Exercices de dévotion de M. Henri Roch avec Mme la duchesse de Condor/Texte entier

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ÉPÎTRE
DÉDICATOIRE
À M. JEAN CAMARD.

Vous aimez, Monſieur, les exercices ; ceux que nous vous offrons, pourrons ne pas déplaire à votre goût. C’eſt ſur-tout au galanthomme, à qui nous en faiſons hommage.

Il n’appartient qu’à vous, Monſieur, d’avoir dans le cours de votre vie, rendu trois femmes heureuſes. La derniere vous chérit, comme ſi vous étiez de ſon âge. Après ſix ans de mariage, elle eſt encore à s’appercevoir que vous en avez trente cinq plus qu’elle. Rien ne baiſſe en vous. — C’eſt là une qualité, dont peu de perſonnes peuvent ſe glorifier : en ménage votre talent eſt unique & vous méritez d’être compté dans le petit nombre de ceux qui à ſoixante ans jouiſſent encore du double privilege d’être toujours aimable pendant le jour, & toujours jeune pendant la nuit.

Puiſſiez-vous, Monſieur, conſerver long-tems un talent auſſi précieux qu’il eſt rare, & admirer les exercices de M. Henri Roch, comme chaque jour en ſociété ; nous admirons & votre eſprit jovial & la fraîcheur de votre teint.

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PRÉFACE
DE
FEU M. QUERLON,
Bibliothécaire de M. Beaujon.



Cette bagatelle fut trouvée parmi les papiers de feu M. l’Abbé de Voiſenon ; on y reconnaitra aiſément ſon ſtyle. Il la compoſa quelque-tems avant de paſſer pour les amuſemens de Mademoiſelle Huchon, ſa nouvelle amie, laquelle il avait pris comme le ſaint Roi David, dans ſa vieilleſſe, pris la jeune Abiſag[1] pour le réchauffer. C’était une fille d’une grande beauté ; elle dormait toujours à

côté de lui, & il la laiſſa toujours vierge : ah !

Pour faire de cette bagatelle un ouvrage moral, nous en avons ſupprimé les tableaux trop libres ; nous n’aurions oſé préſenter à des lecteurs honnêtes des hardieſſes que dans ſes goguettes ſe permettait ſouvent feu M. l’Abbé.

Nous le trouvâmes un jour ſur le chemin de St. Germain ; je deſcends, nous dit-il, de Lucienne ; je viens de lire Sultan Miſapouf à la belle Comteſſe, pendant qu’elle était dans ſon bain.  Mon cher Abbé, lui repliquâmes-nous, nous vieilliſſons l’un & l’autre, & votre conduite eſt toujours celle d’un jeune homme. La mort fera de vous ce qu’elle vient de faire de Voltaire. Elle vous empoignera lorſque vous y penſerez le moins.

Dieu pardonne au défunt, ajoutâmes-nous, mais par ſes plaiſanteries, il a fait plus de tort à notre ſainte religion, que par leurs bons raiſonnemens St. Bernard, St. Thomas, Pierre. Lombard, Gambacurta & M. l’Abbé Bergier, que par leurs prédications les Récolets, les Capucins, les Petits-Peres & M. l’Abbé Beauregard ; que par leurs bons exemples les Carmes, les Cordeliers & M. l’Abbé Savatier n’ont converti de libertins & d’impies.

Quoi ! reprit l’Abbé de Voiſenon avec cette pétulance, dont il donna ſi ſouvent des preuves au foyer de l’Opéra comique. Voltaire a guéri plus de gens à préjugés, que les Curés de Paris & de la Banlieue n’ont convertis de catins ; que tous les membres de l’école de Chirurgie n’ont traités de vérolés, & que le Roi de Pruſſe, lui-même, dans trois guerres qu’il a eues, n’a envoyé chez les morts de Tolpachs, de houſſards, de pandours & autres tueurs de cette eſpece.

Cet Abbé, comme on voit, avait l’expreſſion grivoiſe, & malheureuſement ſa conduite répondait à ſon langage.

L’an de notre ſalut 1765, il fut dangereuſement malade. Toutes les fois qu’on lui parla de recevoir l’Extrême-Onction, il répondit toujours qu’il n’aimait pas les huiles rances, ajoutant, à une réponſe auſſi peu chrétienne, une rechignade qui faiſait rire tous ceux qui commençaient à pleurer ſa mort.

Feu M. le Préſident de Mazi[2], l’orateur le plus énergique qui ait jamais ſiegé aux enquêtes du Parlement de Paris, aimait beaucoup l’Abbé de Voiſenon, comme on peut aimer quelqu’un avec qui on a été autrefois en bonne fortune, il ſut que ſon ami était malade & rénitent ; il vint le voir & l’exhorter à faire, tant pour l’édification du Clergé de Paris, que pour l’édification de ſes maîtreſſes, ce qu’il convient en ces derniers momens ; il obtint d’abord du malade qu’il ferait ſa coulpe, & frere Nicodeme, Gardien des Capucins du Marais, fut appellé pour la recevoir.

Après cette coulpe, le Préſident exhorta l’Abbé à ſe faire apporter le S. Viatique. Je le veux bien, dit le malade, excédé de tant d’importunités, mais je te jure que ce ſera la derniere farce que ton amitié me fera jouer. Là-deſſus le Préſident fait avertir un porte-dieu, & ſe retire, regardant la complaiſance de l’ami, comme le triomphe de la grace janſéniſte, pour laquelle autrefois le fameux Abbé Pucelle, ſon oncle, combattit ſi courageuſement.

Du tems qu’on va à l’égliſe, chercher le S. Viatique, le malade ramaſſe ſes forces, ſort du lit, s’habille & va ſe promener ſur les boulevards. Son portier, qui était ivrogne & bon chrétien, lui dit : ah ! mon maître, mon bon maître vous vous en allez & le bon Dieu, va venir. Il ne vous trouvera pas. Lui dirai-je d’attendre. Non, répond le malade, tu lui diras de ſe faire écrire.

Dans les propos & la conduite de cet Abbé de Voiſenon, on ne vit jamais rien qui ſentit ſon membre de l’Académie Françaiſe. Auſſi ſes confreres avouaient-ils qu’il n’avait rien d’académique ; ils n’en parlaient que comme d’un homme frivole, très-léger en croyance, &, comme dit le pieux Brantome, peu propre pour les balances de Monſeigneur ſaint Michel : c’eſt ce qu’on verra en liſant les exercices ſuivans.


Exercices de dévotion de M. Henri Roch avec Mme la duchesse de Condor
Exercices de dévotion de M. Henri Roch avec Mme la duchesse de Condor

LES
EXERCICES
DE DÉVOTION
DE
M. HENRI ROCH
AVEC Mme. LA DUCHESSE
DE CONDOR.


M. Henri Roch avait autant de ſortes de réputations, qu’il y a de quartiers dans Paris ; au Palais royal on le prenait pour un amateur du beau ſexe : aux Thuileries il paſſait pour un philoſophe, ſes propos, ſes liaiſons & la ſageſſe de ſa conduite lui mériterent cet honneur : dans le faubourg St. Germain on le regardait comme un dévot. Ce qui lui valut cette réputation dont il ne ſe doutait pas, & dont il n’était pas digne, furent quelques viſites de bienſéance qu’il fit à M. le duc de Corgnon, chez qui ſe réuniſſaient les béats & les béates du quartier pour s’entretenir du prédicateur, du confeſſeur & du ſaint du jour, du purgatoire, du jugement, de la mort, de l’enfer & de beaucoup d’autres choſes, toutes de cette eſpece & toutes fort amuſantes. Moins M. Henri Roch avait parlé dans ce tripot qui s’appellait l’aſſemblée des Saints, plus on l’avait jugé un homme intérieur, un vrai dévot.

Mme. la ducheſſe de Condor qui l’avait vu dans cette aſſemblée, le fit prier de la venir voir. Vous êtes, lui dit-elle, en le recevant, un homme à bonnes œuvres, & voilà pourquoi je déſire paſſer une journée avec vous. Je ſuis ſeule, mais tout-à-fait ſeule ; mon mari eſt parti ce matin pour la campagne ; mes femmes m’ont demandé la permiſſion d’aller au calvaire pour faire leur bon jour, & je compte ſur vous pour m’aider à faire mes exercices de dévotion.

À ces mots d’exercices & de dévotion, M. Henri Roch fut au moment de dire qu’il n’y entendait rien ; mais pendant que Mme. la Ducheſſe parlait, il la regardait ; il voyait une femme jeune & belle ; il la plaignait d’être dévote : mais il admirait en elle deux grands yeux noirs & bleus, qu’elle baiſſait modeſtement, un front très-découvert & ſur lequel régnait en arc deux grands ſourcils, que la Grenée (1) n’aurait pu mieux deſſiner. Ses dents étaient deux rangées de perles. Son teint était auſſi frais que celui d’une roſe à demi écloſe. Sous ſon mouchoir il ſoupçonnait deux de ces tréſors, tels qu’on en trouve rarement & tels que n’en ont jamais vu ni M. de Ruillieres (2), ni M. Greuſe (3) lui-même, qui en a beaucoup vu.

Ce ſerait-là, penſait M. Henri Roch, une belle converſion à faire ; avec une dévote ſoyons dévots ; il n’y a pas grand mal à cela ; c’eſt une petite comédie à jouer ; voyons quel en ſera le dénouement. Je ferai, répondit-il, tout ce que Mme. la Ducheſſe jugera à propos d’ordonner : heureux & très-heureux, ſi je puis lui être utile !

Ah ! Monſieur, répliqua Madame, que vous êtes honnête ! Les gens d’eſprit ſont toujours polis. Je m’attendais bien à cette complaiſance de votre part, & je vois avec plaiſir que je ne me ſuis pas trompée ; mais je m’apperçois que vous avez bien chaud. — Cela eſt vrai, Madame, je ſuis venu un peu vîte. — Pauvre garçon ! J’ai auſſi prodigieuſement chaud ; mais, ſi je ne me trompe, vous ſuez. — Cela eſt encore vrai. Le tems eſt lourd & peſant, & je ſuis venu à pied des Thuileries juſqu’ici. — Pauvre garçon ! Vous aurez mes chevaux pour vous en retourner ; & moi auſſi, je ſue horriblement ; vous avez l’air bien fatigué. — Un peu, Madame ; mais cela paſſera, — Pauvre garçon ! Vous me faites pitié. Je tremble que vous ne preniez quelque maladie. Savez-vous ce qu’il faut faire ? entrez dans ce petit cabinet ; vous y trouverez chemiſes, robe de chambre, caleçons, pantoufles & bas du matin. — Mais, Madame… — Quoi ! Madame ! il faut être dévot & point ſcrupuleux. Allez, mettez-vous à votre aiſe ; voulez-vous que j’aie à me reprocher de vous avoir procuré une pleureſie ? Le mal de la mort ? J’en mourrais de chagrin. Vous en ſerez d’ailleurs plus commodément pour m’aider à faire mes exercices de dévotion. Nous n’avons pas à craindre de donner du ſcandale, nous ſommes ſeuls, Ne vous l’ai-je pas dit ? Souvenez-vous-en donc ?

M. Henri Roch obéit, & l’inſtant d’après il reparut en robe de chambre. J’aime à vous voir comme cela, lui dit Madame ; avez-vous un peu moins chaud ? Vous êtez-vous bien eſſuyé ? Ce n’eſt pas tout : écoutez-moi ; on m’avait préparé un bain ; je ne veux pas le prendre ; il m’affoiblirait trop. Sans façon, allez-vous mettre dedans. — Mais, Madame. — quoi ! Encore Madame ! Laiſſez-vous faire ? Allez prendre ce bain ? Je le veux ; quand vous n’y reſteriez que dix minutes, cela vous délaſſera, & j’en aurais moins de crainte que vous ne tombiez malade : point de raiſonnement, & faites ce que je vous dis.

M. Henri Roch obéit ; il ſe rend au cabinet des bains. Ce cabinet était à côté d’un boudoir, où Madame la Ducheſſe entra preſqu’auſſi-tôt pour changer de chemiſe, La porte qui était entr’ouverte, laiſſa à M. Henri Roch la liberté de tout obſerver. Ses yeux n’avaient encore rien vu d’auſſi beau & d’auſſi éclatant ; la vérité pouvait aſſurer de Madame la Ducheſſe & de toutes les formes de ſon corps, ce que la fable a raconté de celui de Vénus.

Au ſortir du bain M. Henri Roch alla la réjoindre. Avant de déjeûner, lui dit-elle, nous réciterons l’oraiſon de St. Chriſtophe, le patron de mon mari. C’eſt mon uſage, depuis que je ſuis avec lui, & je n’y ai jamais manqué. C’était un grand Saint que ce Saint Chriſtophe ! dites, cela n’eſt-il pas vrai ? — Oui, Madame, & ſon épouſe devait être une bien grande femme. — Oh ! c’eſt ce que je ne ſais pas, réplique Madame, en lui préſentant un chocolat délicieux. Le parfum de la vanille dont il était ambré, flattait agréablement l’odorat. Quand l’eſtomac eſt content, lui diſait-elle, on prie Dieu ; avec plus de dévotion.

Après ce déjeûner reſtaurant, on entra dans le boudoir, qui était d’un ſimple bois d’acajou ; pour tout meuble on voyait dans une niche une ottomane d’un ſatin violet. Les rideaux, les cordons, les galons, les glands, les franges, les houpes étaient aſſortis à ce meuble ; aux côtés de cette niche étaient deux prie-Dieu, garnis de leurs couſſins. C’eſt ici, dit Madame, que nous ferons nos exercices ſpirituels ; & nous n’y ſerons point interrompus : perſonne n’y entre ſans être appellé. Tout en donnant cette inſtruction à M. Henri Roch, elle ſort d’une petite bibliothèque les méditations du révérend Pere Croiſet.

Avant de commencer notre lecture, dit-elle, récueillons-nous un moment. Voilà votre prie-Dieu, & voici le mien. On ſe met à genoux ; après quelques minutes de recueillement, M. Henri pouſſe un grand ſoupir & s’écrie ; Dieu, qu’elle eſt belle ! De la beauté de qui parlez-vous donc, lui demande Madame la Ducheſſe ? Hélas ! répond-il, mon eſprit s’eſt élevé un moment juſqu’au ciel ; j’ai cru être avec les anges & contempler avec eux les beautés de la Sainte Vierge ; à la bonne heure, dit-elle ; j’avais penſé que vous vouliez parler de ma beauté ! Je vous en prie, rien de prophane dans nos exercices. Je ne ſuis pas belle, & nous ne ſommes ici que pour prier & pour nous ſanctifier. Dieu nous voit & nous ne devons rien faire ni dire, qui ne ſoit digne de lui. Aſſeyez-vous à côté de moi ; en liſant, vous ne ſerez pas obligé d’élever la voix ; vous vous en fatiguerez moins & je vous entendrai mieux. Liſons la méditation des élus dans le ciel ; la petite extaſe que vous avez eue, ſemble indiquer cette lecture.

À peine M. Henri Roch eut-il commencé à lire, que Madame la Ducheſſe l’arrêta & lui dit : fermez un moment ce livre, & avant tout, dites-moi pourquoi, en déjeûnant, m’avez-vous demandé, ſi la femme de St. Chriſtophe était bien grande ? Votre curioſité m’en donne. Quel intérêt prenez-vous à la taille de cette femme ? Êtez-vous pour les grandes tailles ? — Non pas abſolument ; mais vous ſavez, Madame, que St. Chriſtophe était très-grand ; & ſi Madame ſon épouſe n’avait eu qu’une taille ordinaire, elle eut été très à plaindre. — Très à plaindre ! — Et pourquoi ? s’il vous plait, dites-moi cela, je vous prie ? — c’eſt que, c’eſt… Madame, je n’en ſais rien, — Quoi ! c’eſt ? Vous le ſavez : voulez-vous faire le myſtérieux avec moi ? Je veux que vous me l’appreniez. — C’eſt, Madame, c’eſt que… je ne m’en ſouviens plus. — Encore ! c’eſt qu’il faut s’en ſouvenir & me le dire ſur le champ. — C’eſt que, c’eſt… comme l’on dit, c’eſt qu’il faut que chacun ait chauſſure à ſon pied. — Pauvre garçon ! que vous êtes innocent ! & quel rapport entre un pied avec ſa chauſſure, & S. Chriſtophe avec ſa femme ? Dites-moi ce que vous entendez ; car je ne vous comprends pas. Voilà mon pied & mon ſoulier ; expliquez-vous.

M. Henri Roch, en dévot bien appris, commence à mettre ſes gands, leva les yeux au ciel, & prenant enſuite le pied de Madame la Ducheſſe, il parla ainſi : Ce pied eſt très-petit ; le ſoulier l’eſt auſſi, quoiqu’il vous ſoit un peu trop grand. — Vous avez raiſon, Monſieur, il m’eſt beaucoup, mais beaucoup trop grand. — Cependant Madame, malgré cette différence, l’un ſemble fait pour l’autre ; mais ſi ce ſoulier n’étoit pas plus grand qu’une noix, vous ne pourriez vous en ſervir. Il en eut été de même de S. Chriſtophe à l’égard de ſa femme, ſi elle… Je vous entends, répart Madame, n’en dites pas davantage ; ſachez ſeulement que Dieu ne laiſſe pas ſes Saints dans l’embarras, & qu’il fait des miracles pour eux. Il en eut fallu, dit M. Henri Roch, un bien grand pour… ! Commençons notre lecture ſpirituelle.


CHAPITRE III.

De la Félicité des Élus.
Ier. Point.

L’esprit humain eſt trop foible pour comprendre les délices que produira dans un bienheureux, la poſſeſſion de Dieu. Les joies humaines ne ſont rien en comparaiſon des joies céleſtes. Ce ne ſont que des goutes de cet océan, où l’on ſera plongé, de légeres étincelles de ce feu dévorant dont on ſera embraſé ! Dieu, en ſe communiquant à un bienheureux, l’unira tellement à ſon être, qu’il entrera en participation de ſes grandeurs & de ſa ſouveraine félicité ! Sa poſſeſſion excitera dans l’ame des élus des tranſports divins, des raviſſemens d’une ſainte volupté ; comme un torrent impétueux, il les remplira, il les raſſaſiera, les embraſera, les énivrera d’amour & de plaiſir : ſaturabuntur, inebriabuntur.

Arrêtez un moment, Monſieur, lui dit Madame la Ducheſſe, faiſons quelques pieuſes réflexions là-deſſus. Le paradis doit être quelque choſe de bien beau ! Les délices des Saints doivent être bien délicieuſes ! qu’en penſez-vous ? N’avez-vous jamais eu l’envie d’en goûter ? — Ah ! Madame, que le tems me dure de m’en enivrer ! — Mais Monſieur, vous figurez-vous ce que peuvent être ces plaiſirs, ces ſaintes voluptés, ces raviſſemens divins, ces extaſes céleſtes ? Pourriez-vous imaginer quelque choſe pour en faire une légere comparaiſon ? J’ai entendu dire, répond M. Henri Roch, en baiſſant les yeux & la voix, que ces plaiſirs reſſemblent à ceux qu’une jeune femme bien amoureuſe peut trouver dans les bras d’un mari jeune, frais & vigoureux. Madame en doit ſavoir quelque choſe ! Moi ! replique-t-elle, non, en vérité, je n’en ſais rien du tout. Je n’ai jamais été amoureuſe de mon mari ; j’ai vingt ans, je n’en avais que ſeize lorſque je l’épouſai, & il en avait cinquante-huit. Je n’ai jamais trouvé grand plaiſir avec lui. Continuez à lire, ces délices des élus me font un grand, plaiſir.

M. Henri Roch reprend le livre ; mais en liſant il ne perd pas de vue Madame la dévote, il voit ſon viſage ſe colorer & s’enflammer inſenſiblement ; ſes yeux, à demi fermés, ſont tournés & fixés ſur lui, des ſoupirs entrecoupés s’échappent par intervalle de ſa bouche. Ah ! Monſieur Roch, s’écrie-t-elle, arrêtez, je n’en puis plus, ces délices du paradis me donnent des vapeurs ; que vais-je devenir ? Je m’en ſens ſuffoquée. Ne m’abandonnez pas, il me faudroit de l’air. De grace & au nom de Dieu, ôtez mon mouchoir du cou, ſur-tout ne vous ſcandaliſez pas des horreurs que vous verrez. M. Henri Roch écarte ce mouchoir, & ces horreurs qu’on craint de montrer, ſont deux globes d’albâtre. Leur blancheur eſt celle des lys, & leur douceur celle du ſatin. À la vue de ces merveilles les ſens de M. Henri Roch s’embraſent, & les yeux de Madame aux vapeurs ſont entiérement fermés. Elle ne s’apperçoit de rien. Peut-être même dans l’état de trouble & de pamoiſon où elle ſe trouve, s’imagine-t-elle commencer à goûter les délices des élus.

M. Roch, dit-elle d’une voix foible & mourante, je vous demande pardon de tant d’embarras, mais je ſouffre cruellement. Ayez la charité de m’aider à me déshabiller, ce n’eſt que ſur mon lit que je puis trouver du ſoulagement.

La promptitude & la dextérité avec laquelle M. Henri Roch travaillait, ſemblait dire à Madame la Ducheſſe qu’elle n’était point la premiere femme qu’il mettait au lit ; elle était couchée, & les vapeurs n’allaient qu’en augmentant. Ah ! mon mari, diſait-elle, mon bon mari, ſi vous étiez ici, vous me ſeriez d’un grand ſecours ! Dites-moi, Madame, demande M. Henri Roch, ce qu’il ferait, afin que pour vous guérir je puiſſe le faire ? Je me meurs de douleur de vous voir dans cet état. Je n’oſe, M. Roch, vous le dire. — Dites, Madame, dites, je vous en conjure, & ſi votre guériſon dépend de moi, vous pouvez compter ſur tous mes ſoins. — Vous craindrez peut-être d’offenſer Dieu. — Dans le triſte état où eſt Madame, il ne s’agit point d’offenſer Dieu, mais de vous empêcher de mourir. — Lorſque j’ai des vapeurs, mon mari fait l’œuvre de Dieu dans mon jardin ; s’il n’y avait point de péché à prendre ſa place ? — Ah ! Madame, le péché eſt une choſe horrible. Écoutez, M. Roch, pour qu’il n’y ait point de péché, offrez-le à Dieu comme un acte de charité & de dévotion. Faites-le pour l’amour de lui ; ôtez, mon cher, vos caleçons pour n’être pas gêné. C’eſt une croix que Dieu vous envoye, embraſſez-la de bon cœur, elle vous ſanctifiera. Vous le ſavez, mon cher, car vous êtes grandement dévot, que ce n’eſt que par les peines & les croix qu’on arrive aux plaiſirs du ciel.

Pas n’eſt beſoin, je penſe, de dire la ferveur avec laquelle M. Henri Roch embraſſa ſa croix. Deo gratias, M. Roch, lui dit Madame la Ducheſſe, votre remede eſt excellent pour les vapeurs, & Dieu ne laiſſera pas ſans récompenſe, un dévot qui travaille avec autant de ferveur que vous ; mais ne vous en allez pas encore, car mes vapeurs peuvent revenir. Sans vous je ſerais peut-être morte, & peut-être damnée, car il y a huit jours que je ne me ſuis pas confeſſée. Lorſque ces vilaines vapeurs me prennent, elles durent pluſieurs heures de ſuite & reviennent à pluſieurs repriſes ; grace à votre remede, je n’en ai jamais eu de criſe auſſi courte que celle que je viens d’éprouver.

Je vous avoue, Monſieur, qu’en vous recevant ce matin, je ne m’attendais pas à vous donner un ſi grand embarras : j’en ſuis confuſe, mais vous qui êtes dévot, vous ſavez que c’eſt Dieu qui, à ſon gré, donne la ſanté & la maladie ; il a mis la maladie en moi, & le remede en vous. La maladie eſt une croix que Dieu m’envoye. Cette croix eſt un arbre de vie pour qui l’embraſſe avec joie (4). Heureux celui qui eſt fortement attaché à cet arbre de vie.

M. Henri Roch bien réſigné à cette ſublime morale, ne répond rien, mais ſentant un redoublement de dévotion, il s’unit de nouveau, & plus fortement que jamais, à l’arbre de vie. Votre dévotion eſt grande, Monſieur, lui dit Madame, auſſi-tôt qu’elle peut parler ; pour guérir, j’ai fait quatre neuvaines à l’égliſe des grands carmes ; j’en ai fait autant à la chapelle de l’immaculée Conception, qui eſt chez les grands Cordeliers : pendant un an j’ai porté le ſcapulaire de la ſainte Vierge, & le cordon de S. François. J’ai fait dire deux mille meſſes chez les Religieuſes de la Conception : j’ai envoyé vingt-deux fois à dîner aux RR. PP. Capucins, & pendant tout un carême à collation aux RR. PP. Récolets. Rien ne m’a réuſſi. Mes vapeurs ne m’ont point quittée, & les criſes ſont plus violentes que jamais. Mon mari fait bien ce qu’il peut ; mais le pauvre homme ne peut pas grand’choſe ; il eſt âgé & ſon remede m’eſt preſqu’inutile.

J’ai peur, M. Roch, que mes vapeurs me reprennent : prévenons le mal, encore une fois pour l’amour de Dieu, mais ne péchons pas. J’aimerais mieux mourir : faiſons pendant le remede un acte d’amour de Dieu : diſons-lui tous deux enſemble que nous l’aimons de tout notre cœur, de toute notre ame, & ſur-tout de toutes nos forces : c’eſt ainſi qu’il mérite d’être aimé.

Quand ces actes d’amour furent achevés ; voyez, dit-elle à M. Henri Roch, à quel danger une jeune femme eſt expoſée avec un vieux mari ; convenez que je ſuis à plaindre. Pour être dévote on n’eſt pas inſenſible, on ſent des beſoins comme celles qui ne le ſont pas. Mon mari eſt bien un honnête homme, mais je ne l’ai que, parce qu’au ſortir du couvent on me le fit épouſer : c’eſt un homme de Dieu, un vrai dévot. Mon pere & ma mere ſont auſſi dévots : ils m’ont élevée dans la dévotion. En me mariant à un jeune homme, ils craignaient d’expoſer mon ſalut. Je ne dois pas leur en ſavoir mauvais gré. Ce qu’ils ont fait c’eſt pour mon bonheur, & ils ſe ſont trompés, car lorſque j’ai des vapeurs, je n’en ſuis pas moins à plaindre ; & ſans la charité que vous avez eue, je riſquais de mourir ſeule & ſans recevoir mes ſacremens. C’eſt Dieu lui-même qui m’a inſpiré de vous prier de venir aujourd’hui m’aider à faire mes excercices de dévotion. Il n’a pas voulu me laiſſer mourir ſans m’être confeſſée. Je l’en remercie & vous auſſi.

Puis-je, M. Roch, vous demander un ſervice ? Écoutez : ces criſes de vapeurs me prennent juſqu’à ſix ou ſept fois, & les dernieres ſont toujours plus fortes que les premieres. Pour les prévenir ne pourrait-on pas ?… Je ſuis bien ſûre qu’alors j’en ſerais quitte. Si cela ne vous faiſait point trop de peine ? je vous demanderais le remede une troiſieme fois (5) : afin d’éviter toute idée de péché & de plaiſir défendu, voici ce que je ferai : je m’imaginerai que c’eſt mon mari qui, pour me guérir, fait l’œuvre de Dieu dans mon jardin. Lorſque vous aurez achevé ma guériſon, nous reprendrons nos exercices de prieres : nous ferons une ſeconde lecture ſpirituelle, & un peu d’oraiſon mentale.

Pendant que Madame la Ducheſſe parlait ainſi, M. Henri Roch s’arrangeait en ſes bras, & commençait l’œuvre de Dieu. Cette œuvre était à peine achevée que Madame, reprenant vie & parole, lui demande : ſans curioſité, M. Roch, comment appellez-vous ce qui me guérit. — Cela s’appelle mon cœur. — Quoi c’eſt là votre cœur ! Je ne l’aurais jamais cru. Ah ! Monſieur, que votre cœur eſt bien fait pour le mien ; & je vous aſſure que ſi nos cœurs étaient toujours enſemble, je ne ſerais jamais malade. Sans compliment ce cœur eſt un remede ſouverain à mon état. Je me trouve beaucoup mieux, & nous nous leverons pour continuer nos excercices de dévotion.

Au ſortir du lit on rentra dans le boudoir pour reprendre la lecture. Je ne veux plus, dit Madame, du paradis : ce ſont ſes délices qui m’ont jetté dans cet horrible état de vapeurs, & leſquelles, ſi vous n’aviez été avec moi, m’auraient peut-être ſuffoquée. Au lieu de lecture nous ferons un moment d’oraiſon ; mais quel en ſera le ſujet ? Les feux de l’enfer, dit M. Roch. — Point de ces feux, je vous en prie, replique-t-elle, c’eſt : un ſujet trop chaud pour le tems qu’il fait ; méditons plutôt ſur les vains plaiſirs du monde.

Chacun ſe met à ſon prie-Dieu & l’oraiſon commence. M. Henri Roch riait doucement de ſon avanture, ſe diſant en lui-même : un plaiſir qu’on cherche nous fuit des années entieres ; un moment arrive, & ſans nous y attendre, nous trouvons ce que nous avons déſiré ſi ſouvent, ſi ardemment & ſi inutilement ; il était ſeulement fâché que ce plaiſir lui eût ſi peu coûté. Tout en faiſant ces réflexions, il voit le long du rideau une eſpece de fouet ou de diſcipline, dont les cordes treſſées avec de la ſoie violette & des fils d’argent, étaient remplies de gros nœuds. L’idée lui vint de donner ou de faire donner la diſcipline à la belle dévote aux vapeurs. Ah ! pécheur, s’écria-t-il, malheureux que je ſuis ! je me ſuis peut-être damné ! Quoi ! dit Madame, damné ! vous ! Eh ! comment ? pourquoi ? vous avez fait une œuvre méritoire. Vous avez rappellé à la vie une jeune femme qui ſe mourait ſans vous ; vous avez même le mérite de l’avoir fait de bonne grace & ſans vous faire prier ; il n’y a rien là qui puiſſe damner, ſur-tout par les ſages précautions que nous avons priſes. Savez-vous, mon cher M. Roch, que je ſerais très-fâchée que fuſſiez damné, ſur-tout en ce tems-ci où il fait une chaleur exceſſive ; mais je n’en crois rien. N’eſt-ce pas pour l’amour de Dieu que vous avez diſſipé mes vapeurs ? N’avez-vous pas rapporté à Dieu le plaiſir que vous avez goûté, ſi toutefois vous en avez goûté ? — Hélas ! oui, Madame, j’en ai goûté un bien grand, un plaiſir céleſte, incomparable, un plaiſir des anges, & qui n’était pas fait pour un miſérable & chétif pécheur comme moi. Je crains de ne l’avoir pas entierement rapporté à Dieu, & de m’être un peu damné quand vous me preſſiez dans vos bras ; quand mes mains preſſaient votre ſein, ce ſein le plus beau que le ciel ait peut-être jamais formé. Je n’en ſuis pas bien ſûr, mais je crains de m’être oublié dans certains momens de tranſport, & d’avoir tout-au-moins commis quelques péchés véniels. Si j’avais une diſcipline je m’en déchirerais les épaules, pour expier les fautes que je puis avoir commiſes en travaillant à votre guériſon.

Voilà, dit Madame, une diſcipline, mais j’ai regret que vous vous puniſſiez pour un péché dont vous n’êtes peut-être pas coupable. Pendant que vous ferez cet exercice de pénitence, & afin que Dieu vous pardonne, je dirai le Te Deum. Si je croyais que cela lui fût plus agréable de le chanter, je le ferais de bon cœur : je ne ſais pas la muſique ; mais d’ailleurs j’ai la voix aſſez juſte & aſſez jolie. Ah ! Madame, dit M. Henri Roch, le chant a bien une autre vertu que la ſimple priere, & voilà pourquoi, pour appaiſer Dieu, on chante toujours à l’égliſe & à l’opéra.

M. Henri Roch prend la diſcipline, & Madame la Ducheſſe commence par entonner le Te Deum ; mais ayant achevé le premier verſet, elle s’écrie : arrêtez, Monſieur ; vos ſcrupules allument les miens. Si vous avez péché, c’eſt moi qui en ſuis la cauſe ; c’eſt à moi à m’en punir, & ſi le plaiſir damne, je dois craindre de l’être, car j’en ai goûté un bien délicieux. Je crains, comme vous, de ne l’avoir pas entierement rapporté à Dieu ; je confeſſe qu’en recevant vos careſſes, ſur-tout lorſque nos cœurs étaient enſemble, j’ai eu certains momens de diſtractions, où je ne penſais pas à Dieu. C’eſt par vous que le plaiſir & la guériſon me ſont venus ; c’eſt auſſi par vous qu’il faut que le châtiment m’en arrive ; prenez cette diſcipline, frappez-moi. En parlant ainſi, Madame la Ducheſſe s’abouche ſur une ottomane, en criant : puniſſez, Monſieur, puniſſez une péchereſſe.

À la vue de tant de beautés, M. Henri Roch tombe à genoux, je me recueille un moment, dit-il, pour offrir à Dieu, & pour le prier d’avoir pour agréable la ſainte action que je vais faire. C’eſt dans cette attitude qu’il obſerve en détail des charmes, dont le moindre, comme l’on dit, ferait pâmer le pape & ſes ſoixante & dix cardinaux. La lune en ſon plein a moins d’éclat. Le marbre n’eſt pas plus ferme & le ſatin eſt moins agréable au toucher ; une douce carnation ſemble l’animer ; deux petites foſſettes l’une ſur chaque joue, ſont des agrémens qu’il eſt rare de trouver ; au tour de ces charmantes foſſettes ſont vingt petites veines d’azur, qui ſe croiſent en divers ſens, deſcendant le long de deux colonnes, ſur leſquelles, pour les arrondir & les perfectionner, la nature ſemble avoir épuiſé toutes ſes reſſources. L’art ne fit jamais rien d’auſſi beau. Pardon, Madame, dit M. Henri Roch ; mes yeux ſont éblouis, eſt-ce lui ? Oui, s’écrie-t-elle, c’eſt lui-même, frappez-le & frappez fort.

Il me vient, dit à ſon tour, M. Henri Roch un ſcrupule, ce n’eſt pas lui qui eſt coupable, & je crains de punir un innocent ; non en vérité, je n’en ferai rien ; je ne le frapperai pas. C’eſt à moi à me punir & non pas à vous, qui êtes une ſainte, & qui êtes malade. Oui, je veux me déchirer les épaules : arrêtez, s’écrie encore Madame la Ducheſſe, en ſe levant tout-à-coup, de grace modérez vos douleurs. Les remords, dont vous êtez tourmenté, me font pitié ; ſi abſolument vous voulez vous punir, ce ſera moi qui ſerai chargée de ce pieux office, car je ne veux pas que dans votre déſeſpoir, vous vous puniſſiez plus qu’il ne faut. — Puiſque, Madame veut avoir cette bonté, je la ſupplie de ne pas m’épargner, & s’abouchant à ſon tour, il préſente à la belle dévote un dos ferme & nerveux ; c’étoit celui d’Hercule.

À l’aſpect de ce viſage & de ſes belles dépendances, ſavez-vous, lui dit Madame, que j’ai le même ſcrupule que vous ? Je crains auſſi d’offenſer Dieu, en puniſſant un innocent. Pourquoi, en effet le maltraiter pour un plaiſir qu’il n’a pas eu ? Levez-vous, & s’il faut que juſtice ſe faſſe en ce monde pour l’éviter en l’autre, aviſons enſemble aux moyens de punir les parties coupables.

Savez-vous auſſi, ajoute-t-elle, que c’eſt une choſe horrible que le viſage d’un homme, & que la vue du vôtre fait ſur moi le même effet, que les délices des élus, qu’il excite mes vapeurs ? Ce n’eſt pas un menſonge, car pour tous les biens du monde, je ne voudrais pas mentir ; mais je ſens en moi un je ne ſais quoi, qui me préſage quelques malheurs, ſi à bonne heure nous n’y mettons ordre : ne pourrait-on pas, mon cher Monſieur, appliquer le remede avant que le mal arrive ? C’eſt, comme quand on ſe purge pour prévenir la fievre. Dieu, qui eſt bon, ne le trouve pas mauvais ; ſoyons ſeulement attentif à ne pas avoir de diſtractions ; & pour cela, pendant tous le tems du remede, nous ferons de concert, & ſans nulle interruption des actes d’amour de Dieu ; je dirai pour l’amour, & vous répondrez de Dieu ; c’eſt comme quand on fait une priere enſemble, elle en eſt plus agréable à Dieu ; ce ſera auſſi le moyen de ne pas nous damner en faiſant une bonne œuvre.

Madame la Ducheſſe, tout en diſant ces belles choſes, ſe laiſſe tomber ſur l’ottomane, &, ſans perdre du tems, commence à dire pour l’amour, & M. Henri Roch de ſon côté à répondre de Dieu. Quiconque eût écouté, eut pendant une demi-heure entendu ce pieux concert pour l’amour de Dieu — pour l’amour de Dieu — pour l’amour, pour l’amour, pour l’amour, — de Dieu, de Dieu, de Dieu.

Ces actes d’amour finirent par un profond ſilence, que Madame la Ducheſſe rompit pour annoncer qu’elle n’avait point eu de diſtractions : je me ſens mieux, dit-elle ; je me crois même entiérement guérie, à moins que je ne me trompe ; ce qui m’arrive quelquefois, & je fais mille remercimens à M. Henri Roch de toutes les peines qu’il a pris pour ma guériſon & pour mon ſalut.

Et moi, Madame, reprit-il, je ſuis enchanté d’avoir contribué à l’un & à l’autre. Si vous le trouvez bon, j’irai me mettre un moment dans votre bain. Je ſuis ravie, répond Madame, que l’idée vous en ſoit venue ; je voulais m’y aller mettre, mais j’aime beaucoup mieux que ce ſoit vous. Cependant, ſi ſans offenſer Dieu nous pouvions y être tous deux enſemble ? N’y aurait-il pas quelque péché à cela ? Je penſe pourtant que non, car cela peut être regardé comme la ſuite néceſſaire à une parfaite guériſon.

Ce raiſonnement demeura ſans replique, & lorſque M. Henri Roch fut dans le bain, Madame la Ducheſſe ſe plaça ſur lui, nous ne ſommes pas trop bien, dit-elle ; mais il faut ſavoir ſe gêner pour une bonne œuvre. On n’eſt pas en ce monde pour avoir tous ſes aiſes ; actuellement que nous ſommes tranquilles, diſons les joies, ou les ſept alégreſſes de la Sainte Vierge. C’eſt une de mes dévotions du matin. Je les ſais par cœur, & vous pourrez les dire tout bas, pendant que je les réciterai tout haut.

Notre dévote avait à peine commencé cette ſainte priere, qu’elle ſent remuer ſous elle le cœur de M. Henri Roch : elle craint de le bleſſer ; pour éviter cet inconvénient, ainſi que les diſtractions qui pourraient en être la ſuite, & tout en continuant, comme ſi de rien n’était, les joies de la Vierge, elle prend ce cœur & le met avec le ſien. Les joies n’étaient pas encore finies, qu’elle crie : ah M. Roch ! qu’eſt donc devenu votre cœur ? Il n’eſt plus avec le mien.

Madame, répond-il, il eſt écrit dans Iſaïe : Et juvenes in informitate cadunt[3]. La vigueur de la jeuneſſe a ſes affoibliſſemens. Jérémie de ſon côté a dit : Et Sol occidit dum adhuc eſſet dies[4], & le Soleil ſe couche quelquefois en plein midi. Ce que les prophetes ont annoncé, doit arriver. Je ſuis fâchée, reprend Madame, que les prophetes aient annoncé des choſes comme celles-là. — Il faut, Madame, ſe réſigner, & n’être fâchée de rien. Quel homme eſt en droit de demander à Dieu pourquoi il fait ceci, & pourquoi il fait cela ? Dieu eſt maître & il fait dire à ſes prophetes ce qu’il lui plaît ; d’ailleurs mon cœur ſait que vous êtes guérie. Eſt-ce qu’il ſe connait à cela ? Sans doute, Madame, qu’il s’y connait ; penſeriez-vous qu’il agit en aveugle ? le prenez-vous pour une bête ? — Non-certainement. — Vous le prenez donc pour un étourdi, de ne pas ſavoir ce qu’il fait. — Encore moins ; mais je ſuis affligée de le ſavoir ſi triſte, je l’aime bien mieux quand il eſt un peu en colere. Il n’eſt pas triſte, replique M. Henri Roch, mais il dort & tel eſt ſon uſage, lorſqu’il a travaillé ſept heures de ſuite. — Quoi ! il y a donc ſept heures que nous ſommes enſemble ! Que le tems paſſe vîte quand on fait de bonnes œuvres ! Sortons promptement d’ici ; car mes femmes, qui ont été au Calvaire faire leurs dévotions, doivent être de retour.

On était à peine habillés, que les femmes arriverent : on ne leur parla point des vapeurs qu’on avait eues ; mais on les gronda fortement de s’être faites attendre, quoiqu’on ne les euſſe pas attendues ; enſuite on demande à dîner.

Nous ne parlons point de ce dîner : nous n’écrivons que pour des dévots & non pour des gourmands : nous ne devons entretenir nos lecteurs que de ce qui peut les édifier, & pour cela en ſortant de table, nous entrerons avec Madame la Ducheſſe, & M. Henri Roch dans le ſallon de compagnie, & nous nous édifierons en écoutant leur converſation, qui ne roula que ſur des ſujets de piété. Madame en fit preſque tous les frais : elle vanta beaucoup les talens de M. Henri Roch pour les exercices de dévotion, & ſa charité active & la bonté de ſon remede pour les vapeurs. Les communions, les ſaluts, les confeſſions eurent leur tour, ainſi que les ſermons, les indulgences & les confeſſeurs.

M. Henri Roch, qui avait de bonnes intentions, ſe prêtait diſcrétement à ce langage ; à la vérité c’était de l’ennui pour lui ; mais cet ennui avait été payé d’avance par tous les plaiſirs qu’il avait eu dans la matinée. Sur les cinq heures il parla de ſe retirer. Il eſt encore à bonne heure, lui dit-elle ; où voulez-vous donc aller ? eſt-ce aux incurables ou à la charité pour viſiter les malades ? Faites-vous quelque neuvaine ? Eſt-ce à notre Dame, ou à St. Sulpice ?

Non, Madame, répond-il, je vais à la comédie. À la comédie ! eh ! comment oſez-vous aller à la comédie ? Vous riſquez de ne point avoir l’abſolution. Ce mot de comédie me fait frémir. Vous irez donc à pied ? Car je ne puis vous prêter mes chevaux. Ils ont été ce matin en dévotion au Calvaire avec mes femmes ; & il ſerait indécent que ce ſoir ils allaſſent à la comédie. Croiriez-vous que de ma vie je n’ai vu, ni lu aucune de ces abominables comédies ? Il eſt vrai que très-ſouvent j’ai été tentée d’en voir au moins une, pour ſavoir ſi cela eſt auſſi criminel qu’on le dit ; peut-être même que ſi ma curioſité était ſatisfaite, je ſerais pour jamais délivrée de cette tentation. J’ai entendu dire par le précepteur d’un petit frere que j’avais, que les démoniens (6) pour inſpirer aux jeunes gens l’horreur du vin, leur montraient un homme ivre : il en doit être de même de la comédie : qui en voit une, ne doit plus être tenté d’en voir. Comment pourrions-nous faire pour y aller, & que mes femmes & mes gens ne le ſuſſent pas ? Nous pourrions, je penſe, aller au jardin du Luxembourg. Nous entrerions par la petite porte, & nous ſortirions par la cour du château. Mes gens, ni mes chevaux ne s’appercevraient de rien.

Ce petit projet d’indévotion fut exécuté avec toute la prudence convenable pour ne ſcandaliſer ni les uns ni les autres. On donnait Alzire. Pendant toute la repréſentation notre dévote verſa des larmes. Vingt fois elle dit, que cela eſt beau ! il eſt dommage que cela ſoit défendu. Au cinquième acte elle crut entendre un beau ſermon. Maſſillon, le pathétique, l’éloquent Maſſillon lui paraiſſait moins beau. Les peres Éliſée & l’Enfant n’avaient, ſelon elle, rien prêché d’auſſi ſublime. Bourdaloue l’avait toujours ennuyée, & l’abbé Beauregard la faiſait toujours bâiller. Ce qui ſur-tout lui fit un plaiſir extrême, fut de voir pleurer tout le monde & de ne voir dormir perſonne. Voilà, diſait-elle, ce que je n’ai jamais vu à l’égliſe pendant le plus beau ſermon.

Après le ſpectacle on rentra dans le jardin du Luxembourg. Madame la Ducheſſe, toute émerveillée de ce qu’elle avait vu & entendu, demande quel eſt le divin auteur de cette piece. C’eſt Voltaire, répond M. Henri Roch, — Mais j’entends parler de ce Voltaire comme d’un ſcélérat. Tout le monde me dit qu’il eſt damné. Je l’ai entendu dire par mon pere qui a beaucoup d’eſprit, par mon mari, qui n’en manque pas, quoiqu’il ne vaille pas grand’choſe pour les vapeurs, par Madame la Maréchale de Globroi, qui entend deux meſſes par jour. Et mon confeſſeur m’a ſouvent répeté ce que j’ai toujours entendu dire de ce Voltaire. Comment un damné peut-il dire de ſi belles choſes ? — Madame, Paris eſt rempli de damnés, qui parlent beaucoup mieux que les Saints. — Comment appelle-t-on cette comédie ? — Ce n’eſt pas une comédie. C’eſt une tragédie. — Qu’eſt-ce donc qu’une comédie ? — Demain on en donne une qui s’appelle le Tartuffe. — Oh ! dit Madame, avec vivacité, je veux voir cette comédie du Tartuffe, & s’il n’y a pas plus de mal qu’à la tragédie, j’en parlerai au pere Hilarion mon confeſſeur, & lui demanderai la permiſſion d’y venir ſouvent, parce que je ne m’y ennuye pas.

Pendant ce petit colloque paſſa une dame de la connoiſſance de M. Henri Roch, qui lui dit : j’entends M. Roch ; Le verra-t-on ce ſoir ? Je ferai, Madame, répond-il, mon poſſible pour avoir cet honneur-là. Eſt-ce que, lui demande Madame la Ducheſſe, vous ne viendrez pas ſouper avec moi ? Je vous en prie, & ne tardons pas à nous retirer. Pour ſanctifier notre chemin, & pour qu’il n’arrive aucun accident à mes chevaux, nous dirons notre chapelet.

En entrant à l’hôtel, Madame demande à ſouper ; & lorſqu’on fût levé de table, elle alla avec M. Henri Roch ſe recueillir dans ſa chambre à coucher. Sur les onze heures il voulut prendre congé d’elle. — Quoi, ſi promptement ! Mais il n’eſt pas tard ; vous voulez, peut-être, aller chez cette dame, qui vous a ſalué au Luxembourg ? Prenez-y garde ; je ne l’ai pas vue, mais elle n’a pas le ton dévot : a-t-elle des vapeurs ? Je ne le crois pas ; les femmes qui ne ſont pas dévotes, en ont rarement. Puiſqu’il en eſt ainſi, continua Madame, je vous demande la préférence. Je ſuis malade, vous le ſavez, & il n’y aurait point de charité de m’abandonner, après m’avoir vu dans l’état affreux, où j’ai été réduite ce matin. Je frémis de crainte, en penſant que toute la nuit je ſerai ſeule, expoſée à mourir, après avoir été à la comédie ; ce qui m’avait été défendu par mon confeſſeur. Je ſais bien que je n’y ai point fait du mal ; mais c’eſt une grande offenſe de Dieu de faire ce qu’un confeſſeur défend. Je ſuis certaine que ſi, pendant cette nuit, mes vapeurs me reprennent, j’en mourrai, & que je ſerai damnée. Seriez-vous bien aiſe de me voir brûler en enfer avec des démons & des gens que je ne connoîtrais pas ? Eh bien, en vous en allant, vous m’expoſez au danger de la mort & d’une damnation éternelle. Il n’y aurait pourtant pas de difficultés, ſi vous vouliez paſſer ici la nuit ; vous auriez la chambre & le lit de mon mari. Pour qu’on ne s’apperçoive de rien, vous n’avez qu’à ſortir tout à l’heure de l’hôtel, dans dix minutes vous rentrerez par la petite porte du jardin, dont voilà la clef ; c’eſt par-là que je ſors tous les matins lorſque je vais à la meſſe, & vous remonterez par l’eſcalier du cabinet des bains.

Mais, Madame, nous ſommes jeunes, dit M. Henri Roch, ne ſerait-ce pas s’expoſer à la tentation en couchant ſi près l’un de l’autre ? Non, non, réplique-t-elle vivement. Je répons de moi, ma dévotion met en ſûreté ma vertu. Ce que j’en ſais, c’eſt ſeulement par une ſage précaution contre la mort & contre la peur d’être damnée, après avoir été à la comédie. Quand il s’agit de ſon ſalut éternel, les précautions les plus ſages ſont toujours bonnes à prendre : allez & revenez promptement, je vais appeller mes femmes pour me déshabiller, & je ne commencerai pas ma priere que vous ne ſoyez arrivé : nous la ferons enſemble.

M. Henri Roch ſort. Madame ſonne : les femmes de chambre arrivent. Madame, lui demande celle qui ce jour-là était en faveur, eſt-elle un peu contente de M. Henri Roch ? Oui vraiment, répond-elle, & même beaucoup. Il entend à merveille à faire les exercices de dévotion. Je le vois, dit l’une, tous les Dimanches à la grande meſſe de S. Sulpice ; à l’égliſe il reſſemble à un ange. Et moi, dit l’autre, je le vois aux Récolets, toutes les fois qu’il y a bénédiction & ſalut : il a l’air d’un prédeſtiné. Il ſe trouve, dit la premiere, à tous les ſermons du Pere Éliſée, & Madame doit l’y voir ſouvent. Vous êtes, ma mie, lui réplique ſa maîtreſſe, un petit oiſon : penſez-vous que quand j’écoute un prédicateur, je m’amuſe à regarder les jeunes gens qui ſont à l’égliſe. J’ai ma foi bien beſoin de ces Meſſieurs là ! Avez-vous prié pour moi au calvaire ?

Oui, Madame, répond l’interrogée, j’ai demandé à Dieu qu’il vous rende un peu moins dévote, afin que vous vous amuſiez davantage, & que vous ne nous grondiez pas ſi ſouvent ; parce que cela nous fait faire notre ſervice tout de travers, & que cela vous fait à vous un très-grand mal. Moi, Madame, dit la ſeconde, j’ai récité quatre fois l’oraiſon de Sainte Brigitte, pour que Dieu vous faſſe accoucher heureuſement. Pour accoucher, reprend la maîtreſſe, il faut être groſſe : allez-vous-en vîte, allez, vous êtes trois petites ſottes. Je n’ai pas encore fait ma priere, & je me mettrai au lit ſans vous.

Les femmes ſortent, & M. Henri Roch ne paraît point : dans l’impatience de le revoir on deſcend au jardin, & on le trouve ſe promenant ſous un berceau de jaſmins & de chevre-feuilles. On délibere ſi l’on paſſera la nuit ſous ce berceau, à faire quelque acte de dévotion : c’était le ſentiment de M. Henri Roch ; mais Madame décida qu’il fallait aller faire la priere, ſe coucher, & revenir à la pointe du jour pour adorer Dieu.

On remonte donc à la chambre, & ſans perdre du tems, on ſe met à genoux. Après la priere, M. Henri Roch fut chargé de dire les Litanies des Saints, & Madame ſe chargea de répondre les ora pro nobis. Lorſqu’il en fut à Sancte Barnaba ; paſſez, lui dit-elle, paſſez celui-là ; je ne l’aime pas ; étant à l’abbaye de Port-Royal, nous chantions une chanſon où il y avait de la béquille du pere Barnaba : notre maîtreſſe de penſion, qui ſavait très-bien ce que c’était que cette béquille, nous défendit de la chanter, & nous dit que ce S. Barnaba était fort indécent ; depuis ce tems je le laiſſe toujours en diſant les Litanies. En paradis je ne me ſoucierais même pas de me trouver à côté de lui. Je n’y demeurerais pas long-tems.

C’eſt pourtant à lui, dit M. Henri Roch, que les dames du Marais, l’un des quartiers de Paris, ſe recommandent, lorſqu’elles ont des vapeurs. En voilà bien d’un autre, reprend-elle ! loin de me guérir des miennes, il m’en donnerait. Fi ! d’un Saint qui porte ſon cœur au bout de ſon né ; c’eſt un ſaint à faire peur à toutes les vierges du paradis. En y arrivant, la premiere choſe que je demanderai à Dieu, ſera de l’en faire ſortir. Une dame de condition ſe déshonorerait de ſe trouver à côté d’un drôle comme S. Barnaba : n’en parlons plus & finiſſons les Litanies, car il eſt minuit, & je tombe de ſommeil.

On était au moment de ſe quitter, lorſque Madame la Ducheſſe dit à M. Henri Roch : vous êtes un homme judicieux, voici une idée qui m’eſt venue en faiſant la priere, & que je ſoumets à votre prudence : pendant la nuit vous ſerez bien éloigné de moi ; ſi mes vapeurs me prennent, je n’oſerai vous appeller crainte d’être entendue ; peut-être même n’en aurai-je ni le tems, ni la force. Pour prévenir cet horrible malheur, vous pourriez vous mettre dans mon lit, vous n’y ſeriez pas gêné, car il eſt fort grand. Cet arrangement, à moi, me paraît fort ſage ; la prudence, me dit ſouvent mon mari, eſt la mere de la ſûreté : les conſeils d’un mari ſont bons à ſuivre : vos ſecours, ſi j’ai le malheur d’en avoir beſoin, ſeront plus prompts ; mais vous ne vous ſouciez peut-être pas de dormir à côté de moi ?

L’obéiſſance, dit M. Henri Roch en ſe mettant au lit, eſt une grande vertu. Nous ne ſommes pas en ce monde pour faire notre volonté, ſurtout lorſqu’il s’agit du ſalut de Madame la Ducheſſe du Condor, dont le mari eſt vieux, qui d’ailleurs eſt très-dévote, & qui a peur d’être damnée.

Avant de nous endormir, lui dit Madame, recommandons bien notre ame à Dieu, & après, en attendant le ſommeil, vous me raconterez quelqu’hiſtoire édifiante. Voudriez-vous me dire celle de la niece de S. Abraham, hermite, laquelle coucha avec un jeune religieux, & qui enſuite voulut coucher avec ſon oncle ? Aimez-vous mieux me dire celle de Sainte Marie Égyptienne, qui fut une fille de joie, & qui enſuite paſſa quarante ans dans un déſert ſans manger ? Mais vous ne dites rien. Dormez-vous déjà ? Ce ne ſerait pas honnête de vous être endormi ſans me ſouhaiter le bon ſoir.

Pour s’aſſurer du ſommeil de M. Henri Roch, Madame la Ducheſſe alla aux enquêtes. Elle le pouſſe d’abord avec le pied, enſuite avec la main, enſuite elle regarde dans quel état eſt ſon cœur. Oh ! oh ! dit notre dévote avec ſurpriſe ; il dort, & ce cœur eſt très-éveillé ! Mais c’eſt là un miracle ; jamais pareille choſe n’eſt arrivée à mon mari. Le réveil de ce cœur ne ſerait-il pas un ſigne de Dieu, qui m’avertit de me tenir ſur mes gardes, pour n’être pas ſurpriſe cette nuit par les vapeurs ! D’ailleurs ce cœur n’eſt pas une bête ; il faut bien qu’il ſe doute de quelque choſe, puiſqu’il veille quand ſon maître dort, & qu’il eſt lui-même le remede à mon mal. M. Roch n’eſt que celui qui l’adminiſtre ; le réveillerai-je ? Ce n’eſt pourtant pas l’uſage d’avertir le médecin, lorſqu’on a un remède dont on connaît la vertu ; ne faiſons rien contre l’uſage, de peur de paſſer pour une femme ſinguliere ; laiſſons-le dormir & ſervons-nous de ſon remede, en béniſſant Dieu qui veille à notre ſanté.

Après ce petit raiſonnement, Madame ſe met doucement ſur M. Henri Roch, & travaille toute ſeule à détourner le malheur dont elle ſe croit ménacée. Lui, ſans paraître éveillé, ſecondait légérement les intentions de Madame la Ducheſſe. Ce pauvre garçon ! diſait-elle, eſt tellement dans l’habitude de faire des actes de charité, qu’il ſe prête, même en dormant, à une bonne œuvre. Le travail fut un peu long, mais elle en vint à bout. Elle reprend enſuite ſa place & fait ſemblant de dormir.

Alors M. Henri Roch à ſon tour s’arrange dans les bras de Madame la dévote ; mais avant de commencer, pour attirer les bénédictions du ciel ſur ſon travail, il fit cette belle priere qu’on prendrait, tant elle eſt ſublime, pour un cantique hébreu compoſé par M. l’Abbé de Reyrac (7).

Vous, ô mon Dieu, vous qui régnez ſur les riantes campagnes de Chatou, de Triel (8) & de Maiſons, ſur les fertiles coteaux de Paſſy, de Ruel & de Menil-Montant, vous qui donnez la joie aux enfans de Meudon, la beauté aux filles de Vanvres, l’abondance aux Bénédictins de S, Denis, & qui, dans la profuſion de vos dons, daignez encore, ô mon Dieu, pendant les douze mois de l’année (9), faire boire à la glace le poëte Roucher ; ſoyez, Seigneur, ſoyez glorifié dans tout ce que je fais, & dans tout ce que je vais faire.

Je n’avais point d’héritage, & vous m’avez mis, ô mon Dieu, au milieu d’une vigne qui ne tardera pas à fleurir. On n’en vit point d’auſſi agréables dans les vaſtes champs d’Arad, de Baſan, de Creteil & de S. Ouen. Cette vigne qui était négligée portera ſon fruit ; car vous êtes tout-puiſſant, ô mon Dieu, & vous ne tromperez pas l’attente du pécheur qui eſpere en vous.

Vous êtes encore auſſi incompréhenſible dans vos deſſeins, que dans vos dons. Autrefois vous envoyâtes Oſée (10) fils de Beery, & l’un de vos petits prophetes, chez Gomer, fille de Débalaïm, pour s’ébattre & s’éjouir avec elle. De leurs mutuels ébats, il en vint Lo-Hammi & Lo-Rhuama : c’étaient deux mauvais garnemens ; tels que, de nos jours, peuvent être les Tel-Ment, les You-Rouk, les Ron-Fer, les Seri-Rog, les Viſe-Sud, les Ro-Té-So, les Sei-Batar, ainſi que tous ceux qui vivent de méchanceté, & de feuilles de chardon (11).

Enſuite le même Oſée, & toujours pour obéir à vos ordres, ô mon Dieu, s’approcha d’une de ces femmes, qui placent leur confiance en des Dieux étrangers, qui ſont infidelles à leurs maris ; parce que, dites vous, elles préferent le marc du vin, au vin lui-même ; diligunt vinaci à uvarum. Seigneur je ne vaux pas votre petit prophete Oſée, & vous me traitez encore mieux que vos quatre grands prophetes ; dans l’excès de vos bontés, vous m’avez conduit chez une dame, jeune & belle, qui place ſa confiance en vous ſeul ; & je ſerai ici avec elle, vous béniſſant donec luceat dies, juſqu’à ce que l’aube du jour paraiſſe ; tel que Salomon (12) le jour de ſes noces, lorſqu’après avoir parcouru les deux monts de la myrrhe & la coline de l’encens, il embraſſa ſon figuier, & monta deſſus pour en cueillir les fruits ; tel que le fier Habacuc, lorſque ferme ſur ſon baſtion, il ſe pâmait d’aiſe & de joie en célébrant vos merveilles ; tel que vous même, ô mon Dieu, lorſque, un inſtrument à la main & ſous la forme d’un ouvrier (13) prêt au travail, vous parûtes monté ſur les murailles de l’infidelle Sion, que vous ne voulûtes ni réparer ni recrépir.

Soyez béni dans vos œuvres ! ô mon Dieu ! Madame la Ducheſſe n’a beſoin d’aucune réparation. Vous en avez fait un aſſemblage de beautés ! C’eſt le plus bel ouvrage qui ſoit encore ſorti de vos mains auguſtes, quoique ſon né (14) ne reſſemble point à la tour du mont Liban qui regarde du côté de Damas. Nafus ſicut turris Libani quæ aſpicit contra Damaſum.

Que ſon ſommeil eſt doux ! c’eſt celui d’un ange qui, après avoir chanté hozanna treize mille ſix cens trois fois, s’endort paiſiblement ſur les marches reſplendiſſantes de votre trône immortel,

L’haleine qui ſort de ſa bouche, & même d’ailleurs, a tout à la fois le parfum de la géroflée & de la pêche de Montreuil : elle eſt plus ſuave que les aromates de Sennaar ; ce qui eſt un ſigne de prédilection. Vos élus, ô mon Dieu ! répandent toujours autour d’eux une odeur ſemblable à celle d’un champ couvert de fleurs, que vous avez bénies. Odor ſicut odoragis floribus pleni cui benedixit Deus[5]. Une odeur telle qu’on peut la ſentir en paſſant devant les boutiques, ſoit de Margame, le premier des Parfumeurs de la rue S. Honoré, ſoit du ſavant Beaumé (15) le jour, que dans ſes magnifiques alambics, il diſtille la camomille, l’hypericon, le matricaire, l’aloès, l’œillet & le chardon-roland.

Ses joues, ô mon Dieu ! que vous pétrîtes de roſes & d’incarnat, reſſemblent à deux pommes de grenades ; abſque eo quod intrinſecus lætat, ſans parler de ce qui eſt dedans : telles étaient celles de la chaſte & mignone Judith, le jour qu’elle alla dévotement, en bonne fortune, au camp d’Holopherne, & auquel, pour vous plaire, ô mon Dieu ! elle coupa le cou après avoir couché avec lui.

Ni les yeux des puiſſantes Reines de Tyr, ni ceux des ſuperbes filles qui habitaient Moſoc & le voiſinage de Torgama, ni les yeux de la brillante nymphe qui, folâtrant encore ſur les hauteurs de Lucienne (16), dans la coupe enchantereſſe du préſent, boit l’oubli du paſſé, ne peuvent être comparés aux yeux de la reſpectable dame avec laquelle j’ai l’honneur de m’exercer en tout honneur & toute dévotion.

Son œil droit, plus beau que le raiſin d’Engaddi (17), brille d’un feu plus pur que le Sanci (18), ce diamant le plus précieux de la couronne de nos Rois.

Quant à ſon œil gauche, il répand une lumiere plus douce & plus vive que la topaſe dont était enrichi le ſacré pectoral du grand Juif Joÿada, le jour, qu’à la tête d’une cohorte de prêtres, il aſſaſſina ſa reine Athalie, qui avait cent cinq ans, & qui était fort belle lorſqu’elle était jeune.

Allegrain (19), le fameux Allegrain, cet Allegrain que nous connaiſſons tous, & dont le ciſeau eſt miraculeux, n’a point encore vu parmi les divinités de ſes vaſtes atteliers, de jambe qui en agrémens, en fineſſe, en belle proportion, fût pareille à celle de Madame la Ducheſſe de Condor. Telles, & ma foi tout ou plus, pouvoit être celle du beau Gabriel (20), votre ambaſſadeur, le jour de l’annonciation, lorſque ſur les ſept heures & demi du matin il entra dans l’oratoire de la ſainte Vierge, pour lui faire ſon compliment ſur ſa maternité future, & auquel compliment, ſans ſe déranger de ſon prie-Dieu, fait de ſapin de Sanir (21), toute tremblante & en toute humilité, la jeune Nazaréenne répondit : nigra ſum ſed formoſa, je ſuis noire, mais je ſuis belle, & je le veux bien.

Non, Seigneur, non, parmi les Dieux de Moab, ni parmi les Dieux d’Ammon, il n’en fut jamais de ſemblable à vous ; on en peut dire autant du magnifique anus de Madame la Ducheſſe ; à l’égard de tous les anus anciens & modernes, cet anus eſt une de vos merveilles. Les princeſſes de Dibon & de Medaba, de Berlin & de S. James n’en eurent point d’auſſi beau. Moins brillans & moins, parfaits, dans leurs alentours, furent les cinq anus d’or (22), que vous offrirent autrefois les puiſſantes villes de Geth, d’Azoth, de Gaza, d’Aſcalon & autres, dont il eſt inutile de dire le nom.

De l’incomparable anus de Madame de Condor je paſſerai à ſon cœur, le trajet n’en eſt pas long ; & je vous dirai, Seigneur, que ce cœur eſt un vrai vaſe d’élection : c’eſt ſur-tout dans l’endroit que vous l’avez mis, que brille la profondeur de votre ſageſſe. Si vous l’euſſiez placé au milieu de ſon beau front d’ivoire, ce cœur, par l’éclat de ſon ébene, eut certainement, les jours que Madame va faire ſa cour, fait l’admiration de tous les Seigneurs de Verſailles ; mais par l’impoſſibilité d’arranger les choſes comme il convient, je n’euſſe pu la guérir de ſes vapeurs. Faites, ô mon Dieu, faites qu’elle en ſoit délivrée, & qu’elle reſte toujours belle… Sa gorge, que ma dévotion preſſe de ſes deux mains, eſt encore un de vos chef-d’œuvres ; elle eſt plus blanche que la neige, plus douce que le lait, ſes boutons plus rouges & plus beaux que le ſaphir, rubicundiores pulchrioreſque ſaphiro, & meilleur que la ſucculente cériſe que l’on cueille ſur les rives fortunées du riche & vineux Andreſi (23).

Vous êtes juſte, Seigneur, & la ſource même de toute juſtice, & j’oſe croire que, ſi Madame eût été au monde le jour que, ſous la forme d’une colombe, au cou de jaſpe, aux aîles noires & blanches, du céleſte pigeonnier, le St. Eſprit deſcendit ſur la terre, c’eſt chez Madame la Ducheſſe qu’il fût entré ; c’eſt dans ſon ſein virginal (24), qu’il ſe fût délecté à opérer ; il eut certainement préféré une auſſi belle Françaiſe à une petite Juive qui avait les genoux cagneux, & qui ne faiſait jamais ſon bidet : de plus, qui en marchant courbait les épaules comme les jardinieres de Nogent & de Belle-Ville.

J’eſpere, ô mon Dieu ! que Madame ne perdra rien pour être venue trop tard ; & ſi en ce monde elle n’a pu être mariée avec le St. Eſprit, quand elle ſera dans le ciel, de deux choſes l’une, & j’en ſuis ſûr, ou que vous, Dieu, pere éternel, la prendrez pour votre maîtreſſe favorite, ou que Dieu, votre fils conſubſtantiel l’épouſera. Tout le paradis ſera en joie le jour de ſes nôces ; les Saints de la Jéruſalem céleſte danſeront avec les étoiles du firmament, & les chérubins (25) avec les cometes (26). Puiſſé-je faire en ce monde aſſez de bonnes œuvres pour être invité à la fête, & ſur-tout pour avoir une bonne place dans les ballets.

En attendant, & pendant que votre future dort, je vais lui adminiſtrer le remede néceſſaire à ſes vapeurs. C’eſt à vous, ô mon Dieu ! à bénir & à rendre efficace ce remede. Ainſi ſoit-il.

La priere achevée, M. Henri Roch ſe mit à l’ouvrage : mais… quoi… j’entends certains lecteurs qui diſent : voilà, certes, voilà une priere bien longue & bien ennuyeuſe. Cenſeurs indiſcrets & incivils, apprenez que dans cette priere, il n’y a de l’ennui que pour des indévots, tels que vous qui ne trouvâtes jamais ni de meſſes trop courtes, ni de dîners trop longs. Vous êtes des gens groſſiers, ſans religion & ſans ſavoir vivre, de m’avoir interrompu dans le plus bel endroit de mon hiſtoire. Puiſſe le fort & terrible Samſon, revenant de la région des morts, vous traiter avec une machoire d’âne, comme il traita les Philiſtins. Puiſſe, race d’Amalec, le ſaint prêtre Samuel avec ſon couteau ſacré, vous hâcher en morceaux, comme il hâcha le roi Agag (27), qui ne valait pas plus que vous ! Puiſſe le ciel, ouvrant de nouveau les cataractes (28) de ſon firmament, vous noyer ſous les eaux ; & pendant que vous ſerez en l’autre monde, & que vous apprendrez ce que c’eſt qu’un ciel, un firmament & des cataractes, je continuerai à raconter tranquillement les exercices de dévotions de M. Henri Roch avec Madame la Ducheſſe de Condor, & je dirai que dès qu’il eût fini ſon travail, il reprit ſa place.

J’ajoute que Madame la dévote, lorſqu’elle le crut endormi, tout en ſe ſignant, comme il convient à une bonne chrétienne avant de commencer œuvre quelconque, & tout en diſant : d’un remede qui eſt bon, on ne ſaurait en uſer trop ſouvent, elle ſe huche de nouveau ſur M. Henri Roch, & ſe met à recommencer ſon exercice, lorſqu’il s’écrie : ah ! Madame, pour une dévote, que faites-vous donc-là ? Voulez-vous me damner pendant que je dors ? Au nom de Dieu, qui voit tout, ne faiſons pas de ces choſes abominables.

Je dormais auſſi, dit-elle, en reprennant vîte ſa place ; je rêvais certainement. — C’était-là un fort vilain rêve que faiſait Madame. — Ah ! Monſieur, n’allez pas vous imaginer. Je n’imagine rien ; mais j’ai très-chaud dans votre lit, & je vais deſcendre dans le jardin pour & à l’exemple des peres du déſert, élever mon cœur à Dieu, en contemplant l’armée du ciel. J’y deſcendrai auſſi avec vous, lui dit Madame, car depuis que je dors, je n’ai encore fait aucune priere.

Le jour commençait à poindre, lorſqu’on arriva dans le jardin. Nous entrerons, dit M. Henri Roch, ſous ce berceau de jaſmins. Sa fraîcheur ſemble nous inviter à une ſainte converſation ; & ſi Madame l’agrée, nous nous entretiendrons de confeſſion & de confeſſeurs.

Je le veux bien ; & vous ne pouvez me faire un plus grand plaiſir. Le mien eſt un ſaint ; il ne parle que de l’amour de Dieu & de l’amour du prochain. Je me confeſſe tous les quinze jours, & il eſt ſi zélé pour mon ſalut, qu’il voudrait me confeſſer tous les jours. Quand il eſt avec moi dans le confeſſionnal, ce n’eſt pas comme avec ſes autres pénitentes, qu’il ne garde que cinq à ſix minutes, il me tient les heures entieres. Quelquefois même il en ſue. Ô le ſaint homme ! dit M. Henri Roch ; après. D’abord que je ſuis dans le confeſſionnal, il me demande ſi je ſuis enceinte, parce qu’il s’intéreſſe beaucoup à ma ſanté, ainſi qu’à mon ſalut ; il voudrait bien que j’euſſe un enfant, il me donnerait une belle oraiſon, qui fait accoucher ſans douleurs, & même à ce qu’il me dit, avec un peu de plaiſir. — Ô le ſaint homme ! après. — Enſuite il me demande ſi j’ai eu des vapeurs ; il s’informe exactement comment elles me prennent ; ſi mon mari ſuffit pour les diſſiper : c’eſt lui qui m’a appris que j’en aurais juſqu’à ce que je ſois groſſe. Il me dit ſouvent qu’il voudrait bien me guérir. — Ô le ſaint homme ! après. — Enſuite, ma foi, il a beaucoup d’eſprit ; car il perſuade tout ce qu’il veut, & arrange tout ce qu’il dit, de maniere à faire voir quelquefois qu’on ne peche pas, même en péchant. — Ô le ſaint homme ! après. — Et puis en diſant, qu’il donnerait ſa vie pour ne me plus voir ſouffrir, il ajoute :


Et je ne fais au ciel nulle dévote inſtance
Qui n’ait toujours pour but votre convaleſcence.


— Ô le ſaint homme ! après. — Et puis ajoutant qu’il m’aime autant que mon mari il dit :


L’amour, qui nous attache aux beautés éternelles,
N’étouffe point en nous l’amour des temporelles.
Le ciel défend, de vrai, certains contentemens ;
Mais on trouve avec lui des accommodemens.
Selon divers beſoins il eſt une ſcience
D’étendre les liens de notre conſcience ;
Et de rectifier le mal de l’action
Avec la pureté de notre intention.


— Ô le ſaint homme ! Madame, ira-t-elle ce ſoir à la comédie du Tartuffe ? — Oui, vraiment, & vous y viendrez. — Et votre confeſſeur, qu’en dira-t-il ? — Je le prierai demain à dîner avec nous, & ſi je lui dis que la comédie me fait un grand plaiſir, je ſuis bien certaine que, par quelque tournure d’eſprit, ſa dévotion arrangera cette comédie, pour qu’il n’y ait pas de péché pour moi ; vous verrez comme il a de l’eſprit. — Je vois, Madame, qu’il eſt déjà trois heures, & qu’il eſt tems de prier.

Vous avez raiſon, répond Madame la Ducheſſe ; & ce ſera au milieu de ce tapis de gazon, & auprès de cet amas de feuilles de roſe, que nous ferons la priere du matin.

Ce fut en effet là que les deux dévots ſe rendirent, & qu’ils ſe mirent à genoux. En terminant la priere, Madame la Ducheſſe demanda par ſurérogation & pour la ſanté de ſon mari, un Pater & un Ave, Après quoi s’étant aſſis tous deux ſur cet amas de roſe, Madame parla ainſi :

M. Henri Roch, mon mari, pour lequel nous venons de dire un Pater, vous a une grande obligation. Sans vous il n’aurait peut-être plus de femme ; dans ſon déſeſpoir il ſerait certainement mort de chagrin. Vous lui avez épargné l’affreux malheur de me perdre & de mourir. Après m’avoir perdue ; mon pere & ma mere qui m’aiment tendrement, ne m’auraient pas ſurvécu. En me conſervant, vous avez conſervé toute une famille. Quelle reconnoiſſance ſur-tout ne vous doivent pas mes femmes de chambre ! Que de larmes elles auraient verſées, ſi j’était morte ! Elles n’auraient ſu que devenir.

À propos de vos femmes, dit M. Henri Roch, ſont-elles mariées ? — Non certainement. Je n’ai chez moi perſonne de marié ; & celles qui ſe marieraient, n’y reſteraient pas longtems. — Elles ont donc des vapeurs ? car du tems que nous faiſons ici la priere du matin, l’une eſt couchée avec votre maître d’hôtel, l’autre avec votre cuiſinier, & la fille de garde-robe avec le garçon d’office.

C’eſt-là, réplique Madame, une horrible méchanceté, dont je ne vous croyais pas capable. — Je ne ſuis point méchant ; ce que j’en dis, c’eſt uniquement pour rendre ſervice à vos femmes. — Voilà, certes, un plaiſant ſervice que vous rendez à des demoiſelles, qui ſont ſages comme des anges, qui me diſaient hier que vous étiez un ſaint, qu’elles vous voyaient tous les dimanches à St. Sulpice, & à tous les ſermons du pere Éliſée. — Elles ont pu dire cela à Madame, & je leur en ſais bon gré : mais ce qui eſt certain, c’eſt qu’il y a quatre ans que je ne ſuis point entré à St. Sulpice, il y en a dix que je n’ai point entendu le pere Éliſée.

Obſervez donc, dit Madame la Ducheſſe, qu’elles ne m’auraient pas fait un menſonge, le jour de leurs dévotions au Calvaire. — C’eſt qu’elles n’ont point été au Calvaire, & qu’il eſt très-vrai qu’elles ſont actuellement dans les bras de leurs maris, ou de leurs amans, occupées à faire des enfans, ou à prévenir des vapeurs.

— Comment ſavez-vous cela ? — C’eſt parce que dans tous les pays du monde les filles ſe marient toutes ſeules quand on ne les marie pas. Je ſais auſſi que, lorſqu’on eſt jeune, & qu’il fait ou un grand froid ou une grande chaleur, on ne couche ſeul, que lorſqu’on ne peut pas coucher deux. Je ſais de plus que les femmes de chambre ſe font un jeu de tromper leurs maîtreſſes qui ſont dévotes, que pour cela elles prennent le maſque & le langage de la dévotion. C’eſt-là une de leurs petites induſtries pour vivre & pour ſe faire aimer ; ce qui eſt bien pardonnable.

Tout ce que M. Henri Roch dit là-deſſus fit naître à Madame la curioſité de ſavoir s’il avoit raiſon. En vain il lui fit obſerver, combien il étoit indigne à une maîtreſſe de maiſon d’aller écouter aux portes des chambres ; tout ce qu’il put obtenir fut une indulgence pléniere pour toutes ſes femmes ; de marier celles qui ne le ſeraient pas & de pardonner à celles qui le ſeraient.

Les charmantes & douces antiennes qu’elle entendit entonner à pluſieurs repriſes, ne lui laiſſerent aucun doute, ſur ce que M. Henri Roch lui avait annoncé. La découverte faite, elle vint le rejoindre au jardin. Vous m’avez, lui dit-elle, rendu de très-grands ſervices. Comptez ſur ma reconnaiſſance ; regardez ma maiſon comme la vôtre ; vous y ſerez toujours reçu avec plaiſir. Vous m’avez inſtruite de ce que je ne devais pas ignorer, & vous m’avez guérie de mes vapeurs. Ce ſont-là des ſervices qui ne s’oublieront jamais.

Je me félicite, reprit M. Henri Roch, de la guériſon de Madame ; mais je n’aurai pas l’honneur de la revoir. Elle a pour moi une maladie plus à craindre & plus difficile à traiter que les vapeurs. — Ah ! Monſieur Roch, vous m’étonnez, ſerais-je malade ſans le ſavoir ? De grace, dites-moi quelle eſt cette maladie, afin que je faſſe avertir Tronchin, Pomme, & mon confeſſeur. Parlez donc vîte, quelle eſt cette maladie ? — C’eſt la dévotion : c’eſt une maladie qui tue votre ame, qui prolonge votre enfance, & qui ſerait incurable, ſi Madame avoit moins d’eſprit qu’elle en a.

Ce propos plongea Madame la Ducheſſe dans une profonde rêverie & d’où elle ne ſortit que pour dire : ce ſoir, après la comédie du Tartuffe, je vous ramenerai ici ; vous me montrerez en quoi la dévotion eſt une maladie, & ſi vous me le prouvez par de bons exemples tirés, ſoit de la Bible, ſoit d’ailleurs, je ne veux point avoir d’autre medécin que vous.

Je ne haſarderai point, réplique M. Henri Roch, une ſemblable cure ; c’eſt à Madame à travailler toute ſeule : elle ne doit attendre de ma part ni conſeils ni recette. Je puis en avoir contre les vapeurs ; mais je n’en ai point contre la dévotion.

Tout en diſant cela, il prend la main de Madame la Ducheſſe & la couvre de baiſers. Que faites-vous donc-là ? lui demande-t-elle, avec le ton de la plus grande ſurpriſe ; & il ne répond à la demande & à la ſurpriſe de Madame, qu’en reprenant cette main, & en la baiſant de nouveau. — Savez-vous, Monſieur, qu’il n’y a point de dévotion à tout cela, & il ne répond au reproche que par un geſte, & par un mouvement qui annonçait un grand déſir ; & qui dans toute autre occaſion eut été une témérité impardonnable.

C’eſt-là du fruit défendu, lui dit-elle, en le repouſſant doucement. Quoi ! dit-il à ſon tour, mon amour eſt votre ouvrage, &… Oh ! répond-elle, l’amour eſt un très-grand péché, & j’en ſuis bien fâchée. Sans cela, je ſens dans le fond de mon cœur, que je vous aimerais beaucoup. — Tout au moins, Madame, accordez encore une fois un plaiſir que déjà… — Non, en vérité. Je n’en ferai rien. Je ne ſuis plus malade, & je n’ai plus beſoin de remedes. Si vous aviez des vapeurs, & que cela pût vous guérir, ce ſerait alors une bonne action que par reconnaiſſance je n’héſiterais pas à faire. En bonnes œuvres je ne voudrais pas être en reſte avec vous ; mais nous nous portons bien l’un & l’autre, & le plaiſir que vous demandez, n’eſt néceſſaire ni à votre ſalut ni au mien.

M. Henri Roch, qui juſqu’alors n’avait mis aucun prix à des jouiſſances, dont on l’avait raſſaſié, en mettait un très-grand à un plaiſir qui ſerait le fruit d’une victoire, ou d’un ſentiment. N’obtenant donc rien par prieres, il en vint à un ſiege réglé. Ce fut alors entr’eux deux un vrai combat de paſſion & d’honnêteté. L’amour formait les attaques, la raiſon & le devoir les repouſſaient, & cela ſans fierté, ſans aigreur, ſans y mêler les intérêts du ciel, ni le jargon de la dévotion.

M. Henri Roch enlevait-il par ſurpriſe, ou par force quelqu’ouvrage extérieur, cet ouvrage était preſqu’auſſi-tôt repris qu’enlevé. La défenſe fut longue & pénible ; c’eſt encore une des plus belles que femme de condition ait jamais faites. Moins longue & moins glorieuſe fut celle qu’à l’âge de dix-huit ans fit Madame la Marquiſe de Parpaille pour la conſervation de ce qu’elle appellait ſa Toiſon d’or.

M. Henri Roch varia ſes attaques de vingt manieres & avec un art infini. Elles furent inutiles. Mais le furent-elles toutes ? Et la place fut-elle emportée d’aſſaut ou ſe rendit-elle à une capitulation honorable ? C’eſt-là ce que nos lecteurs ſont dans l’impatience de ſavoir & c’eſt ce que nous ne leur dirons pas. Nous avons promis de raconter des exercices de dévotion & non d’écrire les luttes d’un amour prophane ſur un lit de roſes.

Notre devoir eſt encore de leur apprendre, qu’après ce long combat d’amour & d’honnêteté, les liaiſons de Madame la Ducheſſe de Condor & de M. Henri Roch furent très-décentes ; elles n’eurent jamais rien de ſuſpect ni aux yeux du public qui eſt toujours malin, ni aux yeux des parens qui ſont toujours ſoupçonneux.

Nous dirons auſſi que Madame la Ducheſſe fut pour toujours guérie de ſes vapeurs ; que le lendemain ſon mari arriva de la campagne, & qu’au bout de neuf mois, elle accoucha d’un beau garçon, qui fait le bonheur de deux familles.

Ce qu’il importe encore d’apprendre à nos lecteurs, c’eſt que le ſoir même, Madame la Ducheſſe alla à la comédie du Tartuffe, que les écailles, en voyant jouer ce Tartuffe, lui tomberent des yeux : elle ne vit plus, dans ſon confeſſeur qu’un fourbe, un ſcélérat qui, pour la ſéduire plus facilement, la rendait imbécille. De dévote acariâtre elle devint une femme très-raiſonnable, aimable dans la ſociété, attentive à ſon ménage, douce & indulgente pour tous ceux qui la ſervaient : elle lut de bons ouvrages, & bientôt une raiſon éclairée ſuccéda à un eſprit abruti par le bigotiſme & par ſes pratiques minutieuſes.

Le banc qu’elle avait à l’égliſe, fut ſupprimé ; mais elle eut une loge au théâtre français ; elle ne donna plus aux prêtres, ni aux moines des ſommes conſidérables pour dire des meſſes, pour rafraîchir les ames du purgatoire, & pour brûler des cierges en plein jour, ce qui eſt d’une dépenſe inutile, comme d’un extrême ridicule ; mais elle envoya des ſecours honnêtes dans les priſons de Paris & les diverſes maiſons de charité ! L’argent qu’elle diſſipait en dons pour des religieuſes inutiles, fut employé à avoir une petite pharmacie dans chacune de ſes terres, tant pour l’utilité de ſes vaſſaux que pour le ſoulagement des pauvres de la campagne.

Dans Paris on ſut bientôt, que cette double cure des vapeurs & de dévotion de Madame la Ducheſſe de Condor était l’ouvrage de M, Henri Roch. Cela lui fit beaucoup d’honneur à Verſailles. Dans le faubourg S. Germain ; il devint le directeur & le medécin à la mode, & il eut bientôt plus de pratiques qu’il n’en pouvoit faire. Tronchin, Bouvard, Lory, Pomme, & les confeſſeurs furent moins occupés que lui ; leurs recettes étaient auſſi moins bonnes. Ils devinrent ſes ennemis. Autrefois ils l’euſſent accuſé d’être ſorcier (29), ce qui eut été très-ſérieux. On ſe contenta de l’accuſer d’être philoſophe, & le Roi, à qui l’on parla de la philoſophie & des cures de M. Henri Roch, ne fit qu’en rire. C’eſt-là, ma foi, un bon Roi. Prions pour lui.


FIN
Exercices de dévotion, bandeau
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LA ROCAMBOLE,
OU
NOTES ÉDIFIANTES

ET RÉCRÉATIVES.

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(1) La Grenée, Peintre très-eſtimé ; d’un pinceau tendre & voluptueux.


(2) M. de Rhuilleres, dont il s’agit ici, n’eſt pas celui qui eſt attaché aux affaires étrangeres, qui, en ſociété, eſt très-aimable, qui eſt auteur d’un excellent petit traité, en vers alexandrins, ſur les diſputes. Il ne manque à ce M. de Rhuillieres, pour avoir une très-grande réputation, que du courage. Il aime mieux, dit-il, digérer paiſiblement, que d’avoir un nom plus connu. Si nos prédéceſſeurs, qui n’avaient ni plus d’eſprit, ni plus de connaiſſances que lui, avoient ainſi penſé, nous ſerions encore dans les bois.


(3) Greüſe, Peintre d’une grande réputation. Tout le monde connaît ſon tableau de la dame de charité.

Les Peintres ſont dans l’uſage de faire venir chez eux des filles publiques, & de les faire mettre toutes nues ; lorſqu’ils trouvent des formes parfaites, ils travaillent d’après ces modèles. C’eſt ainſi que la nature ſert à la perfection de l’art. M, Greüſe paſſe pour le Peintre qui a vu le plus de modèles, & pour le mari qui, dans ſon état, a été le plus fidele. Demandez-le lui,


(4) Heureux celui. Madame dit des croix de cette vie, ce que Salomon dit de la ſageſſe. Lignum vitæ qui aprebenderit cam beatus. Prov, ch. 3, v. 18. Cette erreur eſt ſans conſéquence, comme la plupart de celles qui ne font pas renchérir le bled au marché. En théologie on a fait ſouvent des citations plus dangereuſes.


(5) Une troiſieme fois. On ne doit pas être étonné de ce triple acte de dévotion, ſur-tout quand on ſonge que Salomon a dit qu’il y avait trois choſes inſatiables. Tria inſaturabilia, infernus, terra & os vulva. Salomon, à ce que diſait M. Boulierot, Curé de S. Gervais, aurait pu dire des choſes plus utiles & plus honnêtes. Ce M. Boulierot avait beaucoup d’eſprit. Il a laiſſé en mourant cent mille écus comptant.


(6) Démoniens. Madame la Ducheſſe veut ſans doute parler des Lacédémoniens ; c’eſt par ignorance qu’elle s’exprime ainſi. On ne lui avait rien appris ; & elle était en état de tout apprendre. Elle parle aujourd’hui pluſieurs langues, ſait l’hiſtoire, la géométrie ; &c. mais elle ſe gardera bien de faire comme Madame de…… quatorze volumes en ſix ans. L’abondance eſt ſouvent ſtérile.


(7) L’Abbé de Reyrac a fait en proſe l’Hymne au Soleil. Cet Hymne, ſi fort vanté dans le Journal de Paris, eſt, ainſi que tous les diſcours des prophêtes, pauvre en penſées, mais riche en paroles ſonores. La pompe & l’abondance des expreſſions y couvre une ſtérilité générale d’idées : c’eſt un gueux vêtu de magnifiques haillons.


(8) Chatou, Triel, Maiſons, Creteil, S. Ouen, S. Denis, Vanvres, Menil-Montant, Nogent, Montreuil, Belleville, ſont des campagnes du voiſinage de Paris. Emath était une bourgade de l’Idumée. Arad, Baſan, Torgama, étaient en Syrie ; Dibon, Medaba, étaient des villes des Moabites.


(9) Les douze mois de l’année, poëme en douze chants, formant un petit volume, auquel l’auteur a joint trois volumes de notes. On commente ordinairement l’ouvrage des autres. M. Roucher s’eſt commenté lui-même. On n’a jamais pouſſé auſſi loin que lui, le privilège d’être bavard en notes. Redire ce que des hommes de génie ont dit ; imprimer ce qui eſt déjà imprimé ; vendre ce que les autres ont dit & imprimé : cela paſſe la raillerie.

On ſait la double réputation qu’eut le poëme des douze mois, avant d’être & après avoir été imprimé. Voyez ce qu’en ont dit MM. Imbert & Garat, bons juges & amis de l’auteur.

Ah ! mon cher M. Roucher, quand on a fait un poëme qui, à ſa naiſſance ne peut être lu, & qui aujourd’hui eſt profondément oublié, on doit être modeſte ; on ne doit pas ſurtout ſe permettre des ſatyres contre la Henriade, laquelle fait les délices de bien d’honnêtes citoyens. On pardonne à un homme d’être un poëte ennuyeux, mais on ne voudrait pas qu’il fût un juge ridicule.


(10) Les malins ont prétendu que l’Abbé de Voiſenon, ſous les noms barbares de Tel-Ment, de Jon-Rouk, de Ron-fer, de Seri-Rog, de Ro-Te-Sot & de Sei-batar, avait voulu déſigner MM ; Clément, Roujou, Freron, Groſier, Sautreau & Sabatier. Nous n’en croyons rien. Nous penſons au contraire qu’il a voulu parler de ſix Juifs, auſſi fameux par le mépris public dont ils ſont couverts, que par les haillons qu’ils vendent.


(11) Oſée. Dieu envoya d’abord ce petit prophete chez une femme de mauvaiſe vie, avec ordre à lui de s’évertuer avec elle, & de lui faire des enfans de proſtitution. Filios proſtitutionum. Il lui enjoignit enſuite d’aimer & de coucher avec une femme adultere. Vade & dilige mulierem adulteram.

Si on enviſageait ces ordres conformément aux idées reçues, il ſemblerait que Dieu eût pu traiter un peu mieux ſes petits prophetes, que de les envoyer chez des femmes de mauvaiſe vie.

Les grands prophetes étaient moins bien traités ; à l’un il ordonne de manger un livre de parchemin, à l’autre de ſe promener tout nu dans les rues ; à celui-ci de porter un bât, & à celui-là de manger des excrémens humains. Tout conſidéré, le traitement d’Oſée, qu’on envoye ſe gaudir avec des filles de joie, vaut encore mieux que de déjeûner comme Ezéchiel, avec une tartine de m……

Tout change, autrefois Dieu envoyait ſes prophetes à des filles de joie, & aujourd’hui, ſous peine de l’enfer, il défend à ſes prêtres de prendre pour compagnes des femmes honnêtes.

Ce qui mérite l’attention du philoſophe, c’eſt que dans la plus haute antiquité il y avait des filles publiques, à Babylonne, à Jéruſalem, à Ninive, comme il y en a à Paris, à Londres, à Rome, & dans toutes les grandes villes policées. Il y en avait dans les tems patriarchaux. Il s’en trouva une dans le déſert du tems de Moïſe. C’était une femme publique avec laquelle était couché Zambri, lorſqu’il fut tranſpercé par le pieux Phinée. Ce fut une femme publique qui cacha les eſpions que Moïſe avait envoyé à Jéricho. Samſon était avec une fille de joie à Gaza, lorſque ſur le minuit on ferma les portes de la ville pour le prendre. Dalila, de la vallée de Sorec, n’était, ce me ſemble, qu’une courtiſanne, dont le fort Samſon était éperdument amoureux.

Long-tems avant les aventures de ce Samſon, on avait vu le patriarche Juda accoler ſa bru Thamar, croyant être avec une fille publique. La mépriſe fut ſalutaire au genre humain ; car de cet inceſte il en vint Pharès, l’un des ancêtres de Jeſus-Chriſt.

Du tems de Salomon, le manege de ces filles était tel qu’il eſt aujourd’hui. Voici ce que ce Roi en dit dans le livre des Proverbes. Suppoſez toutefois que ce Roi ſe ſoit amuſé à enfiler ces proverbes, dont les uns renferment des erreurs, & les autres ſont faſtidieux par leurs répétitions.

Étant à la fenêtre de ma maiſon, j’apperçois un jeune inſenſé qui, ſur le ſoir, & lorſque la nuit devient obſcure, paſſe dans le coin d’une rue près la maiſon d’une fille. Je la vois venir au-devant de lui, en ſa parure de courtiſanne ; elle prend ce jeune homme, le baiſe & le careſſe effrontément, lui diſant : je me ſuis acquittée de mon vœu aujourd’hui. C’eſt pourquoi je ſuis venue au devant de vous, déſirant vous careſſer. Venez : enivrons-nous de plaiſir juſqu’à ce qu’il faſſe jour. Jouiſſons de ce que nous avons tant déſiré. Mon mari eſt abſent pour long-tems. — Entraîné par ſes careſſes, le jeune homme la ſuit comme un agneau qui va à la mort en bondiſſant. Prov. chap. 7.

Remarquons que cette donzelle dit qu’elle a fait ſa priere. Hodie vota mea Deo reddidi. Il en eſt ainſi de nos jours : point de fille de joie, qui de temps en temps ne faſſe dire des meſſes, pour que Dieu lui envoye des chalans. L’Abbé de Voiſenon en avait trouvé pluſieurs qui lui avaient aſſuré que cela leur avait toujours réuſſi. Cet Abbé ſe plaiſait à conter les ſcrupules & la délicateſſe de conſcience de la Tante-Miel, l’une des plus honnêtes pourvoyeuſes de Paris.

Il lui demanda un jour ſi elle faiſait bien ſes affaires, & elle répondit très-chrétiennement : ah ! M. l’Abbé, quand on fait ſon métier en honneur & conſcience, Dieu ne nous abandonne jamais.

L’Abbé une autrefois lui témoignait des craintes ſur la ſanté d’une demoiſelle qu’elle lui avait envoyée. Pour qui me prenez-vous, dit-elle, n’ai-je pas, tout comme vous, une ame à ſauver ?

Laiſſons les filles & M. l’Abbé. Revenons au prophete Oſée. La ſeconde femme chez qui Dieu lui ordonna d’aller s’amuſer, lui coûta quinze pieces d’argent & une meſure & demi d’orge. Quindecim argenteis & coro & dimidio hordei. Il y a des filles de nos jours, qui coûtent beaucoup plus, & d’autres beaucoup moins. Il y en a de vingt, de trente, de quarante mille francs par an. Il y en a à douze ſous pour les laquais, & à vingt-quatre pour les étudians, ſoit en chirurgie, ſoit en théologie.


(12) Tel que Salomon. J’irai, dit ce Roi, en parlant d’une viſite qu’il veut faire à la Sulamite, j’irai au mont de la myrrhe & à la colline de l’encens. Vadam ad montem myrrhæ & ad collem thuris. Cent commentateurs, Eſpagnols, Portugais, Italiens, Flamands, François, Allemands, Polonais, ſe ſont ſignalés pour expliquer ce paſſage.


(13) Sous la forme d’un maître ouvrier. Dieu demanda au prophete Amos, quid vides ? Que voyez-vous ? Et Amos répondit, je vous vois ſur une muraille avec une truelle à la main. Je ne me ſervirai plus de truelle avec mon peuple, lui réplique le Seigneur, je ne recrépirai plus ſes murailles. Et ecce ponam truellam, non dejiciam ſuper indue eum.


(14) Quoique ſon né. La comparaiſon que Salomon fait du né de ſa maîtreſſe avec une tour, prouve que de ſon tems les grands, nés étaient à la mode chez les femmes juives. Il comparait auſſi ſon ventre à un boiſſeau. Les gros ventres ſont regardés de nos jours, comme une imperfection dans la taille des femmes ; mais les grands nés ont encore leur prix.


(15) Le ſavant Baumé, fameux Apoticaire ; il eſt de l’Académie des Sciences ; il eſt auſſi le premier qui ait dépouillé l’opium de ſa partie enivrante.

Il eſt bon d’obſerver que M. Henri Roch dans cet endroit de ſa priere, parle par inſpiration. Perſonne n’ignore que dans l’état d’inſpiré, un homme fait peu de cas de l’exactitude, que ſouvent il ne ſait ce qu’il dit, témoins tous ces livres orientaux, dans leſquels les auteurs inſpirés, ou ſe diſant inſpirés, ont laiſſé tant d’abſurdités & tant d’erreurs ſur la phyſique, ſur la chymie, ſur la géométrie, ſur l’aſtronomie, la géographie & l’hiſtoire naturelle. La bible en eſt remplie.


(16) Lucienne, ſitué ſur la machine de Marly, a un point de vue des plus beaux & des plus agréables. Cette campagne appartient à Madame la Comteſſe du Barry, jadis en grande faveur.


(17) Engaddi. Les raiſins d’Engaddi étaient fort renommés. Les prophetes en parlent avec éloge. Jacob en béniſſant ſon fils Juda, compare ſes yeux au vin.


(18) Le Sanci. Ce diamant eſt en effet le plus beau de la couronne de France ; il vint d’Antoine, Roi de Portugal. Ce Roi détrôné & réfugié en France, mit pour vivre ce diamant en gage ; il penſait qu’il valait encore mieux avoir du pain que des diamans. Les malheurs avaient formé ce Roi.


(19) Allegrain, excellent ſculpteur. Pendant tout un été, on courut à ſon atelier pour voir ſa ſtatue de Diane, qui eſt un chef-d’œuvre, & de laquelle quelques jeunes gens, dit-on, devinrent amoureux, quoiqu’elle fût de marbre.


(20) Le beau Gabriel. Il n’eſt point de peintre, qui ne cherche à exceller, en peignant le tableau de l’Annonciation. Ils aiment à repréſenter l’ange Gabriel, qui tout-à-coup parait aux yeux d’une jeune Vierge, montrant une jambe belle & nue ; une cuiſſe bien nourrie & toute nue ; un derriere à demi découvert, & une légere draperie voltigeant & couvrant à peine cette partie de l’homme, qui dans un Ange, eſt fort inutile ; mais dont les alentours peuvent, en un ſeul clin d’œil, embraſer les ſens de toutes les vierges juives & françaiſes.

J’ai été témoin de l’effet prodigieux que dans l’égliſe d’un village près de Paris, fit un pareil tableau ſur l’imagination d’une demoiſelle bien née, ſage & vertueuſe juſqu’alors.


(21) Sanir. Les prophetes dans leurs viſions parlent des ſapins de Sanir & des chênes de Baſan. Ces chênes étaient très-renommés ; mais un peu moins que ceux de Dodone qui prophétiſaient. Les prophéties de ces arbres ſont tombées dans le diſcrédit. Chaque choſe a ſon tems ; nous nous en tenons toujours à celles des grands & des petits prophetes juifs.


(22) Cinq anus d’or. Dieu, pour punir les Philiſtins de ce qu’ils retenaient ſon arche, les affligea d’hémorroïdes, & leur fit pourrir le derriere. Pour ſe délivrer de cette horrible maladie, ils lui offrirent cinq anus d’or. Dieu fut ſenſible à leur offrande & les guérit. Cette offrande n’eſt plus d’aucun prix aux yeux de Dieu. J’en ai fait la triſte expérience.


(23) Andreſi eſt un des villages des plus rians des environs de Paris. Il eſt ſitué au bas de la montagne du Hauti, au confluant de l’Oiſe & de la Seine. L’air d’Andreſi eſt très-pur, ſes vins ſont bons, ſes ceriſes délicieuſes, & Mademoiſelle de Bourbon Condé qui l’habite, une princeſſe adorable.


(24) Sein Virginal. Comment peut-on appeller ſein virginal le ſein de Madame la Ducheſſe ? C’eſt, ſans doute par un trope ou figure de rhétorique dont j’ai oublié le nom. Le lecteur, qui ſera curieux de le ſavoir, peut s’adreſſer à M. Bauzée de l’Académie françaiſe. Il n’en coûte que deux ſous par la petite poſte, &, en vérité, pour une figure d’académie, deux ſous ſont bien peu de choſe !


(25) Chérubins. Il n’eſt que trop ordinaire de confondre les Chérubins avec les autres puiſſances céleſtes ; c’eſt, comme ſi on confondait nos grands Seigneurs à talons rouges & les valets de pied du Prince.

Dans le ciel il y a des chérubins, des ſéraphins, des anges, des archanges, des trônes, des dominations, des potentats, des vertus, des forts, des légers, des ſouffles, des flammes, des étincelles, &c.

Si on veut s’inſtruire à fond de la hiérarchie de ces êtres, on peut lire l’ouvrage d’un docteur de Sorbonne ſur les aîles des chérubins. Cet ouvrage qui valut à ſon auteur le titre de Docteur ailé, n’a que neuf volumes in-folio : c’eſt le comble du génie d’avoir en ſi peu de volumes dit tant de choſes, de ſi curieuſes & de ſi utiles.

Les théologiens de Sorbonne ont, ma foi, rendu de très-grands ſervices à l’état. Que Dieu & le Roi les maintiennent en leur garde contre ces malheureux philoſophes qui prétendent qu’une frérie de cordonniers eſt encore plus néceſſaire dans Paris, que des théologiens, qui diſputent contre ces malheureux philoſophes, qui aſſurent que M. Parmentier, qui a perfectionné l’art de la boulangerie, vaut cent fois plus que le Docteur ailé ; qui déſirent que les étables de Sorbonne ſoient bientôt converties en un beau college de medécine & de pharmacie.

St. Bonaventure a auſſi beaucoup écrit ſur les chérubins & ſur les ſéraphins. Ce fut un chérubin, qui fut mis en ſentinelle à la porte du paradis terrestre, brandiſſant une épée flamboyante pour empêcher Adam & Eve de rentrer dans ce ſéjour de délices.

C’était des chérubins, qui précédaient les roues myſtérieuſes, qu’Ezechiel vit ſous le firmament. Quand Dieu allait en voyage ; c’était ordinairement un chérubin, qui lui ſervait de monture, aſcendit ſuper Cherubin & volavit ; & c’eſt peut-être à cauſe de cela que le prophete donne aux chérubins le nom d’animaux, animalia.

Papa, diſait Voltaire dans ſon enfance, quelle eſt cette bête qu’un chérubin ? Y en a-t-il à la foire ? Quand il y en aura, je vous prie de m’en faire voir un.


(26) Avec les cometes. Nous avons un excellent traité, qui contient des choſes neuves & des vérités utiles en aſtronomie ſur les marches, les promenades & les courſes de ces aſtres ; mais il n’y eſt pas dit un mot, ni de leurs chevelures, ni de leurs queues, ni de leurs danſes, & c’eſt le ſeul défaut que le pere Berthier de l’oratoire trouve à cet ouvrage ſur les cometes.

L’auteur de cet ouvrage eſt M. Dionis du Séjour, Conſeiller de Grand-Chambre, Magiſtrat auſſi integre, auſſi judicieux, auſſi paiſible qu’Académicien éclairé.

Je ne ſais quel bon citoyen a dit, que ſi parmi les peres conſcripts il y en avait beaucoup qui le valuſſent, on ne déſeſpérerait pas du ſalut d’Iſraël.


(27) Agag. On ſait que Saül qui, en cherchant des âneſſes, avait trouvé un royaume, uſa de miſéricorde envers Agag, après l’avoir vaincu. Cette miſéricorde, comme on ſait encore, déplût à Dieu & à ſon prêtre Samuel, qui, pour réparer la faute de Saül, coupa en petits morceaux ſa majeſté Amalécite.

Voltaire a dit quelque part, que le prêtre Samuel mit ce Roi Agag en hachis : c’eſt-là une des petites goguenarderies de ce grand’homme. Les meilleurs interpretes penſent au contraire, que Samuel en fit une fricaſſée avec une ſauſſe à la maître d’hôtel.

Quelques Jéſuites, tels que Dina, Tambourinus & Gambacurta ont bien prétendu que ſa majeſté Agag fut mis en haricot. Mais ce ſentiment n’a jamais été que probable, & même, depuis la deſtruction des Jéſuites, il eſt entierement rejetté par les théologiens de Sorbonne. Voyez ce qu’en dit Marcillon dans le Cuiſinier bourgeois.


(28) Cataractes. Qu’entend-on par cataractes ? Qu’eſt-ce qu’un Ciel ? Qu’eſt-ce qu’un firmament ?

C’eſt-là le ſujet d’un prix, que nous propoſons aux érudits de toutes les univerſités, ſans en excepter les profeſſeurs du college de Tours, de Poitiers, de Bordeaux, de Toulon, de Nantes, de la Rochelle & de Clermont en Auvergne. Le prix ſera un chérubin vivant, ou un chérubin en or du poids de mille francs. Les diſcours écrits en français feront adreſſés, francs de port, à M. le Marquis de Condorcet, Secrétaire de l’Académie des ſciences de Paris.


(29) On l’eut accuſé d’être ſorcier. Dans le quatorzième ſiecle un docteur de Sorbonne, nommé Guillaume Edelin & Prieur de St. Germain en Laye, eut une intrigue avec une jeune Dame de condition. Elle devint groſſe. Le docteur de Sorbonne fut arrêté & accuſé d’être ſorcier. On devait le faire brûler ; mais il rachetta ſa vie, en s’avouant coupable ; en s’accuſant d’avoir été au ſabbath ; d’y avoir adoré le diable ſous la forme d’un bouc ; de lui avoir baiſé le derriere : enfin d’être un vrai ſorcier. Il en fut quitte après cette confeſſion pour une priſon perpétuelle, & pour jeûner le reſte de ſa vie. C’était s’en tirer à bon marché ! Il y a, ma foi, des gens heureux.

Depuis le docteur Edelin il n’y a plus de ſorcier en Sorbonne : c’eſt du moins le ſentiment de maître Ribaudier, Syndic de ladite école.


FIN DES NOTES.
  1. Tel eſt l’éloge, que l’hiſtorien ſacré fait de la jeune Abiſag de Sunam. Erat autem pulchra, nimis dormiebatque cum rege, rex vero non cognovit eam.
     Le St. Eſprit, comme on voit, dit que David laiſſa ſa virginité à Abiſag. Nous n’oſons en dire autant de M. l’Abbé de Voiſenon ; nous ne dirons pas non plus que Mademoiſelle Huchon fût vierge, quand il la prit pour le réchauffer.
     Feu M. l’Abbé Xaupi, Doyen de la faculté de théologie de Paris, & docteur de Navarre, prétendait que ſa Majeſté Juive ne prit pour ſe réchauffer la jeune Abiſag de Sunam, que faute de baſſinoire ; du tems de David on ne connaiſſait point, diſait-il, cet inſtrument ; les moines & les baſſinoires étaient, ſuivant lui, de nouvelle invention.
     Le ſentiment de l’abbé Xaupi ſur les baſſinoires excita de grands troubles en théologie. La quille que les géans jetterent dans l’Olympe en s’amuſant, y cauſa parmi les dieux & les déeſſes moins de bruit & de rumeurs.
     La Sorbonne demanda une rétractation au Doyen, & il ne voulut point en faire ; elle le menaça de le rayer du nombre de ſes docteurs, & il menaça la Sorbonne de révéler ſon ſecret ; à cette menace les théologiens tremblerent, & la querelle en reſta là.
  2. Tout Paris a connu le Préſident de Mazi. Il était neveu de l’Abbé Pucelle. Dans les querelles de la bulle unigenitus, il ſe diſtingua comme ſon oncle, par ſon attachement aux libertés de l’égliſe gallicane, & ſur-tout par la trop énergique éloquence avec laquelle, en 1754, il parla dans une aſſemblée des Chambres. Il fut en conſéquence envoyé priſonnier aux iſles de ſainte Marguerite ; avec la baguette de coudrier il trouva, ou il prétendit avoir trouvé une ſource d’eau vive, ce qui eſt vrai. Juſqu’à lui on n’y avait point encore vu d’eau potable. Tous les priſonniers béniſſent & atteſtent la vertu de la baguette du Préſident de Mazi, comme tous ceux qui l’ont connu à Paris, aſſurent que de ſon vivant, ſa baguette était très-reſpectueuſe en paſſant devant les dames.
  3. Chap. 40 v. 30.
  4. Chap. 15 v. 9.
  5. Geneſe, Ch. 49. v. 12.