Expédition de Cyrus (Trad. Talbot)/Livre VII

Traduction par Eugène Talbot.
Œuvres complètes de XénophonHachetteTome 2 (p. 155-190).
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LIVRE VII.


CHAPITRE PREMIER.


Anaxibius, chef de la flotte de Sparte, séduit par les offres de Pharnabaze, trompe les Grecs et les fait sortir de Byzance : ils y rentrent de vive force. — Xénophon les calme et les conduit hors de la ville. — Commandement éphémère de Cératade.


Tous les faits accomplis par les Grecs durant leur marche vers les hauts pays avec Cyrus jusqu’à la bataille, tous les incidents de la marche, depuis la mort de Cyrus jusqu’à l’arrivée au Pont-Euxin, et tout ce qui s’est passé depuis le départ du Pont par terre et par mer jusqu’au sortir de la bouche de cette mer et l’arrivée à Chrysopolis d’Asie, tout cela a été raconté dans les livres précédents.

En ce moment, Pharnabaze, craignant que l’armée ne porte la guerre dans son gouvernement, députe vers Anaxibius, chef de la flotte, qui était alors à Byzance, le prie de transporter ces troupes hors de l’Asie et lui promet, en retour, de faire tout ce qu’il lui demanderait. Anaxibius mande alors les stratèges et les lochages des soldats à Byzance, et leur promet une paye s’ils veulent traverser. Les autres chefs répondent qu’ils en délibéreront et feront connaître leur décision ; mais Xénophon dit qu’il veut dès à présent quitter l’armée et s’embarquer. Cependant Anaxibius l’ayant prié de rester pendant le passage et de ne se retirer qu’après, Xénophon y consent.

Sur ces entrefaites, le thrace Seuthès députe Médosade auprès de Xénophon pour le prier de s’employer à faire passer l’armée et lui dire que, s’il s’y emploie, il ne s’en repentira pas. Xénophon répond : « L’armée va certainement passer : que Seuthès ne me donne donc rien pour cela, ni à moi, ni à personne : quand elle sera passée, je me retirerai : qu’il s’adresse à ceux qui restent, et qui seront en mesure de traiter avec lui comme il l’entendra. »

Tous les soldats passent alors à Byzance : Anaxibius ne leur donne point de paye, mais il fait publier par un héraut qu’ils aient à sortir avec armes et bagages, comme pour les congédier après les avoir passés en revue. Les soldats, fâchés de n’avoir pas d’argent pour acheter des vivres pendant la route, font leurs préparatifs avec lenteur. Xénophon, devenu l’hôte de l’harmoste Cléandre, va le trouver, et lui fait ses adieux comme pour s’embarquer. Cléandre lui dit : « Ne fais pas cela ; sinon, tu te feras accuser : en ce moment même, il y en a qui t’accusent de la lenteur avec laquelle l’armée se retire. » Xénophon répond : « Mais je n’en suis pas cause ; les soldats manquent de vivres et ils ne possèdent rien ; voilà pourquoi ils n’ont pas de cœur au départ. — Je te conseille pourtant, reprend Cléandre, de sortir d’ici comme pour marcher avec eux, puis, quand l’armée sera dehors, de t’en séparer seulement. — Allons donc trouver Anaxibius, répond Xénophon, et concertons-nous avec lui. » Ils y vont et lui disent l’affaire. Celui-ci engage à agir ainsi, à faire sortir au plus vite les soldats qui sont prêts, et à leur dire, en outre, que quiconque ne se trouvera pas à la revue et au dénombrement, se déclarera par cela même en faute. Les généraux sortent les premiers, et les autres suivent. Déjà tout le monde, sauf quelques-uns, était dehors, et déjà Étéonicus se tenait près des portes afin, quand tout le monde serait dehors, de les fermer et de mettre la barre.

Anaxibius, convoquant les stratèges et les lochages, leur dit : « Prenez des vivres dans les villages de Thrace : vous y trouverez beaucoup d’orge, du blé, et toute espèce de vivres. Quand vous en aurez, marchez vers la Chersonèse ; là, Cynisque vous donnera la paye. » Quelques soldats, peut-être un des lochages, entendant ces paroles, les rapporte à l’armée. Les stratèges prenaient désinformations sur Seuthès, s’il était ami ou ennemi ; s’il fallait traverser le mont Sacré ou faire un détour par le milieu de la Thrace.

Pendant ces questions, les soldats saisissent leurs armes, et courent en toute hâte vers les portes afin de rentrer dans les murs. Étéonicus et ses gens, voyant accourir les hoplites, ferment les portes et mettent la barre. Les soldats frappent aux portes, et disent que c’est l’injustice la plus criante de les laisser à la merci de l’ennemi ; et ils menacent de briser les portes, si on ne les ouvre pas de bonne grâce. D’autres courent à la mer et pénètrent dans la ville par-dessus le môle, tandis que ceux des soldats qui sont restés à l’intérieur, voyant ce qui se passe aux portes, coupent les barres à coups de hache et ouvrent les battants : l’armée se précipite dans la ville.

Xénophon voit ce qui se passe ; il craint que les Grecs ne se livrent au pillage et qu’il n’en résulte des maux irréparables pour la ville, pour lui-même et pour les soldats : il accourt donc et se jette à l’intérieur avec la masse. Les Byzantins, voyant l’armée entrer de force, s’enfuient de l’agora, les uns vers les navires, les autres dans leurs maisons ; ceux qui étaient chez eux en sortent ; d’autres lancent des trirèmes à la mer afin de se sauver ; tous se figurent qu’ils sont perdus, comme si la ville était prise. Étéonicus se réfugie vers le cap. Anaxibius court à la mer, fait le tour de la ville dans un bateau pêcheur, monte à l’acropole, et envoie aussitôt chercher la garnison de Chalcédoine, ne croyant pas avoir assez des hommes qui sont dans l’acropole pour contenir les Grecs.

Les soldats, apercevant Xénophon, se précipitent en foule vers lui et s’écrient : « C’est aujourd’hui, Xénophon, qu’il faut te montrer un homme. Tu as une ville, tu as des trirèmes, tu as de l’argent, tu as des troupes nombreuses. Maintenant donc, si tu veux, suis-nous, et nous te ferons grand. » Xénophon répond : « C’est bien dit : ainsi ferai-je. Puisque tel est votre désir, posez les armes et prenez vos rangs. » Il voulait les apaiser en leur donnant cet ordre, et il engage les autres chefs à donner le même ordre et à faire poser les armes. Les soldats se formant d’eux-mêmes, les hoplites se rangent en un instant sur cinquante de hauteur, et les peltastes courent aux deux ailes. Ils occupaient une place des plus commodes pour y déployer une armée, celle qui est appelée la place de Thrace, sans maisons et tout unie. Les armes ayant été posées à terre, et les esprits plus calmes, Xénophon convoque l’armée et dit :

« Votre colère, soldats, la pensée où vous êtes qu’on vous a indignement trompés, n’ont rien qui me surprenne. Mais si nous nous laissons aller à notre courroux, si nous punissons de cette fourberie les Lacédémoniens qui sont ici, si nous mettons au pillage une ville qui n’en peut mais, réfléchissez aux suites. Nous serons ennemis déclarés des Lacédémoniens et de leurs alliés, et il est aisé de prévoir quelle guerre en sera la conséquence, en considérant et en se rappelant ce qui s’est passé naguère encore. Nous autres Athéniens, quand nous sommes entrés en guerre avec les Lacédémoniens et leurs alliés, nous avions des trirèmes, sur la mer ou dans nos chantiers, nous en avions au moins quatre cents, les richesses abondaient dans la ville, les revenus annuels du pays et des contrées au delà des frontières s’élevaient à plus de mille talents : nous étions maîtres de toutes les îles, nous avions nombre de villes en Asie, plusieurs en Europe, entre autres, cette Byzance où nous sommes aujourd’hui ; cependant nous avons eu le dessous dans cette guerre, comme vous le savez tous.

« Que croyons-nous qu’il nous arrive, aujourd’hui que les Lacédémoniens n’ont pas seulement les Achéens pour alliés, mais les Athéniens et tous les peuples qui jadis étaient liguée avec ceux-ci, quand nous-mêmes nous avons pour ennemis Tissapherne et tous les barbares de la côte, et par-dessus tout le roi des hauts pays, à qui nous étions venus, si nous avions pu, arracher son royaume et la vie ? Avec tout cela contre nous, y a-t-il quelqu’un d’assez fou pour croire que nous serons vainqueurs ? Au nom des dieux, n’agissons pas en insensés ; ne nous perdons pas nous-mêmes en faisant la guerre à notre patrie, à nos amis, à nos parents. Ils sont tous citoyens des villes qui s’armeront contre nous ; et ce sera justice. Nous n’avons pas voulu garder une seule ville barbare, et cela, triomphants ; mais la première ville grecque où nous entrons, nous la mettons au pillage. Je ne forme qu’un vœu : c’est, avant de vous voir commettre une pareille action, d’être à dix mille brasses sous terre. Je vous conseille donc, à vous Grecs, de vous soumettre aux chefs de la Grèce et d’essayer d’en obtenir un traitement équitable. Si vous ne pouvez y réussir, il faut, en dépit même de cette injustice, ne pas vous faire bannir de la Grèce. Pour le moment, je suis d’avis de députer à Anaxibius et de lui dire que nous ne sommes point entrés dans la ville pour y commettre de violence, « Nous voulons, dirons-nous, obtenir de vous quelque allégement et vous faire voir, en cas de refus, que ce n’est pas en gens dupés, mais soumis, que nous sortons de Byzance. »

L’avis est adopté : on envoie Hiéronyme d’Élis pour porter la parole, ainsi qu’Euryloque d’Arcadie et Philésius d’Achaïe. Ils partent pour dire ce dont ils sont chargés. Les soldait étaient encore assis, lorsque Cératade de Thébes vient les aborder : il n’était point banni de la Grèce, mais il allait de côté et d’autre pour obtenir des commandements, et il s’offrait à la ville ou à la nation qui pouvait avoir besoin de général. Il vient trouver les soldats et leur dit qu’il est prêt à les conduire à l’endroit appelé le Delta de Thrace, où ils auront sous la main une quantité d’objets précieux ; jusqu’à ce qu’ils y soient arrivés, il leur fournira en abondance du vin et des vivres.

Pendant que les soldats l’écoutaient, on leur rapporte la réponse d’Anaxibius. Il dit qu’ils ne se repentiront point de lui avoir obéi, mais qu’il rendra compte de leur conduite aux magistrats de sa patrie, et que, pour son compte, il prendra de son mieux leurs intérêts. Les soldats acceptent Cératade pour stratège et sortent des murs. Cératade convient avec eux de se trouver le lendemain au camp avec des victimes, un devin et des vivres pour l’armée. Dès qu’elle est hors des portes, Anaxibius les fait fermer et fait publier que tout soldat qui sera pris à l’intérieur sera vendu. Le lendemain, Cératade arrive avec les victimes et le devin : il est suivi de vingt hommes chargés de farine d’orge ; vingt autres portent du vin, et trois des olives : un homme apporte de l’ail à plier sous la charge, et un autre des oignons. Cératade fait déposer le tout, comme pour le distribuer, et commence le sacrifice.

Cependant Xénophon envoie chercher Cléandre et le prie de lui obtenir la permission de rentrer dans la ville, afin de s’embarquer au port de Byzance. Cléandre arrive : « J’ai eu grand’peine, dit-il, à obtenir cette permission ; Anaxibius dit qu’il n’est pas convenable que l’armée soit près des murs et Xénophon à l’intérieur, que les. Byzantins sont partagés en factions animées les unes contre les autres. Il te permet cependant de rentrer, mais à condition de t’embarquer avec lui. » Xénophon prend congé des soldats et rentre dans la ville avec Cléandre.

Cératade, le premier jour, n’obtient point de présages heureux et ne distribue rien aux soldats. Le lendemain, les victimes étaient près de l’autel, et Cératade, couronné, se disposait à sacrifier, quand Timasion de Dardanie, Néon d’Asinée et Cléanor d’Orchomène viennent à lui et lui disent de ne point sacrifier, qu’il ne commandera pas l’armée, s’il ne fournit pas de vivres. Cératade ordonne donc la distribution ; mais, comme il s’en fallait beaucoup qu’il y eût de quoi nourrir chaque soldat même un jour, il se retire emmenant ses victimes et renonçant au commandement.


CHAPITRE II.


Discussion sur la route à suivre. — Vente de quatre cents soldats restés à Byzance. — Xénophon se concerte avec Seuthès pour faire passer les Grecs à son service.


Néon d’Asinée, Phryniscus d’Achaïe, Philésius d’Achaïe, Xanthiclès d’Achaïe et Timasion de Dardanie étaient restés avec l’armée : ils la conduisent aux villages des Thraces voisins de Byzance et l’y font camper. Les stratèges n’étaient point d’accord : Cléanor et Phryniscus voulaient conduire les troupes à Seuthès, qui les avait gagnés en donnant à l’un un cheval et à l’autre une femme, et Néon en Chersonèse, persuadé que, si l’on se trouvait sous la puissance des Lacédémoniens, il aurait le commandement de toute l’armée.

Pour Timasion, il désirait repasser en Asie, espérant retourner ensuite dans son pays. C’était aussi ce que voulaient les soldats. Cependant le temps s’écoule : beaucoup de soldats vendent leurs armes dans la campagne et s’embarquent comme ils peuvent ; d’autres distribuent leurs armes dans le pays et se mêlent à la population des villes. Anaxibius est ravi d’apprendre la dissolution de l’armée : il pensait que ce fait causerait la plus grande joie à Pharnabaze.

Parti de Byzance sur un vaisseau, Anaxibius rencontre à Cyzique Aristarque, successeur de Cléandre comme harmoste de Byzance. Celui-ci lui annonce que Polus, désigné comme successeur au commandement de la flotte, est sur le point d’arriver dans l’Hellespont. Anaxibius donne mission à Aristarque de vendre tous les soldats de Cyrus qu’il pourra trouver à Byzance. Cléandre n’en avait vendu aucun : il avait, par un sentiment de pitié, fait prendre soin des malades et forcé de les loger en ville. Aristarque n’est pas plus tôt arrivé, qu’il en fait vendre plus de quatre cents. Anaxibius met à la voile pour Parium, d’où il députe à Pharnabaze pour lui rappeler ses engagements. Mais celui-ci, apprenant l’arrivée d’Aristarque, nouvel harmoste de Byzance, et la fin du commandement naval d’Anaxibius, ne s’inquiète plus d’Anaxibius, mais renouvelle, avec Aristarque, au sujet de l’armée de Cyrus, les mêmes conventions qu’avec Anaxibius.

Alors Anaxibius mande Xénophon, et le presse de mettre en œuvre tous les moyens, tous les ressorts pour s’embarquer et joindre l’armée dans le plus bref délai, de la tenir réunie, de rassembler le plus possible de soldats dispersés, et de les conduire à Périnthe pour passer le plus vite possible en Asie. Il lui donne un triacontore ainsi qu’une lettre, et envoie avec lui un homme chargé d’ordonner aux habitants de Périnthe de fournir immédiatement des chevaux à Xénophon pour se rendre à l’armée. Xénophon part et arrive à l’armée : les soldats le reçoivent avec joie et s’empressent de le suivre, dans l’espoir de repasser de Thrace en Asie.

De son côté, Seuthès, apprenant le retour de Xénophon, lui envoie par mer Médosade pour le prier de lui amener l’armée et lui faire des promesses qu’il croit capables de le séduire. Xénophon répond qu’on lui demande une chose qu’il leur est impossible d’exécuter. Médosade repart avec cette réponse. Dès que les Grecs sont arrivés à Périnthe, Néon se détache et campe séparément à la tête d’environ huit cents hommes. Tout le reste de l’armée demeure réuni et campe sous les murs de Périnthe.

Cependant Xénophon cherche à se procurer des bâtiments pour passer au plus vite en Asie. Au même moment l’harmoste Aristarque arrive à Byzance avec des trirèmes, et, gagné par Pharnabaze, il défend aux maîtres des navires de passer l’armée, se rend au camp, et défend également aux soldats de passer en Asie. Xénophon répond qu’il en a reçu l’ordre d’Anaxibius : « C’est pour cela, dit-il, qu’il m’a envoyé ici. » Aristarque répond : « Anaxibius n’est plus chef de la flotte ; et moi, je suis l’harmoste de ce pays. Si j’en prends un seul de vous sur la mer, je le coule. » Cela dit, il rentre dans les murs.

Le lendemain, il mande les stratèges et les lochages. Ils étaient déjà près du mur, lorsqu’on avertit Xénophon que, s’il entre, on va l’arrêter et lui faire subir quelque mauvais traitement ou le livrer à Pharnabaze. Sur cet avis, Xénophon laisse les autres aller en avant, et dit qu’il a personnellement un sacrifice à faire. Il revient donc et fait un sacrifice pour savoir si les dieux lui permettent de conduire l’armée à Seuthès. En effet, il ne croyait pas qu’il fût sûr pour elle de traverser la Propontide, Aristarque ayant des trirèmes pour l’en empêcher ; et il ne voulait pas non plus aller s’enfermer dans la Chersonèse, où l’armée aurait manqué de tout. D’ailleurs, il aurait fallu obéir à l’harmoste, et l’on n’aurait pas pu s’y procurer de vivres.

Telles étaient les pensées qui le préoccupaient. Les stratèges et les lochages reviennent de chez Aristarque. Ils rapportent que, pour l’instant, ils les a congédiés avec ordre de revenir dans l’après-dînée : ce qui rendait plus évidente la trahison. Xénophon, croyant d’après les victimes que le plus sûr pour lui et pour l’armée est de se rendre auprès de Seuthès, prend Polycrate d’Athènes, un des lochages, prie chacun des stratèges, excepté Néon, de lui donner l’homme en qui il a le plus de confiance, et part la nuit pour le camp de Seuthès, qui était à soixante stades.

Quand on est près, on rencontre des feux, mais point de gardes. D’abord Xénophon croit que Seuthès a décampé ; mais entendant du bruit et les avertissements réciproques des soldats de Seuthès, il se doute que celui-ci fait allumer ainsi des feux en avant des poètes, afin qu’on ne puisse voir les gardes dans l’obscurité, ni savoir où elles sont, tandis que tout ce qui s’en approche ne peut se cacher et se trouve éclairé à plein par la lueur. Ce fait reconnu, il envoie en avant l’interprète qu’il avait pris avec lui, et le prie de dire à Seuthès que Xénophon est là, qui veut conférer avec lui. La garde demande si c’est l’Athénien, celui de l’armée. Il répond que c’est lui-même. Les soldats ne font qu’un saut auprès de Seuthès ; et, quelques instants après, arrivent environ deux cents peltastes qui conduisent Xénophon et sa suite auprès de leur chef. Celui-ci se tenait dans une tour bien gardée, et entourée de chevaux tout bridés ; dans la crainte d’une surprise, il les faisait paître le jour et les tenait prêts pour la nuit. On disait que jadis Térès, son aïeul, dans le même pays et suivi d’une nombreuse armée, avait eu beaucoup de monde de tué par les habitants, qui l’avaient dépouillé de ses équipages. Ces peuples sont les Thyniens, réputés pour les gens les plus redoutables dans les entreprises nocturnes.

Quand on est près de Seuthès, il ordonne qu’on fasse entrer Xénophon avec deux hommes de son choix. Entrés, on commence par se saluer, et, suivant la mode des Thraces, on se donne à boire dans des cornes pleines de vin. Près de Seuthès était Médosade, qu’il envoyait partout en députation. Xénophon prend ensuite la parole : « Seuthès, dit-il, tu m’as d’abord envoyé en Chalcédoine Médosade ici présent, pour me prier de négocier le passage de l’armée hors de l’Asie, me promettant, si je vous rendais ce service, de me payer de retour : c’est ce que m’a dit Médosade que voici » En disant ces mots, il demande à Médosade s’il dit vrai. Celui-ci en convient. « Le même Médosade, quand j’eus repassé de Parium au camp, revint et me promit que, si je t’amenais l’armée, tu me traiterais en ami et en frère, et que, de plus, tu me donnerais les pays maritimes qui sont en ton pouvoir. » II prie de nouveau Médosade d’attester qu’il a dit cela. Médosade en convient encore. « Eh bien, continue-t-il, rapporte donc à Seuthès ce que je t’ai répondu en Chalcédoine. — D’abord tu m’as répondu que l’armée allait passer à Byzance, qu’il était inutile pour cela de te gagner, non plus qu’un autre ; que, si tu traversais, tu t’en irais ; et tu as fait comme tu l’avais dit. — Et que t’ai-je dit, quand tu es venu à Sélybrie ? — Tu m’as dit que c’était impossible, mais que vous alliez à Périnthe pour retourner en Asie. — Aujourd’hui, reprend Xénophon, me voici avec Phryniscus, un des stratèges, et Polycrate, un des lochages ; et, à l’extérieur, se trouvent ceux de leurs hommes en qui chaque stratège, sauf Néon de Laconie, a le plus de confiance. Si donc tu veux rendre notre traité plus authentique, fais-les aussi venir. Toi, Polycrate, va les trouver, dis-leur que je leur ordonne de quitter leurs armes, et toi-même rentre sans épée. »

À ces mots, Seuthès dit qu’il ne se défie d’aucun Athénien : il sait qu’ils lui sont attachés par les liens du sang, et qu’il compte trouver en eux des amis dévoués. On introduit donc ceux dont la présence était nécessaire, et Xénophon commence par demander à Seuthès à quoi il compte employer l’armée. Seuthès répond : « Médosade était mon père : il avait pour sujets les Mélandeptes, les Thyniens et les Tranipses. Forcé de quitter le pays par suite d’une révolte des Odryses, mon père mourut de maladie ; je restai donc orphelin et fus élevé par Médocus, le roi actuel. Devenu jeune homme, je ne pus vivre d’une table étrangère ; assis sur le même banc que lui, je le suppliai de me donner toutes les troupes qu’il pourrait pour faire tout le mal possible à ceux qui nous avaient chassés et ne plus vivre l’œil fixé sur sa table, comme un chien. Il me donna les hommes et les chevaux que vous verrez au jour. Et maintenant je vis à leur tête, pillant les États de mes pères. Si vous vous joignez à moi, j’espère, avec l’aide des dieux, reconquérir aisément mon royaume. Voilà ce que j’ai à vous demander. — Eh bien, reprend Xénophon, si nous venons, que peux-tu donner à l’armée, aux lochages et aux stratèges ? Dis-le, afin que ceux-ci aillent l’annoncer. » Il promet à chaque soldat un statère de Cyzique, le double au lochage, le quadruple au stratège, de la terre autant qu’ils voudraient, des attelages et une ville maritime fortifiée. « Mais, dit Xénophon, si nous essayons d’exécuter l’entreprise, mais que la crainte des Lacédémoniens nous arrête, recevras-tu chez toi ceux qui voudront s’y réfugier ? » Seuthès répond : « Je les traiterai comme des frères, des commensaux, des amis, avec lesquels nous partagerons tout ce que nous pourrons conquérir. Pour toi, Xénophon, je te donnerai ma fille ; si tu as une fille je l’achèterai, suivant la coutume des Thraces, et je vous donnerai pour habitation la ville de Bisanthe[1]. la plus belle de mes places maritimes. »


CHAPITRE III.


Les Grecs, à l’exception de Néon de Laconie, passent au service de Seuthès. — Festin qui sert à consacrer l’alliance. — Expédition nocturne : grand profit qu’on en retire.


Après ce discours, on se donne et l’on se prend la main, puis on se retire. On arrive au camp avant le jour, et chacun rend un compte fidèle à qui l’a envoyé. Dès qu’il est jour, Aristarque convoque de nouveau les stratèges et les lochages ; mais ceux-ci sont d’avis, au lieu d’aller trouver Aristarque de convoquer l’armée. Tout le monde arrive, excepté les soldats de Néon, campés à près de dix stades. Quand on est assemblé, Xénophon se lève et parle ainsi : « Compagnons, Aristarque, que vous savez, nous empêche, avec ses trirèmes, d’aller par mer où nous voulons : il y a du danger à s’embarquer. Il vous ordonne d’entrer dans la Chersonèse et d’y entrer en force par le mont Sacré. Si, après l’avoir passé, nous pénétrons dans le pays, il dit qu’il ne vous vendra plus comme à Byzance, qu’il ne vous trompera plus, mais qu’on vous donnera une solde et qu’on ne négligera plus, comme aujourd’hui, de vous procurer ce dont vous avez besoin. Voilà ce qu’il dit. Voici ce que dit l’autre : si vous allez à lui, il vous traitera bien. C’est donc à vous d’examiner si vous voulez en délibérer à l’instant même, ou bien quand vous serez arrivés où il y a des vivres. Pour moi, mon avis est que, n’ayant pas d’argent ici pour acheter des denrées et personne ne nous laissant prendre de vivres sans argent, nous retournions dans les villages où des gens moins nombreux nous en laisseront prendre, et que là nous écoutions ce qu’on nous demande, afin de choisir ce que nous croirons le meilleur. Que quiconque pense comme moi lève la main. » Tout le monde la lève, « Allez donc faire vos préparatifs, et, quand vous en recevrez l’ordre, suivez votre chef. »

Xénophon se met alors à leur tête : ils suivent. Néon et d’autres envoyés d’Aristarque engagent les troupes à revenir sur leurs pas : on ne les écoute point. Quand on a fait une trentaine de stades, on rencontre Seuthès. Xénophon, l’apercevant, le prie d’approcher, afin qu’un plus grand nombre entende ce qui a trait à l’intérêt de tous. Il s’avance, et Xénophon lui dit : « Nous allons où l’armée pourra trouver de la subsistance : là nous écouterons tes propositions et celles du Lacédémonien, et nous choisirons ce qui nous paraîtra le meilleur. Si tu nous conduis où il y a abondance de vivres, nous nous croirons liés à toi par des liens hospitaliers. » Seuthès répond : « Mais je connais de nombreux villages qui se touchent et qui abondent en provisions i ils ne sont de nous qu’à la distance nécessaire pour mieux dîner. — Eh bien, dit Xénophon, il faut nous y conduire. » On y arrive l’après-dînée ; les soldats s’assemblent, et Seuthès leur dit : « Soldats, je viens vous prier de faire la guerre à mon service : je vous promets que je vous donnerai par mois un statère de Cyzique, et aux lochages ainsi qu’aux stratèges ce qui est d’usage. Mais, en outre, je payerai suivant les mérites. Le manger et le boire, vous le tirerez, comme aujourd’hui, du pays : quant au butin, il m’appartiendra, afin que je le fasse vendre pour vous payer votre solde. Nous sommes en état de poursuivre et de dépister ce qui fuit et se cache : ceux qui nous résisteraient, nous essayerons avec vous de les soumettre. » Xénophon lui demande : « Jusqu’à quelle distance de la mer prétends-tu que l’armée te suive ? » Seuthès répond : « Jamais à plus de sept journées, souvent à moins. »

On permet alors à qui veut de prendre la parole. Beaucoup disent que Seuthès fait des propositions convenables : on est en hiver ; ceux qui veulent retourner dans leur patrie ne le peuvent pas ; il est également impossible de rester en pays ami, n’ayant pas pour acheter de quoi vivre : cantonner et se nourrir en pays ennemi est moins sûr tout seuls qu’avec Seuthè, qui offre tant de ressources ; toucher une solde, c’est à leurs yeux une vraie trouvaille. Xénophon dit alors : « Si quelqu’un a quelque objection, qu’il parle ; sinon, allons aux voix. » Personne n’ayant d’objection, on va aux voix et l’affaire est conclue. Aussitôt on annonce à Seuthès que l’armée est à son service.

Les soldats cantonnent ensuite par divisions. Les stratèges et les lochages sont invités à dîner chez Seuthès, qui occupait un village voisin. Quand ils sont à la porte et près d’entrer pour diner, ils y trouvent un certain Héraclide de Maronée. Cet homme, abordant chacun de ceux qu’il croit avoir de quoi donner à Seuthès, commence par s’adresser à des habitants de Parium, qui venaient négocier une alliance avec Médocus, roi des Odryses, et qui apportaient des présents au roi et à sa femme. Il leur dit que Médocus est dans le haut pays, à douze journées de la mer, et que Seuthès, avec l’armée qu’il vient de recruter, va devenir maître du littoral. « Devenu votre voisin, il aura tous les moyens possibles de vous faire du bien et du mal ; si donc vous êtes sages, vous lui donnerez tout ce que vous apportez : vous vous en trouverez mieux que si vous donnez vos présents à Médocus qui habite au loin. » Ce discours les décide. Il s’approche ensuite de Timasion de Dardanie, ayant entendu dire qu’il avait des coupes et des tapis barbares. Il lui assure que c’est l’usage, quand on est invité à dîner chez Seuthès, que les conviés lui fassent un présent : « Quand il aura un grand pouvoir, ajoute-t-il, il sera en état de te faire rentrer dans ta patrie, ou de te rendre riche ici même. » Héraclide sollicitait de la même manière tous ceux qu’il abordait. Arrivé à Xénophon, il lui dit : « Tu es citoyen d’une grande ville, et ton renom est grand auprès de Seuthès ; peut-être souhaites-tu posséder dans cette contrée, comme l’ont fait beaucoup des vôtres, et des villes et des domaines. Il est donc juste que tu rendes de magnifiques hommages à Seuthès. C’est par bienveillance que je te donne ce conseil. Je suis certain que plus tu donneras, plus tu recevras de notre chef, » Cet avis met Xénophon dans l’embarras ; à son passage de Parium, il n’avait avec lui qu’un esclave et l’argent nécessaire pour la route.

On entre pour dîner. Il y avait là les principaux chefs des Thraces, les stratèges, les lochages des Grecs, les envoyés de plusieurs villes : on s’assied en cercle ; alors on apporte des trépieds pour tous, une vingtaine environ, remplis de viandes coupées en morceaux, avec de grands pains fermentés, tenant aux viandes par des broches. Les mets se placent par préférence devant les étrangers : c’est l’usage. Seuthès sert le premier, il prend les pains servis devant lui, les rompt en morceaux et les lance à qui bon lui semble : il en fait de même des viandes, dont il ne se réserve que pour en goûter. Les autres suivent son exemple, chacun pour les mets qu’il a devant lui. Un certain Arcadien, nommé Arystas, grand mangeur, ne se donne pas la peine de jeter aux autres ; il prend dans sa main un pain de trois chénices, met de la viande sur ses genoux et dîne.

On porte autour des convives des cornes de vin, et personne ne refuse. Arystas, quand l’échanson vient lui apporter la corne, lui dit en regardant Xénophon qui ne mangeait plus : « Donne-la donc à celui-ci, il a le temps, et moi je ne l’ai pas encore. » Seuthès qui l’entend parler demande à l’échanson ce qu’il dit : alors l’échanson, qui savait le grec, le lui raconte, et tout le monde de rire.

Pendant que l’on continue de boire, entre un Thrace menant un cheval blanc. Il prend une corne pleine et dit : « Je bois à ta santé, Seuthès, et je te donne ce cheval, sur lequel tu pourras à ton gré poursuivre et prendre un ennemi, ou lui échapper sans crainte. » Un autre amène un jeune esclave et le lui donne en buvant aussi à sa santé : un troisième lui offre des vêtements pour sa femme. Timasion, buvant à la santé de Seuthès, lui donne une coupe d’argent et un tapis qui valait dix mines. Un certain Gnésippe d’Athènes se lève et dit que c’est un ancien et fort bel usage que ceux qui ont donnent au roi pour lui faire honneur, mais que de son côté le roi donne à jeux qui n’ont rien : t Ainsi, dit-il, j’aurai de quoi te donner et te faire hommage. » Xénophon ne savait que faire, d’autant que, par honneur, on l’avait fait asseoir sur le siège le plus voisin de Seuthès.

Héraclide ordonne à l’échanson de lui présenter la corne. Xénophon, qui avait un peu bu, se lève, prend bravement la corne et dit : « Pour moi, Seuthès, je me donne à toi, moi-même et tous mes compagnons, pour être de tes amis dévoués : nul n’y répugne ; tous, au contraire, désirent, plus encore que moi, devenir tes amis. Et maintenant les voici qui ne te demandent rien, mais jaloux d’affronter pour toi les fatigues et les dangers. Avec eux, s’il plaît aux dieux, tu reprendras possession du vaste pays de tes pères, et tu y ajouteras de nouvelles conquêtes : tu auras beaucoup de chevaux, beaucoup d’hommes, de jolies femmes, qui ne sont pas le fruit du pillage, mais des présents volontaires. » Seuthès se lève, boit avec Xénophon, et répand ensuite à terre le vin qui reste dans la corne.

Entrent alors des Cérasontins, qui sonnent une chasse avec des flûtes et des trompettes de cuir de bœuf cru, le tout en mesure comme s’ils jouaient de la magadis[2]. Seuthès lui-même se lève, jette un cri de guerre et s’élance avec agilité comme pour éviter un trait. Alors entrent des bouffons.

Le soleil était près de se coucher. Les Grecs se lèvent et disent qu’il est l’heure de poser les gardes de nuit et de donner le mot d’ordre. Ils prient Seuthès d’ordonner qu’il n’entre de nuit aucun Thrace dans le camp grec. « Nos ennemis, disent-ils, sont des Thraces comme vous qui êtes nos amis. » Dès qu’ils sont sortis, Seuthès se lève n’ayant point l’air d’un homme ivre. En sortant, il rappelle les stratèges et leur dit : « Compagnons, les ennemis ne savent encore rien de notre alliance. Si nous marchons sur eux avant qu’ils se soient mis sur leurs gardes contre notre irruption et qu’ils aient préparé leurs moyens de défense, nous ferons plus de butin et plus de prisonniers. » Les stratèges approuvent son avis et le prient de les conduire. Seuthès répond : « Préparez-vous donc, attendez, et moi, quand il en sera temps, j’irai vous trouver. Je vous prendrai vous et vos peltastes, et, avec l’aide des dieux, je vous conduirai. » Xénophon leur dit : « Vois donc, puisque nous marcherons de nuit, si l’usage grec ne vaut pas mieux. Pendant le jour, c’est la nature du pays qui décide du genre de troupes qui doivent marcher en tête : hoplites, peltastes ou cavalerie ; durant la nuit, l’usage grec est que les troupes pesantes marchent en avant. De cette manière les armées se séparent moins, et les soldats ont moins d’occasions de s’écarter sans qu’on s’en aperçoive. Souvent des troupes ainsi séparées tombent les unes sur les autres, ne se reconnaissent point, et se font réciproquement du mal. Seuthès dit : « Votre réflexion est juste, je me conformerai à votre usage : je vous donnerai pour guides ceux des vieillards qui connaissent le mieux le pays, et je vous suivrai en queue avec mes chevaux : en un instant, s’il le faut, je serai au front de la colonne. » On prend pour mot d’ordre : Minerve, en raison de la parenté ; et, l’entretien fini, chacun va goûter le repos.

Vers minuit, Seuthès arrive avec ses cavaliers cuirassés et les peltastes en armes. Quand il a donné les guides, les hoplites marchent en tête, les peltastes suivent, et les cavaliers forment l’anière-garde. Dès qu’il est jour, Seuthès gagne le front et applaudit à l’usage grec : « Souvent, dit-il, il m’est arrivé, dans des marches nocturnes, de me séparer de l’infanterie avec les cavaliers. Maintenant, à la pointe du jour, nous nous retrouvons comme il le faut, tous ensemble et en ordre. Mais attendez-moi ici, et reposez-vous. Je vais aller reconnaître le pays. » À ces mots il s’élance par un chemin à travers la montagne. Arrivé à un endroit couvert de neige, il examine s’il découvrira sur le chemin des traces d’hommes venant de son côté ou allant en sens inverse. Voyant que la route n’est point frayée, il revient promptement et dit : « Tout ira bien, compagnons, s’il plaît à Dieu. Nous allons surprendre nos hommes. Je vais me mettre à la tête de la cavalerie pour empêcher que, si nous voyons quelqu’un, il ne s’enfuie et n’avertisse les ennemis : vous, vous suivrez : si vous restez en arrière, la trace des chevaux vous mettra sur la voie. Quand nous aurons passé les montagnes, nous arriverons à des villages nombreux et opulents. »

On était au milieu du jour, lorsque, arrivé au haut des montagnes, et voyant à ses pieds les villages, Seuthès accourt au galop vers les hoplites et leur dit : « Je vais faire descendre rapidement les cavaliers dans la plaine et les peltastes dans les villages. Suivez le plus vite possible, pour appuyer, s’il y a quelque résistance. » En entendant ces mots, Xénophon descend de cheval ; Seuthès lui dit : « Pourquoi descends-tu, quand il faut se hâter ? — Je sais, dit Xénophon, que tu n’as pas besoin de moi seul ; les hoplites courront de meilleur cœur, quand je les conduirai moi-même à pied. »

Seuthès s’éloigne alors, et avec lui Timasion suivi d’une quarantaine de cavaliers grecs. Xénophon, de son côté, ordonne aux soldats âgés de trente ans de sortir des loches ; puis il s’élance au pas de course, suivi de son détachement. Cléanor conduit le reste des Grecs. Arrivés aux villages, Seuthès vient au galop avec environ trente chevaux, et dit : « Il est arrivé, Xénophon, ce que tu disais : les habitants sont pris, mais les cavaliers m’ont laissé là et se sont dispersés à la poursuite dans tous les sens. J’ai peur que les ennemis ne se rallient quelque part et ne leur fassent du mal. Et puis, il faut laisser de notre monde dans les villages, vu qu’ils sont pleins d’habitants. — Eh bien, dit Xénophon, je vais, avec les hommes que j’ai, m’emparer des hauteurs. Pour toi, dis à Cléanor d’étendre sa phalange dans la plaine le long des villages. » Cette manœuvre exécutée, on rassemble environ mille prisonniers, deux mille bœufs, et dix mille têtes de menu bétail. On bivouaque sur la place.


CHAPITRE IV.


Suite de l’expédition. — Rigueur du froid — Épisthène d’Olynthe et son prisonnier. — Xénophon en danger d’être brûlé vif. — Traité de Seuthès avec les Thyniens.


Le lendemain, Seuthès brûle de fond en comble les villages et n’y laisse aucune maison. Il voulait par là jeter la terreur et faire sentir aux autres ce qu’ils auraient à souffrir, s’ils ne se rendaient pas. Il part ensuite, et envoie Héraclide à Périnthe avec le butin, pour le vendre et en faire la paye des soldats ; lui-même, avec les Grecs, établit son camp dans la plaine des Thyniens. Ceux-ci quittent leurs habitations et s’enfuient dans les montagnes.

Il y avait beaucoup de neige, et il faisait tellement froid que l’eau qu’on apportait pour le dîner fut gelée, et le vin lui-même dans les amphores. Beaucoup de Grecs eurent le nez et les oreilles brûlés par le froid. On comprit alors pourquoi les Thraces portent des fourrures de renard sur la tête et sur les oreilles, pourquoi leurs tuniques ne croisent pas seulement sur la poitrine, mais enveloppent leurs cuisses, et pourquoi, à cheval, ils ont, au lieu de chlamydes, des robes qui descendent jusqu’aux pieds. Seuthès délivre quelques prisonniers, les envoie vers les montagnes et leur dit que, si les habitants ne redescendent pas à leurs maisons pour se soumettre, il brûlera les villages et le blé et les fera mourir de faim. Alors les femmes, les enfants et les vieillards descendent, mais la jeunesse reste dans les villages situés au pied de la montagne. Seuthès, l’ayant su, commande à Xénophon de prendre les plus jeunes des hoplites et de le suivre. On se met en marche pendant la nuit : au point du jour on se présente devant les villages ; la plupart des habitants s’enfuient vers la montagne qui était proche, mais tous ceux qu’on peut saisir, Seuthès les fait percer tous sans merci à coups de javelot.

Il y avait à l’armée un certain Épisthène d’Olynthe, qui était pédéraste. Cet homme, voyant un tout jeune garçon, d’une jolie figure, tenant un pelte à la main et condamné à mourir, accourt vers Xénophon et le conjure de venir en aide à ce bel enfant. Xénophon va trouver Seuthès et le prie de ne pas faire tuer ce garçon : il lui dit en même temps les goûts d’Épisthène, que jadis formant un loche, il n’avait songé qu’à le composer de jolis garçons ; homme brave d’ailleurs à la tête de sa troupe. Seuthès lui dit : « Voudrais-tu, Épisthène, mourir à sa place ? » Épisthène tendant le cou : « Frappe, dit-il, si ce garçon le veut et si cela peut lui être agréable. » Seuthès demande ensuite au garçon s’il veut qu’il frappe l’autre à sa place. L’enfant ne veut pas et le prie de ne les tuer ni l’un ni l’autre. Alors Épisthène embrassant le garçon : « Qu’on vienne maintenant, Seuthès, dit-il, combattre contre moi pour l’avoir ! je ne le lâcherai pas. » Mais Seuthès, se mettant à rire, passe à d’autres soins. Il est d’avis de demeurer à cette place, afin que ceux qui se sont réfugiés dans la montagne ne puissent tirer leur subsistance des villages. Ils descend lui-même dans la plaine et s’y établit. Xénophon, avec sa troupe d’élite, se cantonne dans le village le plus élevé, et les autres Grecs à peu de distance, chez les Thraces appelés montagnards.

Peu de jours s’étaient écoulés, lorsque les Thraces de la montagne descendent auprès de Seuthès et négocient une trêve, avec remise d’otages. Xénophon vient aussi trouver Seuthès et lui dit qu’il est cantonné dans un mauvais endroit ; que les ennemis sont tout près ; qu’il serait plus agréablement dans un endroit fortifié par la nature, que dans un village où il y a chance de périr. Seuthès l’invite à prendre courage et lui montre les otages qu’on lui a remis. Quelques hommes descendus de la montagne étaient aussi venus trouver Xénophon pour négocier une trêve. Xénophon y consent, leur dit de se rassurer, et leur promet qu’il ne leur arrivera aucun mal, s’ils se rendent à Seuthès. Mais ces gens n’avaient dit cela que pour espionner.

Voilà ce qui se passa le jour. La nuit d’après, les Thyniens viennent de la montagne attaquer le village. Le maître de chaque maison servait de guide ; et, de fait, il eût été difficile à tout autre, dans l’obscurité, de reconnaître les maisons dans les villages : elles étaient toutes palissadées autour, avec de grands pieux, à cause du bétail. Arrivés aux portes de chaque maison, les uns lancent des javelots, les autres frappent avec des massues qu’ils disaient porter pour briser la pointe des lames : quelques-uns y mettent le feu ; puis, appelant Xénophon par son nom, ils lui commandent de sortir pour se faire tuer sinon qu’ils vont le brûler tout vivant.

Déjà la flamme se fait jour par le toit : Xénophon et sa troupe étaient à l’intérieur, tous cuirassés, avec leurs boucliers, leurs sabres et leurs casques. Alors Silanus de Maceste, garçon de dix-huit ans, se met à sonner de la trompette. Aussitôt ils se précipitent l’épée au poing, en même temps que ceux des autres maisons. Les Thraces s’enfuient en se couvrant le dos de leurs peltes, suivant leur usage. Quelques-uns sont pris en voulant sauter par-dessus la palissade, leurs peltes s’étant embarrassée dans les pieux ; d’autres sont tués en cherchant une issue sans la trouver. Les Grecs les poursuivent hors du village.

Cependant quelques Thyniens reviennent pendant l’obscurité : du fond de la nuit, ils frappent à la lueur du feu des Grecs courant autour d’une maison incendiée ; ils blessent Hiéronyme, le lochage Euodias, et Théagène de Locres, également lochage ; mais il n’y a personne de tué : on en est quitte pour des habits ou des bagages qui brûlent. Seuthès arrive au secours avec sept cavaliers, les premiers qu’il trouve, et un trompette thrace. Celui-ci, comprenant ce dont il s’agit, ne cesse pas, tout le temps que dure l’attaque, de sonner de sa corne et d’effrayer ainsi les ennemis. À son arrivée, Seuthès tend la main aux Grecs et leur dit qu’il avait cru en trouver beaucoup de morts.

Xénophon le prie de lui remettre les otages, et lui propose de marcher avec lui à la montagne, ou, s’il ne le veut pas, de l’y laisser aller. Le lendemain, Seuthès lui livre les otages, les vieillards, disait-on, les plus considérables des montagnards.

Il arrive lui-même avec des troupes, dont le nombre était triplé. Beaucoup d’Odryses, sur le bruit de ce qu’avait fait Seuthès, étaient descendus se joindre à lui. Les Thyniens, voyant de la hauteur cette quantité d’hoplites, cette quantité de peltastes, cette quantité de cavaliers, descendent et demandent la paix. Ils consentent à tout faire et demandent qu’on reçoive leurs gages. Seuthès appelle Xénophon et lui communique ces propositions, ajoutant qu’il ne s’engage à rien, si Xénophon veut se venger de leur attaque. Celui-ci répond : « Pour ma part, je les trouve suffisamment punis aujourd’hui, si de libres ils deviennent esclaves. » Toutefois, je donne à Seuthès le conseil de prendre désormais pour otages ceux qui sont en état de mal faire, et de laisser les vieillards à la maison. Tous les habitants du pays consentent à ce traité.


CHAPITRE V.


Seuthès ne paye point aux Grecs la solde complète. — Ils le suivent cependant dans une nouvelle expédition. — La solde n’étant pas payée davantage, les soldats s’emportent contre Xénophon.


On passe ensuite aux Thraces qui habitent au-dessus de Byzance, dans le pays nommé Delta. Cette contrée n’était plus à Mésade ; c’était le domaine de Térès, un ancien roi des Odryses. Là se trouve Héraclide avec l’argent provenant de la vente du butin. Seuthès fait amener trois attelages de mulets, les seuls qu’il eût, et plusieurs attelages de bœufs ; puis il mande Xénophon et lui dit de prendre pour lui ce qu’il veut, et de distribuer le reste entre les stratèges et les lochages. Xénophon lui répond : « Je me contenterai de recevoir une autre fois ; offre donc aux stratèges qui t’ont suivi avec moi et aux lochages. » Timarion de Dardanie, Cléanor d’Orchomène et Phryniscus d’Achaïe ont chacun un attelage de mulets : les lochages se partagent les attelages de bœufs. Quant à la solde, quoiqu’il y eût un mois d’échu, Seuthès n’en paye que vingt jours. Héraclide prétend n’avoir pas pu tirer plus de la vente. Xénophon irrité lui dit : « Tu m’as l’air, Héraclide, de n’avoir pas pris comme il faut les intérêts de Seuthès ; si tu les avais pris, tu aurais apporté de quoi payer la solde entière ; il fallait emprunter, si tu ne pouvais faire autrement, et vendre jusqu’à tes habits. »

Héraclide, piqué de ce discours, et craignant de perdre les bonnes grâces de Seuthès, calomnie, dès ce jour, autant qu’il peut, Xénophon auprès de Seuthès. Les soldats s’en prennent à Xénophon de ce qu’ils n’ont pas leur paye, et Seuthès lui en veut de ce qu’il demande avec fermeté qu’on paye les soldats. Jusque-là, il ne cessait de lui répéter que, dès qu’on arriverait près de la mer, il lui donnerait Bisanthe, Ganos et Néon-Tichos[3] ; mais, à partir de ce moment, il n’en parle plus C’était le résultat d’une nouvelle calomnie d’Héraclide, disant qu’il n’était pas sûr de confier des places à un homme qui avait une armée.

Cependant Xénophon réfléchissait aux moyens de porter plus loin la guerre dans le haut pays ; mais Héraclide présente les autres stratèges à Seuthès, et les presse d’assurer qu’ils conduiront tout aussi bien l’armée que Xénophon ; il leur promet vous peu de jours la solde entière de deux mois et les engage à marcher en avant. Timasion répond : « Pour moi, quand même la solde devrait être de cinq mines, je ne marcherai pas sans Xénophon. » Phryniscus et Cléandre font la même réponse que Timasion.

Alors Seuthès reproche à Héraclide de n’avoir pas appelé Xénophon : ils le font venir seul. Xénophon, devinant la fourberie d’Héraclide, qui voulait le calomnier auprès des autres stratèges, amène avec lui tous les stratèges et les lochages. Seuthès les convainc tous : on part et on marche, ayant à droite le Pont, à travers le pays des Thraces mélinophages, et l’on arrive à Salmydesse[4]. Beaucoup de bâtiments qui entrent dans l’Euxin touchent et s’engravent en cet endroit : la mer y est pleine de bas-fonds. Les Thraces habitants de ces parages, ont fait des colonnes de démarcation entre lesquelles chacun pille ce qui échoue sur sa côte. On prétend qu’avant l’établissement de ces limites, bon nombre de ces pillards s’entre-tuaient. Là on trouve beaucoup de lits, beaucoup de coffres, beaucoup de livres et beaucoup de tous ces objets que les matelots transportent dans des caisses de bois. La contrée soumise, on revient sur ses pas. Seuthès avait alors une armée plus nombreuse que celle des Grecs. Il lui était venu des montagnes une plus grande quantité d’Odryses qu’auparavant, et tous ceux qu’il soumettait se joignaient successivement à lui. On campe dans une plaine au-dessus de Sélybrie, à trente stades environ de la mer. De solde, nulle apparence. Les soldats sont tous furieux contre Xénophon, et Seuthès, de son côté, ne le traite plus avec la même intimité. Toutes les fois que Xénophon veut aller le voir, celui-ci prétexte de grandes occupations.


CHAPITRE VI.


Propositions des envoyés de Sparte. — Accusation contre Xénophon ; sa défense. — Il est également défendu par Charminus et Polycrate. — Embarras de Seuthès et d’Héraclide. — Offres de Seuthès à Xénophon.


Sur ces entrefaites, au bout de deux mois environ, arrivent Charminus de Lacédémone et Polynice de la part de Thimbron. Ils annoncent que les Lacédémoniens ont décidé de faire la guerre à Tissapherne, et que Thimbron s’est embarqué pour commencer les hostilités : il a besoin de l’armée grecque, et il promet à chaque soldat une darique par mois, le double aux lochages, le quadruple aux stratèges. Dès que les Lacédémoniens sont arrivés, Héraclide, informé qu’ils viennent chercher l’armée, dit à Seuthès qu’il ne peut lui arriver rien de plus heureux. « Les Lacédémoniens ont besoin de l’armée, et toi tu n’en as plus besoin ; en la leur rendant, tu leur seras agréable ; les Grecs ne te demanderont pas leur paye, mais ils sortiront de tes États. »

Après avoir entendu ces mots, Seuthès se fait amener les envoyés. Ils disent qu’ils viennent chercher l’armée ; Seuthès répond qu’il la leur remettra, qu’il veut être leur ami et leur allié. Il les invite à un repas d’hospitalité, et il les traite avec magnificence. Il n’invite ni Xénophon, ni aucun, autre, des stratèges. Les Lacédémoniens lui demandant quel homme est Xénophon, il répond que ce n’est pas d’ailleurs un méchant homme, mais qu’il aime trop le soldat : cela lui fait beaucoup de tort. Les envoyés lui disent : « Est-ce qu’il n’a pas de popularité parmi ses hommes ? » Héraclide répond : « Une très-grande. — Alors, ne s’opposera-t-il pas à ce que nous emmenions l’armée ? — Convoquez les troupes, dit Héraclide, promettez-leur une solde ; ils tiendront peu à lui, ils accourront à vous. — Mais comment les convoquer ? — Demain, dit Héraclide, dès le matin nous vous conduirons vers eux. Je suis sûr que, dès qu’ils vous verront, ils accourront à vous de grand cœur. » Ainsi finit cette journée.

Le lendemain, Seuthès et Héraclide conduisent les Lacédémoniens à l’armée. Elle s’assemble. Les deux Lacédémoniens prennent la parole : « Sparte a décidé de faire la guerre à Tissapherne, qui vous a fait du tort à vous-mêmes. Si donc vous venez avec nous, vous vous vengerez d’un ennemi, et chacun de vous recevra une darique par mois, le lochage le double et le stratège le quadruple. » Les soldats les écoutent avec joie. Aussitôt un Arcadien se lève pour accuser Xénophon. Seuthès était là ; il voulait savoir ce qu’on déciderait, et il se tenait à portée d’entendre. Il avait son interprète avec lui-, et du reste il savait lui-même le grec. L’Arcadien commence ainsi : « Nous serions avec vous depuis longtemps, Lacédémoniens, si Xénophon ne nous avait pas pressés de venir ici : nous avons passé un rude hiver à faire la guerre, nuit et jour, sans profit, tandis qu’il jouit de nos peines, et que Seuthès, qui l’a enrichi en particulier, nous refuse notre solde. Pour ma part, ajoute ce premier orateur, si je le voyais lapidé et puni des maux où il nous a entraînés, je croirais avoir reçu ma paye et je ne regretterais plus mes fatigues. » Après lui se lève un autre Grec, qui parle sur le même ton, puis un troisième. Xénophon ensuite s’exprime ainsi :

« Oui, un homme doit s’attendre à tout, puisque je me vois accusé par vous de ce que je regarde, dans mon for intérieur, comme la plus grande preuve de mon zèle. J’étais déjà eu route pour ma patrie, et par Jupiter ! si je suis revenu, ce n’était pas pour partager votre prospérité, c’était parce qu’on m’avait appris votre détresse ; je voulais vous être utile, si je pouvais. J’arrive : Seuthès que voici m’envoie de nombreux messagers il me fait mille promesses pour que je vous engage à le suivre ; mais je n’essaye point de le faire, vous le savez tous. Je vous conduis au port d’où je pense passer au plus vite en Asie : c’était ce que je croyais pour vous le meilleur, le plus conforme à ce que vous souhaitiez. Aristarque arrive avec ses trirèmes et nous empêche de traverser : aussitôt je vous convoque, comme c’était mon devoir, afin que nous délibérions sur ce qu’il faut faire.

« Vous entendez Aristarque qui vous enjoint de vous rendre dans la Chersonèse ; vous entendez Seuthès qui vous engage à vous joindre à lui comme auxiliaires : vous dîtes tous qu’il faut aller avec Seuthès, vous votez tous pour ce projet. Si je vous ai fait quelque tort en vous conduisant où vous vouliez tous aller, dites-le. Depuis que Seuthès a commencé à se jouer de vous pour la solde, si je l’avais approuvé, vous seriez en droit de m’accuser et de me haïr. Mais si, après avoir été mon meilleur ami, il est devenu mon plus cruel ennemi, est-il juste que vous m’accusiez et non pas Seuthès, vous qui êtes la cause de ma rupture avec lui ? Peut-être direz-vous qu’il m’est facile, ayant reçu ce qui vous appartient, de jouer la comédie auprès de Seuthès. Mais n’est-il pas évident que, si Seuthès m’a payé, il ne m’a pas payé pour perdre ce qu’il m’a donné et pour avoir à vous payer encore ? Je crois que, s’il m’avait donné quelque chose, il me l’aurait donné pour avoir, en me donnant moins, à ne pas vous donner plus. Si c’est là votre pensée, vous pouvez à l’instant même rendre inutile tout ce complot concerté entre nous deux, en lui demandant votre argent. Il est clair que Seuthès, si j’ai reçu quelque chose de lui, le redemandera selon son droit, si je manque à la convention suivant laquelle j’aurais reçu. Mais il s’en faut beaucoup que j’aie touché ce qui vous appartient. Je vous le jure par tous les dieux et par toutes les déesses, je n’ai pas même ce que Seuthès m’avait promis en particulier. Il est là ; il m’entend, et il m’est témoin si je me parjure. Pour vous étonner davantage, je fais encore serment que je n’ai pas touché ce qu’ont reçu les autres stratèges, pas même autant que quelques lochages. Pourquoi me suis-je conduit ainsi ? Je croyais, soldats, que plus je partagerais avec Seuthès son indigence, plus je pourrais compter, dès qu’il le pourrait, sur son amitié. Aujourd’hui que je le vois prospérer, je connais son âme.

« Mais, dira-t-on, n’avez vous pas honte d’avoir été si ridiculement joué ? J’en rougirais, par Jupiter, si un ennemi m’eût trompé de la sorte ; mais, entre amis, il me paraît plus honteux de tromper que d’être trompé. Au reste, s’il est des précautions à prendre avec des amis, vous les avez prises toutes, sans lui laisser aucun prétexte honnête de vous donner ce qu’il a promis. Nous ne lui avons fait aucun tort ; nous n’avons montré ni lâcheté ni crainte, où qu’il ait voulu nous conduire.

« Mais, direz-vous, il fallait exiger des gages, afin qu’il lui fût impossible de tromper, s’il le voulait. Écoutez ce que j’ai à répondre, et ce que je n’aurais jamais dit en présence de Seuthès, si vous ne m’aviez montré toute votre injustice, toute votre ingratitude envers moi. Rappelez-vous donc dans quelle situation vous vous trouviez, quand je vous en ai tirés pour vous conduire à Seuthès. Les portes de Périnthe, si vous aviez été dirigés vers cette ville, Aristarque de Lacédémone les avait fermées pour vous empêcher d’y entrer : vous campiez dehors, au grand air. On était au cœur de l’hiver : vous viviez d’achats, ne voyant que peu de vivres à vendre, n’ayant que peu d’argent pour en acheter. Vous étiez contraints de rester en Thrace : les trirèmes en rade vous empêchaient de mettre en mer : condamnés à demeurer là, il fallait être en pays ennemi, serrés par de nombreux cavaliers, par de nombreux peltastes. Noms avions des hoplites, c’est vrai ; en nous portant en force sur les villages, nous aurions peut-être pu prendre du grain, et encore en petite quantité ; mais se mettre à poursuivre, faire des prisonniers et enlever des bestiaux, impossible ; car je ne trouvai chez vous ni cavalerie, ni peltastes organisés.

« Si donc, quand vous étiez dans une telle détresse, je vous ai, sans exiger aucune solde, procuré pour allié Seuthès, qui avait des cavaliers et des peltastes dont vous manquiez, croyez-vous que j’aie mal servi vos intérêts ? Une fois réunis à ses troupes, vous avez trouvé des grains en plus grande abondance dans les villages, grâce à la nécessité où se trouvaient les Thraces de fuir avec plus de vitesse : vous avez eu votre part de bestiaux et d’esclaves. Nous n’avons plus revu d’ennemis, quand la cavalerie de Seuthès s’est jointe à nous, tandis que jusque-là ils nous harcelaient avec leurs cavaliers et leurs peltastes, nous empêchant de nous disperser autrement qu’en petit nombre et de nous procurer plus de vivres. Si celui qui vous a procuré cette sécurité ne vous a pas payés bien exactement, en plus de cette sécurité même, la solde qu’il avait promise, est-ce là un si grand malheur, et croyez-vous qu’il faille pour cela ne pas me laisser vivre ?

« Aujourd’hui, comment vous retirez-vous ? N’avez-vous pas comme excédant, après un hiver passé dans l’abondance de tout bien, ce que vous avez reçu de Seuthès ? Vous avez vécu aux dépens de l’ennemi ; et malgré cela, vous n’avez pas eu un homme de tué, vous n’avez pas perdu un homme vivant[5]. Mais de plus, si vous avez fait quelque bel exploit contre les barbares d’Asie, n’en ayez-vous pas le mérite, et n’y ajoutez-vous pas en ce moment une autre gloire, celle d’avoir vaincu en Europe les Thraces avec lesquels vous êtes en guerre ? Oui, j’ai raison de le dire, ces griefs qui vous irritent contre moi, vous devriez en remercier les dieux, comme de bienfaits.

« Telle est votre position actuelle. Maintenant, au nom des dieux, considérez la mienne. Au moment où pour la première fois je m’embarquais afin de retourner dans ma patrie, je m’en allais couvert de vos éloges ; et, par vous, les autres Grecs me faisaient un nom glorieux : je jouissais de la confiance des Lacédémoniens ; sans quoi, ils ne m’auraient pas député de nouveau vers vous. Aujourd’hui je m’en vais, calomnié par vous auprès de ces mêmes Lacédémoniens, haï, grâce à vous, de Seuthès, chez qui j’espérais que mes services, rendus par votre entremise, me feraient une retraite heureuse pour moi et pour mes enfants, si je devenais père. Et vous, pour qui je me suis fait tant d’ennemis, beaucoup plus puissants que moi, vous, dont les intérêts me préoccupent encore, voilà ce que vous pensez de moi. Vous me tenez, je ne m’enfuis pas, je ne cherche pas à m’échapper ; mais si vous faites ce que vous dites, sachez que vous tuerez un homme qui a si souvent veillé sur vous ; qui a bravé avec vous tant de fatigues, tant de dangers, et quand c’était son tour, et quand ce ne l’était pas ; qui, par la faveur des dieux, a érigé avec vous tant de trophées chez les barbares ; qui, pour vous empêcher de devenir les ennemis d’aucun des Grecs, a souvent lutté contre vous de tout son pouvoir. Vous pouvez maintenant, sans craindre, aller où bon vous semble, et sur terre et sur mer. Et, lorsque tout vous arrive à souhait, quand vous allez vous embarquer pour le pays où vous désirez aborder depuis longtemps, lorsque le peuple le plus puissant vous implore, qu’on vous donne une solde, que les Lacédémoniens, réputée aujourd’hui les plus forts, viennent vous trouver, c’est le moment que vous croyez devoir choisir pour me mettre le plus vite à mort ? Ce n’était plus cela quand nous étions dans le danger, ô les plus oublieux des hommes ! Vous m’appeliez votre père, vous juriez de vous souvenir toujours de moi, comme votre bienfaiteur. Ah ! ceux même qui viennent vous chercher ne sont pas si injustes ! Non, j’en réponds, vous se leur paraîtrez plus aussi bons, quand ils vous verront « e que vous êtes avec moi. » Cela dit, il cessa de parler.

Charminus de Lacédémone se lève et parle ainsi : « Pour moi, soldats, je ne crois pas que vous ayez raison de vous emporter contre cet homme. J’ai de quoi témoigner en sa faveur. Seuthès, quand Polynice et moi nous lui avons demandé quel homme était Xénophon, n’a rien trouvé à lui reprocher que d’aimer trop le soldat, ce fut son mot ; c’était même là une cause de brouille avec nous autres Lacédémoniens et avec Seuthès lui-même. »

Euryloque de Lousie, Arcadien, se lève ensuite et dit : « Il me semble, Lacédémoniens, que, puisque vous voilà nos chefs, il faut nous faire payer par Seuthès de gré ou de force, et ne pas nous emmener auparavant. »

Polycrate d’Athènes se lève et parle pour Xénophon. « Je vois là, soldats, dit-il, Héraclide qui nous écoute. Il a reçu le butin qui était le fruit de nos fatigues, il l’a vendu, et n’en a remis l’argent ni à Seuthès ni à nous, il l’a volé, et il en fait son profit. Si donc nous faisons bien, nous l’arrêterons. Cet homme, ajoute-t-il, n’est point de Thrace ; il est Grec et il fait tort à des Grecs. »

En entendant ces mots, Héraclite est frappé de terreur. Il s’approche de Seuthès et lui dit : « Et nous, si nous faisons bien, nous quitterons au plus vite un endroit où ces gens-là sont les maîtres. » Aussitôt dit, ils sautent à cheval, et s’élancent au galop vers leur camp. De là Seuthès envoie à Xénophon Abrozelmès, son interprète, et le prie de rester à son service avec mille hoplites, s’engageant de lui donner les places maritimes et tout ce qu’il lui a promis. Il ajoute, comme un secret, qu’il a entendu Polynice dire que, si Xénophon tombe entre les mains des Lacédémoniens, Thimbron le fera certainement mettre à mort. D’autres personnes, unies d’hospitalité avec Xénophon, lui font savoir qu’il est calomnié et qu’il doit se tenir sur ses gardes. En entendant ces mots, Xénophon prend deux victimes et sacrifie à Jupiter-roi, pour savoir s’il fera mieux de rester avec Seuthès, aux conditions que Seuthès lui offre, ou de partir avec l’armée. Le dieu lui ordonne de partir.


CHAPITRE VII.


Départ pour des villages fournis de provisions. — Négociation avec Médosade. — Discours de Xénophon à Seuthès. — Celui-ci se décide à payer les Grecs.


De là, Seuthès va camper plus avant dans les terres, les Grecs cantonnent dans les villages, d’où ils devaient, après avoir fait de bonnes provisions, descendre vers la mer. Ces villages avaient été donnés par Seuthès à Médosade. Celui-ci, voyant avec peine les Grecs consommer tout ce qu’il y avait dans les villages, prend environ trente chevaux, et l’homme le plus considérable parmi les Odryses, qui étaient descendus de leurs montagnes et s’étaient joints à Seuthès. Il s’avance et appelle Xénophon hors du cantonnement des Grecs. Xénophon, prenant avec lui quelques lochages et d’autres personnes affidées, s’approche de Médosade. Alors celui-ci : « Vous nous faites tort, Xénophon, dit-il, en ravageant nos villages. Nous vous annonçons donc, moi, de la part de Seuthès, et cet homme de la part de Médocus, roi du haut pays, que vous ayez à évacuer notre contrée ; sinon, nous ne vous laisserons pas faire ; et, si vous ravagez nos terres, nous vous repousserons comme des ennemis. »

Xénophon après l’avoir entendu : « Tu viens de nous dire des choses auxquelles il est fâcheux de répondre ; je le ferai cependant pour que ce jeune homme sache qui vous êtes et qui nous sommes. Avant de devenir vos amis, nous traversions ce pays comme nous le voulions ; nous pillions où il nous plaisait, nous brûlions à notre gré. Et toi, quand tu es venu vers nous en envoyé, tu as campé au milieu de nous, sans rien avoir à craindre des ennemis. Vous ne pouviez entrer dans cette contrée, ou, si vous y entriez, vous y campiez comme en pays d’ennemis plus forts, vos chevaux toujours bridés. Maintenant que vous êtes nos amis, et que, grâce à nous, vous possédez cette contrée, vous nous chassez d’un pays dont vous n’êtes maîtres, que par nous. Tu le sais bien toi-même, les ennemis n’étaient pas capables de nous en faire sortir. Et ce n’est pas en nous faisant des présents, en nous traitant bien, pour reconnaître nos services, que tu prétends nous chasser ; tu veux, autant qu’il est en toi, nous empêcher même de cantonner. En parlant ainsi, tu ne rougis pas devant les dieux, devant ce jeune homme qui te voit maintenant dans la richesse, toi qui, avant d’être notre ami, ne vivais que de maraude, comme tu nous l’as avoué. Mais pourquoi me dis-tu cela ? Je ne commande plus ici, mais vous vous êtes livrés aux Lacédémoniens pour conduire votre armée et vous ne m’avez pas appelé au conseil, hommes étonnants que vous êtes ; comme je les ai fâchés en vous amenant l’armée, vous craigniez que je ne leur fisse plaisir en la leur ramenant aujourd’hui. »

Lorsque l’Odryse eut entendu ces mots, il dit : « Pour moi, Médosade, je voudrais être enfoui sous terre, de la honte que j’ai en entendant cela. Si je l’avais su d’avance, je ne t’aurais pas accompagné : je m’en vais. Le roi Médocus ne m’approuverait pas de chasser nos bienfaiteurs. » Cela dit, il saute à cheval. et part au galop, suivi des autres cavaliers, à l’exception de quatre ou cinq. Médosade, affligé de voir les terres dévastées, presse Xénophon d’appeler les deux Lacédémoniens. Xénophon, prenant avec lui les hommes les plus capables, va trouver Charminus et Polynice, leur dit que Médosade les envoie chercher, et leur propose, comme on le faisait pour lui, de se retirer du pays. » Je pense, dit-il, que vous obtiendrez pour l’armée la solde qui lui est due, si vous dites que l’armée vous prie de la faire payer, de gré ou de force, par Seuthès ; que ce point obtenu, elle consent à vous suivre de bon cœur ; que sa demande trous paraît légitime, et que vous vous êtes engagés à ne la faire partir que quand on aura rendu cette justice aux soldats, » Après avoir entendu ces raisons, les Lacédémoniens promettent de les faire valoir et d’y ajouter tout ce qu’ils trouveront de plus fort. Après quoi ils partent, suivis de tous ceux que réclamait la circonstance. Quand ils sont arrivés, Charminus prend la parole : « Si tu as quelque chose à nous dire, Médosade, dis-le ; sinon, c’est nous qui avons à te parler. » Médosade répond d’un ton fort soumis : « Seuthès et moi nous vous prions de ne faire aucun tort à ce pays devenu ami pour nous ; si vous faites quelque mal aux habitants, c’est à nous que vous le ferez, car ils sont nôtres. — Eh bien, disent les Lacédémoniens, nous nous en éloignerons, si la solde est payée à ceux qui vous ont aidés en cette affaire ; autrement, nous venons à leur secours, et nous punirons les hommes qui leur ont fait du tort, contre la foi du serment. Si vous êtes de ces hommes-là, nous commencerons par vous à faire justice. » Xénophon ajoute : « Voulez-vous, Médosade, puisque vous dites que les habitants du pays sont vos amis, leur faire décider la question de savoir si c’est voue au nous qui devons sortir du pays ? » Médosade ne veut pas ; mais il propose avant tout aux deux Lacédémoniens ou d’aller trouver Seuthès au sujet de la paye, convaincu que Seuthès les écoutera, ou du moins d’envoyer avec lui Xénophon, dont il s’engageait à soutenir la proposition. En attendant, il supplie de ne pas brûler les villages. On envoie donc Xénophon, et avec lui ceux que l’on croit les plus propres à l’affaire. Aussitôt arrivé, Xénophon dit à Seuthès :

« Je n’ai rien à te demander, Seuthès, en venant auprès de toi, mais j’ai à te faire comprendre, si je le puis, que tu as eu tort de m’en vouloir, quand je réclamais au nom des soldats ce que tu leur as promis volontairement. Je croyais qu’il n’était pas moins de ton intérêt de le donner que du leur de le recevoir. Et d’abord, je remarque qu’après les dieux ce sont eux qui font mis en évidence, en te faisant roi d’un grand pays et d’un peuple nombreux ; de telle sorte que rien ne peut demeurer caché de ce que tu fais de honteux ou d’honnête. Étant ce que tu es, je regarde pour toi comme un fait important de ne pas renvoyer sans récompense des hommes qui font rendu service, comme un fait important d’obtenir les éloges de six mille hommes, et comme un fait plus important encore de ne jamais laisser douter de ta parole. Je vois, en effet, que la parole ambiguë des gens sans foi est vaine, sans force et sans valeur, tandis que la parole de ceux qui font évidemment profession de vérité ne les conduit pas moins sûrement que la violence des autres au but où ils aspirent. S’ils veulent ramener quelqu’un à la raison, j’observe que leurs menaces ne ramènent pas moins à la raison que les châtiments précipités des autres, et, quand de pareils hommes promettent une chose, ils tiennent aussi bien que d’autres qui donnent sur l’heure.

« Rappelle-toi ce que tu nous as avancé, en noue prenant pour alliés ; tu sais que ce n’est rien. La confiance dans la vérité de tes paroles a entraîné un grand nombre d’hommes à marcher sous tes ordres et à te soumettre un empire qui vaut, non pas cinquante talents, somme que ces soldats se croient due en ce moment, mais infiniment davantage. Eh bien, cette confiance qui fa valu un royaume, tu vas la vendre pour cette somme. Allons, rappelle-toi quelle importance tu attachais à la conquête de cette contrée qui est maintenant soumise. Je suis convaincu qu’alors tu aimerais mieux la posséder qu’une somme beaucoup plus considérable. Il me semble que ce serait pour toi un plus grand dommage et une plus grande tâche de ne pas conserver cette conquête, que de ne point l’avoir faite, comme il serait beaucoup plus fâcheux de devenir pauvre après avoir été riche, que de n’avoir jamais de richesse, comme il serait beaucoup plus affligeant de redevenir simple particulier après avoir été roi, que de n’avoir jamais exercé la royauté.

« Tu sais que les peuples qui subissent aujourd’hui ta loi te sont soumis, non point par affection pour ton autorité, mais par contrainte, et ils essayeraient de reconquérir leur liberté, s’ils n’étaient dominés par la peur. Mais ne crois-tu pas qu’ils te redouteraient encore plus et qu’ils s’attacheraient plus à ta personne, s’ils voyaient les soldats en humeur de rester maintenant auprès de toi, dès que tu leur en donnerais l’ordre, ou tout prête à revenir au besoin, puis les autres, sur le bruit de tes nombreux bienfaits, prompts à accourir pour se mettre à ta dis position, que s’ils présumaient et que les autres ne viendront pas à toi, à cause de la défiance qu’inspire ta conduite actuelle, et que les soldats sont déjà mieux disposés pour eux que pour toi ? D’ailleurs, ce n’est point parce qu’ils nous étaient inférieurs en nombre que ces, peuples t’ont cédé, mais faute de chefs. Aussi est-il à craindre aujourd’hui qu’ils ne prennent pour chefs quelques-uns de ceux qui croient avoir des griefs contre toi, ou bien les Lacédémoniens qui sont plus puissants encore, surtout si les soldats promettent de servir avec plus d’empressement ceux qui les auront fait payer, et si les Lacédémoniens, vu le besoin qu’ils ont de l’armée, consentent à tout cela. Que les Thraces aujourd’hui soumis à ta loi soient beaucoup plus empressés à marcher contre toi qu’avec toi, cela ne fait pas doute : car, si tu es vainqueur, c’est l’esclavage qui les attend ; vaincu, la liberté.

« S’il faut aussi songer un peu à ce pays devenu tien, ne crois-tu pas qu’il subira moins de dommages, si les soldats, après avoir reçu ce qu’ils demandent, se retirent paisiblement, que s’ils y demeurent comme en pays ennemi et que tu essayes de lever contre eux une armée, qui aura besoin de subsistances ? Quant à l’argent, crois-tu qu’il t’en coûtera plus en nous payant sur-le-champ ce qui nous est dû qu’en continuant à nous le devoir, et en te voyant contraint d’en soudoyer d’autres plus nombreux ?

« Mais Héraclide, ainsi qu’il me l’a déclaré, trouve que c’est beaucoup d’argent. Oui ; mais il t’est bien plus facile aujourd’hui de lever cet argent et de le payer, que jadis, avant notre venue auprès de toi, d’en donner le dixième. Ce n’est pas la quotité d’une somme qui la rend considérable ou légère, ce sont les moyens de celui qui paye et de celui qui reçoit. Or, tes revenus annuels excèdent maintenant tout le fonds que tu possédais autrefois.

« Pour moi, Seuthès, je t’ai parlé avec les égards dus à un ami, afin que tu te montres digne des biens que les dieux viennent de te donner, et que je ne me perde point dans l’opinion du soldat. Car, sache-le bien, si je voulais en ce moment faire du mal à un ennemi, je ne le pourrais avec l’armée telle qu’elle est disposée, et, si je voulais te venir encore en aide, j’en serais également incapable. Cependant, je te prends à témoin, Seuthès, avec les dieux qui savent tout, que je n’ai rien reçu de toi pour les services que font rendus les soldats, et que non-seulement je ne t’ai rien demandé de ce qui leur était du personnellement, mais que je ne t’ai pas même réclamé ce que tu m’avais promis. Je te jure encore que je n’aurais point accepté ce que tu m’aurais donné, si les soldats n’avaient reçu en même temps ce qui leur était dû. J’aurais regardé comme une honte de faire mes affaires et de négliger les leurs, mes besoins devant passer après l’estime où je suis auprès d’eux. Laissons Héraclide penser que le reste n’est que niaiserie et qu’il faut, par tout moyen, se procurer de l’argent. Quant à moi, Seuthès, je crois que pour un homme, et surtout pour un prince, il n’y a pas de richesses plus précieuses ni plus brillantes que la justice et la générosité : quiconque les possède est riche, a de nombreux amis ; il est riche d’hommes qui aspirent à son amitié. Prospère-t-il, il a des gens qui se réjouissent avec lui ; tombe-t-il dans l’infortune, il ne manque pas de secours. Si mes actes n’ont pu te convaincre que j’étais sincèrement ton ami, si mes paroles n’ont pu te le faire connaître, songe à ce qu’ont dit les soldats. Tu étais là, tu as entendu ce que disaient ceux qui voulaient me blâmer. Ils m’accusaient auprès des Lacédémoniens de n’être plus attaché qu’aux Lacédémoniens ; ils me reprochaient de préférer tes intérêts aux leurs, ils disaient que j’avais reçu de toi des présents. M’aurait-on accusé, le crois-tu, d’avoir reçu de toi ces présents, si l’on m’avait vu mal disposé à ton égard, et si l’on n’avait supposé que j’avais pour toi trop de zèle ? Je pense, en effet, que tous les hommes doivent montrer de la bienveillance à celui dont ils reçoivent des présents. Toi, au contraire, avant que je t’eusse rendu aucun service, tu me faisais un accueil gracieux ; tes regards, ta voix, tes dons étaient ceux d’un hôte ; tu ne te lassais pas de me faire des promesses ; maintenant que tu as accompli ce que tu voulais, et que, grâce à moi, tu es arrivé à une haute puissance, tu as le cœur de me voir déshonoré auprès des soldats ? Et cependant je ne doute pas que tu ne les payes ; le temps, j’en suis sûr, sera ton maître ; tu ne pourras souffrir de voir ceux qui t’ont rendu service devenir tes accusateurs. Je te demande donc qu’en les payant, tu t’efforces de me faire voir aux soldats tel que j’étais, quand tu m’as pris à ton service. »

En entendant ces paroles, Seuthès maudit celui qui était cause que la solde n’eût pas été payée depuis longtemps, et tout le monde pensa bien qu’il désignait Héraclide. « Pour moi, dit-il, je n’ai jamais eu la pensée de retenir ce qui est dû ; je payerai. » Alors Xénophon répond : « Puisque tu consens à payer, je te conjure de le faire par mes mains et de ne pas négliger de me remettre aujourd’hui avec l’armée au point où j’en étais, quand je suis venu vers toi. » Seuthès dit : « Ce n’est pas à cause de moi que tu perdras l’estime des soldats ; et, si tu restes auprès de moi avec mille hoplites seulement, je te donnerai toutes les places et tous les dons que je t’ai promis. » Xénophon répond : « Cela ne peut plus se faire ; renvoie-nous sur-le-champ. — Cependant, dit Seuthès, je sais qu’il est plus sûr pour toi de rester auprès de moi que de partir. — Je te suis reconnaissant, répond Xénophon, de ta prévoyance, mais il m’est impossible de rester : partout où j’aurai de la considération, sois certain qu’elle tournera à ton avantage. » Seuthès répond : « Je n’ai point d’argent, ou plutôt j’en ai peu, je te le donne ; c’est un talent : j’ai en outre six cents bœufs, environ quatre mille moutons et cent vingt esclaves : prends-les, ainsi que les otages de ceux qui vous ont attaqués, et pars. » Xénophon se met à rire : « Et si tout cela ne suffit pas pour la paye, à qui, je te le demande, appartiendra le talent ? Puisqu’il y a du danger pour moi à m’en aller, ne faut-il pas, que je me garantisse des pierres ? Tu as entendu les menaces. » Il demeure donc là le reste du jour.

Le lendemain, Seuthès livre aux députés ce qu’il avait promis, et envoie des gens le porter. Les soldats disaient déjà que Xénophon n’avait été trouver Seuthès que pour rester auprès de lui et recevoir ce qu’il lui avait promis. Quand ils le voient arriver, ils courent à lui tout joyeux. De son côté, Xénophon, apercevant Charminus et Polynice : « Voilà, leur dit-il, ce que vous avez sauvé pour l’armée ; je vous le remets, vendez-le et donnez-en le prix aux soldats. » Ceux-ci reçoivent les effets, y commettent des laphyropoles et soulèvent de nombreuses récriminations. Xénophon se tient à l’écart, mais il fait ostensiblement ses préparatifs pour retourner dans son pays : le décret n’ayant pas encore paru, qui le bannissait d’Athènes. Ceux des soldats qui étaient le plus liés avec lui viennent le conjurer de ne pas partir avant d’avoir emmené l’armée et de l’avoir remise à Thimbron.


CHAPITRE VIII.


Arrivée à Lampsaque et dans la Troade. — Combat contre le Perse Asidate. — Noms des pays traversés par l’armée et des satrapes qui les gouvernaient. — Fin de la retraite des Dix mille.


On l’embarque ensuite pour Lampsaque. Au-devant de Xénophon se présente le devin Suclide de Phlionte, fils de Cléagoras, qui a peint les Songes qui sont dans le Lycée[6]. Il félicite Xénophon d’avoir échappé et lui demandé ce qu’il a d’or. Xénophon lui jure qu’il n’a pas de quoi retourner dans sa patrie, à moins de vendre son cheval et tout ce qu’il peut avoir. Euclide ne veut pas le croire. Mais les Lampsacènes ayant envoyé des présents d’hospitalité à Xénophon, celui-ci fait un sacrifice à Apollon et place Euclide auprès de lui. Euclide ayant vu les entrailles, dit à Xénophon : « Je vois maintenant que tu n’as pas fait fortune, mais je suis sûr que, lors même que cela devrait t’arriver, il y aurait quelque empêchement, sinon d’autre part, du moins de toi-même. » Xénophon en convient. Euclide continue : « L’obstacle vient de Jupiter Mélichius[7], et il lui demande ; « Lui as-tu toujours offert des sacrifices ? À Athènes, j’avais l’habitude d’offrir pour vous des sacrifices et des holocaustes. » Xénophon répond que, depuis son départ, il n’a point fait de sacrifices à ce dieu. Euclide lui conseille donc de lui en faire, et ajoute qu’il s’en trouvera mieux. Le lendemain, Xénophon se rend à Ophrynium, sacrifie et brûle des porcs en holocauste suivant le rit national[8] : les entrailles sont favorables. Le même jour, arrivent Biton et Euclide avec de l’argent pour l’armée : ils se lient d’hospitalité avec Xénophon, et, comme il s’était défait à Lampsaque de son cheval pour cinquante dariques, soupçonnant qu’il ne l’avait vendu que par besoin, puisqu’ils avaient entendu dire qu’il tenait beaucoup à ce cheval, ils le rachètent, le lui rendent et ne veulent point en recevoir le prix.

De là, on marche à travers la Troade ; on passe l’Ida et l’on arrive d’abord à Antandros, puis, en longeant les côtes de Lydie, dans la plaine de Thèbes[9]. De là, par Atramyttium[10] et Certone[11], on entre près d’Atarné, dans la plaine du Caïque, et l’on parvient à Pergame de Mysie.

Xénophon y est reçu en hospitalité chez Hellas, femme de Gongylus d’Érétrie, et mère de Gorgion et de Gongylus[12]. Celle-ci l’avertit qu’Asidate, seigneur perse, est dans la plaine : elle lui dit que, s’il y marche de nuit avec trois cents hommes, il le prendra lui, sa femme, ses enfants et tous ses trésors, et il y en a beaucoup. Elle lui donne pour guides son cousin et Daphnagoras, qu’elle tenait en grande estime. Xénophon offre avec eux un sacrifice. Le devin Basias d’Élis, qui y assiste, lui dit que les entrailles sont favorables et que le Perse sera pris. Xénophon se met donc en marche après le dîner, prenant avec lui les lochages les plus intimes et les plus dévoués, afin de leur rendre un bon service. Sur ses pas se jettent, malgré lui, environ six cents hommes, mais les lochages prennent les devants, pour n’avoir point à partager un butin assuré.

On arrive vers minuit. On laisse échapper des environs de la tour des esclaves et de nombreux trésors, ne voulant prendre qu’Asidate et tout ce qui lui appartenait. On attaque la tour elle-même : mais, comme il était difficile de te prendre, vu qu’elle était grande, élevée, munie de créneaux et défendue par des soldats nombreux et braves, on essaye de la miner. L’épaisseur du mur était de huit briques ; cependant, au jour, une ouverture est pratiquée : dès qu’on y paraît, un des assiégés perce avec une grande broche à bœufs la cuisse de celui qui s’avance le plus près. Et d’ailleurs, les flèches rendaient les approches dangereuses. Aux cris poussés par les gens de la tour, Itabélius arrive pour les défendre avec sa troupe ; puis il vient de la Comanie[13] des hoplites assyriens, des cavaliers hyrcaniens, à la solde du roi, au nombre d’environ quatre-vingts, et près de huit cents peltastes : enfin il arrive des cavaliers de Parthénium, d’Apollonie et des places voisines.

Il était temps de songer à faire retraite : on prend tout ce qu’il y a de bœufs et de menu bétail, et on l’emmène avec les esclaves, en formant une colonne à centre vide ; ce n’était pas qu’on eût l’esprit au butin, mais la retraite aurait eu l’air d’une fuite, si l’on se fût retiré les mains vides, ce qui aurait augmenté l’ardeur des ennemis et le découragement des Grecs. On se retire donc en-gens, qui se battent pour défendre leur bien. Gongylus apercevant les Grecs en petit nombre, pressés par de nombreux ennemis, sort, malgré sa mère, avec sa troupe, pour prendre part à l’action. Proclès, descendant de Démarate, amène aussi des renforts d’Halisarne et de Teutbranie. La troupe de Xénophon, écrasée par les flèches et les pierres, marche en rond pour opposer les armes aux traits, et repasse à grand peine le Caïque ; la moitié presque sont blessés, entre autres Agasias de Stymphale, un des lochages, qui, en tout temps, s’était battu avec courage contre les ennemis. Enfin les Grecs sont hors de danger, conservant environ deux cents prisonniers, et assez de menu bétail pour offrir des victimes.

Le lendemain, Xénophon, après avoir fait un sacrifice, fait marcher de nuit toute l’armée le plus loin possible dans la Lydie, afin qu’Asidate ne craigne plus son voisinage et néglige de se garder. Or, Asidate, entendant dire que Xénophon a fait de nouveaux sacrifices et qu’il doit l’attaquer avec toute son armée, va se cantonner dans les villages contigus aux murailles de Parthénium. Il y tourne dans les troupes de Xénophon, qui le prennent avec sa femme, ses enfants, ses chevaux et tout ce qu’il possède[14]. Ainsi fut accomplie la première prédiction des victimes. De là les Grecs se retirent à Pergame, et Xénophon n’a point à se plaindre du dieu, car les Lacédémoniens, les lochages, les autres stratèges et les soldats conviennent de lui donner l’élite du butin, chevaux, attelages et le reste : en sorte qu’il se trouve même en état d’en obliger d’autres.

Sur ces entrefaites, Thimbron arrive, prend le commandement de l’armée, l’incorpore aux autres troupes grecques, et va faire la guerre à Tissapherne et à Pharnabaze.

Voici les noms des gouverneurs des pays du roi que traversa notre armée : en Lydie, Artimas ; en Phrygie, Artacamas ; en Lycaonie et en Cappadoce, Mithridate ; en Cilicie, Syennésis ; en Phénioie et en Arabie, Dernès ; en Syrie et en Assyrie, Bélésis ; à Babylone, Rhoparas ; en Médie, Arbacas ; chas les Phasians et les Hespérites, Tiribaze ; les Carduques, Chalybes, Chaldéens, Macrons, Colques, Mossynèques, Coètes et Tibarènes, étaient des peuples indépendants : en Paphlagonie, Corylas ; en Bithynie, Pharnabaze ; chez les Thraces d’Europe, Seuthès.

Le total du parcours entier, marche et retraite, est de deux cent quinze étapes, comprenant onze cent cinquante-cinq parasanges, ou trente-quatre mille six cent cinquante stades : la durée, marche et retraite, est d’un an et trois mois[15].



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  1. Sur la Propontide, nommée Rhædeste, aujourd’hui Rodosto.
  2. « Athénée, dans le dernier chapitre de son quatrième livre, nous parle de deux instruments nommés μάγαδις, dont l’un était à corde et l’autre à vent. Le premier ressemblait à la guitare, à la lyre, au luth, et le second était une espèce de flûte. Celui-ci s’appelait aussi παλαιομάγαδις, et rendait en même temps des sons aigus et des sont graves. » De la Luzerne.
  3. Places maritimes de la Thrace.
  4. Selon Weiske, l’endroit nommé Salmydesse était une partie du littoral entre Byzance et Apollonie. D’autres savants croient que c’est une ville.
  5. C’est-à-dire fait prisonnier.
  6. Je lis ἐνύπνια, les songes, avec Weiske et Dindorf. Cependant la conjecture de Toup, qui propose de lire ἐνώπια, la façade, est ingénieuse et mérite d’être prise en considération. On peut supposer que cette peinture allégorique des Songes, faite par Cléagoras, avait été composée d’après les traditions d’Homère, d’Hésiode et d’Euripide.
  7. C’est-à-dire qui adoucit, clément, Voy. le Dict. de Jacobi.
  8. C’étaient, suivant Larcher, des gâteaux en forme de porcs. — Cf. Thucydide, I, cxxvi.
  9. Ville de Troade, où avait régné Aétion, père d’Andromaque.
  10. Aujourd’hui Adramytti ou Laudremitre.
  11. Localité perdue depuis.
  12. Cf. Hist. gr., III, 4.
  13. Probablement le pays situé autour de Comana, ville du Pont, aujourd’hui Almous, près de laquelle mourut saint Jean Chrysostome.
  14. « Ce fait, qui ressemble plus à une attaque qu’à une expédition militaire, et sur lequel on regrette que Xénophon s’étende d’une manière si peu digne d’un homme de guerre tel que lui peut donner une idée de la facilité avec laquelle l’ennemi, même le plus faible, pouvait faire impunément irruption dans l’empire perse. » L. Dubeux.
  15. « Là se termine la retraite des Dlx mille. En 15 mois et en 215 étapes, ils iraient parcouru, tant à l’aller qu’au retour, 5800 kilomètres. Cette marche victorieuse à travers tout l’empire prouvait l’inconcevable faiblesse des Perses : révélation dangereuse, qui ne sera pas perdue pour Agéillas, Philippe et Alexandre. » V. DURUY.