Existe-t-il sur terre

Poèmes Premier et second carnets de poèmesmanuscrits autographes (p. 22-41).

XI

αναγϰη !
(Notre Dame de Paris)


Existe-t-il sur terre une existence pire
Que celle du mortel ? qu’il veuille, qu’il désire,
Qu’il souffre, qu’il jouisse, à la nécessité
Il doit rapporter, — à la fatalité !
Il est le vain jouet des vents et de l’orage,
Qu’il soit juste ou méchant, qu’il soit fou, qu’il soit sage,
En dépit de lui-même, il suit son destin ! — Dieu
Inventa le pauvre homme afin de rire un peu !!

Deux routes à l’esprit ouvrent leur double voie
Mais leur ombre est profonde, et l’âme qui s’y noie
Ne peut pas supputer dans sa vaine équité
Si le sentier choisi doit être ou non quitté,
Si le fardeau trop lourd pour l’imprudente force
Écrasera le faible, et si la rude écorce
Qui couve dans sons sein la sève du vieux bois.

N’emprisonnera pas l’imprudent aux abois.
Voila donc ici-bas quels sont les pauvres hommes,
Des êtres faibles, nus ! voilà ce que nous sommes !

Les deux chemins qu’il faut en débutant choisir
Se bifurquent, s’en vont comme va le désir ;
Tous deux sont, tout d’abord, couverte de frais ombrages,
Ils respirent la paix, la fuite des orages ;
Tous deux sont enchanteurs, tous deux en descendant
Entraînent sans effort le pas trop chancelant ;
Tous deux séduisent l’âme, et leur beauté rivale,
Semble indistinctement conforme à la morale.

Quoi de plus pittoresque à l’œil, à tous les sens
Que ces miracles d’or, que ces produits des temps,
Entassés en monceaux, défiant le génie
De les réunir tous dans le cours d’une vie,
Œuvre que le temps seul aux siècles éternels
Laisse tomber d’en haut aux infirmes mortels.
Là tout séduit les yeux ; à l’esprit imbécille
Comme à l’esprit savant, par le pente facile
Tout vous doit entraîner ; tout accès est ouvert ;
Le gazon, pour le grand, pour le petit, est vert !

Le bonheur est pour tous et chacun peut en prendre
Ce qu’il veut ; ce bonheur c’est facile à comprendre.
Ainsi ces deux chemins par de pareils rapports
invitent le pauvre homme à mesurer leurs bords.

Mais si l’on va plus loin, l’un conduit à la honte
Aux richesses aussi ; la course sera prompte
Le chemin est glissant ; le pied du voyageur
Aura bientôt atteint le champ du déshonneur.
N’allez pas croire, hélas ! que la route rebute
Qu’il faille à chaque instant recourir à la lutte,
Qu’on doive user sa vie, et déchirer ses mains
À ramper durement aux cailloux des chemins.
Non, non ; le temps est beau ; le soleil a de l’ombre
Le jour est doux au cœur ; des oasis sans nombre
viennent parfumer l’air de suaves parfums ;
Tous offrent le repos ; puis ailleurs quelques uns
Présentent de la vie et de ces douces choses
Le festin apprêté ; les lys blancs et les roses
Émaillent le tapis, que l’habile destin
Broda de tendres fleurs d’une savante main !
Tout est riant, heureux, et tout répand sur l’âme
Comme un air de plaisir, comme un secret dictame,

Qui vernit notre cœur et sa fragilité !
Mais qui par là détruit sa sensibilité !
Le voyage est fort court, et le terme s’approche,
Mais on ne sent plus rien ; on a le cœur de roche
Et l’on se trouve heureux ; et c’est là le bonheur,
Qui saisit l’âme entière, embrasse tout le cœur ;
D’ailleurs sur votre front de trop longues années
Comme à l’ouvrier las de ses tristes journées,
N’ont pas marqué leurs traits ; et l’ennui, le chagrin
Et les pleurs desséchants qui vous brûlent la main ;
Sur vos jeunes cheveux point de blanche couronne,
Celle qu’un Dieu puissant au sage vieillard donne ;
Aux larmes du malheur et de la pauvreté
Le corps joyeux, dispos, droit ne s’est pas vouté ;
Et le front dégarni n’a pas la sage ride
Signe de Dieu qui dit que sagesse y réside ;
Non les membres sont frais, et la joie est au cœur,
L’esprit limpide et droit, mais l’âme fait horreur !
Oui, l’âme fait horreur, car au mal elle s’aiguise
L’esprit est corrompu ; le mal le stygmatise,
Et le marque au cachet du Satan de l’Enfer ;
Rien ne résonne en lui ! — ce n’est que matière !

Insensible à l’amour, aux pleurs, à la prière,
Resserré, plein, compact, comme un corps bien battu,
Il ne résonne pas au choc de la vertu !

Oui, ce chemin joyeux nous conduit à la honte,
Jamais le voyageur trompé ne le remonte
Une fois engagé, d’un aiguillon fatal
Le destin pousse, excite, et précipite au mal ;
Et d’ailleurs, la richesse à marcher nous engage
Le cœur se fait à tout ; plus le but du voyage
Approche, plus les yeux, plus l’âme, plus le cœur
Se sont accoutumés à voir le déshonneur !
Un pas précède un pas, graduant sa misère
L’aveuglement saisit, et l’âme s’oblitère
Perd tous les sentiments qu’en naissant, dans son sein
Le hasard enferma de son aveugle main !
Cet insensible état rit d’une âme subtile !
Le chemin est si doux, la route est si facile,
Les coteaux sont riants, et le contentement
Embrasse tout entier, vous saisit tellement,
Qu’une fois arrivé dans la fatale plaine,
Vous ne connaissez plus le destin qui vous mène !
Vous touchez sans penser ! Vous êtes en ces lieux

Comme un homme aveugle qui tomberait des Cieux,
Vous avez oublié le départ du voyage,
Et dans cet état simple où votre être entier nage,
Vous n’avez souvenance en votre esprit content
D’aucun chemin premier ; pour vous les jours, le temps
Commencent à rouler des moments uniformes
Et vous ne vivez plus, et toutes les réformes
Les changements subits, boulversements affreux
Qui brisent par leur choc et la terre et les cieux
Ne frappent pas votre âme, et de leur existence
Vous n’avez souvenir ; comme à votre naissance
Vous êtes revenu ! — Mais alors homme fait
De la fatalité trop dangereux effet
Comment renaître au monde, et comment de votre être,
Diriger les écarts, vous n’êtes plus le maître !
Le destin a conduit vos pas, et tout est dit !
Que votre nom plus tard soit funeste et maudit
Qu’il boulverse la terre et les cieux et les ondes,
Qu’il entasse en riant les mondes sur les mondes
Qu’il couvre l’univers de tristes orphelins,
Qu’importe ! allez toujours ! — maudits soient les destins !

Voila donc cette route, et voila du voyage

Le terme ténébreux ! — Voila donc où le sage,
Le téméraire, tous doivent aveuglément
Mener leur passion ; — là, point d’entêtement !
De la fatalité, comprenons la puissance ;
Elle nous prend les pieds dès la première enfance,
Nous enlace, nous tient de ses chaînes de fer,
Nous mène droit au ciel, ou nous mène à l’enfer !

L’autre chemin diffère au but qu’il nous prépare !
Sans le destin fatal, il aurait de Tyndare
Senti les sages pas fouler le vert gazon !
Au départ aussi lui, son joyeux horizon
Se montre au voyageur ! — il est là ! qu’il choisisse !
Comme un gladiateur en entrant dans la lice,
L’endroit qui lui fera le pied plus assuré !
Il lui faut donc choisir au hasard ! — préparé
D’avance à tout souffrir, qu’il poursuive sa route
Les yeux fermés ! — d’ailleurs, que servirait le doute ?
Le bandeau du destin qui recouvre ses yeux
L’empêche forcement de se guider aux cieux.

Mais à peine des pas l’imprudente conduite
A-t-elle du chemin mesuré la poursuite

Que l’aspect aussitôt change du tout au tout.
Un coude de la route est ouvert ; — là, debout,
Étonné détrompé, d’une humeur inquiète,
Comme pétrifié, le voyageur s’arrête.
Ce ne sont plus ces champs, ces guirlandes de fleurs
Dont le ruisseau s’enlace aux plus vives couleurs !
Plus de trésors ouverts à la main voyageuse,
Plus d’ombrage discret, de route si joyeuse
Plus d’oasis aimés, où le repos vermeil
Goûte la douce nuit mêlée au doux soleil !
Non ! la route n’a plus son tapis de verdure,
Et l’œil n’apperçoit plus la riante nature,
Et lorsque fatigué du pénible chemin
Le pauvre voyageur veut reposer sa main,
Plus de ces lits si verts de feuillage et de mousse
Qui font trouver la nuit plus limpide et plus douce !
Mais bien un sentier rude aux cailloux déchirants,
Qui rappellent au cœur la dureté des temps ;
Le chemin sillonné de la boiteuse ornière
Fait chanceler le pied dans sa rudesse amère !
Le voyageur plié sous le poids du fardeau
Demande en vain au ciel l’infecte mare d’eau !
Rien ! rien qu’un soleil qui vous brûle la tête,

Et verse à pleins rayons la brûlante tempête !
Fait éclater le crâne, et l’embrase ; partout
L’ardente aridité, partout ! — à moitié fou
Se traînant sur ses mains que déchire la ronce
Sans qu’à ses yeux jamais le terme ne s’annonce,
Haletant, égaré, demi-nu, harassé,
Se retrouvant sans cesse au même écueil passé,
Déchirant ses genoux, déchirant son visage,
Dans l’éternel ennui d’un éternel naufrage
L’âme semblable au corps, enchaînée à ces coups
Que le ciel irrité déchaîne en son courroux,
Le cœur tout déchiré des épines, des larmes,
Débordant d’amertume, et de crainte et d’alarmes,
Usant l’urne des pleurs jusqu’à tarir son cours,
Sans cesse se levant, et retombant toujours,
Tel est le voyageur de la seconde voie !
Son dos trop surchargé souffre, se brise, et ploie !

Pauvre homme ! en ces douleurs qui dessèchent les yeux,
Hélas ! aucun rayon qui descende des Cieux !
Il est seul, toujours seul, et de la providence
Le don doux bon ami, la fragile espérance,
Compagne du malheur qui réchauffe le sein

Ainsi que d’un ami la main dans notre main,
Ne vient pas ranimer sa marche et sa tristesse ;
Non ! rien autour de lui ne se hâte, et s’empresse ;
Un but trop éloigné, but qu’il n’apperçoit pas,
Ne le peut exciter, précipiter ses pas !
Nul vœu n’est fait pour lui ! nul Dieu bon et propice
N’étendra sur sa tête un manteau de justice,
Nul dieu ne pansera le sang de ses genoux,
Et nul follet aimé, mensonge parfois doux
Présentant à son œil le charme du mirage,
Ne lui rapprochera le terme du voyage !
Non, non ! il faut qu’il souffre, et qu’il souffre long-temps ;
Que sans cesse ses pas rétrogrades et lents,
Redoublent son chagrin, ravivent sa blessure,
Stygmatisant son front des coups et de l’injure,
Qu’il vieillesse à la peine, et qu’il pleure ses maux !
Ce n’est pas tout pourtant, aux pierres des tombeaux
Il heurte à chaque pas sa lourde et rude chaîne.
Dans ce chemin de deuil la mort domine en reine
Elle est là ; de sa faux elle abat en priant
Le pauvre voyageur, le malheureux passant ;
Dans sa course il remue aux angles de la route
Des cadavres sans vie ! En sa tristesse, il doute

S’ils dorment, s’ils sont morts d’un trépas éternel ;
Il demande leur sort, lève les yeux au ciel ;
Cependant de sa main qui tremble d’espérance,
Il relève les morts, et de sa bienfaisance
Veut ranimer en vain les cadavres glacés !
Tous sont morts ! l’un, hier ! l’autre à souffert assez !
Ces cadavres nombreux font la route pénible
Le voyageur chagrin, car son cœur est sensible,
S’arrête, mais en vain ! la mort sait bien frapper.
Alors, il sent son cœur en pleurs se détremper !
Comme le nautonier dont la première audace
Parcourut dans son vol l’Océan et l’espace,
Il lui faudrait un cœur couvert d’un triple airain !
Pour défier les coups de l’injuste destin.
Mais non, pour ranimer son âme qui succombe,
Il n’a que son regard qui tombe sur la tombe
Et le ciel l’entourant dans son linceul tout noir
Refuse même au cœur le consolant espoir !

Enfin le voyageur marche, marche et s’avance
Vers le but ; le chemin est désastreux immense
Et de la route aussi le perpétuel heurt
Prolonge à l’infini l’éternelle longueur.

On brise là son cœur, on altère sa vie
À chaque instant du jour de malheurs poursuivie !
On vieillit promptement lorsqu’on est malheureux.
Et la tête blanchit de ses rares cheveux
La sage rareté, la fragile couronne
Que le ciel, au moment qu’il l’effeuille, abandonne !
Mais dans le corps cassé, sous l’excès des douleurs,
Dans les yeux desséchés par les arides pleurs,
Dans la tête voutée, à la marche tremblante,
Dans les pas incertains, et dans la route lente,
Dans cet ensemble enfin différent au départ
Qui marque le respect au beau front du vieillard
Le prévoyant destin, pour toute récompense
Fruit mûr de la vieillesse, a mis l’expérience
L’expérience, ô dieu ! cette rude leçon
Qui s’apprend seulement en un noir horizon !
Fruit qui ne germe pas sans pluie et sans tourmente,
Dont la frêle croissance est invisible lente,
Et qui ne fleurira qu’au front plein de chagrin
Front tout chargé de ride, et de coups du destin !
Qui seulement alors se retourne et qui pense
Il faut avoir vieilli ! — telle est l’expérience
Dans l’âme du vieillard ! le fruit si précieux

L’automne l’a donné, quand les jours pluvieux
Ont passé sur sa tête, et dans son sein, son âme
Fait germer la sagesse, ineffable dictame !

Tels sont donc les travaux du chemin où la mort
A pris les malheureux voués au triste sort ;
Au terme de la route et du triste voyage,
L’homme sort vieux, cassé, les cheveux blancs, mais sage.
S’il n’a plus la vigueur l’ardeur et la beauté,
S’il n’a pas les trésors et leur impureté,
S’il n’a pu ramasser aux fossés de la voie
Ces plaisirs, ces remords où tout le cœur se noie
S’il n’a plus à jouir de tout ce vain plaisir,
S’il ne semble n’avoir que le temps de mourir,
S’il n’a pas ces trésors qui produisent l’ivresse,
Le vieillard est joyeux, car il a la sagesse !

Les voilà ces deux buts ! Voilà leur parité !
L’un donne la sagesse, avec la pauvreté ;
L’autre donne la honte, et l’or pendant la vie ;
L’un pendant des longs jours à suscité l’envie
L’autre à laissé jouir en tous lieux, en tous temps,
Des plaisirs, des trésors, des richesses, des sens !

Le ciel nous a jetés aux horreurs de ce monde !
Il ne veut pourtant pas que notre esprit confonde,
De la honte et l’honneur le sentier tortueux !
Consultez avant tout de la raison les yeux !
Ils ne trompent jamais ; leur connaissance est sûre ;
La raison vient du ciel ; plus loin que la nature,
Elle porte un regard, un rayon de soleil
Qui maître, traversant de son éclat vermeil,
Le nuage qui veut obscurcir sa lumière,
Jette de sa chaleur le bonheur à la terre.
Ce flambeau luit toujours au sein des ouragans !
Que peuvent contre lui les orages, les vents ?
Dans le ciel allumé par une main céleste,
Origine de Dieu que l’univers atteste,
De ce feu qu’aux grands jours le Seigneur éveilla,
Miroir qui réfléchit sa splendeur, son éclat,
Qui dans la nuit des temps d’une flamme si pure
Où sa route éclaira l’aveugle créature
Marcha devant ses yeux comme l’esprit de Dieu,
Lui montra le danger qui menace en tout lieu,
Indiqua de l’écueil la difficile passe,
Ce feu venu du ciel que nul éclat n’efface
Est né de cette nue à la double lueur,

Lumineuse en la nuit en sa propice ardeur
Le jour, visible à tous en sa splendeur aimée
Montant vers le Zénith, en colonne, en fumée,
Nouveau fil conducteur que Dieu tenait du ciel
Qui dans les flots des mers conduisit Israel.
Voilà sur cette terre, à l’aspect si perfide
Votre ange gardien, sage, sûr, prudent guide !

Consultez la raison ; c’est le grand mot de Dieu !
Toujours entre deux maux choisissant le milieu,
De sa main ferme et sûre entraînant votre vie
Au milieu des périls dont elle est poursuivie,
Préservant sa mollesse, et sa fragilité
Elle saura la mettre en lieu de sureté !
Voici ce que dit Dieu : de votre destinée
Les chemins sont ouverts, une fois amenée
Au sein de ce carrefour, que la droite raison
Dirige son regard au lointain horizon !
Oui ! pour un œil distrait les routes sont égales ;
Leurs beautés et leurs pleurs lui sembleront fatales
Ou bien d’un trop grand cercle, embrassant vaguement
Le trouble périmètre, il aura mollement
Le vain aspect des lieux ! quelques instants tranquille,

Au double carrefour portez un œil habile
Vous en reconnaîtrez les beautés les défauts,
Nous ne sonderez pas un abyme de maux ;
Pesez, examinez ; le compas et l’équerre
Sont là pour mesurer les chemins de la terre
La balance que Dieu mit dans votre raison
S’incline sûrement vers le sûr horizon !
Vous avez en vous même, en votre conscience
De quoi vous faire heureux, jugement et prudence
Et ne m’accusez pas, moi, votre père à tous,
Vous jetant ici-bas, de me moquer de vous !

Voilà ce que Dieu dit, et voilà sa justice ;
Sans doute, nous serons mis en un lieu propice,
Nous serons reposés, et notre esprit serein
Portera sur les faits un jugement pur, sain ;
Nous pourrons mesurer d’une exacte mesure,
Et scruter lentement la trompeuse nature ;
Dieu nous aura donné pour pointer chaque pas
Pour en marquer la place un de ses sûrs compas !

Ô ! pauvre humanité, dont la triste espérance
N’a pour se reposer que la folle prudence !

Tourne éternellement au cercle vicieux
Qui retient ses regards, et l’éloigne des cieux
Tu crois pouvoir, hélas ! sortant d’un affreux doute
Pouvoir tout mesurer avant d’entrer en route,
En sortir en vainqueur, faire honneur à ton nom,
Et d’homme aller au ciel par ta volonté — Non !!

Non ta raison à toi n’est qu’un phare indocile
Pour les yeux d’un aveugle une flamme inutile,
Ton esprit ne pourra guider tes faibles pas,
Ni ta raison non plus ! non ! car tu n’en a pas !!

Non, non ! l’homme ici bas, sans réflexion même,
Jeté sur l’océan qu’un autre homme blasphème,
Sans connaître le but, sans regarder le port
Doit trancher le seul lien qui tient sa barque au bord.
Il est là, sans idée, et sans savoir des choses,
Il ignore de tout les effets et les causes,
Pareil à cet aveugle, à qui le long sommeil
De la nuit se termine, et qui voit le soleil !
Il est seul, loin de tous, flottant, et solitaire
Courant au gré des flots, il a perdu la terre
Sans boussole certaine, et sans pilote sûr,

Il vogue, et ne sait pas quel est son sort futur.
Sans gouvernail tenu sur l’océan immense
L’esquif dérive seul, et sans rechercher l’anse,
Et quand la nuit enfin vient obscurcir ses yeux,
Il est seul ; sa raison ne sait pas lire aux cieux ;
Cependant le vent souffle et ses rudes colères
Troublent villes et champs, brusquent les mers, les terres,
Semblable en ses fureurs aux fureurs du canon
Aux tempêtes du peuple, alors qu’il a dit : non !
Et la plaine liquide, en plein calme naguère ;
Lève ses flots brulants ; ses vagues en colère
Hérissent jusqu’au ciel leurs replis furieux,
Et le flot, renforçant son cours tumultueux,
Recourbant dans ses sauts l’écume de sa crête
Jette tout ce qu’il a d’éclairs et de tempête !

Être trop misérable ! la justice du ciel
T’a donc ainsi lancé sur l’océan de fiel !
Te voila faible et nu, sur la plaine du monde,
Et la nuit t’obscurcit, et le vent crie et gronde
Et tu n’as pas pour toi, pour mener ton destin,
La notion des mers, le calme du marin !
Tu ne peux ignorant ce qui te prend en traître

Du perfide élément te rendre ferme maitre
Tu ne peux combinant les voiles et les vents
Te servir pour marcher des contraires autans !
Ramener au chemin ta barque qui s’incline,
Et flatter, en cédant, la colère marine !
Te voila seul pourtant ! Si devant toi l’écueil
Se dresse, en aboyant dans cette nuit de deuil
Comment le fuiras-tu ? — Si la route est mauvaise,
Qui te l’indiquera ? Si tu crains la falaise,
Enfant, tu tomberas de Charybde en Scylla !
De la fatalité ! des ouragans ! voila
Le début du voyage, et du début, pauvre homme
Tout le reste dépend ! Cependant voila comme
Le destin t’a conduit, le destin t’a traité,
En te frappant d’abord de sombre cécité !
Auras-tu donc choisi la route la meilleure ?
Auras-tu jalonné ce chemin où l’on pleure ?
Qu’on appelle la vie ? Auras-tu bien compris
La route qu’il faut suivre ? où jamais de tes cris
L’Écho sourd ne rendra l’implorante prière,
Alors que l’âme à bout se tord, se désespère ?
Auras-tu calculé la charge du destin ?
L’auras-tu mesurée au pénible chemin ?

En auras-tu pressé ta téméraire épaule ?
Ou bien futile et vain, comme un enfant d’école
Qui pour se supputer la force du moment,
La soulève, et retombe épuisé de l’instant ?

Pauvre homme ! je te plains ; mais ma justice amère
N’ira pas reprocher au tigre sa colère
Lorsque la faim aiguise, entre ses longues dents
Sa langue qui n’a pas léché depuis long-temps !
À l’ours sa fureur horrible, sanguinaire,
À la hyène des bois, sa sanglante tanière,
Au serpent ses replis doubles, fallacieux,
Qui serrent sa victime en lui trompant les yeux,
À l’homme, son esprit, sa pensée, et son âme,
Fut-elle incendiaire, incestueuse, infâme !!