Expédition de Cyrus (Trad. Talbot)/Livre IV

Traduction par Eugène Talbot.
Œuvres complètes de XénophonHachetteTome 2 (p. 78-105).
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LIVRE IV.


CHAPITRE PREMIER.


Arrivée au pays des Carduques. — Grand embarras des Grecs harcelés par l’ennemi. — Un captif leur indique un chemin facile.


Tout ce qui s’est passé dans la marche vers les hauts pays jusqu’à la bataille, puis, après la bataille, jusqu’à la trêve conclue entre le roi et les Grecs, compagnons de marche de Cyrus, et enfin la lutte soutenue par les Grecs, après que le roi et Tissapherne eurent rompu la trêve et que l’armée perse se fut mise à leur poursuite, a été raconté dans le livre précédent.

Quand on est arrivé à l’endroit où la largeur et la profondeur du Tigre en rendent le passage impossible, et sans qu’on puisse davantage le longer, les monts des Carduques tombent à pic dans le fleuve : les généraux décident de faire route à travers les montagnes. Ils tenaient des prisonniers qu’après les avoir franchies, ils pourraient passer le Tigre à sa source, en Arménie, ou même le tourner, s’ils le préféraient. On disait aussi que la source de l’Euphrate était près du Tigre ; et cela était.

Revenons à l’invasion des Grecs dans le pays des Carduques. On tâche de décamper secrètement et de prévenir l’ennemi avant qu’il se soit emparé des hauteurs. Vers le moment de la dernière veille, comme il ne restait de nuit que le temps nécessaire pour passer la plaine à la faveur des ombres, on lève le camp au signal donné, et l’on arrive à la montagne au point du jour. Chi-risophe marchait à la tête de l’armée avec sa division et tous les gymnètes. Xénophon suivait avec les hoplites de l’arrière-garde, n’ayant aucun gymnète avec lui ; car il n’y avait nulle apparence que l’ennemi vînt attaquer en queue, au moment où l’on monterait. Chirisophe gagne le sommet avant que les ennemis s’aperçoivent de rien ; il continue de marcher, le reste de l’armée le suit, à mesure qu’on franchit les hauteurs, jusqu’aux villages situés dans les vallons et les enfoncements des montagnes.

Les Carduques abandonnent alors leurs habitations, emmènent leurs femmes et leurs enfants, et s’enfuient vers les montagnes. On trouve des vivres en abondance. Les ma ; sons étaient pourvues de beaucoup d’ustensiles d’airain. Les Grecs n’enlèvent rien et ne poursuivent pas les habitants, dans l’espoir que, si on les ménageait, les Carduques consentiraient peut-être à les laisser passer comme à travers un pays ami, vu qu’ils étaient ennemis du roi.

Quant aux vivres, on prit tout ce qu’on trouva : il y avait urgence. Cependant les Carduques n’écoutent pas qui les appelle et ne montrent aucune disposition pacifique. Ainsi, quand l’arrière-garde des Grecs, à la nuit déjà close, descend des hauteurs dans les villages (or, le chemin étant fort étroit, la montée et la descente dans les villages avaient occupé tout le jour), plusieurs Carduques se réunissent, tombent sur les traînards, en tuent quelques-uns et en blessent d’autres à coups de pierres et de flèches : ils étaient peu nombreux, les Grecs étant entrés chez eux à l’improviste, sans quoi, s’ils eussent été en force, une grande partie de l’armée eût couru risque d’être taillée en pièces. On cantonne donc ainsi la nuit dans les villages. Les Carduques allument des feux tout autour sur les montagnes, et l’on s’observe des deux côtés.

Au point du jour, les stratèges et les lochages des Grecs se réunissent et décident de ne garder des bêtes de somme que celles qui sont indispensables, d’abandonner le reste et de rendre la liberté à tous les prisonniers faits récemment et retenus esclaves à l’armée. La marche était retardée par la quantité excessive de bêtes de somme et de prisonniers ; nombre de soldats, chargés d’y veiller, devenaient inutiles au combat ; d’ailleurs il fallait traîner et porter le double de vivres pour tant de monde ; la résolution est prise ; les hérauts la proclament. Après le dîner, l’armée se met en marche. Les stratèges, faisant halte à un défilé, ôtent ce qu’ils trouvent de trop à ceux qui ne se sont pas soumis à l’ordre : tous obéissent, sauf quelques-uns qui passent en fraude quelque joli garçon, ou quelque jolie femme dont ils sont épris. On marche ainsi le reste du jour, tantôt combattant, tantôt se reposant. Le lendemain, il survient un grand orage. Cependant il faut marcher : il n’y a pas assez de vivres. Chirisophe est en tête, Xénophon à l’àrrière-garde. Les ennemis font une attaque vigoureuse ; le chemin étant étroit, ils peuvent lancer de près leurs flèches et des pierres. Les Grecs, contraints de les poursuivre et de rallier ensuite, ne marchent qu’avec lenteur. Souvent Xénophon faisait halte, lorsque les ennemis le pressaient vivement : de son côté, Chirisophe s’arrêtait toujours dès que l’ordre en était donné ; seulement une fois, au lieu de s’arrêter, le voilà marchant plus vite et commandant de suivre. Il était clair qu’il se passait quelque chose à la tête. Comme on n’avait pas le temps de s’y porter pour voir la cause de cette marche précipitée, l’arrière-garde suivit d’un train qui ressemblait à une fuite.

On perdit, en cette rencontre, un brave soldat, Cléarque de Lacédémone : une flèche traversa son bouclier, sa casaque et lui perça le flanc ; Basias d’Arcadie eut aussi la tête percée de part en part. Quand on est arrivé à l’endroit où l’on voulait camper, Xénophon va sur-le-champ, comme il était, trouver Chirisophe, et lui reproche de ne l’avoir pas attendu et de l’avoir forcé de combattre tout en fuyant : « Deux soldats de cœur et de mérite viennent de périr sans que nous ayons pu enlever leurs corps, ni les ensevelir. » Chirisophe lui répond : « Regarde ces montagnes ; tu le vois, elles sont inaccessibles : il n’y a qu’une route ; jettes-y les yeux ; elle est à pic ; et tu peux y voir cette multitude d’hommes qui gardent le passage par où nous pourrions nous échapper. Voilà pourquoi je me suis hâté : je n’ai point fait halte, afin de les prévenir, s’il était possible, avant qu’ils fassent maîtres des hauteurs : nos guides m’assurent qu’il n’y a pas d’autre route. » Xénophon dit : « Moi aussi, j’ai deux prisonniers : pendant que les ennemis nous tombaient sur les bras, je leur ai tendu une embuscade, ce qui nous a donné le temps de respirer ; nous en avons tué quelques-uns, et nous désirions en prendre d’autres vivants, afin d’avoir des guides instruits des localités. »

On se fait amener aussitôt ces deux hommes, on les sépare, on tâche de leur faire dire à chacun en particulier s’ils connaissent une autre route que celle que l’on voit. Le premier, malgré toute espèce de menaces, déclare qu’il n’en sait pas d’autre ; et, comme il ne dit rien d’utile, on l’égorgé sous les yeux de son camarade. Celui-ci répond que l’autre avait prétendu ne rien savoir, parce qu’il se trouvait avoir dans ce canton une fille qu’il y avait mariée : il promet, quant à lui, de conduire l’armée par un chemin praticable, même aux bêtes de somme. On lui demande s’il ne s’y rencontre point de pas difficile ; il répond qu’il y a une hauteur qui rend le passage impossible, si l’on ne prend les devants.

Alors on est d’avis d’assembler aussitôt les lochages, les peltastes et un corps d’hoplites, de leur dire ce dont il s’agit et de leur demander s’il y en a qui veuillent se montrer gens de cœur et marcher en volontaires. Parmi les hoplites il se présente Aristonyme de Méthydrie et Agasias de Stymphale, tous deux Arcadiens. Une contestation s’élève entre eux et Callimaque de Parrhasie, également Arcadien. Ce dernier dit qu’il veut marcher avec des volontaires tirés de toute l’armée. « Je suis sûr, ajoute-t-il, que beaucoup de jeunes soldats me suivront, si je marche à leur tête. » On demande ensuite s’il y a quelques gymnètes ou quelques taxiarques qui veuille être du détachement. Il se présente Aristéas de Chios, qui souvent, en de pareilles occasions, avait rendu de grands services à l’armée.


CHAPITRE II.


On envoie deux mille hommes d’élite s’emparer des hauteurs. — Ils y réussissent. — Passage difficile à travers les montagnes.


Le jour tombait ; on commande aux volontaires de partir aussitôt après leur repas : on met des liens au guide et on le leur livre. On convient avec eux que, s’ils s’emparent de la hauteur, ils s’y maintiendront toute la nuit ; au point du jour, ils sonneront de la trompette ; après quoi, ils descendront de la hauteur sur les ennemis qui gardent le chemin en vue, et l’armée se portera à leur secours le plus vite possible. Cet arrangement pris, les volontaires se mettent en marche, au nombre de deux mille environ. Il tombait une grande pluie. Xénophon, suivi de l’arrière-garde, conduit ses gens vers le chemin en vue, afin d’y tourner toute l’attention des ennemis et de couvrir le mouvement de la troupe en marche. À peine l’arrière-garde est-elle arrivée à un ravin qu’il fallait traverser pour gravir la montagne, que les Barbares roulent d’en haut des pierres rondes, grosses à remplir un chariot, les unes d’un plus grand et les autres d’un plus petit volume, mais qui toutes, en bondissant sur les rochers, font l’effet de pierres à fronce ; en sorte qu’il est absolument impossible d’approcher du chemin. Quelques lochages, ne pouvant prendre cette route, en cherchent une autre, et continuent cette manœuvre jusqu’à la nuit. Quand on croit pouvoir se retirer sans être vu, on revient souper, l’arrière-garde n’ayant pas même trouvé le temps de dîner. Cependant les ennemis ne cessent pas, durant toute la nuit, de rouler des quartiers de roche : on peut en juger par le bruit. Les volontaires qui avaient le guide avec eux, ayant tourné ce mauvais pas, surprennent la garde ennemie assise auprès du feu : ils en tuent une partie, chassent les autres et restent à ce poste, se croyant maîtres de la hauteur.

Ils se trompaient : au-dessus d’eux était un mamelon près duquel se trouvait l’étroit chemin ou se tenait la garde ; toutefois, ce poste conduisait à l’endroit occupé par les ennemis, sur le chemin en vue.

On y passe la nuit. Dès que le jour paraît, on marche en ordre et en silence contre l’ennemi, et, comme il faisait du brouillard, on passe sans être vu. La reconnaissance faite, la trompette sonne ; les Grecs se jettent sur les Barbares en faisant retentir le cri militaire ; ceux-ci ne les attendent pas, mais ils s’enfuient et abandonnent la défense du chemin. Ils perdent peu de monde, étant légèrement armés. Chirisophe et ses gens, entendant la trompette, montent aussitôt par le chemin en vue ; les autres stratèges s’avancent par les sentiers non frayés qui s’offrent à chacun d’eux, et grimpent comme ils peuvent en se tirant les uns les autres avec leurs piques. Ils sont les premiers à joindre ceux qui s’étaient emparés du poste. Xénophon, avec la moitié de l’arrière-garde, s’avance par la route que suivaient ceux qui avaient le guide : c’était le chemin le plus commode pour les bêtes de somme ; l’autre moitié avait été placée par lui à la suite du bagage. Dans la marche se trouvait une colline, dominant le chemin et occupée par des ennemis qu’il fallait tailler en pièces, sous peine d’être séparés des autres Grecs. On aurait bien pris le même chemin que les autres ; mais c’était le seul par où les attelages pouvaient passer.

On s’exhorte mutuellement, et l’on s’élance vers les hauteurs par colonnes et non pas en cercle, de manière à ménager une retraite à l’ennemi, s’il voulait fuir. Les Barbares, voyant les Grecs monter comme ils peuvent, ne lancent ni flèches ni pierres sur ceux qui approchent, mais ils fuient et abandonnent leur poste. Les Grecs avaient dépassé la colline ; ils en aperçoivent une autre occupée par l’ennemi ; ils jugent à propos d’y marcher. Mais Xénophon, craignant que, s’il laisse sans défense la colline qui vient d’être enlevée, les Barbares ne la éprennent et ne tombent sur les attelages qui sont en train de défiler lentement par la route étroite, laisse sur la colline les lochages Céphisodore d’Athènes, fils de Céphisophon, Amphicrate d’Athènes, fils de d’Amphidème, et Archagoras, banni d’Argos[1]. Lui-même, avec le reste des troupes, marche à la seconde colline, qu’il prend de la même manière. Restait un troisième mamelon, beaucoup plus escarpé : il dominait le poste où les volontaires avaient surpris, la nuit, l’ennemi laissé auprès du feu. À l’approche des Grecs, les Barbares abandonnent ce mamelon sans combat ; ce qui étonne tout le monde. On se figure que c’est la crainte d’y être enveloppés et assiégés qui les a fait fuir ; mais le fait est que les Carduques, voyant d’en haut ce qui se passait à la queue, s’étaient retirés tous pour charger l’arrière-garde.

Xénophon, avec les plus jeunes soldats, monte au haut du mamelon, et ordonne au reste de marcher lentement, pour que les autres lochages puissent le rejoindre : il leur dit également de se tenir en ordre de bataille, dès qu’ils seront le long de la route sur un terrain uni. Au même instant, arrive précipitamment Archagoras d’Argos. Il raconte qu’on a été débusqué de la colline, que Céphisodore et Amphicrate ont été tués, ainsi que tous ceux qui n’ont pas sauté du haut du rocher et rejoint l’arrière-garde. Cet avantage remporté, les Barbares viennent occuper une autre colline vis-à-vis du dernier mamelon. Xénophon leur propose un armistice par la voie d’un interprète, et redemande les morts. Ils promettent de les rendre, si l’on s’engage à ne point brûler les villages. Xénophon y consent. En ce moment, tandis que l’armée défile et que les pourparlers ont lieu, tous les ennemis accourent ensemble de dessus la colline ; ils se concentrent sur un même point. Les Grecs, de leur côté, commençaient à descendre de la colline, pour rejoindre les autres à l’endroit où étaient posées les armes, lorsque les Barbares s’avancent en grand nombre et en tumulte. Arrivés au sommet du mamelon d’où Xénophon descendait encore, ils roulent des pierres qui cassent la cuisse d’un Grec. L’homme de service de Xénophon, son porte-bouclier, l’avait abandonné. Euryloque de Lousie, Arcadien, l’un des hoplites, court à lui, le couvre de son bouclier, et tous deux se retirent ainsi, pendant que les autres rejoignent les troupes formées en bataille.

Toute l’armée grecque, se trouvant alors réunie, cantonne dans de nombreuses et belles maisons, où abondent les vivres. Il y avait tant de vin qu’on le gardait dans des citernes cimentées, Xénophon et Chirisophe, par voie de négociation, obtiennent des morts en échange de leur guide, et ils font tout pour rendre de leur mieux à ces dépouilles mortelles les honneurs dus à des hommes courageux.

Le lendemain, on marche sans guide : les ennemis, combattant et gagnant les devants partout où la route devenait étroite, ne cessent de barrer le passage. Quand ils arrêtaient la tête, Xénophon, avec l’arrière-garde, gravissait les montagnes et dissipait l’obstacle posté en travers de la route, en essayant de se placer au-dessus des ennemis. Quand l’arrière-garde était attaquée, Chirisophe, se mettant en marche et s’efforçant de gravir au-dessus des ennemis, dissipait l’obstacle qui traversait la route, et la frayait à l’arrière-garde. Par là, ils se prêtaient continuellement un mutuel secours, et veillaient attentivement les uns sur les autres. Il y avait des moments où les Barbares inquiétaient beaucoup la descente des troupes qui avaient monté : ils étaient si agiles qu’on ne pouvait les joindre, quoiqu’ils partissent de près : et, de fait, ils ne portaient qu’un arc et une fronde.

C’étaient d’excellents archers : ils avaient un arc de près de trois coudées, avec des flèches de plus de deux : pour les décocher, ils tiraient les cordes vers le bas de l’arc, en y appuyant le pied gauche. Leurs flèches perçaient les boucliers et les cuirasses. Les Grecs, qui en ramassaient, s’en servaient en guise de dards, après y avoir mis des courroies. Surtout ce terrain les Crétois rendirent de très-grands services : ils étaient commandés par Stratoclès de Crète.


CHAPITRE III.


Armée près du Centrite. — Nouvelles difficultés. — Songe de Xénophon. — Passage du fleuve.


Ce même jour, on cantonne dans les villages situés au-dessus de la plaine arrosée par le Centrite[2]. C’est un fleuve large de deux plèthres, qui sépare l’Arménie du pays des Carduques. Les Grecs y font une pause. Le fleuve est à six ou sept stades des montagnes des Carduques. Ce cantonnement fut des plus agréables, grâce aux vivres et au souvenir des maux passés. En effet, durant les sept jours qu’on avait traversé par les Carduques, il avait fallu constamment combattre, et souffrir plus de maux que n’en avait fait et le roi et Tissapherne : aussi la censée d’en être délivré procura-t-elle un doux sommeil.

Au point du jour, on aperçoit de l’autre côté du fleuve des cavaliers en armes, faisant mine de barrer le passage ; puis, au-dessus de ces cavaliers, des fantassins rangés en bataille sur les berges, pour empêcher d’entrer en Arménie. C’étaient des hommes à la solde d’Orontas et d’Artuque, Arméniens, Mygdoniens et Chaldéens mercenaires. Les Chaldéens étaient, disait-on, libres et belliqueux : ils avaient pour armes de grands boucliers d’osier et des lances. Les hauteurs sur lesquelles ils étaient formés étaient éloignées du fleuve de trois ou quatre plèthres. On ne voyait qu’un chemin qui y montât, et on l’eût dit fait de main d’homme. Ce fut par là que les Grecs tentèrent le passage. Mais ils reconnaissent qu’ils auront de l’eau jusqu’au-dessus de l’aisselle ; que le courant est rapide, coupé de gros cailloux glissants ; qu’on ne peut porter les armes dans l’eau ; que, s’ils l’essayent, le fleuve les entraîne eux-mêmes, que mettre leurs armes sur leurs têtes, c’était s’exposer nus aux flèches et aux autres traits ; ils se retirent et campent sur les bords du fleuve.

Alors, sur la montagne où ils avaient campé la nuit précédente, ils aperçoivent un grand nombre de Carduques rassemblés en armes. Le découragement des Grecs est à son comble, en considérant la difficulté de traverser le fleuve, en voyant sur l’autre rive des troupes qui s’opposent à leur passage, et derrière eux les Carduques qui les prendront à dos au moment où ils vont passer. Ce jour-la donc et la nuit suivante se passèrent dans le plus grand embarras. Mais Xénophon eut un songe. Il rêva qu’il avait aux pieds des entraves qui, s’étant rompues d’elles-mêmes, le laissèrent libre de marcher tant qu’il voulait. Au point du jour, il va trouver Chirisophe, lui dit qu’il a bon espoir et lui raconte son rêve.

Chirisophe s’en réjouit, et tous les généraux présents se hâtent de faire des sacrifices avant que le jour paraisse. Dès la première victime les signes sont favorables. À l’issue des sacrifices, les stratèges et les lochages ordonnent aux soldats de prendre leur repas. Pendant celui de Xénophon, deux jeunes gens accourent à lui ; car tout le monde savait qu’il était permis de l’aborder, déjeunant ou dînant, et, s’il donnait, de réveiller pour lui dire tout ce qui pouvait avoir trait à la guerre. Ces jeunes gens lui racontent qu’ils se trouvaient à ramasser des feuilles sèches pour le feu, lorsqu’ils aperçoivent sur l’autre bord, entre des rochers descendant jusqu’au lit du Centrite, un vieillard, une femme et des jeunes filles qui déposent des sacs d’habits noirs dans une anfractuosité de rochers ; en les voyant, ils croient pouvoir y passer en sûreté, parce que le terrain ne permettait pas à la cavalerie ennemie d’en approcher. Ils se déshabillent, disent-ils, et, un poignard à la main, ils essayent de traverser nus à la nage ; mais ils avancent, passent, sans se mouiller les parties, enlèvent les habits et reviennent par le même chemin.

Aussitôt Xénophon fait lui-même des libations et ordonne de verser du vin aux jeunes gens pour prier les dieux, qui ont fait voir le danger et le passage, de mener à bien tout le reste. Les libations faites, il mène aussitôt les jeunes gens à Chirisophe et lui raconte le fait. Après les avoir entendus, Chirisophe fait à son tour des libations ; puis, donnant le signal de plier bagage, ils convoquent les stratèges et délibèrent sur les moyens de passer le plus sûrement possible, de vaincre les ennemis qu’on a en face et de n’être pas entamé par ceux qui sont à dos. On décide que Chirisophe marchera eu tête et passera avec la moitié de l’armée, tandis que Xénophon attendra avec l’autre moitié, et que les équipages et la masse traverseront entre les deux détachements.

Le tout bien concerté, on se met en marche : les jeunes gens servent de guides, longeant le fleuve sur la gauche ; la route jusqu’au gué était d’environ quatre stades.

Pendant la marche, les escadrons de cavalerie ennemie se tiennent à la hauteur de l’autre rive.

Arrivé au gué, sur les berges du fleuve, on pose les armes, et Chirisophe le premier, la tête couronnée, quitte ses habits, prend ses armes et donne ordre à tous les autres d’en faire autant. Il commande aux lochages de diviser les loches par colonnes et de les taire passer les uns à sa droite, les autres à sa gauche. En même temps, les devins immolent des victimes près du fleuve, tandis que les ennemis lancent des flèches et des pierres qui ne portent point. Les signes sacrés étant favorables, les soldats entonnent tous le péan, et poussent le cri de guerre, auquel répondent les clameurs des femmes ; car beaucoup de soldats avaient leurs maîtresses.

Chirisophe entre dans le fleuve, suivi de sa division. Xénophon, prenant avec lui les soldats les plus lestes de l’arrière-gai de, court de toute sa force au passage qui était vis-à-vis de l’entrée des montagnes d’Arménie, faisant mine de vouloir traverser le fleuve et d’envelopper la cavalerie qui en longeait les bords. Les ennemis, voyant le corps de Chirisophe passer le gué avec facilité, et le détachement de Xénophon courir sur leurs derrières, craignent d’être coupés et s’enfuient à toutes jambes vers le point qui, de la berge, conduisait dans le haut pays. Arrivés à cet endroit, ils remontent vers la montagne. Lycius, qui commandait l’escadron de cavalerie, et Eschine, qui avait sous ses ordres les peltastes de la division de Chirisophe, voyant la déroute de l’ennemi, se mettent à sa poursuite : les soldats leur crient qu’ils ne les laisseront point dans l’embarras, et qu’ils vont courir avec eux vers la montagne. Cependant Chirisophe, après avoir passé le fleuve, ne s’amuse pas à courir après la cavalerie, mais il commence par marcher droit aux ennemis postés sur la hauteur qui aboutissait au fleuve. Ce corps, voyant la cavalerie en fuite et les hoplites grecs s’avancer pour les charger, abandonne les hauteurs qui dominent le fleuve.

De son côté Xénophon, voyant que tout va bien sur l’autre rive, revient au plus vite au gué que passait l’armée : car on apercevait déjà les Carduques descendant vers la plaine pour tomber sur les derniers qui passaient. Chirisophe était maître des hauteurs. Lycius et quelques soldats, s’étant mis à la poursuite de l’ennemi, prennent ce qui était resté en arrière de ses bagages, et de plus, quelques belles étoffes et des vases à boire. Le bagage des Grecs et leur suite étaient sur le point de passer, lorsque Xénophon, faisant volte-face aux Carduques, tourne contre eux les armes. Il ordonne aux lochages de former leurs loches par énomoties, en développant chaque énomotie sur un front de phalange du côté du bouclier[3], de telle sorte que les lochages et les énomotarques fussent du côté des Carduques, et les serre-files du côté du fleuve.

Les Carduques, voyant l’arrière-garde séparée de la foule et réduite à un petit nombre, s’avancent contre elle en toute hâte, en chantant je ne sais quels chants. Chirisophe, de son côté, se trouvant en lieu sûr, renvoie à Xénophon les peltastes, les frondeurs, les archers, et leur prescrit de faire ce qui leur sera ordonné. Or Xénophon, qui les voit descendre, leur envoie dire par un officier de se tenir sur le bord de la rivière sans la passer, puis, lorsqu’il commencerait à entrer dans l’eau, de s’y jeter eux-mêmes en dehors de la ligne et sur les deux flancs, comme s’ils voulaient repasser le fleuve et charger les Carduques, la main sur la courroie de leurs javelots et la flèche sur l’arc, mais en ne s’engageant pas loin dans le fleuve. En même temps, il ordonne à sa division, au moment où les pierres les atteindront et feront du bruit sur les boucliers, de chanter le péan et de courir d’un trait à l’ennemi ; puis, dès que l’ennemi sera en fuite, et que de dessus la berge la trompette sonnera la charge, de faire demi-tour du côté de la lance en suivant les serre-files, de courir à toutes jambes et de traverser en ligne droite, sans rompre les rangs, de manière à ne point se gêner mutuellement. Le meilleur soldat sera celui qui arrivera le premier sur l’autre rive.

Les Carduques, voyant qu’il reste peu de troupes, beaucoup des soldats qui devaient faire partie de l’arrière-garde l’ayant quittée, les uns pour les attelages, les autres pour les bagages, d’autres pour leurs maîtresses, font une attaque de pierres et de flèches. Les Grecs, entonnant le péan, s’élancent sur eux au pas de course. Les ennemis ne tirent même pas, vu qu’ils étaient armés, comme dans leurs montagnes, de manière à charger et à fuir promptement, mais pas d’une manière suffisante pour résister. Au même instant, la trompette sonne, ce qui fait fuir les ennemis encore plus vite. Les Grecs font demi-tour à droite, et fuient à toutes jambes à travers le fleuve. Quelques-uns des ennemis s’en aperçoivent, reviennent en courant au fleuve et tirent des flèches sur les Grecs, dont ils blessent un petit nombre. Au contraire, on voyait encore fuir la plupart d’entre eux, quand les Grecs étaient déjà sur l’autre bord. Ceux qui étaient venus à leur rencontre, s’étant comportés en hommes de cœur et avancés plus qu’il ne fallait, repassent le fleuve après les troupes de Xénophon, et quelques-uns d’entre eux sont blessés.


CHAPITRE IV.


Entrée en Arménie. — Trêve des Grecs avec Tiribaze, qui les trahit. — La neige commence à tomber.


Le passage effectué, vers midi, l’on se range et l’on s’avance à travers l’Arménie, pays tout de plaine avec quelques légères ondulations : on fait environ cinq parasanges ; car il n’y avait point de villages auprès du fleuve, à cause des guerres avec les Carduques. Le village où l’on arrive était grand : il y avait un palais pour le satrape, et la plupart des maisons avaient des tours : les vivres abondaient.

On fait ensuite dix parasanges en deux étapes et l’on dépasse les sources du Tigre. En trois étapes on fait quinze parasanges et l’on arrive au Téléboas. C’est un fleuve qui n’est pas grand, mais les eaux en sont belles. Cette contrée s’appelle l’Arménie du couchant : le gouverneur était Tiribaze, ami du roi. Quand il était auprès du prince, nul autre que lui ne l’aidait à monter à cheval. Suivi de quelques cavaliers, il vient au galop et envoie un interprète pour annoncer aux chefs qu’il veut conférer. Les stratèges consentent à l’entendre ; ils s’avancent à la portée de la voix et lui demandent ce qu’il désire. Il répond qu’il s’engage par un traité à ne pas faire de mal aux Grecs, à condition qu’ils ne brûlent point les maisons et se contentent de prendre les vivres dont ils ont besoin. Les stratèges acceptent, et le traité est conclu.

De là on fait quinze parasanges en trois étapes à travers la plaine, Tiribaze côtoyant les Grecs avec ses troupes à une distance d’environ dix stades. On arrive à des palais entourés de nombreux villages pleins de vivres. Tandis qu’on est campé, il tombe, durant la nuit, beaucoup de neige. Le matin, on décide de cantonner les divisions et les stratèges dans les différents villages. On ne voyait pas un ennemi, et la quantité de neige inspirait de la sécurité. On trouve là toutes sortes de vivres excellents, bestiaux, blé, vins vieux d’un excellent bouquet, raisins secs, légumes de toute espèce. Cependant quelques hommes, s’étant écartés du camp, disent qu’ils ont aperçu une armée et, pendant la nuit, la lueur de plusieurs feux. Les stratèges jugent donc imprudent de cantonner dans des villages séparés, et nécessaire de rassembler l’armée. On la rassemble encore une fois, d’autant que le temps paraissait beau. Mais, cette nuit même, il tombe une neige si serrée qu’elle couvre les armes et les hommes qui étaient couchés, et engourdit les bêtes de somme. On eut grand’peine à se lever, et c’était un triste spectacle de voir la neige étendue sur tous les objets-où elle n’avait pas fondu[4]. Cependant Xénophon ayant eu le courage de se lever presque nu et de fendre du bois, un autre se lève, lui en prend et se met aussi à en fendre. Dès ce moment tout le monde se lève, allume du feu et se frotte de matières grasses qu’on trouve là en quantité, et dont on se sert en guise d’huile d’olive, telles que saindoux, huile de sésame, d’amande amère et de térébinthe : on y trouve aussi des essences tirées des mêmes végétaux.

On convient ensuite de renvoyer l’armée dans les villages pour qu’elle soit à couvert. Les soldats, avec force cris de joie, retournent aux abris et aux vivres. Seulement, tous ceux qui, en quittant les maisons, les avaient brûlées, en portaient la peine, forcés de bivouaquer méchamment sous le ciel. Durant la nuit on envoie, sous les ordres de Démocrate de Téménium, un détachement vers les montagnes où les soldats qui s’étaient écartés disaient avoir vu des feux. Cet homme passait pour avoir toujours dit la vérité, donnant pour ce qui était ce qui était, et ce qui n’était pas pour ce qui n’était pas. De retour, il dit qu’il n’a point vu de feux, mais il revient ramenant prisonnier un homme qui avait un arc perse, un carquois et une sagaris telle qu’en portaient les Amazones. On demande au prisonnier de quel pays il est ; il dit qu’il est Perse et qu’il s’est éloigné de l’armée de Tiribaze pour chercher des vivres. On s’informe auprès de lui de la force de cette armée et du motif qui l’a fait rassembler. Il dit que Tiribaze est suivi de ses propres troupes et de mercenaires chalybes et taoques. Il ajoute que Tiribaze se prépare a attaquer les Grecs au défilé de la montagne, où il n’y a qu’un seul passage.

D’après ce rapport, les généraux sont d’avis de rassembler l’armée : aussitôt ils laissent une garde commandée par Sophénète de Stymphale, et marchant, prenant le prisonnier pour guido. Quand on a franchi le haut des montagnes, les peltastes, qui avaient pris le devant, n’ont pas plus tôt aperçu le camp de Tiribaze que, sans attendre les hoplites, ils y courent à grands cris. Les Barbares, en entendant ce bruit, ne tiennent pas bon, mais s’enfuient. On tue cependant quelques Barbares : on prend environ vingt chevaux, ainsi que la tente de Tiribaze et, dans cette tente, des lits à pieds d’argent, des vases à boire, avec des gens qui se disent ses boulangers et ses échansons. Les stratèges des hoplites, en apprenant le fait, croient bon de revenir au camp au plus vite, de peur que la garde qu’ils y ont laissée ne soit attaquée. Ils font aussitôt sonner de la trompette, et ce même jour ils reviennent au camp.


CHAPITRE V.


Tristes effets de la neige. — Intensité du froid. — Disette. — Attaque de l’ennemi. — Arrivée à des villages, où l’on se remet des épreuves qu’on vient de subir.


Le lendemain, on croit devoir marcher le plus vite possible, avant que l’ennemi se rallie et occupe les défilés. On plie bagage, et l’armée s’avance à travers une neige épaisse, sous la conduite de plusieurs guides. Le même jour, on arrive au delà des montagnes où Tiribaze devait attaquer les Grecs, et l’on y campe. De là on fait trois étapes dans le désert, le long de l’Euphrate, qu’on passe ayant de l’eau jusqu’au nombril. On disait que la source de ce fleuve n’était pas éloignée. On fait ensuite quinze parasanges en trois jours, dans une plaine couverte de neige. Le troisième jour fut rude : le vent borée, soufflant debout, brûlait et glaçait les hommes. Un des devins fut d’avis de sacrifier au vent : on égorge une victime, et tout le monde constate que la violence du vent paraît cesser. La neige avait une brasse d’épaisseur, de sorte qu’il périt beaucoup de bêtes de somme, d’esclaves, et une trentaine de soldats.

On campe la nuit autour de grands feux ; car il y avait beaucoup de bois au campement ; mais les derniers arrivés ne trouvent plus de bois. Les premiers venus, qui avaient allumé du feu, ne permettent aux autres de s’en approcher qu’après s’être fait donner du blé ou quelque autre comestible. On se communique de part et d’autre ce que l’on avait. Où l’on allumait du feu, la neige fondait, et il se faisait jusqu’au sol ie grands trous qui permirent de mesurer la hauteur de la neige.

On marche tout le jour suivant dans la neige, et beaucoup d’hommes sont atteints de boulimie[5]. Xénophon, à l’arrière-garde, en ayant rencontré qui gisaient à terre, ne savait pas quelle maladie ils avaient ; mais, ayant appris d’un soldat, qui connaissait ce mal, que c’étaient les symptômes évidents de la boulimie, et que, s’ils avaient à manger, ils seraient bientôt debout, il court aux équipages, et tout ce qu’il peut trouver de comestibles, il les donne ou les envoie donner aux malades par ceux qui sont en état de courir. Dès qu’ils ont pris un peu de nourriture, ils se lèvent et continuent leur marche.

Chirisophe, à la nuit tombante, arrive à un village et rencontre des femmes et des filles du pays qui portaient de l’eau près de la fontaine située devant le fort. Elles demandent aux Grecs qui ils sont. L’interprète leur répond en perse que ce sont des troupes envoyées au satrape par le roi. Elles répondent que le satrape n’est pas là, mais à la distance d’une parasange environ. Comme il était tard, on entre dans le fort avec les porteuses d’eau et l’on se rend auprès du comarque[6]. De cette manière Chirisophe, et tout ce qui a pu suivre l’avant-garde, se loge en cet endroit. Quant aux autres soldats, ceux qui ne peuvent arriver passent la nuit en route, sans nourriture et sans feu : il y en eut qui périrent.

Quelques ennemis, qui s’étaient réunis à la poursuite des Grecs, prennent ceux des équipages qui n’ont pu suivre, et se battent entre eux pour le partage. On laisse aussi en arrière des soldats que la neige avait aveuglés, ou à qui le froid avait gelé les doigts des pieds. On se garantissait les yeux contre la neige en mettant devant quelque chose de noir, quand on marchait, et les pieds en les remuant, en ne prenant pas de repos, en se déchaussant pour la nuit. À tous ceux qui s’endormaient chaussés, les courroies pénétraient dans les pieds et les sandales se durcissaient par la gelée : car, les premières chaussures se trouvant usées, on en avait fabriqué de cuir de bœuf nouvellement écorché. Ces nécessités avaient fait laisser quelques, traînards. Ceux-ci voyant un endroit noir, parce que la neige l’avait quitté, avaient jugé qu’elle s’y était fondue ; et, de fait, elle s’était fondue par la vapeur d’une source qui coulait tout auprès dans un vallon. Es s’étaient donc dirigés de ce côté et refusaient d’avancer.

Xénophon, à l’arrière-garde, n’en est pas plutôt instruit, qu’il emploie tous les moyens imaginables pour les supplier de ne pas demeurer en arrière, disant qu’on est suivi d’un gros détachement d’ennemis. Il finit par se fâcher. Ceux-ci demandent qu’on les égorge ; il leur est impossible de faire un pas. On juge que le meilleur parti à prendre est de faire, si l’on peut, une telle frayeur aux ennemis, qu’ils ne tombent pas sur ces malheureux. Il était nuit noire. Les ennemis s’avancent, menant grand bruit et se disputant ce qu’ils avaient pris. L’arrière-garde se lève, toute composée de soldats bien disposés, et court sur eux, tandis que les traînards, jetant les plus hauts cris possible, frappent leurs boucliers de leurs piques. Les ennemis effrayés se jettent dans le vallon à travers la neige, et l’on n’entend plus personne souffler.

Xénophon et les siens promettent aux malades de revenir à eux le lendemain, et continuent leur marche. Ils n’avaient pas fait quatre stades qu’ils trouvent d’autres soldats étendus dans la neige et couverts de leurs manteaux. Aucune garde ne les veillait. On les fait lever : ils disent que ceux qui les précèdent font halte. Xénophon, s’avançant lui-même, envoie devant lui les plus vigoureux peltastes, pour savoir ce qui fait obstacle. Ils lui rapportent que l’armée tout entière fait halte également. Le corps de Xénophon reste donc au bivouac en cet endroit, sans feu et sans souper, et pose de son mieux des sentinelles. Au point du jour, Xénophon envoie les plus jeunes soldats aux malades pour les forcer à se lever et à partir. Au même moment, Chirisophe dépêche du village quelques-uns des siens pour savoir où en sont les derniers. On voit arriver avec joie ces messagers, auxquels on remet les malades pour les porter au camp, et l’on part. On n’avait pas fait vingt stades, qu’on était au village où cantonnait Chirisophe.

Là, Polycrate d’Athènes, lochage, demande qu’il lui soit permis de se porter en avant. Prenant avec lui des soldats agiles, il court au village échu à Xénophon, y surprend chez eux tous les habitants avec leur comarque, prend dix-sept poulains élevés pour la redevance royale, et la fille du comarque, mariée depuis neuf jours : son mari était sorti pour courre le lièvre, et ne fut pas pris dans les villages. Les habitations étaient sous terre : l’ouverture est comme celle d’un puits, mais l’intérieur est vaste ; il y a des issues creusées pour les bestiaux, mais les hommes descendent par des échelles. Dans ces habitations étaient des chèvres, des brebis, des bœufs, de la volaille et des petits de toutes ces espèces : tout le bétail est nourri de foin. On y trouva aussi du blé, de l’orge, des légumes, et du vin d’orge dans des vases à boire. On y voyait flotter l’orge même jusqu’aux bords, ainsi que des chalumeaux, les uns plus grands, les autres plus petits, et sans nœuds. Il fallait, quand on avait soif, en prendre un dans la bouche et sucer. Cette boisson est très-forte, si l’on n’y mêle de l’eau ; mais on la trouve très-agréable quand on y est accoutumé.

Xénophon fait souper avec lui le comarque, et le prie de se rassurer, en lui disant qu’on ne le privera pas de ses enfants et qu’on aura soin, au départ, à titre d’indemnité, de remplir sa maison de vivres, s’il veut, comme guide, mettre l’armée en bonne voie, jusqu’à ce qu’on soit arrivé chez une autre peuplade. Celui-ci promet, et, pour preuve de son bon vouloir, il découvre où l’on a enfoui les tonneaux de vin. Cantonnés ainsi pour cette nuit, les soldats se reposent dans l’abondance de tous les biens, sans toutefois cesser de garder à vue le comarque et ses enfants.

Le lendemain, Xénophon prend avec lui le comarque et va trouver Chirisophe. Dans chaque village où il passe, il rend visite à ceux qui s’y sont cantonnés, et partout il les trouve en festins et en liesse : nulle part on ne le laisse aller qu’il ne se soit assis au repas. Or, il n’y avait pas d’endroit où il ne se trouvât sur la même table de l’agneau, du chevreau, du porc, du veau, de la volaille, avec une grande quantité de pains de froment et de pains d’orge. Quand, par affection, on voulait boire à la santé d’un ami, on le menait au vase, puis il fallait boire, la tête baissée, ta humant, comme fait un bœuf. On permit au comarque de prendre tout ce qu’il voudrait. Il ne voulut rien accepter ; mais, au fur et à mesure qu’il rencontrait un parent, il remmenait avec lui.

Arrivés auprès de Chirisophe, on trouve aussi ceux de ce cantonnement, couronnés de couronnes de foin sec, et se faisant servir par des enfants arméniens, revêtus de leurs robes barbares. On leur montrait par signes, comme à des sourds, ce qu’ils avaient à faire. Chirisophe et Xénophon, après les compliments d’amitié, demandent ensemble au comarque, par un interprète qui savait le perse, dans quel pays on est. Celui-ci répond en Arménie. Il lui demandent encore pour qui l’on élève des chevaux ; il dit que c’est une redevance royale. Il ajoute que la province voisine est habitée par les Chalybes, et il indique la route qui y conduit. Xénophon repart alors, ramène le comarque et sa famille, et lui donne un cheval qu’il avait pris, en lui recommandant de le nourrir pour l’immoler : il avait entendu dire que l’animal était consacré au soleil, et il craignait qu’il ne mourût, épuisé par la route. Il prend ensuite un poulain pour lui-même et en donne un à chacun des stratèges et des lochages. Les chevaux de ce pays sont moins grands que ceux de Perse, mais ils ont plus de cœur. Le comarque apprend aux Grecs à attacher des sacs aux pieds de leurs chevaux et de leurs bêtes de somme, quand ils les conduiront à travers la neige : sans cette précaution, les bêtes y enfoncent jusqu’au ventre.


CHAPITRE VI.


Le guide s’enfuit par la faute de Chirisophe. — Arrivée au Phase. — On traverse le pays des Taoques et des Chalybes.


On était au huitième jour : Xénophon remet le guide à Chirisophe, et laisse au comarque tous les gens de sa famille, sauf son fils, à peine adolescent. Cet enfant est confié à la garde d’Épisthène d’Amphipolis, et, si le père se conduit bien, on le lui rendra avec la liberté. On porte ensuite à sa maison de tout ce que l’on peut, on plie bagage et l’on se met en marche. Le comarque sert de guide à travers la neige, sans être lié. Déjà l’on était à la troisième étape, lorsque Chirisophe s’emporte contre lui de ce qu’il ne les mène point à des villages. Celui-ci répond qu’il n’y en a pas dans la contrée. Chirisophe le frappe, sans le faire lier. Aussi, la nuit suivante, il s’échappe, en abandonnant son fils. Le seul différend qui eut lieu entre Chirisophe et Xénophon, durant toute la marche, provient des mauvais traitements infligés au guide et du peu de soin qui suivit. Épisthéne s’éprit de l’enfant, l’emmena dans sa patrie et l’éprouva toujours fidèle.

On fait ensuite sept marches de cinq parasanges par jour, et l’on arrive aux bords du Phase, fleuve large d’un plèthre ; puis on fait dix parasanges en deux étapes ; après quoi l’on aperçoit, sur le sommet d’une montagne donnant dans la plaine, des Chalybes, des Taoques et des Phasiens. Chirisophe, voyant les ennemis sur la hauteur, arrête sa colonne à la distance d’environ trente stades, pour ne pas s’approcher de l’ennemi en ordre de marche. Il ordonne aux autres chefs de faire avancer les loches de manière à ce que l’armée soit en phalange. Quand l’arrière-garde est également formée, il assemble les stratèges et les lochages, et dit : « Les ennemis, comme vous voyez, occupent le sommet de la montagne : il s’agit de délibérer sur ce qu’il faut faire pour combattre avec succès. Pour ma part, je suis d’avis d’envoyer les soldats dîner, et d’examiner entre nous si c’est aujourd’hui ou demain qu’il convient de passer la montagne. — Moi, dit Cléanor, je crois qu’il faut dîner au plus vite, courir au plus vite aux armes et marcher contre ces gens-là. Si nous attendons à demain, les ennemis qui nous voient seront plus audacieux, et cette audace, croyez-le bien, en attirera un plus grand nombre. »

Après Cléanor, Xénophon parla ainsi : « Pour moi, tel est mon sentiment. S’il est nécessaire de combattre, il faut nous préparer à combattre avec vigueur ; mais si nous ne voulons que passer le plus aisément possible, il faut, avant tout, aviser à n’avoir que très-peu de blessés, et très-peu de morts. La partie des monts qui est en vue s’étend à près de soixante stades, et il ne paraît d’ennemis en observation que sur ce chemin. Il vaudrait donc beaucoup mieux essayer de surprendre un passage non gardé et prévenir l’ennemi, si nous pouvons, que d’attaquer un lieu fort et des hommes bien préparés. Il est bien plus facile de franchir un mont escarpé, quand on n’a personne à combattre, qu’un terrain plat, quand les ennemis sont partout. La nuit, quand on ne se bat pas, on voit mieux où l’on pose le pied, que le jour, quand il faut se battre. Enfin une route pierreuse, quand on ne se bat pas, est moins fatigante pour les pieds qu’une route unie où l’on expose sa tête. Je ne crois donc pas impossible de nous dérober, puisqu’il nous est permis de marcher la nuit, de manière à n’être point vus, et que nous pourrons prendre un tour qui dissimule notre marche. Il me semble encore qu’en faisant une fausse attaque de ce côté-ci, nous trouverons le reste de la montagne d’autant moins gardé, vu que les ennemis resteront en bien plus grand nombre sur le point à défendre.

« Mais où vais-je parler de ruse ? J’entends dire, Chirisophe, que vous autres Lacédémoniens, qui appartenez à la classe des égaux, vous êtes exercés dès l’enfance au larcin ; qu’il n’y a pas honte, mais nécessité chez vous à voler, dans les limites de la loi. Pour dérober avec le plus d’adresse possible et pour essayer de le faire en secret, il est de principe chez vous que ceux qui se laissent prendre soient punis du fouet. Voici donc le moment de nous montrer les fruits de ton éducation, et de faire en sorte que l’on ne nous prenne pas à voler la montagne, afin de ne pas recevoir une volée de coups. — Eh bien, reprend Chirisophe, j’entends dire aussi que vous autres Athéniens, vous êtes très-adroits à voler le trésor public, et que, malgré le danger imminent que court le voleur, ce sont les plus distingués qui s’y entendent le mieux, si toutefois vous mettez à votre tête les plus distingués. C’est donc aussi pour toi le moment de montrer les fruits de ton éducation. — Je suis prêt, dit Xénophon, et, dès que nous aurons soupe, j’irai avec mon arrière-garde m’emparer de la montagne. J’ai des guides : les gymnètes ont pris dans une embuscade quelques-uns des voleurs qui nous suivaient. Je tiens d’eux que la montagne n’est pas impraticable, mais qu’on y fait paître des chèvres et des bœufs, et qu’une fois maître d’eux, nos attelages y pourront passer. J’espère d’ailleurs que les ennemis ne tiendront pas, quand ils nous verront de niveau avec eux sur les hauteurs, attendu qu’ils ne veulent pas descendre en plaine contre nous. » Chirisophe dit alors : « Mais pourquoi y aller toi-même et quitter l’arrière-garde ? envoies-en d’autres, s’il ne se présente pas de volontaires, » Aussitôt Aristonyme de Méthydrie vient s’offrir avec ses hoplites ; Aristée de Chio et Nicomarque d’Œta, avec des gymnètes. Il est convenu que, quand ils seront maîtres des hauteurs, ils allumeront de grands feux. Ces conventions faites, on dîne. Après le dîner, Chirisophe mène toute l’armée à dix stades environ de l’ennemi, pour mieux simuler une attaque de ce côté.

Après souper, la nuit venue, le détachement part, s’empare des hauteurs, et le reste de l’armée demeure en repos. Les ennemis, voyant la montagne occupée, s’éveillent et allument des feux nombreux durant la nuit. Lorsqu’il fait jour, Chirisophe, après avoir sacrifié, fait avancer ses troupes, tandis que celles qui se sont emparées des hauteurs chargent les ennemis. La plupart étant restés à leur poste sur la cime de la montagne, une partie seulement s’avance contre ceux qui étaient maîtres des hauteurs ; mais, avant que les ennemis se soient réunis, les troupes des hauteurs en viennent aux mains. Les Grecs ont l’avantage et poursuivent. Alors les peltastes grecs de la plaine courent sur ceux qui sont rangés en bataille, pendant que Chirisophe suit au pas accéléré avec les hoplites. Les ennemis restes sur la route, voyant vaincu le détachement d’en haut, prennent la fuite : il en périt un grand nombre ; on prend quantité de boucliers que les Grecs brisent avec leurs épées, pour les rendre inutiles. Arrivés sur les hauteurs, on sacrifie, on dresse un trophée, et l’on redescend dans la plaine et dans des villages pleins de toutes sortes de biens.


CHAPITRE VII.


Arrivée chez les Taoques. — Pas difficile à franchir. — On traverse le pays des Chalybes. — Passage de l’Harpase. — Arrivée au mont Théchès. — Joie enthousiaste des Grecs.


De là on arrive chez les Taoques, après avoir fait trente parasanges en cinq étapes. Les vivres manquent, parce que les Taoques habitaient des places fortifiées, où ils avaient transporté toutes leurs provisions. Arrivés à un endroit où il n’y avait ni villes, ni maisons, mais où se trouvaient réunis nombre d’hommes, de femmes et de bestiaux, Chirisophe le fait attaquer de prime abord. La première division est repoussée, une autre suit et une autre encore. En effet, il n’était pas facile d’attaquer ce fort avec des troupes nombreuses, vu qu’il régnait autour un escarpement à pic[7]. Xénophon étant arrivé avec les hoplites et les peltastes de l’arrière-garde : « Tu viens à propos, lui dit Chirisophe ; il faut forcer le poste ; l’armée n’a pas de vivres, si nous ne pouvons l’enlever. » Ils se concertent, et Xénophon demandant où est l’obstacle : « Il n’y a d’autre passage, reprend Chirisophe, que celui que tu aperçois ; et, dès qu’on veut passer par là, ils roulent des pierres du haut de ce rocher qui surplombe : quiconque y est pris est arrangé comme tu vois. » En même temps il montre des hommes qui avaient les jambes et les côtes brisées. « S’ils épuisent leurs pierres, dit Xénophon, y aura-t-il ou non quelque autre obstacle à notre passage ? car on ne voit en face qu’un petit nombre d’hommes, et encore n’y en a-t-il que deux ou trois d’armés. C’est un espace, comme tu vois, d’environ trois demi-plèthres, que nous avons à passer sous leurs pierres. Un plèthre entier est couvert de gros pins épars, sous lesquels nos hommes n’auraient rien à craindre, ni des pierres qu’on lance, ni de celles qu’on roule, il ne reste donc plus qu’un demi-plêthre environ à traverser au pas de course, pendant que les pierres cesseront de tomber. — Mais aussitôt, reprend Chirisophe, que nous nous mettrons à marcher pour arriver au couvert, les pierres pleuvront sur nous. — C’est justement ce qu’il faut, répond Xénophon ; ils n’en auront que plus tôt épuisé leurs pierres. Allons, avançons vers le point d’où nous aurons le moins à courir pour passer, si nous pouvons, et d’où la retraite sera plus facile, si nous reculons. »

Cela dit, Chirisophe et Xénophon s’avancent avec Callimaque de Parrhasie, l’un des lochages qui, ce jour-là, était à la tête de l’arrière-garde : les autres lochages restent à l’abri. Alors soixante-dix hommes environ se portent derrière les arbres, non pas en troupe, mais un à un, chacun se tenant de son mieux sur ses gardes. Agasias de Stymphale, et Aristonyme de Méthydrie, aussi lochages de l’arrière-garde et d’autres Grecs se tiennent debout hors de l’espace planté, car il y avait du danger à faire entrer plus d’un loche sous les arbres. Callimaque s’ingénie alors d’un bon moyen. Il court à deux ou trois pas de l’arbre sous lequel il se tenait, puis, aussitôt que les pierres pleuvent, il se retire en toute hâte. À chacune de ses courses, on lui lance plus de dix charretées de pierres. Agasias voyant ce que faisait Callimarque, sur lequel l’armée entière avait les yeux tournés, et craignant qu’il n’arrivât le premier au poste, n’appelle ni Aristonyme son voisin, ni Euryloque de Lousie, tous deux ses amis, ni personne autre, mais il marche seul et les devance. Callimaque, qui le voit passer, le saisit par le bord de son bouclier ; mais en même temps Aristonyme de Méthydrie les dépasse, et, après lui, Euryloque de Lousie : tous font assaut de courage, rivalisent entre eux, et, en se disputant de la sorte, finissent par enlever la position. En effet, dès qu’il y en eut un de monté, il ne tomba plus d’en haut une seule pierre.

On vit alors un affreux spectacle. Les femmes, jetant leurs enfants, se jettent ensuite, et leurs maris les suivent. Énée de Stymphale, un des lochages, voyant tout près de se précipiter un barbare richement vêtu, le saisit pour le retenir. Celui-ci l’entraîne, et tous deux, roulant de rochers en rochers, tombent et meurent. On ne fit que peu de prisonniers, mais on trouva beaucoup de bœufs, d’ânes et de moutons.

De là on fait, en sept étapes, cinquante parasanges, à travers le pays des Chalybes. C’est le plus belliqueux des peuples chez lesquels on passa. Il fallut en venir aux mains. Ils portaient des corselets de lin descendant jusqu’à la hanche. Au lieu de basques, beaucoup de cordes entortillées tombaient du bas de ces corselets. Ils avaient aussi des jambières, des casques, et, à la ceinture, un petit sabre, dans le genre du poignard lacédemonien, dont ils égorgeaient les prisonniers qu’ils pouvaient faire ; après quoi, ils leur coupaient la tête et marchaient en la portant. Ils chantaient, ils dansaient, dès qu’ils étaient en vue de l’ennemi. Ils portaient aussi une pique longue d’environ quinze coudées et armée d’une seule pointe. Ils se tenaient dans leurs forts ; puis, quand ils voyaient les Grecs passés, ils les poursuivaient en combattant sans cesse : ils se retranchaient ensuite dans des lieux fortifiés, où ils avaient transporté toutes leurs provisions, en sorte que les Grecs, n’en trouvant pas, vécurent des bestiaux pris aux Taoques. Les Grecs arrivent ensuite au fleuve Harpase, large de cinq plèthres ; puis ils font vingt parasanges en quatre étapes à travers le pays des Scythins, dans une plaine semée de villages, où ils séjournent trois jours et se munissent de vivres.

Après avoir fait vingt parasanges en quatre étapes, on arrive à une ville grande, florissante et peuplée : elle se nomme Gymnias. Le chef du pays envoie un guide aux Grecs pour les conduire sur le territoire de ses ennemis. Celui-ci vient et leur dit qu’il les conduira en cinq jours à un lieu d’où ils découvriront la mer ; s’il ment, il consent à être mis à mort. Il conduit, en effet, l’armée, et, dès qu’il l’a fait entrer sur le territoire ennemi, il l’engage à tout brûler et ravager : ce qui prouva bien qu’il n’était venu que pour cela, et non par bienveillance pour les Grecs. On arrive le cinquième jour à la montagne sacrée. Cette montagne se nomme Théchès. Quand les premiers eurent gravi jusqu’au sommet et aperçu la mer, ce furent de grands cris. En les entendant, Xénophon et l’arrière-garde s’imaginent que l’avant-garde est attaquée par de nouveaux ennemis : car la queue était poursuivie par les gens dont on avait brûlé le pays. L’arrière-garde en tue quelques-uns et en fait d’autres prisonniers après avoir tendu une embuscade. On leur prend une vingtaine de boucliers d’osier, recouverts d’un cuir de bœuf cru avec ses poils.

Cependant les cris augmentent à mesure que l’on approche : de nouveaux soldats se joignent incessamment, au pas de course, à ceux qui crient : plus le nombre croît, plus les cris redoublent, et il semble à Xénophon qu’il se passe là quelque chose d’extraordinaire. Il monte à cheval, prend avec lui Lycius et les cavaliers, et accourt à l’aide. Mais aussitôt ils entendent les soldats crier : Mer ! Mer ! et se féliciter les uns les autres.

Alors tout le monde accourt, arrière-garde, équipages, chevaux. Arrivés tous au sommet de la montagne, on s’embrasse, soldats, stratèges et lochages, les yeux en larmes. Et tout à coup, sans qu’on sache de qui vient l’ordre[8], les soldats apportent des pierres et élèvent un grand tertre. Ils y placent une quantité de boucliers en cuir de bœuf, des bâtons et des boucliers d’osier ; le guide lui-même met les boucliers en pièces et engage les autres à faire comme lui. Les Grecs renvoient ensuite ce guide, après lui avoir donné, de la masse commune, un cheval, une coupe d’argent, un habillement perse, et dix dariques. Il demandait surtout des anneaux, et il en reçut beaucoup des soldats. Il leur indique alors un village où ils cantonneront, et le chemin pour aller chez les Macrons ; puis, le soir venu, il part durant la nuit et disparaît.


CHAPITRE VIII.


Marche à travers le pays des Macrons. — Arrivée aux montagnes des Colques. — Combat contre les barbares. — On descend à Trapézonte, où l’on célèbre des jeux. — Grande joie des Grecs.


Les Grecs font ensuite dix parasanges en trois étapes dans le pays des Macrons. Le premier jour, ils arrivent à un fleuve qui sépare ce pays de celui des Scythins. Ils avaient à droite une montagne très-escarpée et à gauche un autre fleuve, où se jetait celui qui faisait limite et qu’il fallait passer. La rive était bordée d’arbres minces, mais serrés. Les Grecs s’avancent, se mettent à couper le bois et se hâtent pour sortir le plus tôt possible de ce mauvais pas. Mais les Macrons, armés de boucliers d’osier, de lances, et revêtus de tuniques de crin, s’étaient rangés en bataille de l’autre côté du fleuve. Ils s’encourageaient mutuellement et jetaient des pierres dans le fleuve ; aucune d’elles ne portait, et ils ne blessaient personne.

Alors un des peltastes, qui disait avoir été esclave à Athènes, vient trouver Xénophon et lui dit qu’il sait la langue de ces gens-là. « Je crois, dit-il, que c’est ici ma patrie, et, si rien ne s’y oppose, je veux causer avec eux. — Rien ne t’en empêche, dit Xénophon, cause, et demande-leur d’abord qui ils sont. » Ils répondent à cette question qu’ils sont Macrons. « Demande-leur donc alors, dit Xénophon, pourquoi ils se sont rangés contre nous et veulent être nos ennemis. » Ils répondent : « Parce que vous êtes venus sur notre terre. » Les stratèges leur font dire qu’ils ne songent à leur causer aucun tort. « Nous avons fait la guerre au roi, nous retournons en Grèce, nous voulons arriver à la mer. » Ils demandent si on leur en donnerait des gages. On leur répond qu’on est tout prêt à en donner et à en recevoir. Les Macrons donnent aux Grecs une pique barbare, et les Grecs aux Macrons une pique grecque : c’étaient là, chez eux, les gages ; des deux parts on prend les dieux à témoin.

Les gages donnés, les Macrons aident à couper les arbres, ouvrent la route, comme pour passer à l’autre rive, se mêlent aux Grecs, leur fournissent toutes les denrées qu’ils peuvent, et les guident pendant trois jours, jusqu’à ce qu’ils les aient amenés aux montagnes des Colques. Là se trouve une montagne haute, inaccessible, sur laquelle apparaissent les Colques, rangés en bataille. D’abord les Grecs se forment en phalange pour marcher sur la montagne ; mais les stratèges jugent convenable de se réunir et de délibérer sur le meilleur moyen d’attaque.

Xénophon propose de laisser de côté la phalange et de marcher en colonnes droites : « La phalange se rompra bientôt ; ici nous trouverons la montagne praticable ; là, elle ne le sera pas. Il y aura des découragements lorsque, rangés en phalange, on verra cet ordre se rompre. Ensuite, si nous marchons sur un ordre profond, les ennemis nous déborderont et tourneront contre nous, à leur gré, tout ce qui nous débordera. Si, au contraire, nous marchons sur un ordre sans profondeur, il n’y aura rien d’étonnant que notre phalange soit taillée en pièces par la quantité de traits et d’hommes qui fondront sur nous. Que cela ait lieu sur un point, et tout va mal pour la phalange entière. Mais si nous formons des colonnes droites, en laissant entre elles assez d’intervalle pour que les derniers loches dépassent les ailes de l’ennemi, de cette manière nous nous trouverons, avec nos derniers loches, dépasser la phalange ennemie, et à la tête de nos colonnes droites seront les meilleurs soldats, en même temps que chaque loche marchera par où le chemin sera le plus praticable. Il ne sera pas facile à l’ennemi de pénétrer dans les intervalles : il se mettrait entre deux rangs de piques ; il ne lui sera pas facile non plus de tailler en pièces un loche marchant en colonne. Si un loche fléchit, le plus voisin lui portera du secours ; et, dès que l’un d’eux aura pu gagner le sommet, pas un des ennemis ne tiendra. »

Cet avis est adopté : on forme les colonnes droites ; Xénophon se porte de la droite à la gauche et dit aux soldats : « Camarades, ces gens que vous voyez sont le seul obstacle qui nous empêche d’être déjà où nous désirons depuis longtemps arriver. Il faut, si nous pouvons, les manger tout crus. »

Lorsque chacun est à son poste et qu’on a formé les colonnes droites, il se trouve environ quatre-vingts loches d’hoplites, de près de cent hommes chacun. On partage en trois corps les peltastes et les archers ; on en fait marcher une division au delà de l’aile gauche, une autre au delà de l’aile droite, la dernière au centre : chacune de ces divisions était de près de six cents hommes.

Sur ce point, les stratèges ordonnent de faire des prières : on en fait et l’on s’avance en chantant un péan. Chirisophe et Xénophon, suivis des peltastes, marchent de manière à dépasser la phalange des ennemis. Les ennemis, les voyant arriver, courent à leur rencontre ; mais, en se portant sur la gauche et sur la droite, ils ouvrent leur phalange et font un grand vide au centre. En les voyant se séparer, les peltastes arcadiens, commandés par Eschine d’Acarnanie, croient qu’ils fuient, accourent de toutes leurs forces, et arrivent ainsi les premiers au sommet de la montagne. Ils sont suivis des hoplites arcadiens, commandés par Cléanor d’Orchomène.

Les ennemis, quand les Grecs commencent à courir, ne tiennent plus, mais prennent la fuite dans tonales sens. Les Grecs, arrivés en haut, cantonnent dans plusieurs villages pourvus de vivres abondants. Il n’y eut là rien qui parut extraordinaire si ce n’est qu’il se trouva beaucoup de ruches, que tous les soldats qui en mangèrent eurent le délire, des vomissements, un dérangement de corps, et que pas un ne put se tenir sur ses jambes. Ceux qui en avaient peu mangé ressemblaient à des gens tout à fait ivres : ceux qui en avaient pris beaucoup, à des furieux ou à des mourants[9]. Beaucoup gisaient à terre, comme après une défaite ; il y avait un grand découragement. Cependant le lendemain il n’y eut personne de mort, et le délire cessa vers la même heure où il avait pris la veille. Le troisième et le quatrième, chacun se leva, comme après une purgation.

On fait ensuite sept parasanges en deux étapes, et l’on arrive sur le bord de la mer à Trapézonte[10], ville grecque, peuplée, sur le Pont-Euxin, colonie de Sinope, dans le pays des Colques. On y demeure une trentaine de jours sur les terres des Colques, en butinant dans la Colchide. Les Trapézontins établissent un marché dans le camp des Grecs, les reçoivent et leur offrent des dons hospitaliers, des bœufs, de la farine d’orge, du vin. Ils obtiennent aussi qu’on ménage les Colques au voisinage, répandus la plupart dans la plaine, et l’on en reçoit aussi beaucoup de bœufs comme présents d’hospitalité. On se prépare ensuite à faire aux dieux les sacrifices promis ; car il était venu assez de bœufs pour offrir à Jupiter sauveur, à Hercule conducteur et aux autres dieux, les victimes promises. On célèbre également des jeux et des combats gymniques sur la montagne du campement, et l’on choisit Dracontius de Sparte pour veiller à la course et présider aux jeux. Il avait été banni tout enfant de sa patrie, pour avoir tué, sans le vouloir, un autre enfant, en le perçant de son poignard.

Le sacrifice achevé, on donne à Dracontius les peaux des victimes, et on le prie de conduire les Grecs au lieu préparé pour la course. Il désigne la place même où on se trouve : « Cette colline, dit-il, est excellente pour courir dans le sens que l’on voudra. — Mais comment donc feront-ils, lui dit-on, pour lutter sur ce sol inégal et boisé ? » Il répond : « On n’en sentira que plus de mal en tombant. » Des enfants, pour la plupart prisonniers, courent le stade, et plus de soixante Crétois le dolique[11] ; d’autres s’exercent à la lutte, au pugilat, au pancrace. Ce fut un beau spectacle. Nombre de lutteurs étaient descendus dans la lice sous les regards de leurs camarades : il y avait une grande émulation. Les chevaux coururent aussi. Il leur fallait descendre par une pente rapide, puis, arrivés au bord de la mer, remonter et revenir à l’autel. Bon nombre roulaient à la descente, et, en remontant, c’était lentement, avec peine, au pas, qu’ils gravissaient la hauteur. De là de grands cris, des rires, des encouragements.




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  1. Il est à croire que ces lochages avaient gardé leurs loches avec eux.
  2. Suivant l’opinion du savant d’Anville, le Centrite est le Khabour, qu’il ne faut pas confondre avec l’ancien Chaboras, également appelé aujourd’hui Kabour.
  3. C’est à-dire du côté gauche.
  4. Il y a quelque obscurité dans ce passage.
  5. Faim maladive, accompagnée de défaillances.
  6. Le chef du village.
  7. Je lis ἀπότομον avec Weiske, plutôt que ποταμός avec L. Dindorf. Il n’est nullement question de fleuve dans toute cette narration.
  8. On présume que cet ordre émanait de Xénophon lui-même.
  9. « Pline l’Ancien parle (Hist. nat., XXI, chap. xiii, § 45) d’une sorte de miel qui, de son temps, se trouvait sur les côtes du Pont, et qu’il désigne sous le nom de mænomenon mel (μαινόμενον μέλι), mel quod insaniam gignit, parce qu’il faisait perdre la raison à ceux qui en mangeaient ; et Pitton de Tournefort rapporte (Relation d’un voyage au Levant, t. III p. 130), d’après le P. Lambert, missionnaire théatin, que les abeilles recueillent sur un arbrisseau de la Colchide ou Mingrélie des sucs qui produisent un miel nauséabond et dangereux. » L. Dubeux.
  10. Aujourd’hui Trébizonde.
  11. C’est-à-dire la longue course, la plus longue carrière que fournissent les coureurs.