Expédition de Constantine



EXPÉDITION
DE
CONSTANTINE.

Dans les derniers jours de septembre, le corps d’armée destiné à marcher sur Constantine se trouvait réuni à Medjez-Amar. Pendant plusieurs mois, de fâcheuses circonstances avaient longuement miné le terrain sur lequel reposait la possibilité de l’entreprise, et au moment même de l’exécution, de nouveaux accidens, qui éclatèrent à l’entrée de la carrière, l’encombrèrent de difficultés imprévues, l’entourèrent de funestes augures, et projetèrent jusque sur les dernières perspectives l’ombre de tristes pressentimens. Les maladies, qui en Afrique semblent sortir de toute terre que le pied des Français foule pour la première fois, avaient suivi pas à pas nos soldats de Bone à Medjez-Amar, s’avançant et campant avec eux à Dréan, à Nachemeïa, à Guelma. L’armée était affaiblie, épuisée ; il fallait la raviver et la reconstituer en versant dans son sein des troupes fraîches et intactes. On demanda l’envoi de nouveaux régimens. Le 12e de ligne arriva le premier, et trois jours après son débarquement, le choléra se déclara dans ses rangs. Chaque retard recelait un germe de mort. La saison pressait ; la maladie se développait ; la terre tremblait et manquait sous les pas, et l’avenir semblait ne pouvoir que réaliser ou même exagérer dans leurs effets les menaces du présent. Voilà sous quels auspices s’ouvrait la campagne. Bien des esprits s’assombrissaient. Les souvenirs cette fois n’étaient plus des espérances. Les images de Mascara et de Tlemecen, ces villes enlevées comme par des charges de cavalerie, avaient entièrement disparu sous le voile du deuil de 1836.

Le véritable point de départ de l’expédition fut, cette année, Medjez-Amar, camp établi sur l’une et l’autre rive de la Seybouze, au pied du Raz-el-Akba, le plus saillant des ressauts de terrain que l’on ait à franchir pour passer des contrées basses aux plateaux élevés, et à l’intersection de deux zones dont l’une appartient à la région de Bone, et l’autre à celle de Constantine. C’est un espace circulaire qui semble fermé de tous côtés par plusieurs enceintes de montagnes concentriques, dont les hauteurs augmentent en proportion de leur éloignement. Aucune issue ne se révèle. L’échappée par laquelle on descend aux plaines inférieures, la rampe par laquelle on monte aux lieux supérieurs, se dérobent également entre les plans fuyans de la montagne. On dirait une immense prison à ciel ouvert.

Le1er octobre, l’armée s’ébranla pour quitter Medjez-Amar. Les première et seconde brigades, commandées par M. le duc de Nemours et M. le général Trézel, marchaient sous les ordres immédiats du gouverneur-général ; puis venaient, sous la direction du général Rulhières, tout le convoi, et les troisième et quatrième brigades, commandées par ce général et par le colonel Combes. Dès le premier jour de marche, cette seconde partie de la colonne resta en arrière, empêchée par la lourdeur de l’immense matériel qu’elle traînait à sa suite, et ne put rejoindre les deux premières brigades que sous les murs de Constantine. De Medjez-Amar au sommet du Raz-el-Akba, on monta par une route que les troupes du camp avaient tracée à l’avance, entre le pied des crêtes rocheuses de la droite et la ligne passant par les origines des nombreux ravins dont la rampe naturelle est sillonnée. À mesure qu’on cheminait, on traversait comme différentes atmosphères de plus en plus froides, de plus en plus abaissées. Il semblait qu’on allât au-devant des orages. Lorsqu’on atteignit le point culminant, on se trouva au milieu de nuages qui se fondirent en pluie. De là on dominait une immensité de mamelons et comme une mer d’ondulations de terrain, dont rien n’interrompait la vaste et sombre monotonie. Des couches d’épais brouillards pesaient sur toute cette surface, remplissant les airs à une grande profondeur, et descendaient successivement pour se résoudre en eaux abondantes. Ce fut en ce lieu et dans ces circonstances qu’on s’arrêta pour camper. Un indicible malaise faisait frissonner les corps et les esprits. Ce n’était pas sans un grand ennui que l’on voyait les premières lignes de l’histoire de 1836 ainsi retracées d’une manière toute fatale à l’entrée de la carrière, et l’on regardait avec une sombre attention le convoi que les sinuosités du chemin laissaient voir par intervalles luttant contre les difficultés du terrain ; car il avait suffi des premières ondées pour rendre la surface de la route glissante comme la glace. Après avoir péniblement franchi les deux tiers, au plus, de la distance qu’avait parcourue la première colonne, la seconde s’arrêta à la hauteur des ruines romaines d’Announa. Cependant le temps s’était radouci, et, vers le soir, quelques lueurs douteuses du soleil couchant descendirent comme une consolation et une promesse sur ces troupes encore fraîches et plus ouvertes aux heureuses qu’aux fâcheuses impressions.

Le lendemain, on se mit en marche sous un ciel épuré et à travers des pentes faciles, qui, malgré leur complète nudité, présentent un aspect agréable par la multiplicité de leurs plans, la dégradation de leurs teintes et l’harmonie de leurs lignes. Cependant on dirait que cette région a été frappée, comme autrefois l’Égypte, d’une plaie miraculeuse, et qu’une verge de Moïse, s’étendant sur elle, a desséché dans son sein la veine productive d’où sortent les plantes arborescentes. Quoique la terre soit abondante, grasse, et partout, sinon arrosée à grandes eaux, du moins suffisamment humectée, quoiqu’elle se couvre facilement de moissons là où elle est cultivée, et d’une herbe fine et serrée lorsqu’elle est abandonnée à elle-même, nulle part elle ne pousse le moindre buisson, la moindre branche, le moindre élément d’une végétation un peu consistante. Dans cette contrée, où l’homme semble condamné à ne pas connaître les bienfaits et les joies du feu, nos soldats, sans la prévoyance des chefs, auraient eu à subir la disette, même au milieu de l’abondance des alimens que l’on n’aurait pu faire cuire. Il avait été ordonné que chaque homme porterait sur lui un petit faisceau de branches coupées et préparées à Medjez-Amar. Ce fut avec ces ressources que, jusqu’à l’arrivée sous les murs de Constantine, s’entretinrent les modestes feux des bivouacs. La seconde journée de marche fut courte. On campa de bonne heure sur les bords du Oued-Zénati, en un lieu que distingue le marabout de Sidi Tamden.

Le 3, on chemina pendant une grande partie de la journée le long du Oued-Zénati, dans une vallée assez étroite, resserrée sur la rive gauche par des mouvemens de terrain vagues et adoucis, et sur la rive droite par une berge plus raide, plus accentuée et découpée par de nombreux ravins. La rivière s’efface par intervalles ; ses eaux et les traces de son lit se perdent dans des terrains plats et mous, sous des galets qui envahissent et nivellent le sol. Quand on arrive à un certain point, en remontant son cours, on la cherche et on ne la trouve plus. On ne sait où lui assigner une origine. Le Oued-Zénati n’a pas une source qui puisse porter son nom. C’est la réunion de vingt ruisseaux, qui, dans un espace très limité, affluent et s’absorbent mutuellement. On parvint à un mamelon culminant, d’où l’on voit les terrains inférieurs partager comme arbitrairement leurs eaux vers le Oued-Zénati et la Seybouz, et vers le Bou-Mesroug et le Rummel. Les versans sont tellement peu distincts à l’œil, que souvent on ne peut vérifier que par leur mouvement de quel côté tombent les ruisseaux, qui étendent de toutes parts leurs nombreuses ramifications. On approchait d’un contrefort qui forme saillie sur une longue vallée, lieu habituel des établissemens de plusieurs douars, lorsqu’on vit s’élever, sur la droite des troupes, une colonne de fumée. À mesure qu’on avançait et que de nouvelles perspectives s’ouvraient dans la direction de Constantine, on apercevait la route se jalonner d’incendies. C’étaient les Arabes qui brûlaient les meules de paille entassées sur les emplacemens où campe habituellement la population. Comprenant de quelle difficulté et de quelle importance était pour nous l’approvisionnement de nos nombreux chevaux, ils s’étaient décidés à faire le désert autour de nous et à prendre la disette en croupe derrière eux, pour la faire galoper en tête et sur les flancs de notre armée. Mais, pour exécuter ces projets de destruction, la main leur trembla ; ils laissèrent leur œuvre incomplète. Dans la crainte de faire un sacrifice inutile et prématuré, ils prétendaient ne l’accomplir que sous le coup de la nécessité. Notre activité prévoyante devança sur beaucoup de points leur dévouement boiteux, et notre cavalerie, chassant devant elle les Arabes incendiaires, sauva des flammes d’assez abondantes ressources. Cependant l’adresse de l’ennemi à dérober les silos de grains mit en défaut notre adresse investigatrice. Il est vrai que cette fois le besoin n’était pas là, ardent et ingénieux à saisir sa proie à travers tous les obstacles. À partir de ce moment, nous pûmes compter les villages et douars qui se trouvaient à notre portée, par le nombre des nuages de feu et de fumée que nous voyions blanchir et luire le long de notre route et au-dessus des sommets voisins. Ce jour-là, on campa sur les bords du Mérès, ruisseau qui, plus loin, devient le Bou-Mesroug.

Au-delà de cette position, et jusqu’aux environs de Constantine, l’aspect du pays, déjà sombre, se rembrunit encore ; la nature, depuis long-temps dépouillée, s’écorche et se décharne ; ce qui était nudité devient ossification. Pendant presque toute la journée du 4, on longea des pentes de roches grisâtres, dont à peine les assises sont indiquées par quelques lignes de maigres herbages. Le Bou-Mesroug coule à peu près parallèlement à cette chaîne, qui est située sur sa rive droite. Les mouvemens de terrain de la rive gauche, à quelque distance en avant, se relèvent, s’arrondissent en amphithéâtre, et semblent terminer un bassin fermé. À cette limite, la rivière s’échappe à droite en se jetant dans une gorge, qui se dérobe entre plusieurs pitons de rochers. Cette position est regardée par les Arabes comme un des plus redoutables boulevards qui défendent la route de Constantine. En 1836, ils avaient essayé de prendre en ce lieu une attitude hostile, que leur firent aussitôt abandonner les premières démonstrations offensives de nos troupes. Cette année, ce passage n’était ni gardé, ni même observé. Toutes les forces actives avaient reflué autour de Constantine ; la vie s’était concentrée au cœur. On pouvait, sans crainte, sans précaution, dérouler et allonger les files d’hommes et de voitures autour des pics ardus, entre les massifs de rochers ; masques menaçans, mais sans bras pour exécuter leurs menaces. On campa en dehors de ce lieu d’embûches et sur la rive droite du Bou-Mesroug. À peu de distance, autour du bivouac, on découvrit plusieurs villages nichés comme des aires de vautours sur des plateaux rocheux. On y alla fourrager ; mais le lendemain la seconde colonne, qui était venue poser son camp sur les traces du camp de la première, ne put pas aussi paisiblement s’approvisionner aux mêmes lieux. Pendant la nuit, des montagnards s’y étaient embusqués, et, au matin, voyant déboucher un détachement d’infanterie, ils s’apprêtaient à tirailler avec tout l’avantage que leur donnait leur position, lorsqu’ils furent eux-mêmes tournés et surpris par un peloton du 1er chasseurs d’Afrique, dont on leur avait caché le mouvement, à la faveur d’un pli de terrain. Il y eut un engagement très vif. Les Arabes, qui se trouvèrent pris dans la mêlée et forcés au combat corps à corps, se défendirent et moururent avec une rage hideuse, comme des bêtes fauves qui ne peuvent fuir.

Cependant on approchait de Constantine, et le 5, de bonne heure, on put l’apercevoir comme une masse blanchâtre à l’horizon. Un peu au-delà du camp, la route commence à s’éloigner de la vallée et à monter doucement à travers des collines plus arrondies et plus tranquilles d’aspect que celles qu’on avait vues pendant toute la journée précédente. Sur le point culminant de ce grand mouvement de terrain se dressent les restes d’un monument romain, que les habitans du pays désignent par le mot de Soumma. C’était un petit édifice haut et élancé, construit avec cette magnificence de matériaux qui force le voyageur à s’incliner devant le moindre débris d’architecture romaine et à se rappeler le grandia ossa de Virgile. Ici, sur une pyramide tronquée, composée d’énormes gradins, s’élevait un quadruple portique, en forme de prisme rectangulaire, avec ses quatre faces pareilles et semblables chacune à un petit arc-de-triomphe étroit, dont le couronnement était porté par deux ou quatre colonnes, placées de chaque côté de l’ouverture. Il ne reste plus, en bon état de conservation, que le perron pyramidal, les quatre massifs angulaires, et les huit bases sur lesquelles devaient poser les colonnes, et qui sont ornées chacune d’un cercle plein en saillie. Les colonnes, qui étaient cannelées, la corniche et tout le complément de la construction, n’existent plus qu’en fragmens épars sur le sol ou enfouis dans les terrains environnans, et dont une partie, sans doute, aura été enlevée pour servir à des usages vulgaires. De là on découvrit, à plusieurs lieues en avant, et sur le flanc gauche de nos troupes, un camp arabe, de médiocre importance, dans lequel on distingua, avec une lunette, un pavillon, que les indigènes auxiliaires reconnurent pour celui du bey Achmet. Quelques nuages de cavaliers arabes commençaient à poindre et à grossir à l’horizon. Ils convergeaient généralement vers le camp du bey, entraînant et englobant tous les groupes qui se rencontraient sur leur passage. Plusieurs bandes, lorsqu’elles arrivaient à la hauteur de Soumma, se détachaient de la direction commune et se partageaient sur divers contreforts rayonnant vers la route que suivait notre armée. La première division fit une longue halte au pied du monument romain, pour donner à la seconde le temps de la rallier, afin qu’on pût se présenter devant Constantine avec des forces entières et compactes. Cependant les partis isolés, qui affluaient de différens côtés, avaient fini par se fondre en une ligne assez suivie de tirailleurs, couronnant la crête des collines sur le flanc gauche de la dernière colonne. Lorsqu’il n’y eut plus une grande distance entre nos deux corps de troupes, le premier se remit en marche ; on se rapprocha du Bou-Mesroug et l’on campa sur sa rive droite, dans un espace demi-circulaire que la rivière embrasse dans un de ses circuits. À l’extrémité du bivouac, de l’autre côté du cours d’eau et sur un terrain en pente douce, des cavaliers ennemis vinrent se ranger avec ostentation et parader comme sur un théâtre ; mais nos spahis et un escadron du 3e chasseurs d’Afrique, se jetant au galop au milieu de leurs évolutions, les forcèrent d’abandonner une partie qu’ils ne voulaient pas encore jouer sérieusement.

Le 6 octobre devait nous conduire au terme de notre marche et nous faire voir Constantine face à face. La curiosité, l’impatience, une sorte d’attente inquiète, rendaient cette journée solennelle. La puissance d’attraction, qui réside dans tout point proposé pour but, se faisait vivement sentir et agissait avec une intensité proportionnelle à la diminution des distances. On eût dit que chacun avait en soi une force involontaire, qui l’entraînait en avant. Cependant les augures n’étaient pas favorables : le temps fut menaçant pendant toute la nuit, et, dès le matin, il tomba de la pluie presqu’au même lieu où, l’année précédente, la pluie avait cloué le convoi. Cependant le ciel se remit un peu ; on franchit, sans les remarquer, les paisibles ruisseaux qui, en 1836, étaient des torrens aux eaux impétueuses et glaciales, et on traversa le champ où, un an plus tôt, le 62e de ligne avait laissé sur son bivouac cinquante cadavres gelés. Vers neuf heures du matin, la tête de colonne déboucha sur le Mansoura.

À l’extrémité d’une longue croupe de terrains à double versant, sur la rive gauche du Rummel et dans un angle que forme son cours en changeant de direction, est jeté un îlot de rocs profondément déchaussés et dont le pied et les flancs sont à nu. Il ne se rattache que par une étroite langue de terre, comme par un pont, au grand contrefort de Kodiat-Aty, dont il semble être une excroissance osseuse. Sa face nord se dresse verticale à 100 pieds au-dessus du Rummel et regarde une ligne toute semblable de rochers, qui contient et encaisse la rive droite du torrent, et sur laquelle pose, comme un dôme, le vaste mamelon de Mansoura. Ces deux formations, quoique pareilles, appartiennent à deux systèmes différens de contreforts ; la première, plus isolée et plus complète, s’arrondit en cylindre presque régulier, et c’est sur la section inclinée qui la termine à sa partie supérieure, qu’est bâtie la ville ; l’autre, se repliant dans le sens à peu près symétrique et opposé, termine de ce côté, par des escarpemens étoilés dont le centre est la hauteur de Sidi-Messid, le massif de Mansoura. Séparées par un abîme d’abord étroit et ténébreux, mais qui bientôt s’élargit et s’ouvre à la lumière, elles se rattachent l’une à l’autre par plusieurs voûtes naturelles, sous lesquelles entre et disparaît la rivière, et par une base commune formant le plan sur lequel les eaux coulent dans la partie haute de leur cours. Quand le Kummel arrive à l’endroit où les deux masses de rochers se quittent et cessent d’être parallèles, le granit dans lequel il avait creusé son sillon manque sous lui, et alors il se précipite pour chercher à 150 pieds au-dessous un autre lit, qu’il se forme dans une terre grasse et abondante, entre des berges couvertes d’une végétation luxuriante et comme entrelacée.

La ville occupe donc un petit plateau, qui s’isole presque entièrement de tout le terrain environnant, ou par de profondes coupures avec des revêtemens naturels taillés à pic, ou par d’énormes reliefs escarpés verticalement. Dans les parties parfaitement inaccessibles, une simple ligne de maisons contiguës, et qui étaient crénelées, couronne la crête du roc. Mais partout où les voûtes suspendues au-dessus du Rummel diminuent la profondeur du précipice ; partout où un ressaut de rochers, retenant les terres entraînées par les pluies, sert de base à quelque talus qui pourrait adoucir les difficultés de l’escalade, des défenses artificielles, des murailles à créneaux réguliers, des bastions, des batteries, rendent à la position les avantages qu’ailleurs lui donne la nature. Il y a surtout deux points où le travail de l’homme se concentrant a formé comme des nœuds de résistance : ce sont ceux où s’emboîtent, avec le massif de la place, les deux extensions, l’une naturelle, l’autre factice, par lesquelles il se rattache, on pourrait dire, au corps du pays, d’un côté à Kodiat Aty par la langue de terre du sud-est, et de l’autre au Mansoura par un pont, que soutiennent, à une grande hauteur, deux étages d’arches en maçonnerie, soutenues elles-mêmes par une arche de rochers. Une grosse tour carrée ferme le pont du côté de la ville, et deux batteries le défendent sur la droite. En face de Kodiat-Aty sont des remparts en pierres de taille, des batteries casematées, des saillans d’où on peut lancer sur les portes un réseau de feu, de l’artillerie et de la mousqueterie, plongeant sur tous les passages et convergeant même des parties les plus fuyantes sur toutes les avenues ; enfin tous les moyens que peuvent suggérer l’instinct de la guerre, et l’habitude de l’attaque et de la défense, à un esprit inventif, mais que l’étude et la science n’auraient pas fécondés.

Au moment où l’on se présenta devant Constantine, ceux qui l’avaient vue l’année précédente, au premier instant de l’arrivée, se sentirent comme reportés de dix mois en arrière. Ils purent croire que l’image laissée par cet aspect dans leur mémoire s’animait et se réalisait, tant la physionomie de la ville était restée la même, malgré plusieurs modifications matérielles qu’avaient apportées aux contours les soins de la défense. Les mêmes drapeaux, arrogans et hostiles, flottaient aux mêmes lieux. Les gloussemens des femmes et les cris des hommes faisaient vibrer les airs des mêmes sons aigus et métalliques. Toute la cité était comme tremblante d’excitation fébrile. Le gouverneur-général, arrivé sur le plateau avec la première brigade, observa la ville de différentes positions. Si tôt que quelque indice faisait soupçonner aux assiégés la présence sur un point d’un groupe de Français, ils lançaient dans la direction, avec une rectitude remarquable, une bombe ou un boulet. Ils essayèrent même de troubler, par une sortie, l’établissement de nos troupes, avant qu’elles ne fussent encore complètement arrivées et développées. En face du pont débouche un ravin, séparant le plateau de Mansoura des hauteurs de Sidi-Messid, et dont les pentes sont couvertes d’aloès qui, par leur disposition régulière en quinconce, imitent des vignes. Deux ou trois cents tirailleurs turcs et kabaïles se glissèrent par cette voie, et à la faveur de ces difficultés de terrain, jusqu’au-dessous des escarpemens, le long desquels commençaient à se former quelques pelotons du 2e léger. Ceux-ci, étonnés à la première explosion d’un feu qu’ils n’avaient pas prévu, dès qu’ils comprirent que l’ennemi était là, se jetèrent en avant, poussés d’ailleurs et entraînés par les Zouaves, qui accouraient au bruit de la fusillade. Les assaillans ne soutinrent pas ce choc et rentrèrent dans la ville précipitamment et en désordre.

Lorsque les généraux d’artillerie et du génie eurent fait la reconnaissance de la place, il fut décidé que l’attaque aurait lieu par Kodiat-Aty, et qu’il serait seulement établi sur le Mansoura trois batteries destinées à éteindre les feux du front d’attaque et ceux de la Casbah, qui occupe du sud à l’ouest la zone supérieure de la ville. Cependant les deux dernières brigades étaient arrivées avec le convoi qu’elles escortaient, et s’étaient arrêtées sur un plateau un peu inférieur à celui du Mansoura, et que domine le marabout de Sidi Mabrouk. Là elles furent déchargées du dépôt qui leur avait été commis, et elles reçurent l’ordre d’aller occuper la position de Kodiat-Aty. Elles se trouvaient sur la rive droite du Bou-Mesroug, qui un peu plus bas se jette dans le Rummel, à portée du canon de la place. Entre les deux rivières s’élève un haut promontoire s’avançant presque jusqu’à leur jonction, et que distinguent les restes d’un aqueduc romain. Sur ces hauteurs se tenait disséminée par groupes la cavalerie du bey, mais dans une attitude qui révélait une inquiète curiosité à observer nos projets, plutôt que la résolution de les repousser. Tandis que le mouvement se préparait, le ciel, d’abord ardent à travers quelques nuages, s’était entièrement couvert, et lorsque les troupes s’ébranlèrent, la pluie commença. La partie de la division que le colonel Combes dirigeait sous les ordres du général Rulhières, traversa les deux rivières au-dessus de leur jonction. Le reste, sous le commandement immédiat du général, passa au-dessous du confluent. Quand on arrivait sur la rive gauche du Rummel, on se heurtait, pour ainsi dire, contre une pente presque à pic et formée d’une terre grasse et déjà détrempée. Un seul sentier raide et glissant était tracé obliquement sur cette berge et contournait un petit saillant, dont une face est exposée à l’artillerie de la place, tandis que l’autre s’y dérobe. Ce fut par cette voie étroite que défila toute une brigade. La pluie tombait par torrens : elle obscurcissait l’air, fouettait à coups redoublés les visages et entraînait la terre sous les pas. Les généraux Fleury et Rulhières s’engagèrent les premiers dans ce périlleux passage. Un aide-de-camp du général Fleury, presque à l’instant où il atteignait la limite extrême de l’espace parcouru par les projectiles de l’ennemi, fut emporté par un boulet. À mesure que les compagnies dépassaient la crête, elles se déployaient et se portaient du côté de la ville. Sur la foi des souvenirs de 1836 et de la vigoureuse sortie par laquelle les assiégés avaient troublé alors la prise de possession de ce même terrain, on s’attendait à chaque instant à voir paraître l’ennemi ; mais il ne vint pas, et la position fut occupée sans que l’on eût tiré un seul coup de fusil. Du côté de la ville, le contrefort de Kodiat-Aty s’arrondit et se termine par une berge fort abrupte et coupée de ressauts de terrain qui, en plusieurs endroits, s’étagent comme en escaliers. En dedans il se relève et forme une sorte de rebord demi-circulaire, dont la pente, toute fouillée de tombes, est semée de chapelles et de marabouts. Deux bataillons s’établirent dans ce cimetière en amphithéâtre, et couronnèrent la crête d’un petit parapet en briques et pierres sèches, tout percé de créneaux. En arrière, le terrain, moins accentué, ne déterminait pas aussi nettement l’établissement des troupes. Elles furent disposées d’une manière plus centrale, et l’artillerie de montagne fut placée sur le prolongement de grands ravins qui, plongeant dans les parties basses du pays, pouvaient servir de chemin couvert aux Arabes débouchant sur le flanc gauche de la position. La nuit fut calme. Avant la fin du jour, la pluie avait cessé, et les nuages, sans se dissiper, s’étaient élevés. On put, sur le Mansoura, commencer les travaux des trois batteries, et au matin deux étaient presque terminées.

Le 7 fut pour l’ennemi une journée d’audace et de tentatives combinées. Il chercha à faire effort à la fois sur presque tous les points de la vaste courbe que nous décrivions autour de la ville. De bonne heure il débuta par attaquer la droite de Mansoura, mais sans montrer une grande ténacité dans ses projets offensifs. Lorsqu’il vit que, par sa fusillade, loin d’éloigner les tirailleurs des Zouaves et du 2e léger, il les attirait et resserrait leur cercle autour de lui, il se reploya et regagna la porte d’El-Cantara. Autour de Kodiat-Aty il se présenta plus nombreux et plus déterminé. De ce côté, 700 ou 800 hommes, sortis de la place, dirigèrent des attaques sur différens points pour essayer de rencontrer les côtés faibles de la défense. En tête des colonnes se faisaient remarquer des Turcs ou Kolouglis et des cavaliers de haute classe, comme l’indiquaient leurs vêtemens. Les plus résolus des hommes à pied se jetèrent sur la partie la plus forte et la mieux armée, et s’y tinrent long-temps cramponnés ; ils y avaient comme enfoncé leurs griffes. Profitant des ressauts de terrain dont le versant extérieur du cimetière est entaillé, ils étaient montés par ces gradins qui les défilaient presque jusqu’au pied du petit parapet derrière lequel nos soldats étaient embusqués, et l’un d’eux avait planté son drapeau derrière une masure si rapprochée de nos lignes, qu’elle semblait en former un angle avancé. Il fallut, pour leur faire lâcher prise, que de petits détachemens de la légion étrangère et du 3e bataillon d’Afrique s’élançassent par-dessus leurs retranchemens pour aller fouiller avec la baïonnette tous ces creux de terrain, dans lesquels leurs feux ne pouvaient plonger. Les Arabes ne soutinrent pas le choc ; mais, rassurés par les facilités de leur retraite, que protégeait la mousqueterie de la place, ils se laissaient approcher à petite portée, et ne fuyaient qu’en tirant un coup de fusil bien ajusté. Sur le flanc gauche de la position, l’ennemi se montra aussi actif, mais moins hardi. Il passait de ravin en ravin, de colline en colline, essayant tous les terrains, mais sans paraître en trouver un seul qui lui semblât convenable pour servir de base à une attaque sérieuse. Cependant il déboucha assez vivement d’une place d’armes que lui faisaient les ravins en face du 26e de ligne, et une compagnie de ce corps, qui à ce mouvement se porta en avant, eut son capitaine tué. En arrière, les cavaliers arabes étaient descendus peu à peu du haut mamelon situé sur la rive droite du Rummel, et qui, pendant le jour, semblait être le lieu de leurs conciliabules, le pivot de leurs opérations, et l’observatoire d’où le bey venait reconnaître la marche des affaires et calculer les chances de son avenir. Ils avaient traversé la rivière et s’étaient massés par groupes assez nombreux autour de la position qu’occupaient le 47e et la cavalerie. Ils prirent l’initiative de l’attaque par une fusillade à laquelle les chasseurs voulurent répondre par le sabre. Ceux-ci fondirent au galop sur ces guerriers prompts à la fuite, mais prompts au retour offensif, et qui, même lorsqu’on les croit éperdus, ne se livrent jamais aux émotions de la déroute jusqu’à cesser de songer au moyen de reprendre l’avantage. La poursuite se fit avec un grand entraînement. Mais quelques-uns de nos cavaliers, qui, isolément et assez loin en avant des leurs, joignaient l’ennemi, furent happés et massacrés par ces fuyards, toujours invaincus.

Vers dix heures du matin, tout ce débordement d’assaillans était rentré dans son lit. Les hommes à pied avaient regagné la ville, et ceux à cheval s’étaient retirés hors du rayon des charges de notre cavalerie. À midi, le général Valée, commandant l’artillerie, vint reconnaître Kodiat-Aty et déterminer l’emplacement de deux batteries, celle de brèche et une d’obusiers. La première devait être établie à près de cinq cents mètres de la place, au pied de l’escarpement supérieur du versant oriental de Kodiat-Aty. Elle était destinée à battre une portion de rempart fortement en saillie sur la ligne générale de l’enceinte, mais en retraite par rapport à un massif carré qui la couvrait à gauche, et auquel les embrasures d’une batterie voûtée formaient un couronnement de cintres noirs. À droite, sur un plan plus reculé, se voyait un grand bâtiment en briques, que ses dimensions et quelques grossiers essais de recherche architecturale désignaient comme un édifice public. Plus loin, à droite comme à gauche, se distinguaient plusieurs batteries à ciel ouvert. Le travail de la batterie de brèche devait commencer le soir même. Il était décidé que l’épaulement de cette batterie serait composé de sacs à terre, dont on prépara et remplit une partie pendant la journée, dans un terrain dérobé aux coups de la place. Sur le Mansoura, la batterie que le matin avait surprise inachevée était précisément celle qui se trouvait à mi-côte, sur le versant du plateau tourné du côté de la ville, et parfaitement en vue et à portée du feu de l’ennemi. Cependant on continua à la compléter en plein jour, sans que les assiégés parvinssent, par l’emploi de leur artillerie, à troubler ou ralentir l’opération. La pluie avait déjà inquiété et attristé d’ondées fréquentes la plus grande partie de cette journée. Vers cinq heures du soir, elle redoubla d’intensité et dura toute la nuit, sans interruption. On la brava pourtant. Sur le Mansoura on se mit en devoir d’armer les batteries. Les pièces des deux batteries hautes y arrivèrent sans accident, en traversant le plateau ; mais pour les pièces de 24 et de 16, destinées à la troisième batterie, celle qui était placée sur une pente très rapide et toute sillonnée d’arrachemens, il était nécessaire de créer une communication. Il fallut ouvrir cette voie dans un terrain à éboulemens et à crevasses, à formations et dégradations soudaines, composé de parties schisteuses, et qui, à chaque forte pluie, prend sous l’action des torrens une forme nouvelle, par de nouveaux apports d’alluvions et par la dispersion des dépôts anciens. Quand les pièces arrivèrent sur cette route périlleuse, la pluie durait depuis plusieurs heures. Le sol détrempé, déjà miné par les infiltrations et dépouillé des remblais récens dont on l’avait consolidé pendant le jour, ne put soutenir un pareil poids. Il manquait sous les roues, et les trois pièces versèrent successivement dans les ravins. On remédia autant que possible aux suites fâcheuses de cet accident en construisant une quatrième batterie sur la crête du Mansoura, à la gauche de celles qui existaient déjà sur ce plateau.

Sur Kodiat-Aty régnait une égale activité. Une longue chaîne de soldats était établie entre le lieu où les sacs à terre avaient été remplis et la batterie de brèche. Les sacs passaient de main en main ; mais la pluie, toujours plus abondante, avait changé la terre, dans la toile qui la contenait, d’abord en boue, puis en une matière presque liquide. Les sacs, au lieu d’être pleins et consistans, n’arrivaient plus que flasques et presque vides. Malgré l’opiniâtreté avec laquelle on s’attachait au travail, qui devenait de moins en moins possible, il fallut l’abandonner ; car les élémens qu’on devait mettre en œuvre étaient dénaturés et incomplets. Vers deux heures du matin, les détachemens de travailleurs furent renvoyés à leurs corps. Dans la nécessité où l’on avait été de pourvoir d’abord à la défense de la position, il n’était pas resté de temps aux compagnies pour chercher à se créer des abris. On manquait aussi de bois, ou on n’en avait qu’en trop petite quantité pour allumer de ces feux de bivouacs qui bravent la pluie et consolent les hommes de toutes les intempéries des saisons. À cette misère que font peser sur les armées les longues nuits pluvieuses passées sans feu et sans abri, il n’y avait à opposer que la résignation, la dernière et la plus triste des ressources. On ne peut se faire une juste idée, quand on n’a point passé par cette épreuve, de l’état de détresse dans lequel l’homme tombe lorsqu’il est livré sans défense à la pluie, au froid et au vent. Quand l’eau a trempé tous ses vêtemens, imprégné sa chair et pénétré presque jusqu’à la moelle de ses os, quand il ne peut pas trouver sur la terre un seul point solide pour s’appuyer et se reposer, et que toutes les empreintes que ses membres fatigués marquent sur le sol se remplissent immédiatement d’eau, quand il ne peut faire un mouvement sans multiplier à l’infini les sensations douloureuses, il se sent pris d’une angoisse inquiète et d’une sorte d’impatience et d’irritation fébrile contre le sort. Ensuite, ses facultés s’émoussent, le cercle se rétrécit autour de lui, et sa pensée n’éprouve plus qu’une sorte d’oscillation qui la balance en l’engourdissant entre des objets tout rapprochés et s’offrant d’eux-mêmes à l’attention. On écoute tomber la pluie, on observe le moindre des phénomènes qui se produisent tout auprès de soi, pourvu qu’il soit lent et monotone. On finit par ne plus sentir l’existence que par la souffrance. Les soldats, blottis les uns contre les autres, transis, grelottans, frappés d’une stupeur morne, ne sont plus que l’ombre d’eux-mêmes. Cependant, sous ces glaces de la vie extérieure, qui est comme gelée, se conserve bien entière la vie morale. Qu’un cri de guerre se fasse entendre, et tous ces fantômes, qui semblaient ne plus appartenir au monde réel, rentrent vaillamment dans l’existence active. Dans une de ces nuits les plus terribles, où le ciel, la terre, et, pour ainsi dire, les hommes n’étaient qu’eau et boue, une fausse alerte à Kodiat-Aty fit croire à l’approche de l’ennemi. Aussitôt de ce froid silence, de cette froide immobilité dans lesquels le camp était enseveli, jaillirent le bruit, le mouvement, le feu sacré. Toutes ces masses inanimées qui gisaient de toutes parts se redressèrent et coururent. Les cris : aux armes ! en avant ! à la baïonnette ! se répétaient en échos prolongés et confus, et ce bruit sourd, se mêlant au bruit de la pluie et du vent, formait une harmonie d’une solennité lugubre, qui causait une sombre exaltation. C’était comme le prélude d’un de ces combats ossianiques qui se livraient au milieu des nuages et des tempêtes.

On avait annoncé que le feu des batteries françaises commencerait le 8 au matin ; mais, le jour venu, on reconnut l’impossibilité d’arriver à ce résultat. Ainsi, la pluie détruisait toutes les espérances ; la pluie minait la base de tous les projets. Il paraît qu’en voyant l’horizon toujours inépuisable en nuages pluvieux, on cessa momentanément de croire à la possibilité d’entrer dans la place en faisant brèche. Il semblait aussi que les difficultés, accrues par l’effet des pluies, ne pouvaient être écartées avant l’heure du départ, telle que la réglerait la mesure de nos ressources et de nos approvisionnemens. On eut recours à un autre moyen : on pensa que les bombes et les obus réduiraient, par la terreur de la dévastation, une population que l’on savait nombreuse et qu’on supposait industrieuse et riche, et l’on compta sur les batteries du Mansoura, déjà armées, et dont le feu était assuré, non pour faire tomber, mais pour faire ouvrir les portes. C’était se tromper sur la nature des Arabes, qui sont capables, non de tout faire, mais de tout souffrir. D’ailleurs, la destruction des maisons les affecte moins que la plupart des autres peuples, car ils sont tout habitués aux ruines ; ils vivent au milieu d’elles, et lorsqu’un édifice, travaillé par la vétusté, menace de s’écrouler, ils le laissent tomber, sachant très bien s’accommoder des débris. Mais, en outre, les vrais habitans de la cité, en supposant qu’ils eussent incliné à la soumission, n’étaient pas libres de suivre ce mouvement. Il y avait au milieu d’eux des Turcs et plusieurs milliers de Kabaïles, minorité forte par le nombre, forte par sa passion et par ses habitudes de domination et de guerre, qui entraînait nécessairement ou comprimait la majorité, et qui, s’il y avait eu hésitation et partage des avis, n’eût pas manqué de jeter dans la balance de la discussion le poids de ses armes. C’était une citadelle vivante par laquelle le bey Achmet s’était assuré contre la mauvaise volonté ou la faiblesse de cœur des habitans. Mais si toute autre ressource venait à manquer que celle des moyens d’intimidation, il importait d’autant plus que celle-ci fût complète et puissante. Quoique l’on eût pu, presque contre toute attente, faire arriver à leur position les pièces destinées à armer la batterie d’obusiers, qui avait été ordonnée, et, malgré la tempête, établie sur Kodiat-Aty pendant la nuit du 7 au 8, c’était une bien faible consolation au grave accident qui privait le Mansoura de plusieurs pièces de 24 et de 16. L’extrême difficulté, la presque impossibilité qu’il y avait à relever ces pièces et à les remettre en état de servir, tenta l’esprit aventureux des Zouaves, leur caractère avide de louanges et leur noble passion à établir, dans toutes sortes de travaux, la prééminence de leur corps. Ils sollicitèrent cette tâche herculéenne, et obtinrent en effet la permission de s’épuiser en de grandes fatigues dans les momens où ils n’avaient pas à combattre. Le 2e léger, qui, pendant toute l’expédition, se trouva sous le même commandement que les Zouaves, s’associa à cette corvée volontaire. On vit alors ce que peut le travail passionné. Pendant deux jours et deux nuits, malgré le feu de la place et malgré l’implacable déchaînement du temps, il y eut une continuité de tentatives ingénieuses, de ces essais que rien ne décourage, et, par momens, une fougue d’efforts à briser des obstacles d’airain. Ce n’étaient pas des ouvriers agissant par crainte, par cupidité, par habitude ou même par conscience ; c’étaient des hommes à volonté forte et ardente, qui s’étaient proposé une entreprise utile, et se livraient à l’accomplissement de cette tâche de toutes les forces de leur ame et de leur corps. Deux des pièces furent relevées et mises en batterie dans la journée du 9 ; la troisième ne put l’être que le lendemain.

La nuit du 8 au 9 fut aussi pleine de misères et de calamités que la nuit précédente. La souffrance rongeait l’armée et l’exténuait. Il était temps que nos canons se fissent entendre ; leur silence attristait et irritait les troupes, et chaque boulet qui arrivait de la place dans nos camps leur paraissait une insulte de l’ennemi, un défi arrogant auquel on ne répondait pas, et une affirmation de sa supériorité que l’on ne pouvait contredire. Les soldats ignoraient sans doute quelles idées s’étaient formées dans les régions supérieures sur les chances du siége, et cependant, sans se rendre compte de leur propre pensée, ils se laissaient diriger par les mêmes inductions. Au fond de leur impatience, il y avait plus que la curiosité, plus que le désir d’une distraction, qui, en effet, au milieu de la monotonie douloureuse de leur existence, était devenue un véritable besoin ; il y avait l’inquiétude de l’avenir. Ils sentaient vaguement que le boulet, cette fois, pouvait avoir une action morale, une puissance de logique sous l’influence desquelles la question pourrait se dénouer d’elle même, tandis que peut-être il ne serait pas donné de la trancher avec le sabre dans un assaut. On avait annoncé que le feu s’ouvrirait à six heures du matin. Dès qu’il fit jour, l’on fut dans l’attente : pendant plus d’une heure encore, aucun bruit ne se fit entendre ; les soldats murmuraient, et s’imaginaient qu’on s’était joué de leur espoir. Ils ne pouvaient consentir à accorder le moindre répit au-delà du moment fixé. Enfin, vers sept heures, le feu commença. Un cri de joie de l’armée y répondit. Les soldats se pressaient sur tous les points d’où les coups pouvaient être suivis et jugés. Ceux qui portaient bien étaient salués d’un murmure approbateur. Tous les regards, toute l’attention, toute la vie des camps, étaient suspendus aux bouches des canons et aux embrasures et batteries de la place, qui servaient de but. D’abord l’artillerie ennemie soutint énergiquement le défi qui lui était lancé. Ses coups suivaient et serraient les nôtres, et on eût dit que nos boulets rejaillissaient et revenaient sur nous. Cependant les traits d’adresse et de bonheur se multipliaient de notre côté. Les embrasures de la place perdaient leurs angles, s’échancraient et s’élargissaient à vue d’œil. Des pièces d’abord actives et bruyantes ne répondaient plus, parce qu’elles avaient été démontées ; d’autres, pour éviter le même sort, quoique encore dans toute leur puissance, se taisaient et se cachaient. Les canonniers ennemis, par leur précipitation à faire la manœuvre et à prendre aussitôt après la fuite, témoignaient de la justesse de notre tir et de l’imminence du péril qui les menaçait à leurs postes. Vers onze heures du matin, ce bruit et ce mouvement commencèrent à s’apaiser ; en partie par nécessité, en partie par précaution, la place était réduite au silence. Les pièces de la Casbah et celles des batteries à droite de la porte d’El-Cantara étaient hors de service ; sur le front d’attaque, la plupart aussi étaient ou démontées ou brisées. Mais plusieurs qui avaient échappé à la destruction étaient tenues en réserve et ne sortaient de leur repos que de loin en loin et à intervalles inégaux, de manière à ne pas tenir trop constamment éveillée l’attention de nos batteries, et à la lasser ou à la tromper par l’irrégularité. Notre artillerie, de son côté, ayant moins d’ennemis à combattre, ralentit son action, mais sans la suspendre. Elle continua un feu bien suivi, quoique sobre et bien contenu, pour inquiéter les assiégés et les dégoûter de réparer leurs désastres, et aussi pour essayer des moyens d’intimidation. Mais l’attitude de la ville fit bien sentir qu’elle laissait passer les boulets et les bombes sans trop s’en inquiéter, et que, quand bien même on parviendrait à la changer en un monceau de ruines, il se pourrait que les habitans restassent assis avec calme sur les débris de leurs maisons, comme les vieux Romains sur leur chaise curule au milieu du bouleversement de Rome. L’espérance, qui s’était prise à un tout autre côté de la face des choses, s’en détacha bientôt, et l’excitation qu’avaient momentanément produite le spectacle, le bruit et l’attente, peu à peu se détendit. On tomba dans une sorte de désappointement, et quoique, sous le rapport positif, l’artillerie eût obtenu dans sa plénitude tout le succès qu’on pouvait naturellement lui demander, on se trouva généralement sous cette impression que laisse d’ordinaire un résultat manqué et incomplet. Désormais on regardait avec encore plus d’anxiété que par le passé les nuages que le vent d’ouest continuait sans relâche à pousser sur nos têtes, et qui, dans leurs flancs, portaient les chances de notre avenir. L’ordre fut donné de reprendre le soir même les travaux de la batterie de brèche, interrompus une première fois par le mauvais temps, et il fut décidé que les pièces destinées à cette batterie seraient conduites pendant la nuit de l’autre côté du Rummel et sur la position de Kodiat-Aty.

Entre les ordres donnés relativement à cette mesure et l’exécution, il y avait de grandes difficultés, qui pouvaient se changer en impossibilités à la suite des grandes pluies. En ce moment, le destin de l’armée était pesé dans une terrible balance, encore en équilibre, mais que le moindre choc, le moindre souffle pouvait faire pencher du mauvais côté. Si le temps, pendant la journée du 9, était resté tel qu’il avait été les jours précédens, le 10, peut-être, il aurait fallu commencer la retraite, et rentrer dans ce sillon d’angoisses et de misères que les troupes françaises, en 1836, avaient creusé de Constantine jusqu’à Bone. On dit même que, dans le conseil des généraux, la nécessité du départ pour le 10 ou le 11 avait été reconnue, dans le cas où les circonstances du temps et des localités ne permettraient pas l’établissement immédiat de la batterie de brèche. Heureusement que le tissu serré de nuages qui enveloppait le ciel, se déchirant comme par l’effet des explosions de tant de bouches à feu, laissa poindre d’assez fréquentes éclaircies. Le terrain s’affermit un peu ; les hommes secouèrent en partie l’eau dont ils étaient alourdis, et l’on entrevit la chance de pouvoir exécuter un travail auquel était attaché le salut de l’armée. Cependant, en-deçà de cette barrière infranchissable, que le temps pouvait d’un instant à l’autre élever au-devant de nos pas, restaient encore de bien rudes obstacles. Jusque-là les circonstances avaient interdit l’action, et alors elles ne la permettaient qu’à la condition d’un résultat à heure fixe. Il fallait que les pièces fussent arrivées le 10 au matin à portée de leur position, quoiqu’il eût été impossible jusqu’alors de leur préparer les voies. Ce n’était pas au courage patient et laborieux de modifier et dompter le terrain, c’était à la volonté énergique de s’en emparer violemment ; c’était au coup d’œil et à l’instinct militaires de juger le possible, et à l’audace réfléchie de tenter résolument même l’improbable. On n’avait pas le temps de créer, et l’on ne pouvait que forcer les dispositions actuelles des localités à nous servir. Sur la rive gauche du Rummel existe un ancien chemin battu et en partie pavé qui conduit à une des portes de Constantine. On dut songer à en profiter, quoiqu’il fût en grande partie sous le feu de la place ; mais il offrait une rampe par trop raide et d’un sol assez résistant, au milieu de pentes difficiles et d’une terre molle et grasse. Sur la rive droite, il fallait amener, par une ligne directe, jusqu’au bord de la rivière, les pièces de 24 et de 16 destinées à la batterie de brèche, et qui avaient momentanément été employées à armer la batterie provisoire, à l’extrême gauche de la crête du Mansoura ; car il n’était pas possible, dans les conditions données de temps et de terrain, de traîner ces lourdes masses à travers les plateaux fangeux du Mansoura et de Sidi-Marbrouk jusqu’aux passages que nous avions affectés jusque-là. On choisit un chemin qui, de la gauche du Mansoura, descend, par des plans fortement inclinés, jusqu’au Rummel, sur lequel il débouche à cinq ou six cents mètres des remparts de la ville. Les rampes de ce chemin, d’une terre mouvante et comme friable, étaient déchirées, dans le sens des pentes, par les nombreuses rigoles que s’y creusaient les eaux des pluies, et, en outre, rompues transversalement par une foule de ravins perpendiculaires Telle était la voie qui fut jugée la meilleure ; et certes, l’officier qui, chargé de la reconnaître, déclara qu’elle était praticable à l’artillerie, dut frémir de la responsabilité qu’il assumait sur lui. Mais dans les circonstances graves et périlleuses, il est d’un esprit même froid et réfléchi de ne pas évaluer la force des résistances d’après les bases ordinaires ; car, dans ces momens-là, chez les gens de cœur, la puissance d’action est doublée. On dirait même que ces facultés surnaturelles, qui dans de pareils instans grandissent l’homme, amplifient également et corroborent les instrumens, animés ou inanimés, dont il se sert : chevaux et matériel se trouvent alors capables d’efforts qui naturellement devraient les briser. La limite du possible est reculée ; la mesure du temps s’élargit, et aujourd’hui encore, ainsi qu’à l’époque de Josué, le lien de l’activité guerrière est souvent le lien de miracles.

L’artillerie qui devait servir la batterie de brèche, partit vers cinq heures du soir de la position qu’elle occupait sur le Mansoura. À chaque pas que l’on faisait en avant, il y avait un obstacle à écraser, et il fallait conquérir tout cet espace pied à pied sur les mille difficultés qui le défendaient. C’était la terre qui manquait sous le poids des voitures, les roues qui s’ancraient dans le sol, des tournans trop raccourcis pour la longueur des attelages. C’était une série infinie de luttes, et, il faut le dire, ce fut une longue suite de victoires remportées sur les circonstances les plus désespérantes par la volonté forte et patiente, mais animée de je ne sais quel souffle d’aventureuse audace. On dut, dans le trajet, invoquer plus d’une fois l’autorité de cette parole : Le mot impossible n’est pas français. Vers minuit, la tête de ce convoi parvint au bord de la rivière. Le lit du Rummel était encombré de grosses pierres, que dans les crues d’hiver les eaux torrentueuses arrachent de leurs rives et roulent dans leur cours. Il fallut les enlever et les rejeter à droite et à gauche pour déblayer un passage praticable aux voitures. Des sapeurs du génie et des soldats du 47e travaillèrent dans l’eau pendant plusieurs heures pour accomplir cette tâche ; enfin les pièces et les caissons passèrent un à un, lentement, laborieusement, sans cesse arrêtés, sans cesse menacés des plus graves accidens et exposés de plus en plus, à mesure que les retards s’accumulaient, au danger de se trouver encore, le jour venu, sous le feu de la place. En effet, lorsqu’aux approches du matin l’obscurité plus transparente laissait deviner les objets, il y avait encore une voiture sur la rive droite et deux autres dans le Kummel, luttant contre les obstacles. Bientôt partit de la place un coup de canon, que d’autres coups suivirent à intervalles assez rapprochés ; il restait à l’artillerie, après avoir traversé le Kummel, à s’élever obliquement sur une pente raide et sans route tracée, pour rejoindre le chemin dont elle devait profiter et pour gagner les parties abritées du terrain. Dans ce trajet doublement périlleux, où les difficultés naturelles et les dangers de la guerre s’aggravaient mutuellement, une pièce fut versée ; mais elle fut relevée dans la matinée, malgré les balles et les boulets des assiégés. Cependant les autres voitures avaient poursuivi leur marche avec ordre et calme, et, vers sept heures du matin, elles étaient établies en arrière de la position qu’elles devaient occuper, couvertes contre les coups de l’artillerie ennemie par la saillie d’un mouvement de terrain, et prêtes à se porter sans grand effort à la place qu’elles devaient prendre à la batterie de brèche.

Pour garantir cette opération contre toute tentative d’attaque et de sortie, on avait fait occuper vers neuf heures du soir, par un détachement du 47e, un grand bâtiment en ruines, situé presque au bord du Rummel, au pied des pentes de Kodiat-Aty, et à peu de distance en avant du point où devait s’effectuer le passage de la rivière. On jeta également quelques troupes dans une petite enceinte plus rapprochée de la place. À sept heures, le travail pour l’établissement de la batterie de brèche fut repris, et il fut poussé pendant toute la nuit avec une grande vigueur, malgré des averses assez fréquentes ; mais il n’y eut pas de pluie continue. Au jour, le coffre de la batterie était presque terminé, et l’on put enfin déclarer que le sort des troupes françaises n’était plus à la merci d’un orage ou de quelques ondées. La fortune de l’armée était entrée dans le port, mais elle n’y avait pas encore jeté l’ancre.

Le 10 au matin, lorsque le jour força de suspendre les travaux extérieurs de la batterie, on se restreignit aux parties intérieures et aux dispositions que l’on pouvait prendre à l’abri du massif déjà élevé. Cependant les assiégés sentaient que l’heure de la crise fatale approchait, et ils voulurent encore une fois tenter de l’éloigner ; car ils comprenaient qu’ils n’avaient pas d’alliés plus sûrs, plus puissans, que les journées qui se succédaient, nous apportant la pluie, les maladies, la gêne dans nos opérations ou l’impossibilité d’agir, nous enlevant des hommes, des munitions, et brisant toutes nos forces, jusqu’à ce qu’il en arrivât une qui comblât la mesure des difficultés et nous chassât de devant leurs murs. Il ne s’agissait que de donner à celle-là le temps d’arriver. Ils se décidèrent donc à reproduire dans une nouvelle épreuve leur mouvement du 7, en repassant presque exactement par la trace qu’ils avaient marquée dans cette première sortie, quoiqu’ils n’espérassent pas sans doute arriver à un résultat positif. Mais ils voulaient acheter, même au prix d’un peu de leur sang, l’avantage de jeter à travers nos opérations du trouble, de l’hésitation, et peut-être du ralentissement. Vers onze heures, des Turcs, des Arabes, des Kabaïles, la plupart sortis de la ville par des poternes et par des issues détournées, et d’autres accourus des hauteurs où ils étaient en observation, pour se joindre aux premiers, se répandirent, à la faveur des ravins et des bas-fonds, sur le front et sur le flanc gauche de la position de Kodiat-Aty. Ils recommencèrent la manœuvre qui leur avait déjà réussi, de se rapprocher de nos coups pour mieux s’y dérober, et ils allèrent comme rentrer dans leurs anciennes empreintes le long des escarpemens et des ressauts de terrain que couronnaient sans les éclairer les créneaux de la légion étrangère. Chacun aurait pu rester ainsi à son poste, les assaillans incrustés dans les coupures du talus, et les troupes françaises derrière leurs parapets de briques, ennemis se touchant presque, mais ne se voyant pas, sans que de cette position résultât d’autre perte, de part ou d’autre, que celle de quelques imprudens. Telles étaient les prévisions du général Rulhières, qui commandait à Kodiat-Aty ; mais le gouverneur-général, qui venait d’arriver sur les lieux avec M. le duc de Nemours, pensa qu’il fallait opposer la vigueur à la vigueur et épuiser d’un coup, en tranchant hardiment dans le vif, cette sève d’humeur aventureuse, qui, de la part de l’ennemi, faisait trop souvent explosion. Il ordonna donc que les compagnies en face desquelles se trouvaient blottis les Arabes, courussent sur eux en s’élançant par-dessus les parapets. Nos soldats, dès qu’ils se sentirent libres de suivre leur instinct, prirent l’essor et fondirent sur l’ennemi presque verticalement de haut en bas. Les Arabes, pour se soustraire à ce premier choc, se culbutèrent jusqu’au pied des gradins qu’ils avaient escaladés ; mais bientôt ils se retournèrent dans leur fuite, et, assurés de leur retraite, tranquilles dans un espace qui était tout à eux, ils surent nous rendre, en s’éloignant, le mal que nous avions pu leur faire en les joignant. Les balles les vengèrent des baïonnettes. Dans ces pentes qui s’abaissent comme par terrasses, le mouvement de la poursuite qui avait lieu des crêtes vers les parties inférieures, amenait les vainqueurs entièrement exposés et découverts à portée des fuyards, qui se dérobaient dans les parties basses du terrain. Ceux-ci, pendant que nos hommes hésitaient sur le bord des escarpemens, les visaient sans rien craindre, et choisissaient leurs victimes. Les épaulettes d’officiers servaient de points de mire. C’est à cette circonstance, qui se produisit dans cette expédition presque toutes les fois qu’on aborda sérieusement l’ennemi, c’est au fait de la sécurité relative dans laquelle se trouvèrent le plus souvent les Arabes attaqués, et de la liberté de choix qu’ils purent conserver, soit à l’abri de localités favorables, soit derrière les murailles de leur ville ou de leurs maisons, qu’il faut attribuer la proportion très remarquable des officiers mis hors de combat dans les différentes phases de cette campagne. Quelquefois un pareil résultat s’explique par la nécessité où ont été les chefs de montrer la route à leurs troupes étonnées, et de se jeter les premiers dans un péril pour le combler. Mais ici cette hypothèse serait fausse. On peut dire, à la louange des soldats, qu’ils ne se sont jamais laissé devancer par leurs officiers, et, à la louange des officiers, qu’ils ont toujours été aussi loin qu’aucun de leurs soldats. Les uns et les autres ont également mérité par leurs actes l’attention de l’ennemi, lequel l’a, de son plein gré, accordée plus particulièrement au grade. Ainsi, dans ce mouvement offensif pour repousser la sortie des assiégés, il y eut, sur dix-huit hommes tués ou blessés, un capitaine tué, et trois capitaines et deux autres officiers blessés, parmi lesquels un dut être amputé.

Quand la dispersion de l’ennemi laissa l’attention, un instant distraite, revenir aux moyens sérieux et efficaces pour triompher de la résistance, on résolut d’apporter des modifications importantes aux dispositions prises jusque-là par l’artillerie. Quoique la batterie de brèche n’eût pas encore été éprouvée, sa distance, d’environ 500 mètres de la muraille qu’elle devait battre, fit craindre qu’elle ne donnât pas des résultats assez complets. Afin de ne pas attendre, pour remédier à cet inconvénient, que l’expérience eût changé la chance en fait, il fut résolu que, dès la nuit suivante, on s’occuperait de la construction d’une nouvelle batterie de brèche établie dans des conditions qui ne permissent aucun doute sur son efficacité. L’emplacement que l’on choisit était situé à environ 150 mètres de la place, et sur le prolongement de l’axe de l’ancienne batterie, mais sur un plan fort inférieur. À droite prenait un étroit ravin qui, déchirant la berge de la rivière, passe contre la petite enceinte qu’occupait le 47e, et débouche près du grand bâtiment en ruines ; à gauche était l’échappée qui s’ouvre entre le talon du contrefort supérieur de Kodiat-Aty et les murs de la ville, en sorte qu’aucun obstacle naturel ne devait garantir la batterie de ce côté. Il fut convenu que le génie fermerait par un épaulement la trouée qui existerait entre cette extrémité de notre nouvelle ligne d’ouvrages et le massif de Kodiat-Aty, et qu’il profiterait de l’espèce de chemin couvert que formait le ravin, pour établir une place d’armes où nos troupes pussent être réunies en sûreté pour protéger le travail, plus tard défendre les pièces, et enfin se préparer à l’assaut. Il y avait peu à ajouter aux dispositions naturelles des lieux pour atteindre les conditions demandées ; car le long de cette communication, telle que les eaux nous l’avaient faite, règne, du côté de la place, un talus dont le relief, presque partout, suffisait à couvrir un homme. Sur un point seulement cette continuité était rompue par une dépression, que l’on raccorda facilement au niveau général avec quelques sacs à terre. C’était un heureux hasard que l’existence, dans cette direction, d’une voie encaissée et dans laquelle on pût cheminer sans danger entre notre grand poste inférieur sur le bord de la rivière, et le point convenable pour l’établissement d’une batterie. Sans ce secours, qui nous venait du terrain, il aurait fallu peut-être renoncer à porter plus près de leur but les pièces de siége ; car cette opération eût entraîné la nécessité de créer une tranchée, travail pour lequel le temps manquait. Puisque l’on se préparait à se rapprocher de la place et à exciter, par un feu plus menaçant et plus destructeur, les efforts de l’artillerie ennemie, il fallait tout disposer pour balayer promptement les remparts des pièces qui, tenues en réserve pour les cas extrêmes, allaient reprendre leur poste, ou qui, démontées dans la première lutte, avaient été rétablies et remises en état de rentrer en lice. On détermina donc l’emplacement de trois nouvelles batteries sur Kodiat-Aty, deux en arrière de la première batterie de brèche, l’une à gauche et verticalement au-dessus de celle-ci, sur une petite plate-forme soutenue par des murs de terrasse. Les pièces nécessaires à l’exécution de ce nouveau plan furent prises aux anciennes batteries du Mansoura, lesquelles furent désarmées, à l’exception de celle qui occupait l’extrême gauche de la position, et qui continua, avec son canon de 24 et ses gros obusiers, à enfiler le front d’attaque.

Dès que l’idée de ces divers changemens fut arrêtée, on mit la main à l’œuvre pour l’exécution. Des détachemens furent envoyés dans le petit ravin servant de tranchée pour y apprêter des sacs à terre ; car, à portée du lieu du travail, il n’y avait pas d’autre dépôt abondant de terre, les autres localités environnantes ne présentant que des pentes rocheuses toutes dépouillées de matières molles. Pour se rendre de la position qu’occupaient les troupes au ravin, il fallait couper obliquement, de haut en bas, un revers de colline exposé à la mousqueterie des assiégés. À l’instant où les corvées qui se rendaient à cette destination dépassèrent les limites du terrain abrité, une fusillade serrée, roulante, s’établit tout le long des murailles de la place ; mais, comme les soldats ne se lançaient sur la ligne périlleuse qu’au pas de course et à un petit intervalle les uns des autres, et que le mouvement continu ainsi que l’échelonnement à différentes hauteurs des personnes visées, trompaient et éblouissaient l’œil des tireurs, il n’y eut que deux hommes atteints dans le trajet, parmi les quatre ou cinq cents qui, successivement, parcoururent cette route, et ce fut deux officiers. Quand les travailleurs, s’enterrant dans l’excavation qui leur servait d’atelier, échappaient aux balles de l’ennemi, celui-ci les poursuivait avec le boulet. Il tirait des coups de canon sur tous les points où il pensait que ses projectiles trouveraient une échappée pour pénétrer dans le ravin, où des groupes d’hommes agglomérés se trouvaient découverts par suite de la distribution et des exigences de la tâche à remplir. L’enceinte dans laquelle avait été placé le poste supérieur du 47e, et une petite mosquée qu’elle entourait, furent criblées de boulets. Pourtant on ne cessa, pendant toute la journée, de perfectionner la batterie de brèche ; mais, quoiqu’elle eût déjà tout son relief, et que, pour l’œil, elle fût comme terminée, elle laissait encore une longue et épineuse carrière aux efforts de l’artillerie. Il fallait, pour établir les plates-formes, entamer le rocher. Toute cette journée et toute la nuit suivante furent absorbées, et au-delà, par ces pénibles travaux. La nuit venue, on commença la place d’armes. Les troupes du 47e, qui occupaient le petit cimetière, avant qu’il ne devînt comme la cible des canons de la place, se postèrent par faibles fractions derrière quelques masures en ruines, semées à droite et à gauche en avant de l’emplacement désigné pour la nouvelle batterie : la réserve restait dans le ravin, tout contre l’épaulement qui s’élevait en sacs à terre. L’ennemi s’aperçut qu’un nouveau mouvement s’opérait pour serrer encore plus étroitement autour de lui le cercle de nos opérations ; il s’agita un peu pour se dégager. Il dirigea pendant quelques momens un feu bien nourri contre les hommes qui, entamant l’ouvrage, ou le conduisant dans sa partie opposée au ravin, ne se trouvaient pas défilés ; mais bientôt, ne comprenant pas l’avantage qu’il avait sur nous dans ce genre de défense, il essaya l’attaque directe et à découvert. Une sortie eut lieu, et des Arabes apparurent sur notre gauche, mais dispersés et incertains : cependant ils se rapprochèrent en se glissant comme des ombres, et finirent par se montrer à petite portée. L’entraînement, l’instinct de la défense, et cet ébranlement électrique qu’occasionne instantanément la présence de l’ennemi, auraient probablement fait partir bien des fusils entre des mains moins calmes, moins faites à la guerre d’Afrique, et moins commandées par la volonté, que celles des soldats du 47e : ici pas un coup de feu ne partit de nos rangs, pas un homme ne remua ; chacun resta immobile à son poste, attentif au signal des officiers, serrant son fusil contre soi, et tout prêt à s’élancer. Les Arabes, plus effrayés de ce repos et de ce silence qu’ils ne l’eussent été du bruit et de la confusion, et, sous ce calme, sentant la pointe de la baïonnette, se retirèrent, et bientôt ils disparurent dans les enfoncemens du terrain et dans l’obscurité. Au jour, les travaux de la place d’armes étaient presque terminés ; mais ceux de la batterie de brèche en arrière n’étaient pas complets, quoique trois pièces de 24 et une pièce de 16 se trouvassent, avant six heures du matin, rendues derrière le parapet. Il manquait encore à l’armement de la batterie deux obusiers, qui ne purent être amenés qu’en plein jour ; opération délicate et périlleuse, conduite sous le feu de l’ennemi avec le même calme et le même soin de détails que s’il n’y eût eu aucun autre sujet de préoccupation que les difficultés de la route et de la manœuvre.

Vers neuf heures du matin, la batterie de brèche ouvrit son feu, ainsi que celle d’obusiers, située au-dessus ; mais celle de mortiers, établie sur une hauteur en arrière, ne put commencer à agir que vers deux ou trois heures de l’après-midi. Les coups, d’abord, furent dirigés sur les embrasures et contre les pièces qui tenaient encore tête à l’orage ; car, jusque-là, le centre de nos moyens de destruction ayant été sur le Mansoura, le front d’attaque n’avait été pris que d’enfilade, en sorte qu’une partie des défenses de la place avaient peu souffert, soit parce qu’elles étaient garanties, à gauche, par des massifs de maçonnerie, soit parce que, enchâssées dans des embrasures casematées, ou posées sur des portions fuyantes et retirées des remparts, elles ne pouvaient être avantageusement attaquées que de face. En deux ou trois heures, le couronnement des murailles, de part et d’autre de l’espace marqué pour la brèche, fut détruit ou mis hors d’état de protéger efficacement les pièces. Vers midi, on commença à battre en brèche. Les projectiles rencontrèrent un mur construit en grands et durs matériaux, et doublé d’anciennes maçonneries qui lui prêtaient leur profondeur et leur force de résistance. La pierre se broyait sous le boulet, qui s’y logeait ou y laissait seulement son empreinte ; mais elle n’éclatait pas, ne réagissait pas sur les parties environnantes, et ne dérangeait nullement l’économie de l’ensemble : à chaque coup la contexture de la construction se trouait, mais ne se déchirait pas. On reconnut que la muraille était de la nature la plus rebelle aux efforts de l’artillerie, et l’on dut s’applaudir de s’être donné le moyen d’augmenter l’intensité de l’action en se ménageant une nouvelle batterie plus rapprochée du but. Cependant vers le soir la brèche était dessinée nettement, et largement préparée ; le pan de mur voué à la destruction était percé comme un crible ; les pierres, toutes séparées, n’ayant plus d’appuis que par les angles, ou ne tenant que par adhérence au massif postérieur, n’attendaient plus que quelques secousses pour rouler successivement jusqu’à terre.

La nouvelle batterie n’avait pas encore commencé son feu, lorsque trois ou quatre cents indigènes sortirent de la ville par le pont et vinrent s’embusquer au pied et à très petite distance des positions qu’occupaient, sur le Mansoura, le 17e léger, les tirailleurs d’Afrique et la compagnie franche de Bougie. Appuyés contre des escarpemens qui les protégeaient, ainsi qu’il était arrivé sur Kodiat-Aty, ils importunaient de leur fusillade nos soldats postés au-dessus de leurs têtes. Ceux-ci, aux premiers coups qui partirent de la batterie de brèche, comme si c’eût été un signal attendu, franchirent leur ligne, et, se laissant tomber du haut de ces coupures à pic, s’abattirent, comme des oiseaux de proie, sur leurs ennemis. Les Arabes, en pleine et rapide déroute, furent poursuivis, l’épée dans les reins, jusqu’à ce qu’ils se fussent réfugiés sous la protection de la mousqueterie de la place.

On se trouvait sur une limite extrême en-deçà de laquelle était encore la possibilité d’éviter les dernières chances d’un siége ; mais, au-delà, on tombait sous la fatalité de l’assaut et de toutes les calamités qu’il entraîne. Avant de franchir ce Rubicon, le gouverneur-général voulut essayer encore d’ouvrir les yeux aux habitans sur les périls que, par une plus longue résistance, ils amassaient sur leurs têtes. Il leur adressa une lettre par laquelle il les engageait à séparer leur cause de celle du bey Achmet et à prévenir la prise de leur ville par la soumission. C’était une commission dangereuse que celle de porter cet écrit à une population chez laquelle l’excitation, cause et résultat d’une vigoureuse défense, devait tourner à l’exaspération et à l’ivresse. Un jeune musulman du bataillon turc ne craignit pas de se charger de ce message, moins effrayant peut-être pour ceux qui possédaient à fond le caractère et les habitudes du pays, qu’il ne le paraissait à nos esprits guidés par des inductions plutôt que par la connaissance de la réalité. En effet, notre envoyé fut admis dans la place où il n’eut à subir ni mauvais traitemens ni avanies. On lui fit attendre la réponse, qu’il ne put rapporter au camp que le lendemain matin. Elle était faite en termes précis et qui ne laissaient aucune prise à l’espoir d’un accommodement ; elle annonçait la résolution d’une défense à outrance et se montait par moment au ton d’une forfanterie assez chevaleresque : « Si vous manquez de poudre, disait-elle, nous vous en enverrons ; si vous n’avez plus de biscuit, nous partagerons le nôtre avec vous. » La lettre avait été reçue et la réponse donnée par Ben-Aïssa, Kabaïle qu’Achmet avait placé dans une haute position à laquelle n’était jamais parvenu aucun homme de cette race, et qu’il avait nommé bey de Constantine, depuis qu’il avait lui-même obtenu de la Porte le titre de pacha. Le kaïd du palais, dignitaire également choisi dans la nation kabaïle, et plusieurs autres des principaux fonctionnaires, avaient adhéré aux idées exprimées par Ben-Aïssa. D’ailleurs ils déclaraient qu’ils avaient soumis à Achmet la lettre du général français ; mais il était aisé de reconnaître qu’ils ne hasardaient rien sous leur responsabilité, et dans leurs paroles on sentait le souffle de l’esprit du maître.

Lorsque la nuit fut venue, on commença la nouvelle batterie de brèche. Les Zouaves fournirent la garde de tranchée et la plus grande partie des travailleurs. On était ardent et âpre à l’ouvrage, car, en approchant du centre vers lequel tendent depuis long-temps les efforts, où est le foyer du péril et en même temps le terme du succès, on entre dans une atmosphère d’attractions et de répulsions, de désirs et d’inquiétudes, d’attente et d’impatience, dans laquelle le sang bouillonne et la vie se précipite, où les facultés se tendent et se doublent, et où l’action et les instans arrivent à un incroyable degré de densité. Avant deux heures du matin, la batterie était achevée et prête à recevoir les pièces retirées de la batterie en arrière où elles furent remplacées, avant le jour, par un nouvel armement. Entre l’ancienne batterie de brèche et la nouvelle, le terrain offrait un plan uniformément incliné, dont toutes les parties sont en vue de la place, et s’éclairaient, cette nuit-là, du reflet heureusement incertain qu’envoyait la lune à travers les nuages. Lorsque la première pièce mise en mouvement eut parcouru la moitié de la distance qu’elle avait à franchir pour arriver à sa destination, l’ennemi comprit le sens du mouvement qui s’opérait. Jusque-là tout, dans la place, avait été calme, silence et obscurité ; tout à coup il y eut explosion de lumière, de bruit, d’activité, et comme un réveil instantané et violent. Toute la perspective fuyante des murailles, aussi loin que la vue pouvait s’étendre, se dessina par des lignes de feu, et la fusillade forma un bruit continu, quoique brisé et inégal. Il semblait que toute la population fût au rempart, que chaque pierre du couronnement eût son créneau, et que chaque créneau lançât constamment un éclair ; en même temps quelques hommes se montrèrent sur la gauche de la batterie. Les Zouaves les attendirent, silencieux et immobiles ; mais cette tentative de sortie avorta. Cependant il avait été impossible, à travers le premier jet de cette verve de défense, de continuer le transport des pièces ; mais peu à peu l’activité des assiégés se lassa, le feu se ralentit, et tout ce grand tumulte s’apaisa. Alors les voyages de l’artillerie reprirent leur cours, toujours périlleux et troublé par les balles de la place, quoique mené à fin sans pertes ni accidens. Au jour, l’armement de la nouvelle batterie était complet ; mais on n’avait pu pourvoir à son approvisionnement. Entre le dépôt de tranchée où étaient les munitions et le point le plus rapproché du chemin creux qui débouchait à la nouvelle batterie, il y avait un espace de trois cents mètres que les assiégés pouvaient, à leur gré, couvrir de leurs feux. C’est à travers ce terrain, continuellement écorché par les balles, qu’il fallut porter les charges des pièces. Deux cents hommes d’infanterie accomplirent intrépidement cette tâche.

La journée du 12 commença sous les plus heureux auspices. La matinée était pure et belle ; la brèche était entamée ; la batterie qui devait la compléter était prête, et l’image de l’assaut, naguère éloignée et enveloppée de brouillards, se montrait alors toute rapprochée, toute radieuse, et faisait bondir les cœurs. Il était environ huit heures ; un groupe, composé du gouverneur-général, du prince et de leurs états-majors, arrivant du Mansoura, se dessina sur les plus hautes collines de Kodiat-Aty, et avança rapidement vers l’ancienne batterie de brèche. Il était à hauteur d’une espèce de place d’armes circulaire en pierres sèches, construite en arrière de cette batterie, et il s’arrêtait, lorsqu’un coup de canon partit de la place. Le gouverneur-général n’était plus : le boulet l’avait frappé dans la poitrine et traversé de part en part. Au moment où le général tombait, le général Perrégaux, se penchant vers lui, était atteint d’une balle entre les yeux. Les spectateurs restaient immobiles autour du cadavre ; le général Valée, qui arrivait de la batterie de brèche, les fit retirer d’une direction si funeste, et le corps du gouverneur fut transporté dans une chapelle ruinée où l’ambulance venait de s’établir. L’évènement s’accomplissait à peine que, dans toutes les parties du camp, les troupes étaient instantanément averties qu’il venait de se passer un fait extraordinaire, on ne savait lequel, et l’on eût dit que le sentiment d’un accident grave s’était répandu avec le bruit de l’explosion, comme si ce coup de canon avait sonné d’une manière toute fatale. Les soldats, voyant transporter un corps couvert d’un manteau, s’en approchaient avec une sorte de curiosité religieuse. Mais cette impression sérieuse, il faut le reconnaître, se dissipa en partie avec le mystère. Lorsqu’on sut positivement le nom de la victime, chacun retourna froidement à son poste, et l’on n’y pensa plus. Dans cette atmosphère raréfiée, qui se forme sous l’influence de la succession rapide des évènemens et de la présence continuelle du danger, beaucoup de facultés s’éteignent ; mais parmi les dispositions qui s’y soutiennent ou même s’y renouvellent, une des plus vivaces, des plus excitées, c’est la curiosité. Ardent à s’enquérir des faits, on reste tout indifférent à ceux qu’on apprend, quelque inattendus et saisissans qu’ils soient. Certes, s’il est une émotion qui, dans les circonstances habituelles, s’empare facilement des esprits, des esprits d’élite comme des esprits vulgaires, et qui parcoure rapidement toute l’échelle des intelligences, c’est bien celle qui naît au spectacle de la brusque opposition, dans le même individu et presque dans le même moment, d’un éclatant bonheur et d’une éclatante infortune, de la victoire s’ensevelissant dans son triomphe, de la grandeur frappée de la foudre. Cependant, pour le plus grand nombre, tout ce drame, toute cette poésie d’une péripétie violente, se perdaient dans le bruit du canon et s’anéantissaient en face de la brèche. Peut-être, dans la foule, quelques ames plus faites au tumulte des armes ou plus accoutumées à s’isoler des choses extérieures, s’ouvrirent-elles à des sentimens d’une piété généreuse envers la mémoire du général en chef qui venait de mourir glorieusement. Mais beaucoup demandaient froidement pourquoi le gouverneur-général avait été s’exposer aux boulets de l’ennemi. Ne faut-il pas, en effet, que les hommes positifs viennent toujours troubler, de leurs remontrances jalouses et de leurs froides observations, ceux qui ont choisi la meilleure part ? N’est-il donc d’aucune utilité que quelquefois un homme haut placé et n’ayant plus rien à acheter par son sang, vienne le donner, tandis que d’autres le vendent ; que par une fière insouciance, en face du danger auquel il ne peut plus rien demander, il proteste contre le courage intéressé et qui s’exerce sous bénéfice d’inventaire ; que, fraternisant dans le péril avec les soldats, il leur prouve qu’il ne ménage pas plus sa chair et ses os que leur chair et leurs os, et que, par quelque luxe de vertu, il console les ames élevées de tant de misères morales, s’étalant orgueilleusement partout, et même, quoique bien moins qu’ailleurs, sur les champs de bataille ? De ces trépas qui résultent, non d’un devoir à remplir, mais d’une certaine aisance à se mouvoir sous le feu de l’ennemi, ne sort-il pas un exemple, moins sévère en effet, mais peut-être qui entraîne et exalte davantage ? N’est-il pas vrai enfin qu’une armée ne peut se défendre d’un mouvement de vanité toute virile, en disant : À telle affaire, notre général en chef fut tué ?

Après la mort du gouverneur-général, le commandement en chef revenait de droit au général Valée. Nos jeunes soldats, sans connaître la vie militaire du vieux guerrier, savaient vaguement que c’était un des meilleurs legs que nous eût laissés l’empire, et, en voyant ce nouveau chef à leur tête, ils auraient peut-être senti croître leur confiance, si déjà elle n’eût été dans toute sa plénitude, depuis le moment où ils avaient jugé que la brèche était assurée ; que désormais, entre eux et leur but, il n’y avait que l’assaut ; que c’était, non avec des rochers et des murailles qu’ils auraient à se mesurer, mais avec des hommes, et que bientôt l’affaire allait pouvoir se vider comme en champ clos. Ainsi, malgré l’accident inattendu que le hasard avait jeté à la traverse, la continuité régulière des travaux et des habitudes de l’armée n’éprouva pas le moindre déchirement, pas la plus petite secousse. Hommes et choses ne s’en hâtèrent pas moins avec une rapidité sans tumulte vers le dénouement de l’entreprise. À 9 heures du matin, les batteries qu’on avait établies en arrière de l’ancienne batterie de brèche ouvrirent leur feu ; leur position et l’état des embrasures de la place, déjà mordues et arrachées par nos boulets, rendaient leur tâche plus prompte et plus certaine. Au bout de deux ou trois heures, elles avaient réduit à l’impossibilité d’agir les pièces qui s’étaient parées ou relevées de nos coups. Vers une heure, la nouvelle batterie de brèche se mit à poursuivre l’œuvre de destruction commencée par l’ancienne. Elle trouva les choses à point pour que son action fût rapide et efficace. Le revêtement extérieur de pierres de taille, ne formant plus qu’un réseau de pleins et de vides, laissait passer le boulet, qui arrivait avec toute son énergie jusqu’à la paroi intérieure, déjà ébranlée par les coups de la veille. Bientôt les terres du rempart jaillirent et se répandirent. Peu à peu les dernières pierres se détachèrent ; le massif de terrain qui était en arrière, apparaissant à nu et sans défense, résista peu et s’éboula. Le talus fut formé, et l’on put fixer le moment de l’assaut au lendemain matin. Avant la nuit, on arrêta la composition des colonnes d’attaque. Il y en eut trois. La première, commandée par le lieutenant-colonel Lamoricière, était formée de 40 sapeurs, de 300 Zouaves et des deux compagnies d’élite du bataillon du 2e léger ; la seconde, de détachemens pris dans les sapeurs, les 2e et 3e bataillons d’Afrique, la légion étrangère et le 47e, sous les ordres du colonel Combes ; la troisième, de fractions égales, tirées des quatre brigades. Cette dernière avait pour chef le colonel Corbin, du 17e léger. Ce fut dans toute l’armée un moment de vif émoi que celui où furent distribués les rôles pour la grande scène du lendemain. Les soldats avaient à cœur d’y figurer par un sentiment né des traditions militaires, par la fascination de l’extraordinaire et de l’inconnu, par l’effet de ce bouillonnement intérieur qui surexcite l’organisation tout entière à l’approche d’une crise long-temps attendue ; quelques-uns par l’amour inné du péril et de cette gloire solitaire, obscure, qui est presque le seul apanage du simple soldat ; bien peu par l’espoir de se faire remarquer et d’avoir de l’avancement. Chez l’officier, être tout autrement multiple, tout autrement compliqué, bien plus de facultés étaient en effervescence, bien plus de fibres étaient tendues et comme prêtes à se rompre. Pour ceux qui avaient choisi et embrassé par goût la carrière des armes, il y avait comme un retour de jeunesse, comme une seconde sève amenant à l’état de fruit ce que la première avait laissé en fleurs déjà prêtes à se sécher et à tomber. Toutes ces images, toutes ces illusions au sein desquelles leur organisation adolescente avait grandi pour la guerre, et en avait puisé l’instinct : la mêlée, le combat corps à corps, les récompenses enlevées à la pointe de l’épée, le fer fumant du sang ennemi, toute la poésie dont ils s’étaient d’abord abreuvés, dont ils avaient désespéré plus tard, tout ce qui avait fait le délire de leurs rêves guerriers ; tout était là devant eux, non plus fuyant dans les perspectives extrêmes et s’enfonçant dans les lointains horizons du passé ou d’un avenir improbable, mais à leur portée, mais sous leur main, mais à distance de quelques heures. Pour plusieurs, il y avait l’apparition instantanée et comme miraculeuse de l’objet de désirs presque extravagans ; pour tous, il y avait une occasion unique de prétendre à la satisfaction de quelque ambition ou bouillante dans sa soudaineté, ou impatiente et superbe par l’effet même de sa durée. Mais s’il dut y avoir un grand enivrement de bonheur parmi ceux qui se trouvaient appartenir aux catégories de troupes désignées pour l’assaut, pour ceux qui avaient pu se croire appelés et qui n’étaient pas élus, il y eut d’amers mécomptes, de sombres retours à la réalité, et, au sortir d’une soudaine illumination d’espérances, comme une chute dans d’épaisses ténèbres.

Vers 5 heures du soir, le général en chef reçut une lettre du bey Achmet. Celui-ci, malgré l’état pressant des circonstances, conservait un langage vague et un style de protocole, comme s’il se fût agi de négociations à tramer dans un cabinet diplomatique et non d’une convention sur le bord de la brèche. Il exprimait le désir d’arrêter l’effusion du sang, protestait de ses dispositions pacifiques, et finissait par demander qu’on suspendît le feu. Le général Valée ne vit là qu’une tentative pour gagner du temps, dans l’espoir sans doute que, tandis qu’on serait en pourparlers, la pluie reviendrait, ramenant sur les assiégeans toutes ses misères, et que d’ailleurs, après quelques nouvelles journées d’attente, l’armée française, épuisée de ressources, ne serait plus en état de vaincre un dernier effort de la défense. Il fut donc répondu au bey que la condition indispensable pour qu’on entrât en rapport avec lui, était la remise de la place entre les mains des Français, et que cette démarche pouvait seule nous arrêter au milieu de nos progrès. Ce fut le premier et dernier essai du bey pour faire reculer sa mauvaise fortune. Soit aveuglement, soit abandon de son avenir à la fatalité, il semblait peu soucieux de clore par un pacte définitif le compte qui se réglait entre lui et sa destinée. Peut-être, égaré par de fausses inductions, voyait-il plus d’issues pour échapper au dernier coup qu’il ne lui en restait en réalité. Peut-être, au contraire, jugeait-il qu’à la distance où se trouvaient les deux adversaires, l’un de la réussite, l’autre de la défaite, il n’y avait plus moyen de s’entendre. Peut-être enfin, se fiant sur l’exemple de plusieurs expéditions des français dans d’autres parties de l’Afrique, voulait-il, plutôt que de faire place à une invasion probablement passagère et de lui creuser son lit aux dépens des avantages et des droits acquis, attendre, sans entamer en rien les choses établies, que le flot, après les avoir submergées, les laissât, en se retirant, intactes, fortes et complètes. Déjà à demi vainqueurs, nous ne pouvions pas avoir moins de fierté que notre ennemi à moitié vaincu. On ne pensa plus qu’à l’assaut. Les batteries de Kodiat-Aty tirèrent toute la nuit à intervalles inégaux, pour empêcher les assiégés d’aggraver les difficultés que présentait naturellement la brèche, en déblayant son pied, en escarpant son talus, ou en jetant sur son sommet des barricades ou d’autres ouvrages défensifs. Déjà, pendant la nuit précédente, ils avaient établi, en arrière de la crête de la brèche, un couronnement en sacs de laine habilement agencés et maintenus, qui aurait opposé aux assaillans, une fois arrivés sur le rempart, un obstacle sérieux et très résistant, si, pendant la journée suivante, nos projectiles n’avaient balayé tout ce terrain. Vers 3 heures du matin, deux officiers allèrent reconnaître la brèche. C’était le capitaine Boutault, du génie, et le capitaine Garderens, des Zouaves. Ils s’avancèrent jusqu’au pied du talus. La nuit était claire et transparente ; ils furent aperçus et salués d’une vive fusillade ; cependant ils accomplirent leur mission sans être atteints, et revinrent sains et saufs après s’être assurés que la brèche était telle que l’avait faite notre artillerie, sans avoir été modifiée par les assiégés au profit de la défense. Mais ils avaient observé que la pente était encore raide et difficile.

Deux heures avant le jour, les colonnes d’attaque se formèrent et allèrent occuper les positions qui leur avaient été désignées. La première s’établit dans la place d’armes, à la droite de la batterie de brèche ; la seconde, dans le ravin servant de communication couverte, et la troisième, derrière le grand bâtiment en ruines sur le bord de la rivière. À 4 heures du matin, le général en chef, le duc de Nemours et les états-majors arrivèrent à la batterie de brèche. Le feu de cette batterie recommença, dirigé sur la brèche même, pour en remuer les décombres, les étendre, et augmenter la base de la pente. Les autres pièces tirèrent activement sur toutes les parties du rempart, dont les défenses pouvaient prendre en flanc les troupes allant à l’assaut, dans leur trajet de la batterie à la brèche. Le jour parut pur et radieux ; à peine levé, le soleil était ardent, l’air était chaud ; c’était un vrai ciel de combat. Vers 6 heures, et avant qu’aucun mouvement extraordinaire, de notre côté, n’eût trahi les préparatifs de l’assaut, une singulière agitation se manifesta parmi les ennemis. Ceux de la ville couvraient, à flots pressés et tumultueux, les talus qui surmontent les escarpemens du sud ; ils paraissaient rassemblés par un sentiment d’attente inquiète, comme la foule qui accourt sur le rivage aux approches d’une tempête. D’autres, sortis de la place par les poternes et les issues cachées, cherchaient, par des essais d’attaque mal assurés et comme désespérant d’eux-mêmes, à faire diversion du côté de Kodiat-Aty, et à s’approcher du flanc gauche de la batterie de brèche, qui la veille se trouvait à découvert. Mais pendant la nuit on avait prolongé, de ce côté, la place d’armes, tâche exécutée, au grand péril des travailleurs, par des soldats du génie et des Zouaves. Sans doute, les défenseurs, sans se rendre compte de l’imminence du danger qui déjà planait sur eux, sentaient que le nœud des évènemens ne pouvait pas se serrer davantage, allait d’un instant à l’autre se rompre et éclater, et ils s’abandonnaient à cette activité incertaine et flottante, à cette exaspération s’épuisant sur elle-même, sans énergie efficace, sans conscience de résultats possibles, qui s’emparent des masses impuissantes à surmonter leur mauvaise fortune, et trop stupides, plutôt que trop fières, pour s’y soumettre.

Il était sept heures, tout était prêt ; le colonel Lamoricière et les premières compagnies des Zouaves se tenaient collés contre l’épaulement de la batterie de brèche, la tête de la colonne appuyée à l’ouverture qu’on avait ménagée dans le parapet. Le duc de Nemours, qui, dès l’origine, avait été nommé commandant du siége, donne, d’après l’ordre du général en chef, le signal de l’assaut. Aussitôt le colonel Lamoricière et des officiers du génie et de Zouaves, suivis de leurs troupes, sortent rapidement du retranchement avec une sorte d’impétuosité contenue et disciplinée, et se portent au pas de course jusqu’au pied de la brèche. En un instant, malgré la raideur de la pente et les éboulemens des terres et décombres qui manquaient et croulaient, à chaque mouvement, sous les pieds et les mains des assaillans, elle est escaladée, on pourrait dire plutôt à la faveur qu’en dépit des coups de fusil des assiégés ; car, dans certaines circonstances, le danger est une aide et non un obstacle. Bientôt le drapeau tricolore, que portait le capitaine Garderens, des Zouaves, est planté sur la crête de la brèche. Dès que les premières têtes des Français s’élançant de la batterie s’étaient montrées en dehors de l’épaulement, le couronnement des remparts avait comme pris feu ; une fusillade continue s’était allumée le long de cette ligne, et tout l’espace que nos soldats avaient à parcourir de la batterie à la brèche était incessamment sillonné de balles : bien peu d’hommes cependant furent atteints dans ce trajet. Le pied, la pente et une petite plate-forme au-dessus de la brèche étaient garantis, à droite, des feux de flanc, par un massif de maçonnerie antique, resté debout comme contrefort du rempart moderne, au-dessus duquel il se prolongeait à une assez grande hauteur ; c’était, entre deux périls, comme un petit port où les colonnes d’attaque pouvaient se reformer : l’effort, pour gravir le rude talus, s’accomplissait au moins sans d’autres difficultés que celle qu’opposait le terrain. On arrive au sommet de la brèche ; là, on trouve quelque chose de plus terrible, de plus sinistre que la présence de l’ennemi ; une énigme dévorante, toute prête à engloutir qui ne la devinerait pas ; ce sont des constructions incompréhensibles, des enfoncemens qui promettent des passages et qui n’aboutissent pas, des apparences d’entrée qui n’amènent aucune issue, des rentrans et des saillans embrouillés comme à plaisir, des semblans de maisons dont on ne sait où prendre le sens, où prendre la face, et, pour ainsi dire, un mirage périlleux qui offre l’image décevante d’un angle de ville, et où l’on ne peut rien saisir de ce qui constitue une ville réelle. Mais les balles de l’ennemi connaissent la route ; elles arrivent sans qu’on sache par où elles passent ; elles frappent sans qu’on puisse leur répondre. Enfin, après avoir bien fouillé le terrain, la compagnie à laquelle avait été assigné le rôle d’opérer sur la droite, ayant traversé un petit plateau formé de décombres amoncelés, aperçoit au-dessous d’elle, et au pied du grand édifice orné d’une arcature qu’on remarquait de Kodiat-Aty, une des batteries non casematées du rempart, dont les canonniers restent fermes et prêts à défendre leurs pièces. D’après l’ordre de leur commandant, le capitaine Sanzai, tué quelques instans après, les Zouaves, sans tirer un seul coup de fusil, se précipitent à la baïonnette sur l’ennemi, malgré la décharge terrible que celui-ci fait, presque à bout portant, de derrière un ressaut de terrain qui le protégeait, et malgré le feu bien nourri qui part des créneaux pratiqués dans la grande maison. Plusieurs Zouaves sont tués ou blessés, et le lieutenant de la compagnie a le bras fracassé de trois balles ; mais les défenseurs expient chèrement leur audace. Soit qu’étonnés par l’impétuosité de l’attaque, ils n’aient pas le temps de se reconnaître, soit qu’ils eussent résolu de mourir à leur poste, ils ne cherchent pas à fuir et se font tuer tous dans leur batterie. Devant elle, la compagnie victorieuse voit encore des ennemis : plus loin, le long du rempart, dans un terrain inférieur, au-delà de l’angle de l’édifice et près d’une seconde batterie, d’autres canonniers turcs se tiennent postés derrière une barricade qu’ils avaient formée avec une charrette et des affûts brisés, et semblent décidés à soutenir le choc des assaillans. Mais ceux-ci ne se laissent pas emporter par l’entraînement de leur succès et de leurs périls récens dans le piége qui leur est offert ; s’ils s’engagent plus avant dans cette voie, ils vont être pris en flanc et à dos par les feux du grand bâtiment ; ils le sentent, et, retournant sur leurs pas, ils vont chercher à pénétrer dans la maison pour en débusquer les défenseurs, et assurer ainsi leurs derrières avant de continuer à poursuivre l’ennemi de poste en poste dans la direction qui leur était indiquée. En effet, revenus à leur point de départ, ils finissent par découvrir, derrière des débris qui l’encombraient, l’entrée de ce vaste poste dont la prise était devenue nécessaire. La porte est enfoncée, quelques Arabes sont tués en se défendant, d’autres en fuyant ; mais le plus grand nombre, sans résister, s’échappe on ne sait par quelles issues. Maîtres de ces grandes constructions, qui se trouvaient être des magasins à grains, les Zouaves et les soldats du génie ne s’amusent pas à combattre de loin les hommes de la barricade, que des créneaux nouvellement conquis ils pouvaient prendre de flanc et en écharpe ; ils descendent par plusieurs fenêtres, à l’aide d’échelles qu’on avait fait apporter, et marchent droit sur l’ennemi, la baïonnette en avant. Celui-ci, voyant sa position tournée, se montre moins résolu à mourir fièrement que ne l’avaient été les canonniers de la première batterie. Quelques-uns se font tuer en combattant ; mais la plupart se dérobent par les faux-fuyans : ce fut la dernière résistance de front qu’eut à essuyer la colonne de droite. Après ce second succès, les sapeurs du génie et les soldats de différentes armes qui suivent cette veine, cheminent avec de grandes difficultés, perçant des pans de muraille, se créant avec la hache des communications plutôt qu’ils n’en trouvent, et recevant des coups de fusil sans pouvoir en rendre ; mais ils ne rencontrent plus l’ennemi pour leur barrer le chemin et les forcer à lui passer sur le corps. Ils venaient de parvenir à la première porte à droite de la brèche et s’apprêtaient à l’ouvrir quand les hostilités cessèrent.

C’est en face de la colonne du centre qu’étaient le nœud des difficultés et le principal foyer de la résistance et du péril : le colonel Lamoricière dirigeait plus spécialement cette attaque. On fut long-temps à s’agiter dans l’étroit espace que nos boulets avaient déblayé au haut de la brèche, sans comprendre quelle communication pouvait exister, sur ce point, entre le terre-plein du rempart et l’intérieur de la ville. Le canon avait créé un terrain factice de terres remuées et de décombres qui, se superposant au sol primitif, avait envahi les issues, obstrué les portes, et défiguré entièrement l’état des localités ; la direction des balles semblait indiquer que les toits étaient leurs points de départ. Le colonel Lamoricière fait aussitôt apporter des échelles, et, montant sur la toiture d’une maison dont nous occupions le pied, il dispose au-dessus des combats de terre ferme comme une couche supérieure de combats aériens. Le capitaine Sanzai, arrivant pour remplacer le colonel dans cette organisation, reçoit une balle mortelle. Après avoir sondé plusieurs couloirs qui paraissent des amorces de rues, mais qui n’aboutissent point, on finit par en rencontrer un qui, s’élargissant au bout de quelques pas, présente des caractères d’importance et de destination ultérieure. Des deux côtés sont pratiqués de ces enfoncemens carrés qui, dans les villes d’Afrique et d’Orient, servent de boutiques : la plupart sont à moitié fermés par des planches et des espèces de volets. On entre dans ce passage ; mais à peine quelques soldats y sont-ils engagés, qu’une double décharge, partant de ces niches de droite et de gauche, avertit qu’elles servent de lieux d’embuscade à l’ennemi. Mais celui-ci, qui avait cru arrêter par sa fusillade la marche des assaillans, les voyant arriver droit sur lui la baïonnette en avant, et n’ayant plus d’autre défense que son yatagan, depuis qu’il s’était dégarni de son feu, se précipite hors de ces trous sans issues qui, au lieu d’être des abris pour lui, devenaient des piéges. Plusieurs de ces fuyards sont tués ; d’autres échappent et disparaissent comme s’ils eussent pu s’enfoncer en terre ou percer les murs. On avance, et, après avoir fait quelques pas, on se trouve en face d’une porte ; une arche de maçonnerie traversait la ruelle, et de solides battans en bois ferré en fermaient le passage. Rien n’avait fait soupçonner l’existence de cet obstacle, dont on s’explique difficilement le but ; il paraît qu’une ligne continue de maisons, régnant le long et en dedans de la muraille, était considérée comme une seconde enceinte qui, par cette porte, se mettait en rapport avec le rempart ou s’en isolait. En frappant à coups de hache et de crosse de fusil les battans, on reconnaît qu’ils ne sont pas fixés par des fermetures permanentes, et que, maintenus seulement par des étais mobiles, ils étaient destinés à donner facilement passage aux défenseurs, soit pour la retraite, soit pour un mouvement offensif. Cependant, comme on craint l’impuissance des moyens qu’on a d’abord employés pour forcer ce passage, on fait approcher des sacs de poudre, dont plusieurs soldats du génie avaient été chargés pour de semblables circonstances ; mais, avant d’être forcé de recourir à cette ressource extrême, on parvient à entrouvrir un des battans. Les Arabes, réunis à flots pressés dans la rue, en arrière de la porte, guettaient ce moment et tenaient leurs armes prêtes ; dès qu’ils voient jour à tirer, ils font une décharge générale, et font pleuvoir les balles dans notre colonne. Le capitaine du génie Leblanc a la cuisse fracassée d’un coup de feu qui fut mortel, et plusieurs soldats sont atteints. Alors le capitaine Desmoyen, des Zouaves, se précipite sur le battant pour le refermer, et, pendant qu’il fait effort sur cette masse, il est frappé, dans la gorge, d’une balle qui le jette blessé mortellement, mais respirant encore, sous le coup d’autres périls plus terribles, au milieu desquels il succomba bientôt.

À quelques pas en arrière de cette scène s’en passait une marquée d’un caractère plus lugubre. Un petit bâtiment en saillie, dont le pied avait été miné par les boulets, resserrait un étroit passage tout engorgé d’une foule de soldats. Soit par l’effet de l’ébranlement qu’occasionnaient les mouvemens tumultueux et irréguliers de la troupe, soit par suite d’une machination de l’ennemi et d’une pression qu’il aurait volontairement exercée par derrière sur ce pan de maçonnerie, toute une face du mur ruiné s’écroula. Cette calamité frappa surtout les troupes du 2e léger : plusieurs hommes furent blessés ou entièrement ensevelis. Le chef de bataillon Sérigny, pris sous les décombres jusqu’à la poitrine, vécut encore quelques instans dans une agonie désespérée, implorant à cris étouffés un secours qu’on n’eut pas le temps de lui donner, s’épuisant douloureusement en efforts impuissans pour remuer la masse sous laquelle il périssait, et sentant tout ce qui restait d’entier dans son corps se briser peu à peu.

À peine cet accident venait-il de s’accomplir, qu’un autre encore plus terrible éclata. Le feu des tirailleurs placés sur les toits et peut-être la crainte d’une attaque à l’arme blanche avaient dissipé la multitude d’ennemis ramassés d’abord dans la rue en arrière de la porte. On put bientôt songer à dépasser cet obstacle et à s’avancer dans la direction centrale ; et déjà, pour éclairer et assurer les voies, le colonel Lamoricière venait de lancer en avant un peloton du 2e  bataillon d’Afrique. Tout à coup ceux qui étaient sur le théâtre de ces événemens sentent comme tout leur être s’écrouler. Ils sont étreints et frappés si rudement dans tous leurs sens à la fois, qu’ils n’ont pas conscience de ce qu’ils éprouvent ; la vie, un instant, est comme anéantie en eux. Quand ils ressaisissent quelque connaissance, il leur semble qu’ils enfoncent dans un abîme ; la nuit s’est faite autour d’eux, l’air leur manque, leurs membres ne sont pas libres, et quelque chose d’épais, de presque solide et de brûlant les enveloppe et les serre. Beaucoup ne sortent de ce premier étourdissement qu’avec des douleurs aiguës ; le feu dévore leurs chairs ; le feu attaché à leurs habits les suit et les ronge : s’ils veulent faire un effort avec leurs mains, ils trouvent leurs mains brûlées ; si, reconnaissant que le jour renaît et augmente autour d’eux, ils cherchent à distinguer où ils sont et ce qui les environne, ils s’aperçoivent que leurs yeux ne voient plus ou ne voient qu’à travers un nuage. Plusieurs ne font que passer des angoisses de la première secousse à celles de l’agonie. Quelques-uns, dépouillés de leurs vêtemens, dépouillés presque entièrement de leur peau, sont pareils à des écorchés ; d’autres sont dans le délire ; tous s’agitent au hasard et avec des clameurs inarticulées. Cependant les premiers mots qui se font entendre distinctement sont ceux : en avant ! à la baïonnette ! prononcés d’abord par les plus valides, répétés ensuite comme d’instinct par ceux même qui n’en comprennent plus le sens. Une explosion venait d’avoir lieu. Le premier et principal centre de cette explosion paraît avoir été auprès de la porte ; mais, à en juger par l’étendue du terrain bouleversé et par le nombre d’accidens semblables qui se reproduisirent autour de différens points assez distans les uns des autres, on peut croire qu’il s’alluma dans une succession rapide plusieurs foyers. Probablement les assiégés avaient, auprès du lieu où se trouvait la tête de notre colonne, un magasin à poudre, auquel le feu prit par hasard, plutôt qu’en exécution d’un dessein prémédité de l’ennemi. Lorsque l’air fut en conflagration, les sacs à poudre que portaient sur leur dos plusieurs soldats du génie, durent s’enflammer et multiplier les explosions. Les cartouchières des soldats devinrent aussi, sur une foule de points, des centres ignés, dont les irradiations, se croisant et se heurtant dans tous les sens, remplirent de feu et de scènes horribles tout ce grand cercle de calamités. Sous tant de chocs, sous l’action de tant de forces divergentes, le sol avait été remué et s’était creusé ; la terre en avait été arrachée et s’était élevée en tourbillons dans l’air ; des pans de murs s’étaient renversés ; l’atmosphère s’était comme solidifiée ; on ne respirait que du sable et une poussière de débris ; le feu semblait pénétrer par la bouche, par les narines, par les yeux, par tous les pores. Il y eut quelques momens de confusion ; on ne savait où était le péril : en voulant le fuir, ceux qui étaient hors de sa sphère d’action venaient s’y jeter, et d’autres qui auraient pu y échapper s’en laissaient atteindre, croyant que tout terrain était miné, que toute muraille allait s’abîmer sur eux, et que se mouvoir c’était se jeter au-devant de la mort. Les assiégés qu’on venait d’écarter des lieux les plus voisins du cratère de cette éruption, eurent moins à en souffrir, et, profitant du trouble dans lequel les assaillans étaient restés sous le coup de cette catastrophe, ils revinrent dans la rue qu’ils avaient naguère abandonnée, lâchèrent plusieurs bordées de tromblons et d’autres armes à feu sur les groupes à demi brûlés et à demi terrassés par l’explosion, qui étaient entassés autour de la porte, et, après avoir ainsi achevé de briser ce qui était encore assez entier, assez consistant pour se défendre, ils s’approchèrent et hachèrent à coups de yatagan tout ce qui respirait encore, et jusqu’aux cadavres.

Cependant, une fois le premier instant d’étonnement passé, et dès que le voile épais de fumée et de poussière qui dérobait le jour se fut un peu abaissé, ceux qui étaient en état de se soutenir et de se servir de leurs armes, quoique bien peu d’entre eux fussent intacts, se portèrent d’eux-mêmes aux postes qu’il était le plus important d’occuper. La seconde colonne d’assaut fut envoyée pour appuyer la première, dès que celle-ci, s’étant creusé un sillon dans la ville, se fut écoulée, laissant la brèche libre et dégagée. Le colonel Combes arrivait avec les compagnies du 47e et de la légion étrangère, presque au moment où ce sinistre venait d’avoir lieu ; il prit le commandement que le colonel Lamoricière, blessé et privé de la vue dans l’explosion, avait, depuis quelques instans, cessé d’exercer ; et, après avoir reconnu l’état des choses et disposé une partie de ses hommes de manière à assurer la conservation de ce qui était acquis, il songea à agrandir le rayon d’occupation. Les ennemis, revenus de leur premier élan d’audace à mesure que nous avions secoué la poussière des décombres, s’étaient retirés un peu en arrière, mais sans sortir de la rue par laquelle nous voulions nous ouvrir un passage. Ils s’étaient embusqués presque en face de la porte, derrière un amas de débris et de cadavres qui formaient une espèce de barricade ; de là ils faisaient un feu meurtrier, et il devenait nécessaire de les expulser au plus tôt de cette position par un coup de vigueur. Le colonel Combes ordonne à une compagnie de son régiment d’enlever cette barrière, en promettant la croix au premier qui la franchira. La compagnie se précipite contre le retranchement, et déjà le lieutenant s’élançait par-dessus, lorsqu’il tombe sous une décharge générale des ennemis. Cependant cet officier n’était pas atteint ; ayant trébuché contre un obstacle, il avait plongé au-dessous de la direction des balles, et ceux qui étaient un peu en arrière et debout essuyèrent le feu. Le capitaine fut frappé mortellement, et plusieurs soldats furent tués ou blessés. Ce fut à peu près en ce moment que le colonel Combes, qui veillait sur l’opération, fut atteint coup sur coup de deux balles, dont l’une avait frappé en plein dans la poitrine. Après s’être assuré de la réussite complète du mouvement qu’il avait ordonné, il se retira lentement du champ de bataille, et seul, calme et froid, il regagna la batterie de brèche, rendit compte au général en chef de la situation des affaires dans la ville, et ajouta quelques simples paroles, indiquant qu’il se sentait blessé mortellement. À le voir si ferme dans sa démarche, si naturel dans son attitude et ses paroles, on n’aurait jamais supposé que ce fût là un homme quittant un lieu de carnage pour aller mourir. Il y avait dans cette scène quelque chose de la gravité, de la fierté sereine, de la beauté austère des trépas antiques, moins la solennité théâtrale.

À mesure que de la batterie de brèche on observait que la colonne des troupes déjà entrées dans la ville diminuait de longueur et disparaissait des lieux qui étaient en vue, on envoyait des troupes nouvelles, par fractions peu considérables, afin qu’elles pussent remplir les vides qui se formaient et fournir aux exigences successives de la position, mais sans gêner les mouvemens ni encombrer le théâtre de l’action. La troisième colonne, sous les ordres du colonel du 17e léger, était déjà tout entière dans la place, et cependant le cercle des opérations n’avait encore acquis qu’une extension médiocre. La disparition des deux chefs, le colonel Lamoricière et le colonel Combes, qui les premiers avaient conduit le mouvement, avait laissé le commandement flottant et incertain. Les soldats, ne voyant aucun but qui leur fût désigné, aucune direction qui leur fût positivement indiquée, toujours audacieux à braver le péril, mais irrésolus sur la manière de l’attaquer et de le faire reculer, s’exposaient beaucoup et avançaient peu, et perdaient du temps à se faire tuer. À gauche de la rue dont on faisait la grande ligne d’attaque, débouchait une rue transversale par laquelle arrivait sur le flanc gauche des assaillans un feu terrible. On s’opiniâtra long-temps à opposer sur ce point les coups de fusil aux coups de fusil ; mais dans cette lutte on ne pouvait parvenir à prendre le dessus sur un ennemi qui ne tirait qu’abrité par les murs des maisons ou par des saillies de bâtimens. Cependant la position sur laquelle il semblait posé si solidement, était minée sourdement et allait manquer sous lui. Une compagnie de Zouaves, appuyée de sapeurs du génie, avait abandonné la guerre des rues, qui est périlleuse et infructueuse pour l’assaillant, et avait commencé à faire la guerre de maisons, où les avantages sont à peu près égaux pour les deux partis. Une autre compagnie du même corps, se jetant absolument à gauche tout en débouchant de la brèche, avait poussé une attaque entièrement symétrique à celle qui avait été, dès le commencement, dirigée contre les batteries de la droite. Elle avait aussi trouvé des canonniers turcs qui s’étaient défendus jusqu’à la mort, dans une batterie casematée. De là elle avait cheminé lentement, péniblement, et souvent comme à l’aveugle, par des ruelles, des cours de maisons, des communications secrètes ; fréquemment le fil de la direction se perdait, et, pour le retrouver, il fallait percer des murs et briser des portes à coups de hache et de crosse de fusil, conquérir le passage sur des obstacles de nature inerte. Mais une fois que l’on eut effrayé la défense de ce côté, en lui faisant si chèrement expier ses efforts à la batterie, elle ne se montra plus, sur toute cette route, que timide et incertaine, soit que les ennemis craignissent, en s’attardant sur la circonférence, de se trouver serrés entre les différentes lignes de Français qui se ramifiaient dans la ville, soit que les plus résolus et les plus vaillans s’étant concentrés vers le cœur, il ne fût plus resté aux extrémités que les parties de la population les moins chaleureuses, les moins vives et les moins consistantes.

En s’avançant ainsi sans trop s’écarter du rempart, les Zouaves gagnaient, sans la connaissance des lieux et sous la seule influence de leur heureuse inspiration, la rue qui conduit à la Casbah, une des grandes voies de communication de la ville, celle qui passe par tous les points culminans de la position, la vraie route stratégique à travers ce pays ennemi. S’il leur avait été donné quelques instans de plus avant que les habitans ne cessassent les hostilités, ils allaient prendre à revers les assiégés dans tous les postes où ceux-ci tenaient tête à notre attaque centrale, et, les menaçant de leur couper la retraite, ils jetaient parmi eux l’épouvante et leur ôtaient toute force pour résister plus long-temps.

Enfin, une troisième compagnie de Zouaves, prenant une direction intermédiaire entre le rempart et la rue centrale, pénétrait de maison en maison, et contribuait à éteindre ou à éloigner le feu de l’ennemi sur la gauche de la grande attaque. Elle arriva ainsi à un vaste magasin à grains, où elle rencontra une résistance assez vive. L’opiniâtreté avec laquelle ce bâtiment était défendu fit supposer qu’il y avait près de là quelque centre d’action. En effet, après être entré de vive force dans ce poste, en passant sur le corps de plusieurs Turcs et Kabaïles, qui se firent tuer, on parvint, par des passages intérieurs et des escaliers de communication, à la porte d’une maison d’où s’échappait un bruit de voix et de pas annonçant qu’elle était fortement occupée ; et une saisissante odeur de parfums indiquait que c’était là sans doute l’habitation d’un personnage opulent et distingué. On ouvrit la porte, et avant qu’on n’eût eu le temps de reconnaître que toutes les galeries de l’étage supérieur étaient garnies de canons de fusil braqués sur l’entrée, il se fit une grande décharge de toutes ces armes. Le capitaine de la compagnie était en tête de la colonne entre un sous-officier et un soldat ; ceux-ci furent l’un tué et l’autre blessé, le capitaine seul ne fut pas atteint. Il referma la porte et la fit percer de trous, dont on se servit comme de créneaux pour tirer sur les défenseurs de la cour intérieure. Lorsqu’on remarqua que leurs rangs étaient éclaircis et leur résolution ébranlée par les balles, on fit irruption dans la maison. La plupart des ennemis s’échappaient ; quelques-uns seulement se battirent jusqu’au dernier moment et périrent les armes à la main. Ceux-ci paraissaient être des serviteurs de la maison, et ils étaient chargés d’or, qu’ils venaient de puiser sans doute au trésor du propriétaire. Une femme même, une négresse dévouée à ses maîtres, gisait parmi les cadavres, tuée d’un coup de feu, et encore armée d’un yatagan et d’un pistolet. On trouva dans un coin des appartemens un petit coffret plein d’or, que probablement on venait de tirer de sa cachette, et qu’on se disposait à emporter sous bonne escorte, lorsqu’on avait été surpris par l’attaque. Cette habitation était celle de Ben-Aïssa, le lieutenant du bey Achmet. Lorsque les vainqueurs l’eurent fouillée et reconnue, ils s’aperçurent qu’elle longeait, par une de ses faces, une rue pleine de combattans indigènes. C’était cette rue même d’où partait le feu si bien nourri, qui, arrivant sur la grande ligne d’opérations, y arrêtait la colonne des assaillans. Comme le foyer de cette fusillade était en arrière de la maison dont les Zouaves venaient de s’emparer, ceux-ci pratiquèrent une ouverture dans le mur de l’étage supérieur du côté de la rue, et, jetant par là les meubles, les coussins, les tapis, les cadavres qui se trouvaient dans les appartemens, ils formèrent, par cet amoncellement, entre les tirailleurs ennemis et la tête de notre colonne principale, une espèce de barrière par laquelle fut intercepté ce feu si incommode. Notre mouvement central put donc reprendre son cours. Comme à peu de distance au-delà du point où le temps d’arrêt avait été marqué se trouvait une intersection de plusieurs rues divergentes, il allait devenir possible de faire rayonner plus librement nos forces dans différentes directions, de manière à couper et recouper les lignes de l’ennemi, et d’étendre et de nouer le réseau d’opérations sous lequel la défense tout entière devait être serrée et étouffée. Ce fut sans doute l’imminence de ce résultat qui amena bientôt les habitans à cesser les hostilités.

Cependant le général en chef, voulant donner à l’attaque plus d’unité, ordonna au général Rulhières d’aller prendre le commandement des troupes qui se trouvaient dans la place. Lorsque ce général fut entré dans la ville, il reconnut que la distance à laquelle les ennemis s’étaient maintenus était encore d’un rayon bien court, puisque leurs balles arrivaient à quelques pas de la place où l’explosion avait eu lieu. Après s’être assuré que l’on pouvait déjà décrire un grand circuit par la droite, mais que ce moyen de tourner l’ennemi serait lent et peu efficace, parce que toute cette partie de la ville avait été presque abandonnée par les habitans armés, il se porta en avant pour dépasser la première rue de gauche, dont le feu avait jusque-là marqué la limite du mouvement central. Son intention était de se rabattre ensuite vers la gauche pour gagner la zône la plus élevée de la ville, et prendre ainsi les défenseurs dans un demi-cercle d’attaque ; mais il n’eut pas le temps d’exécuter son projet. Il arrivait à hauteur des tirailleurs les plus avancés, lorsqu’il vit venir vers lui un Maure ayant à la main une feuille de papier écrite : c’était un homme que députait le pouvoir municipal de la ville, pour demander que l’on arrêtât les hostilités. Le général fit cesser le feu et conduire l’envoyé au général en chef. Celui-ci, après avoir pris connaissance de la lettre par laquelle les grands de la cité, rejetant la responsabilité de la défense sur les Kabaïles et les étrangers soldés, suppliaient que l’on acceptât leur soumission, donna une réponse favorable, et fit prévenir le général Rulhières de prendre possession de la ville. Ce général se dirigea aussitôt vers la Casbah, afin d’occuper ce poste important, s’il était libre, ou de s’en emparer par la force, si quelques Turcs ou Kabaïles de la garnison de la ville avaient songé à s’y renfermer et à s’y défendre comme dans une citadelle, malgré la reddition des habitans. En entrant dans cette enceinte, on la crut d’abord déserte ; mais en avançant à travers les constructions dont elle était encombrée, vers le bord des précipices qui l’entourent du côté extérieur, on aperçut les derniers défenseurs, ceux qui ne voulaient point accepter le bénéfice de l’aveu de leur défaite, s’enfonçant dans les ravins à pic, la seule voie qui s’ouvrît désormais à leur retraite. Quelques-uns, avant de disparaître dans ces profondeurs, se retournaient encore pour décharger leurs fusils sur les premiers Français qui se montraient à portée.

Quand on fut tout-à-fait au-dessus de ces abîmes, en y plongeant le regard, on découvrit un affreux spectacle. Un talus extrêmement rapide retombe du terre-plein de la Casbah sur une muraille de rochers verticaux, dont la base pose sur un massif de pierres aiguës et tranchantes. Au pied de cette muraille, sur ce sol de granit, gisaient brisés et sanglans des corps d’hommes, de femmes, d’enfans. Ils étaient entassés les uns sur les autres, et à leurs teintes sombres et livides, à la manière dont ils étaient jetés par masses flasques et informes, on pouvait les prendre d’abord pour des amas de haillons. Mais quelque mouvement qui trahissait encore la vie vint bientôt révéler l’horrible vérité. On finit par distinguer des bras, des jambes qui s’agitaient, et des agonisans qui frémissaient dans leurs dernières convulsions. Des cordes rompues, attachées aux pitons supérieurs des rochers, où on les voyait encore pendantes, expliquèrent cette effrayante énigme : réveillée de la sécurité dans laquelle elle avait dormi jusqu’au dernier moment pour tomber dans les angoisses de l’épouvante, la population s’était précipitée vers les parties de la ville qui étaient à l’abri de nos coups, afin de s’y frayer un chemin vers la campagne. Ces malheureux, dans leur vertige, n’avaient pas compté sur un ennemi plus cruel et plus inexorable que ne pouvaient l’être les Français vainqueurs, sur la fatalité de ces lieux infranchissables, qu’on ne peut fouler impunément. Quelques sentiers, tracés par les chèvres et par des pâtres kabaïles, existent bien dans différentes directions ; mais la foule s’était lancée au hasard à travers ces pentes, sur lesquelles on ne peut plus s’arrêter : les premiers flots arrivant au bord de la cataracte, poussés par ceux qui suivaient, et ne pouvant les faire refluer, ni les contenir, roulèrent dans l’abîme, et il se forma une effrayante cascade humaine. Quand la presse eut été diminuée par la mort, ceux des fuyards qui avaient échappé à ce premier danger crurent trouver un moyen de continuer leur route périlleuse en se laissant glisser le long de cordes fixées aux rochers ; mais, soit inhabileté ou précipitation à exécuter cette manœuvre, soit que les cordes se rompissent, les mêmes résultats se reproduisirent par d’autres causes, et il y eut encore une longue série de chutes mortelles.

Après avoir mis un poste à la Casbah, le général Rulhières se rendit chez le scheik de la ville, afin de s’assurer du concours des principaux habitans pour le maintien de l’ordre, et de se faire indiquer les grands établissemens publics et les magasins appartenant à l’état. Il parcourut ensuite les rues, rassemblant en troupe les soldats qui commençaient à se répandre sans ordre de tous côtés, et posant des corps-de-garde à tous les points importans. On était maître de Constantine, et deux ou trois heures après le moment auquel la soumission avait été faite, le général en chef et le duc de Nemours entrèrent dans la ville et allèrent occuper le palais du bey Achmet.

Ce fut un étrange et effrayant spectacle que celui de la brèche pour ceux qui, arrivant du dehors, tombaient sans préparation devant ce tableau : c’était comme une scène d’enfer, avec des traits tellement saisissans, que, sous cette impression, l’esprit, dans son ébranlement, se persuadait quelquefois qu’il créait, lorsqu’il ne faisait que percevoir ; car il y a des horreurs si en dehors de toutes les données de l’expérience, qu’il est plus facile de les regarder comme des monstruosités enfantées par l’imagination que comme des objets offerts par la réalité. À mesure que, montant par la brèche, on approchait du sommet, il semblait qu’une atmosphère chaude, épaisse, plombée, s’abaissait et peu à peu remplissait entièrement l’espace. Arrivé sur le rempart, on ne respirait plus l’air des vivans ; c’était une vapeur suffocante, pareille à celle qui s’échapperait de tombeaux ouverts, comme une poussière d’ossemens brûlés. En avançant encore, on apercevait des têtes et des bras sortant de dessous un monceau de terres et de décombres, là où quelques-uns avaient péri sous les ruines d’une maison écroulée ; plus loin, on trouvait un chaos de corps entassés les uns sur les autres, brûlés, noircis, mutilés d’Arabes et de Français, de morts et d’agonisans. Il y avait des blessés qui étaient encore engagés sous des cadavres ou à demi enfoncés dans les excavations que l’explosion avait ouvertes sous leurs pas. On en voyait dont la couleur naturelle avait entièrement disparu sous la teinte que leur avaient imprimée le feu et la poudre, d’autres que leurs vêtemens entièrement consumés avaient laissés à nu. De plusieurs il ne restait que quelque chose qui n’a pas de nom, un je ne sais quoi noir, affaissé, racorni, presque réduit en charbon, avec une surface en lambeaux, et à laquelle le sang arrivait par tous les pores, mais sans pouvoir couler ; et de ces petites masses informes sortaient des cris, des gémissemens, des sons lamentables, des souffles, qui glaçaient d’effroi. Ce que les oreilles entendaient, ce que les yeux voyaient, ce que les narines respiraient, ne peut se rendre dans aucune langue.

Pendant que l’assaut se livrait, et même avant qu’il ne commençât et dès les premières clartés du matin, un mouvement extraordinaire d’émigration s’était manifesté autour de la place. De Kodiat-Aty, on voyait la foule inonder les talus suspendus entre la ville et les précipices, et bouillonner dans cet espace, soumise à des flux et reflux qu’occasionnaient sans doute les difficultés et les désastres de la fuite. Le rebord de la profonde vallée du Rummel dérobait la scène qui se passait au-dessous de la crête des rochers verticaux ; on perdait de vue le cours des fluctuations de toute cette multitude, mais on le retrouvait plus loin, lorsqu’il sortait du ravin pour se raméfier en mille directions, le long des pentes que couronnait le camp du bey Achmet. C’est vers ce centre que convergeaient toutes les longues files d’hommes armés et désarmés, de vieillards, de femmes et d’enfans, et tous les groupes qui, entre les principales lignes de communication, fourmillaient à travers champs. Deux pièces de montagne, amenées sur la lisière supérieure du front de Kodiat-Aty, lancèrent quelques obus au milieu de cette nappe mouvante de têtes et de bournous, qui recouvrait les abords de la ville les plus rapprochés de nos positions. Les frémissemens qui suivaient la chute de chaque projectile, indiquaient quels cruels effets il avait produits. Mais à mesure que les progrès de l’assaut se développaient, les coups de nos pièces se ralentirent, comme si, le succès une fois assuré, on eût craint d’écraser un ennemi vaincu.

Dès qu’on eut reconnu les principaux édifices de Constantine, on en choisit un pour y établir l’ambulance ; aussitôt après la cessation des hostilités, les blessés avaient été ramassés partout où ils étaient tombés, arrachés de dessous les morts ou les décombres, et déposés à une des portes de la ville. Dès que leur nouvel asile fut déblayé de ce qui l’encombrait et garni de matelas, que les habitations voisines fournissaient en grande abondance, ils y furent transportés. En même temps, on avait placé des postes devant tous les magasins de l’état, de peur que le gaspillage et le désordre ne s’attachassent, comme un ver rongeur, à ces dépôts, dont dépendaient, sous beaucoup de rapports, les déterminations à prendre sur le sort de notre conquête. Une partie des troupes fut introduite dans la ville, tandis que le reste continua à occuper les anciennes positions. Les soldats logés dans l’intérieur et ceux du dehors, lorsqu’ils pénétraient par les faux-fuyans et les sentiers escarpés dans la Capoue qui leur était interdite, parcouraient avec une étonnante verve d’activité toutes les habitations restées ouvertes, et dont la plupart étaient abandonnées, enlevant les couvertures, les tapis, les matelas et les objets d’habillement, qui leur tombaient sous la main. Beaucoup d’officiers déployèrent, à cette occasion, un grand luxe de sainte indignation et d’austère stoïcisme, gourmandant, avec un emportement plus fondé en motifs généraux qu’en raisons actuelles, de pauvres soldats qui, après de rudes privations, voyaient à leur portée des élémens de bien-être, et croyaient pouvoir en profiter. Ceux-ci, en effet, se croyaient absolument dans leur droit, lorsqu’ils travaillaient à se pourvoir contre les intempéries de la saison et les incommodités du bivouac aux dépens du luxe d’un ennemi qui était tombé d’épuisement, plutôt qu’il ne s’était rendu, pour éviter aux deux partis les calamités extrêmes, et qui n’avait tendu le rameau de paix à ses adversaires que tout baigné de leur sang. Dès le matin du troisième jour de l’occupation, l’ordre était rétabli. Les soldats, casernés dans les rues qui avaient été régulièrement assignées aux divers corps, s’occupaient à nettoyer leurs armes et leurs vêtemens, comme dans les cours des quartiers d’Europe. La population, d’abord fort appauvrie en nombre par la fuite des cinq ou six mille individus que la crainte de nos armes avait successivement détachés de son sein, se reformait déjà, et s’arrondissait par les rentrées quotidiennes de nombreuses familles. On voyait les habitans, dans certaines rues qui leur avaient été plus particulièrement abandonnées, dès le soir même de notre entrée, s’asseoir devant leurs portes avec un calme parfait, et former devant leurs maisons de petits cercles, où, accroupis les uns à côté des autres, ils causaient avec une grave insouciance, comme si aucun évènement extraordinaire ne s’était accompli dans la journée, et qu’ils eussent à se raconter seulement des histoires des temps passés ou des pays lointains, et non des faits encore chauds, dans lesquels ils avaient été acteurs, et dont ils étaient victimes.

Constantine est un grand et triste assemblage de maisons, avec des ruelles tortueuses et infectes, vrai labyrinthe de cloaques et d’égouts. Les habitations, construites à la base en briques mal cuites, et dans la partie supérieure en matériaux de terre séchée au soleil, hautes, couvertes de toits en tuiles noirâtres, pressées les unes contre les autres, avec des étages en saillie sur le rez-de-chaussée, envahissent la voie publique de leurs angles désordonnés, l’écrasent de leurs encorbellemens, et l’attristent de la teinte sombre de leurs parois. Les coins les plus rians de ce lugubre ensemble, ceux sur lesquels les yeux fatigués peuvent le mieux se reposer, sont les ruines, qui, au moins, procurent un peu d’espace, d’air et de lumière. Ces traces de destruction se rencontrent fréquemment ; les unes n’indiquent que la marche du temps, les autres marquent les principales directions qu’avaient affectées nos boulets et nos bombes. Celles qui résultent de la vétusté semblent accuser le présent de décadence, en révélant dans le passé un temps de splendeur inconnue des jours actuels. Plusieurs de ces constructions affaissées sous elles-mêmes conservent encore, dans leurs débris, un certain caractère de supériorité et de prééminence sur toutes celles qui restent debout et entières autour d’elles. Peut-être, il est vrai, doivent-elles moins l’impression qu’elles produisent à leur beauté native qu’au désordre même et aux effets d’ombre et de lumière d’arceaux isolés et de cintres se découpant sur le ciel. Parmi les habitations qui ne sont pas à l’état de ruines, un très grand nombre ne sont que des masures ayant un simple rez-de-chaussée et une petite cour sombre et humide, de forme carrée ou triangulaire ; quelques-unes sont régulières et belles, avec deux et même trois étages au-dessus du sol, des colonnes en marbre et quelques reflets de luxe oriental. On y trouve peu de précision dans l’exécution et peu de régularité dans les détails, mais, en revanche, une certaine variété ; il n’y a pas, comme à Alger, un type unique de construction servilement calqué d’un bout à l’autre de la ville. Ici, la colonne est tantôt courte et forte, tantôt haute et svelte ; d’une maison à l’autre ou même d’un étage à l’autre, dans la même maison, l’ogive s’allonge ou se déprime, ou même fait place au plein-cintre et à la plate-bande. On peut remarquer l’ancien palais des beys avec sa cour longue et étroite, et, sur tout son pourtour, une colonnade soutenue à une grande hauteur par un soubassement plein. Plusieurs mosquées, quoique sans marbres et sans décorations brillantes, se font admirer par la multiplicité de leurs nefs, que séparent les unes des autres des rangées d’arcades ogivales. Mais, s’il est une perle qui brille dans ce fumier, c’est le palais que s’est fait arranger le bey Achmed. Il se compose de quatre cours inégales, rectangulaires, et entourées de galeries pavées en marbre et à ogives soutenues par des colonnes de marbre. Une seule n’a qu’un rez-de-chaussée ; les autres ont en outre un étage, plein et nu dans l’une d’elles, ailleurs décoré de galeries à colonnes de marbre. Les deux plus grandes cours encadrent, de leurs riches bordures de portiques, des parterres plantés au hasard d’orangers, de citronniers, de figuiers et de jasmin, avec des vignes enlacées aux arbres et suspendues aux arcades. Une autre cour a son espace intérieur presque entièrement occupé par un grand bassin carré, au milieu duquel, sur un massif à rebord de marbre blanc, s’élève une haute fontaine composée de plusieurs vasques de marbre blanc, qui s’étagent sur des supports de dauphins et de feuillages délicatement sculptés. La première cour dans laquelle on entre en sortant du vestibule, se lie de trois côtés différens aux trois autres cours par la suppression, dans la longueur des lignes communes, des murs de séparation, qui sont remplacés des colonnades. Les portiques sur lesquels donnent les appartemens du bey sont doubles et avec double rangée de colonnes, en sorte que, d’un point de vue central et par les échappées qui sont ménagées d’une cour à l’autre, l’œil peut, suivant différentes directions, rencontrer dans un même plan trois et quatre colonnes de file. Pour aider encore l’imagination à se lancer dans un monde d’architecture orientale, l’éclat des couleurs prête sa magie aux lignes des constructions. Les murs sur lesquels se détachent les ogives, et l’épaisseur même des cintres, sont vivement enluminés ou de tableaux représentant les principales villes des empires musulmans, ou de grands entrelacs mêlés de fleurs. Tout ce luxe, il est vrai, est fortement empreint d’un caractère barbare. Il ne faut pas chercher ici la symétrie, le fini précieux, l’élégance d’ornementation et la richesse des détails qui se font remarquer dans les belles habitations d’Alger ; mais il sort de tout cet ensemble un prestige d’effets, un parfum d’Orient, sous l’impression desquels l’esprit s’ouvre mille perspectives dorées et rêve des magnificences ineffables, surtout lorsqu’un jour douteux laisse un voile de demi-obscurité sur les médiocrités et les exagérations de la réalité. L’œil qui se promène à perte de vue parmi les colonnes, les ombres qu’elles projettent et les gerbes de lumière adoucie qui s’épanouissent dans les vides, croit apercevoir une clairière dans une forêt de marbre.

Outre ce genre de beautés prévues et amenées par la volonté des hommes, il s’en rencontre d’autres purement pittoresques et fortuites, qui sont sorties comme d’elles-mêmes des hasards ou des nécessités des constructions. Tels sont les nombreux passages voûtés, au moyen desquels les rues se prolongent à travers des massifs de bâtimens. Le chemin qui s’engloutit dans ces antres ténébreux, le jour qui y meurt et renaît, les passans qui glissent comme des ombres dans le clair-obscur, les silhouettes se découpant d’une façon bizarre sur le fond lumineux qu’encadrent les derniers arceaux ; tous ces accidens jettent un peu de poésie au milieu d’un ensemble misérable et dépourvu de caractère. Si on veut sortir des pauvretés sous lesquelles on est affaissé, pour s’élever d’un seul regard jusqu’à la représentation d’un grand ordre de choses, on peut encore aller se poser en face d’un des restes de l’antiquité romaine. À l’intersection de deux rues, du sein des constructions arabes s’élancent trois grands arcs romains, formant les trois côtés contigus d’un vaste carré. Non loin de là, un autre cintre, de même dimension, paraît avoir appartenu au même monument. Les premiers, parfaitement simples, ne sont ornés que de la beauté de leurs proportions et de la magnificence de leurs matériaux ; le dernier se distingue par une archivolte et par quelques moulures. Par la puissance de leur structure, la hardiesse de leur jet et la majesté calme avec laquelle ils abritent, sous leurs grandes ombres, les masures modernes, ils rappellent des chênes étendant leurs forts branchages sur des groupes de buissons. Quelques pans des murs de la Casbah paraissent être de construction romaine, et une grande partie de cette enceinte est au moins formée d’appareils antiques. Le monument autour duquel se trouvent réunis peut-être le plus de vestiges de la domination des Romains, c’est le pont par lequel la porte inférieure de la ville communique avec le pied du plateau de Mansoura et des hauteurs de Sidi-Messid. Les culées entières sont de l’époque romaine : ce sont quelques rochers posés les uns sur les autres par des mains de géans ; et à côté, pour atteindre à leur hauteur, ont été entassés, par nos pauvres générations, pierres sur pierres, matériaux sur matériaux, étages sur étages. Suivant les exigences de la profondeur variable du ravin, deux et trois rangées d’arcades ogivales, superposées les unes au-dessus des autres, se dressent sur leurs longs et forts jambages pour soutenir la voie du pont au niveau convenable. Enfin un couronnement servant de parapet, qui par son élégance nerveuse rappelle les attiques des palais florentins, termine heureusement l’édifice. Mais ces travaux modernes, malgré leur hardiesse et leur grace réelles, s’effacent et disparaissent en regard des pierres romaines. Dans une des piles du pont sont incrustés deux fragmens de bas-reliefs antiques. Sur l’un sont figurés deux éléphans en présence et comme prêts à s’attaquer ; l’autre, placé au-dessus de celui-ci, représente une femme qui semble descendre du haut des airs. Les supports inférieurs du pont ne plongent pas eux-mêmes dans les eaux du Rummel. Ils ont pour base une voûte naturelle, qui recouvre en cet endroit le lit de la rivière.

Cinq rues principales traversent la ville dans un sens à peu près parallèle au cours du Rummel. La plus élevée suit assez exactement la crête du terrain qu’occupe Constantine ; elle conduit de la porte supérieure à la Casbah. Deux autres partent des abords, l’une de la porte inférieure, l’autre d’une porte intermédiaire, auxquelles elles se rattachent, non directement, mais par des embranchemens tortueux. Une troisième prend naissance à la porte intérieure, auprès de laquelle a eu lieu la grande explosion. À leurs extrémités opposées, elles n’aboutissent pas d’une manière nettement déterminée, mais elles s’embrouillent dans un écheveau emmêlé de petites rues, dont le nœud est auprès de la porte du pont. Presque droites dans une grande partie de leur longueur, et tracées dans un terrain assez uni, elles sont, excepté celle de la Casbah, généralement garnies des deux côtés de ces petites niches carrées, profondes et noires, qui servent de boutiques. Quelquefois des vignes sont suspendues en berceau au-dessus de la voie publique. Les autres rues de la ville, presque toutes perpendiculaires à celles-ci, sont en pente rapide ; elles se jettent dans toutes les directions, se mêlent et se séparent, se perdent et se retrouvent, se resserrent et s’épanouissent, et semblent disposées exprès pour faire le désespoir des marcheurs qui ont un but. Mais ce que l’on ne saurait imaginer, quand on ne l’a pas vu, quand on ne l’a pas senti, c’est l’amas prodigieux de boues, d’immondices et d’odeurs infectes que déploie la ville entière. On s’étonne de la quantité de fange, de la quantité et de la variété d’infections que peut contenir une cité d’Afrique. Pendant les deux ou trois premiers jours qui suivirent l’entrée des Français, les parties hautes de la ville et les rues un peu ouvertes au jour étaient abandonnées à peu près exclusivement aux Européens. Les indigènes se tenaient loin de la lumière, dans les ruelles détournées et dans les quartiers bas qui longent le ravin du Rummel. Mais peu à peu, reprenant confiance et d’ailleurs augmentant de nombre par la rentrée des fugitifs, ils se détachèrent des lieux enfoncés et revinrent à la surface. La première industrie qu’ils osèrent exercer, parce qu’elle compromettait fort peu leur avoir, fut celle de cafetier. À chaque pas, on trouvait un homme ou un enfant faisant et vendant du café en pleine rue ; ensuite on étala des pains, des légumes communs, et on se décide enfin à hasarder de petites bougies, des fruits secs et un peu de sucre brut. Les soldats se jetaient avec une effrayante avidité sur tout ce qui se pouvait manger, quoique les distributions régulières ne leur aient jamais manqué. Ils passaient tout leur temps à chercher et à préparer des alimens, et le feu ne s’éteignait, pour ainsi dire, ni jour ni nuit sous leurs marmites. Ces excès de nourriture, et d’une nourriture souvent malsaine, agissant sur des organisations déjà irritées et affaiblies par les misères du bivouac, durent contribuer beaucoup à développer les maladies inflammatoires qui bientôt éclatèrent dans l’armée.

L’aspect extérieur de Constantine varie beaucoup suivant les points de vue où l’on se place. La face de la ville qui regarde Kodiat-Aty est celle qui a le moins d’originalité. Un massif composé de plusieurs gros bastions carrés, liés entre eux par de lourdes courtines, et de part et d’autre quelques pans de rochers surmontés de murs crénelés, qui fuient et se dérobent bientôt par de nouvelles sinuosités, tel est le seul ensemble que de là on puisse saisir. Ce n’est qu’un masque de fortifications assez vulgaires, derrière lequel la ville se tient presque entièrement cachée. De Mansoura, le rocher de Constantine apparaît comme une large pyramide triangulaire, tronquée par un plan incliné, sur lequel la ville semble comme écrasée. Par l’effet de la déclivité du plateau de Constantine et de sa situation au-dessous du Mansoura, de cette dernière position on n’aperçoit que les toits des maisons, qui paraissent se recouvrir les uns sur les autres comme des écailles, et s’appuyer directement sur le sol. Les édifices les plus hauts brisent seuls de leur élévation verticale cette croûte compacte de tuiles sombres. Les minarets eux-mêmes, excepté deux ou trois qui dépassent la crête du massif, se détachant sur l’horizon libre, se perdent, avec leur teinte généralement d’un rouge terne, dans le fond de toitures sur lequel ils se projettent. Cet aspect est singulièrement triste ; cette confusion des plans, et cette couleur cuivrée qui glace tous les objets, donnent l’idée d’une ville long-temps enfouie sous les laves d’un volcan. Mais si du Mansoura on monte sur les hauteurs de Sidi-Messid, à mesure qu’on s’élève, on voit la lourde unité que présentait la ville se diviser, s’étendre et s’animer ; l’air glisse et circule autour des objets, la lumière les colore et les découpe ; les maisons naissent, les minarets poussent et vont chercher le ciel. Constantine n’est plus la masse livide et cadavéreuse qu’on apercevait tout à l’heure ; c’est un être qui a vie et mouvement.

De ce même mamelon de Sidi-Messid, on peut jeter un coup d’œil général sur la contrée. C’est un pays de hauts plateaux divisés par de nombreuses chaînes de collines et de montagnes. Dans les parties peu éloignées de la ville, les dépressions sont plus marquées et les reliefs plus brusques. Il y a vers l’ouest une plaine médiocrement élevée, courant du sud au nord. Mais au-delà, tout grandit et se simplifie ; les régions inférieures disparaissent et il ne reste en vue que des groupes de sommets, des faisceaux de pitons, une mer dont les vagues sont des montagnes. Rien n’égale la nudité du paysage. C’est à peine si la végétation s’y révèle par quelques points isolés et par quelques minces filets de verdure. Mais quoique la terre manque de tout ce qui lui sert d’ornement et de vêtement, elle est belle par ses formes même, par la netteté et la hardiesse simple de ses contours. Quand le ciel est épuré, quand la lumière a cet éclat doux que lui donne l’automne, on découvre, de Sidi-Messid, un spectacle plein de magnificence. La profondeur et la richesse des horizons, la multiplicité des échappées ouvrant des perspectives infinies, l’harmonie des plans et des lignes, tout donne l’idée de la puissance calme et de la force contenue ; tout porte le caractère de cette beauté qu’on admire dans l’Hercule au repos.

En contraste avec ce grand et sévère ensemble, il y a près de la ville un cadre étroit plein de détails charmans : c’est la zône de jardins qui serpente le long du cours inférieur du Rummel. Là semble affluer toute la sève végétale destinée à alimenter le reste du pays. Les arbres pressés les uns contre les autres, se pénétrant et s’enlaçant, enfonçant leurs tiges dans de grosses touffes de hauts herbages, et déployant autour d’eux d’amples voiles de lianes, reproduisent, par un désordre plein de grace, par les mystères de leurs voûtes de feuillages et par l’empâtement de toute cette végétation, les accidens des forêts vierges, mais ramenés à une petite échelle. Cette série de rians tableaux s’ouvre par une scène plus solennelle : c’est la chute du Rummel. La base de rochers qui soutenait comme un aqueduc le cours de la rivière à une grande élévation au-dessus des régions basses du pays, manque tout à coup et précisément en face de la dépression de terrain la plus profonde, et laisse tomber les eaux de deux cents pieds de hauteur. Excepté après de fortes pluies, ce n’est pas une cascade à grandes lames et à jets puissans ; c’est, en général, une succession d’aigrettes qui se croisent et se mêlent, et de gerbes qui se développent en sens divers ; des enroulemens de tissus brillans qui tournent en spirale autour des pointes de rochers, des déploiemens de nappes blanchissantes glissant sur le granit lisse et poli ; ce sont des effets piquans et inattendus, mais sans beaucoup de grandeur ni de majesté. Une foule de dérivations, tirées à différentes hauteurs de la cascade, courent sur les pentes des talus qui s’appuient à la base des rochers. Ils y font mouvoir une vingtaine de moulins arabes ; ces fabriques sombres et humides, bâties parmi des pierres toutes verdies de mousse, sur un sol qui suinte et au milieu de plantes qui pleurent, complète le caractère de ce paysage aquatique.

Aussitôt après la prise de possession de Constantine, et dès qu’on eut satisfait aux premières exigences de l’occupation, l’on dut songer à poser les pierres d’attente de l’établissement que l’armée, en se retirant, laisserait derrière elle. Il fallait trouver des points d’appui dans le pays et parmi l’élite de la population ; mais on n’avait plus sous la main qu’un petit nombre d’habitans notables. Ben-Aïssa avait quitté la ville le matin même de l’assaut, et d’ailleurs c’était un des plus ardens ennemis du nom français. Le kaïd du palais, blessé mortellement dans une des attaques dirigées contre Kodiat-Aty, avait succombé presque dans un accès de rage, en apprenant que nos troupes envahissaient la ville. Un des cadis avait, dès l’origine, suivi le bey ; l’autre, blessé, s’était enfui secrètement de la place, dès qu’il avait été en état de supporter le mouvement et la fatigue. Une seule des autorités restait ; c’était le scheik de la ville, vieillard d’une majesté homérique, que ses cheveux blancs et la considération attachée à sa race avaient garanti contre le mauvais vouloir du bey. Ce personnage pouvait donc être moins mal disposé qu’aucun autre à l’égard des Français ; mais si ses quatre-vingts années pouvaient jeter sur notre cause, en supposant qu’il consentît à l’embrasser, un certain reflet de solennité, elles ne pouvaient lui prêter ni solidité ni vigueur. Alors le fils de ce scheik se présenta et offrit son concours. C’était un beau jeune homme, plein d’une dignité douce, et qui cachait, sous les apparences d’un calme presque ascétique et d’habitudes purement méditatives, une ambition forte et agissante, mais silencieuse et réfléchie. La justesse et la gravité de ses reparties, l’esprit de prévoyance et de sagacité qui distinguait ses paroles, peut-être enfin le caractère imposant et comme royal qui brillait dans toute sa personne, firent agréer ses propositions. On le chargea d’organiser une municipalité et toute une hiérarchie de fonctionnaires indigènes, en sorte qu’il y eût toute une sphère de pouvoirs musulmans qui se mût au dedans de la sphère des pouvoirs français, par suite d’une harmonie comme préétablie entre elles, et non par l’action incessante et par le frottement immédiat de celle-ci sur la première. Ce fut avec l’aide de ce nouveau dignitaire et des hommes qu’il s’était associés qu’on parvint à connaître et à classer les ressources que la ville renfermait, ainsi qu’à faire rentrer au trésor une contribution que l’on jugea nécessaire pour subvenir, sans envois d’argent français, aux besoins de la caisse de l’armée.

Cependant les germes de maladie que les soldats avaient puisés dans l’atmosphère malsaine de Bone et des camps, ou dans les boues, dans les fatigues et dans les souffrances du bivouac, se développaient. Le 12e de ligne qu’on avait laissé à Bone, au moment du départ pour l’expédition, comme atteint du choléra, arriva à Constantine plusieurs jours après la prise de la ville ; il accompagnait le prince de Joinville, qui, débarqué à Bone après que les troupes expéditionnaires avaient quitté Medjez-Amar, avait voulu courir au-devant des travaux et des périls qu’il entrevoyait sous les murs de Constantine. À peine ce régiment eut-il rejoint l’armée, que le mot de choléra circula dans tous les rangs ; et en effet, une épidémie intestinale, quel que fût son nom, se répandait rapidement parmi les Européens, précipitant ceux qui n’étaient encore que chancelans et achevant ceux qui étaient déjà terrassés par des souffrances antérieures. La maladie, il est vrai, contrairement aux habitudes du choléra, qui frappe également le fort et le faible, ne s’attaquait pas aux hommes valides, et ne se jetait que sur les organisations qui lui étaient livrées toutes préparées et toutes affaiblies. Mais quand on vit que l’épidémie enlevait le général de Caraman, on lui décerna, presque sans contestation, le titre de choléra, comme s’il n’y avait que ce fléau qui eût osé tomber sur une des premières têtes de l’armée. Les décès se succédaient rapidement ; tous les matins on emportait de l’hôpital une trentaine de morts, qui, même avant la cessation de la vie, étaient déjà réduits à l’état de squelettes. Les blessures aussi, et surtout celles qui provenaient de l’explosion, tournaient à une mauvaise fin. Beaucoup de brûlés tombaient dans le délire et périssaient dans l’agitation cruelle des transports au cerveau. L’aspect de ces malheureux était hideux, et leurs plaies répandaient une odeur insupportable. Il était temps de retirer l’armée de ce foyer d’infection et de la soustraire, s’il était possible, par le changement d’air et par la dispersion de ses parties trop massées, à ce principe morbide qui la travaillait. Le temps aussi pressait, et les beaux jours, qui avaient été accordés depuis l’entrée des Français dans Constantine, semblaient autant de menaces pour l’avenir. D’ailleurs tout ce qui se pouvait faire dans les premiers momens pour affermir la position de la garnison qu’on devait laisser dans la place conquise, était accompli. Les habitans, sous l’administration du chef qu’on leur avait donné, se montraient dociles et, jusqu’à un certain point, confians en la durée de notre occupation. Les ressources en grains trouvées dans la ville assuraient la subsistance des troupes pour cinq ou six mois. Il ne restait donc plus qu’à prévenir les difficultés qu’aurait rencontrées le retour de l’armée, et surtout celui du matériel, si l’on se fût laissé attarder jusqu’à l’hiver et jusqu’à une série nouvelle de grandes pluies.

Le général en chef, voulant agir par lui-même à Constantine et y conserver des forces imposantes jusqu’à la dernière limite des délais possibles, se fit devancer par les parties de l’armée pour lesquelles les retards avaient le plus d’inconvéniens, par l’artillerie de siége et par les malades et blessés qui étaient en état de supporter le voyage. La première colonne, composée du parc de siége et de plusieurs bataillons d’infanterie, se mit en marche le 20. Elle emmenait aussi le corps du général Damrémont. Elle fut favorisée, dans son mouvement, par un temps magnifique, et le précieux matériel confié à l’armée sous des auspices si incertains, fut remis, par elle, sain, entier et glorieux, dans les établissemens français. La seconde colonne partit le 26, sous les ordres du général Trézel ; elle escortait un convoi de malades. Après quelques heures de route, elle fut assaillie par des averses qui se succédèrent à courts intervalles pendant près de trois jours. Le temps s’était mis au froid, et, pendant les nuits, beaucoup de malades succombaient de malaise dans ces bivouacs pluvieux et à peu près privés de feu.

Ce fut le 30 octobre que le général en chef quitta Constantine, emmenant avec lui tout ce qui restait de troupes non destinées à former la garnison de la place, et les malades qui pouvaient être évacués. Il laissait dans la ville deux mille cinq cents hommes, auxquels on avait préparé un réduit pour la défense dans la Casbah déblayée. Le temps, qui s’était relevé depuis le départ du général Trézel, s’abaissa de nouveau, et, dès la première nuit de bivouac, la pluie commença et continua les jours suivans. Pendant la journée, elle ne tombait que par bourrasques, mais la nuit elle devenait plus fréquente et plus opiniâtre ; enfin le cinquième jour, lorsqu’on arriva au Raz-el-Akba, au point même où, en allant, on avait trouvé l’orage tout formé, il se fit un grand déchirement des nuages pluvieux, et la région de Bone apparut au pied de la montagne toute illuminée d’une lumière abondante. À mesure qu’on descendait vers la vallée, la clarté et la chaleur renaissaient, et à Medjez-Amar régnait le printemps. Rentrée dans ce camp, qui était le terme de la campagne et de ses nobles travaux, l’armée expéditionnaire put se retourner et contempler avec fierté cet espace qu’elle avait deux fois labouré vaillamment, et dans lequel enfin elle venait de semer un germe d’avenir.


Un Officier de l’armée d’Afrique