut repoussée avec plus d’énergie que la première fois par tous les émigrans disséminés le long de la Tugala et hors du territoire commandé par le fort. Alors on les menaça de les priver de tout secours par mer, tandis qu’on promettait de les aider de la manière la plus efficace, si, au lieu de pousser au hasard leurs courses aventureuses, ils consentaient à se réunir sur le point convenu, c’est-à-dire, s’ils consentaient à refaire une colonie autour du pavillon britannique. Et n’est-ce pas là précisément ce qui leur répugnait plus même que le terrible voisinage des Kafres ? On leur offrait aussi les moyens de rentrer dans leurs fermes désertes, mais il y avait à cette mesure, outre le refus des Boors, des obstacles matériels. Le gouvernement se voyait avec peine privé des meilleurs colons, dont les habitations riches et bien établies formaient sur la frontière une ligne de défense à jamais rompue ; de leur côté, les émigrans, maintes fois pillés par les Kafres, ne se trouvaient pas plus menacés dans les plaines de Natal, et c’était pour eux une consolation naturelle, facile à comprendre, de se sentir affranchis de toute taxe, de tout impôt, à l’égard d’un gouvernement qu’ils accusaient d’avoir si long-temps négligé leurs intérêts.
Lorsque la garnison anglaise fut installée à Port-Natal, Dingaan envoya deux de ses ministres demander la paix au commandant et renouveler avec lui le traité de cession, qui fut conclu de nouveau au nom de sa majesté ; mais c’était une question en dehors de celle qui se débattait entre l’Angleterre et les émigrans.
Décimés par des attaques non interrompues de la part des sauvages et par les fièvres de la contrée, les compagnons de Triechard s’étaient peu à peu retirés jusque sur le territoire portugais de Pelagoa. Aucune menace, aucune prière ne put les rappeler sur le sol de la colonie. Autour du fort, à vingt lieues environ du Port-Natal, s’éleva, dès 1838, le pittoresque village de Maritz-Burg. Enclavés une seconde fois dans les possessions anglaises, dont le territoire cédé par Dingaan devenait définitivement une dépendance, les Boors établis sur la côte se virent rejoints encore par des frères partis de tous les points de la colonie. Quant à ceux qui, fidèles à leur premier plan, persistèrent à conserver leur indépendance et élevèrent, plus au nord, une petite citadelle gardée par une garnison permanente de quarante hommes, on a vu, dans les journaux de septembre et de novembre dernier, comment ils ont été attaqués et soumis enfin par un petit corps de troupes anglaises.
Telle est l’esquisse de l’histoire de ces émigrations, rapportée avec détail dans l’appendice joint au voyage du capitaine Harris. Le narrateur lui-même termine son récit par les réflexions suivantes, aussi sages qu’impartiales. « Rien n’égale la beauté et la fertilité du pays qui environne les nouveaux établissemens ; des terres ont été assignées, des jardins tracés, des champs ensemencés et plantés. Des centaines de colons avec leurs familles et leurs ménages y arrivent par troupes même des environs du Cap, réalisant ainsi cette prédiction de sir Benjamin d’Urban (secrétaire colonial), que l’absence de toute mesure pour la protection des frontières serait inévitablement suivie de l’abandon et de la ruine de la colonie. » Et plus loin il ajoute : « Quoique personne ne puisse approuver la guerre presque impie que les émigrans déclaraient implicitement au gouvernement anglais, cependant peu de personnes pourront s’empêcher de sympathiser avec leurs souffrances ; et qui leur refuserait la part d’éloge que méritent tant de persévérance et de courage ? Peu habitués aux armes, sans le secours de troupes alliées, ils ont, par leurs seuls efforts, triomphé des plus insurmontables obstacles, et, au prix de tant de sang versé, réussi à humilier les deux plus puissans potentats de l’Afrique méridionale, véritables monstres qui avaient détruit ou soumis à l’esclavage toutes les tribus aborigènes répandues dans le désert, de la baie Delagoa à Unzimvooboo, de l’Océan indien aux solitudes que baignent les flots de l’Atlantique. »
Assurément cette histoire des émigrans hollandais est un chapitre curieux dans les annales si intéressantes des colonies. Vainement, dans leur détresse, ils s’adressèrent à l’ancienne patrie, qui avait peut-être le droit de les plaindre, mais non celui de les défendre. Elle ne put même pas réunir dans d’autres lieux, sous son autorité, sous sa protection particulière et spéciale, ces hommes dévoués qui supposaient, dans l’ignorance de leur cœur, qu’un traité donne au vainqueur le sol et non les habitans. Et si dans cette circonstance critique l’Angleterre vit sa colonie du Cap singulièrement appauvrie par la retraite de plus de dix mille paysans de vieille race, cependant elle a trouvé le moyen de compenser cette perte en s’appropriant le pays conquis par les déserteurs, ce beau territoire de Natal, que le capitaine Harris appelle déjà dans sa carte du nom de Victoria.
- ↑ Un vol. in-8o. Bombay, 1838.