EXCURSION


DANS L’OYAPOCK.


II.[1]




Le 23 novembre 1831, M. Adam de Bauve et moi nous quittâmes, dans l’après-midi, l’habitation de Tapaïrwar, pour nous rendre dans le Yarupi, et favorisés par le courant, nous l’eûmes bientôt laissée loin derrière nous. Les pluies des jours précédens avaient gonflé l’Oyapock de près de deux pieds, et cela avait suffi pour changer l’aspect qu’il présentait lorsque je l’avais remonté. Une multitude de roches découvertes alors avaient disparu : les autres ne montraient plus au-dessus des flots que leurs pointes contre lesquelles le courant se brisait avec impétuosité. L’équipage de notre canot se composait de six Indiens, et une petite pirogue nous accompagnait, montée par deux autres Indiens, chargés de pourvoir à notre subsistance, soit en pêchant, soit en mettant pied à terre pour tuer le gibier qui se présentait à leurs coups. Si, en remontant l’Oyapock, ses sauts exigent de pénibles efforts de la part des Indiens pour les franchir, il ne leur faut pas développer moins d’adresse lorsqu’il s’agit de les descendre. Pendant que la plupart pagayent, l’un d’eux, armé d’une longue perche, se tient debout à l’avant de l’embarcation pour découvrir les passages les moins périlleux, et avertit celui qui gouverne à l’arrière des dangers qui se présentent. Le canot, emporté avec la rapidité d’une flèche à travers le labyrinthe de roches dans lequel il est engagé, tombe, pour ainsi dire, de cascades en cascades. Telle est quelquefois le peu de largeur du passage, qu’il faut éviter de poser les mains sur les bords de la pirogue, pour ne pas courir le risque d’avoir les doigts écrasés contre les roches qui pressent, en quelque sorte, ses flancs des deux côtés. Lorsque la hauteur perpendiculaire des chutes est trop considérable, les Indiens s’arrêtent, attachent une longue liane à l’avant du canot, et entrant à l’eau, le font virer de bord, de manière à ce qu’il descende lentement en présentant son arrière le premier. Les uns le retiennent par la liane, tandis que les autres, placés sur les côtés, le dirigent avec attention. Malgré ces précautions, il arrive quelquefois qu’une lame le remplit, ou que s’échappant de leurs mains, le courant l’emporte en le heurtant de toutes parts contre les roches. Alors les Indiens, qui sont d’admirables nageurs, s’élancent à sa poursuite, et ont bientôt fait de l’atteindre. Après avoir déchargé le bagage, et vidé avec leurs couys une partie de l’eau qui remplit l’embarcation, ils impriment à cette dernière un mouvement oscillatoire très fort qui achève de la mettre à sec. Ils plongent ensuite pour reprendre les objets qui sont tombés au fond de l’eau et continuent leur route.

Ces accidens sont très rares ; mais deux heures après notre départ, nous en éprouvâmes un d’une autre nature qui est plus fréquent et plus désagréable encore. Notre canot, au moment de franchir un barrage où le courant l’entraînait avec violence, heurta de l’avant contre une roche aiguë à fleur d’eau, et y resta engagé ; il était fendu de plus d’un pied et demi, et l’eau y entrait avec une rapidité effrayante. Nous n’eûmes que le temps de le dégager et de le diriger coulant bas sur une roche voisine où nous le cintrâmes avec des lianes que nos Indiens furent chercher dans le bois. Nous bouchâmes ensuite la voie d’eau avec une chemise que nous mîmes en pièce. Une pluie violente qui survint pendant cette opération, et la nuit qui approchait, nous obligèrent de chercher un refuge dans un carbet en ruines, sur le bord de la rivière, ou nous passâmes la nuit.

Le lendemain, à midi, nous arrivâmes à l’embouchure du Yarupi, qui n’est éloigné que de dix lieues de l’habitation que nous avions quittée la veille. Un canot, conduit par deux jeunes Indiens qui venaient de pêcher dans l’Oyapock, y entrait en même temps que nous, et nous apprîmes d’eux que les premières habitations étaient fort loin dans le haut de la crique, mais que nous trouverions à peu de distance un abatis récent où travaillait leur famille qu’ils allaient rejoindre.

Les eaux du Yarupi, lorsque j’avais passé la nuit à son embouchure, trois semaines auparavant, étaient tellement basses, qu’il eût été impossible à nos canots d’y pénétrer, mais les pluies l’avaient rendu alors parfaitement navigable. Pendant trois lieues, nous ne rencontrâmes ni sauts ni barrages ; les bords de la rivière, taillés souvent à pic, offraient çà et là des éboulemens qui avaient entraîné des portions considérables de terrein, avec les arbres qu’elles supportaient, et plus d’une fois nous éprouvâmes des craintes en passant sous quelques-uns de ces derniers, qui ne tenaient plus au rivage que par l’extrémité de leurs racines. Nous aperçûmes bientôt les premiers indices de ce mouvement progressif qui rapproche chaque jour les Oyampis des blancs. Plusieurs abatis récemment brûlés indiquaient que ceux du Yarupi tendent aussi à descendre le long de l’Oyapock.

L’abatis que nous cherchions ne tarda pas à s’offrir à nous ; les Indiens auxquels il appartenait demeuraient à vingt-sept lieues de là dans le haut de la crique, et l’avaient commencé depuis peu. Il était situé sur un petit plateau élevé d’environ quarante pieds au-dessus du Yarupi, et l’on ne pouvait y monter que par un sentier presque à pic et de difficile accès. À mi-côte était un petit carbet à peine suffisant pour tendre quelques hamacs, dont quelques bagatelles nous valurent la possession momentanée pour la nuit. Les Indiens construisirent à la hâte un ajoupa dans leur abatis, et le lendemain au jour nous ne les revîmes plus ; ils étaient partis malgré l’obscurité et la pluie qui n’avait cessé de tomber avec violence.

Les obstacles que présente le Yarupi pour la navigation étant de même nature que ceux de l’Oyapock, je passe sous silence les difficultés sans nombre que nous eûmes à vaincre les jours suivans. Elles furent telles que nous ne pûmes chaque jour faire plus de trois lieues. Outre des barrages et des roches sans fin, nous fûmes obligés d’escalader cinq sauts, dont le plus considérable n’avait pas moins de quarante pieds de hauteur, et nous faillîmes plusieurs fois perdre nos canots. L’adresse des Indiens nous préserva seule de cet accident qui nous eût obligés de gagner par terre, à travers les forêts, le premier endroit habité, en abandonnant tout le bagage que nous avions avec nous. Enfin le 27 novembre, à l’entrée de la nuit, nous arrivâmes chez Paranapouna que nous connaissions déjà pour l’avoir vu chez Tapaïarwar dans l’Oyapock. La réception qu’il nous fit est assez curieuse pour mériter que j’en dise un mot. Nous le trouvâmes, ainsi que tous les membres de sa famille, étendu nonchalamment dans son hamac, et il nous reçut gravement sans se lever. Nous lui demandâmes la permission de passer quelques jours chez lui, ce qu’il nous accorda avec le même air d’indifférence. Puis tout à coup, au moment où nous y pensions le moins, il s’élança brusquement de son hamac et se mit à parcourir le carbet à grands pas, en prononçant un discours accompagné d’éclats de voix et de gestes si extraordinaires, qu’il paraissait parler une autre langue que la sienne. Cette harangue dura une demi-heure, au bout de laquelle il se recoucha paisiblement comme si rien ne se fût passé. Nos Indiens, qui nous servaient d’interprètes, nous expliquèrent le motif de cette scène imprévue ; notre hôte reprochait à ses fils leur paresse, qui le laissait sans gibier ni poisson, et le mettait hors d’état de rien offrir aux blancs qui venaient lui rendre visite. Ces reproches n’étaient que trop fondés ; mais ils ne furent pas sans résultat, et pendant tout le temps que nous restâmes chez Paranapouna, ses deux fils furent chaque jour à la chasse, et ne nous laissèrent pas manquer de gibier. Les présens nombreux que nous fîmes aux jeunes chasseurs ne contribuèrent pas peu sans doute à les maintenir dans ces bonnes dispositions.

Malgré les grains qui tombaient chaque jour, nous allions nous-mêmes à la chasse avec nos Indiens. Dans une de ces excursions, nous tombâmes sur un jeune couguar, occupé à dévorer une biche qu’il venait de surprendre. En nous voyant, il grimpa sur un arbre d’où un de nos Indiens le fit tomber d’un coup de fusil. Cet individu est le seul de cette espèce que j’aie vu dans le cours de mon voyage, bien que j’aie souvent entendu ses cris, ainsi que ceux du jaguar, le matin au lever du soleil et le soir à l’entrée de la nuit. On se fait généralement, en Europe, une idée exagérée des dangers auxquels est exposé l’homme par la rencontre de ces animaux dans les forêts de l’Amérique. On peut y errer long-temps sans en rencontrer aucun, et je regarde comme très douteux certains récits de voyages où les périls de ce genre se reproduisent à chaque pas. Tous les animaux féroces, sans exception, craignent l’homme et fuient sa présence, à moins qu’ils ne soient pressés par la faim. Son regard exerce sur eux une sorte de fascination à laquelle ils ne peuvent se soustraire. M. Caillé a fait pour l’Afrique la même remarque, et son témoignage s’accorde parfaitement avec ce que je viens de dire.

La manière de chasser des Indiens est très différente de la nôtre. Bien qu’ils élèvent quelques chiens, ils ne s’en servent jamais pour la chasse, et ne s’en rapportent qu’à leur vue perçante pour découvrir le gibier dans la profondeur des forêts. Le chasseur, son arc à la main et l’œil aux aguets, marche à pas lents, sans que le bruit des feuilles ou des petites branches sur lesquelles il pose le pied, avertisse le gibier de sa présence. Aperçoit-il de loin un paca, un agouty ou une biche, il s’arrête, la flèche part, et l’animal est frappé sans que ses pareils qui sont dans le voisinage en aient connaissance. L’Indien va le ramasser en silence ou le laisse sur place pour le prendre au retour, et continue sa chasse. Il faut beaucoup d’habitude pour marcher ainsi sans bruit dans le bois, et je n’ai jamais vu de blancs qui pussent y parvenir, même en allant pieds nus comme les Indiens.

L’un des fils de Paranapouna, outre le collier et les bracelets de rasades qui formaient sa parure habituelle, paraissait quelquefois devant nous la tête couverte d’une poudre d’une blancheur éclatante. En examinant de près cette substance, que je prenais pour du sisipà ou fécule de manioc, je m’aperçus que cette prétendue poudre était un duvet d’oiseau pour ainsi dire impalpable, et j’appris qu’il était fourni par la grande hapie ou aigle destructeur, oiseau qui rivalise pour la taille et la force avec les plus grandes espèces de sa famille. Les Indiens le recherchent beaucoup, surtout les petits qui fournissent un duvet plus abondant, et quand ils sont parvenus à s’en procurer un, ils le nourrissent avec soin et lui arrachent son duvet tous les trois mois. Lorsqu’une fête doit avoir lieu, ils se rendent quelquefois à des distances considérables pour se procurer ce précieux objet de toilette, qu’ils emploient non-seulement à se poudrer la tête, mais encore à faire sur leur corps des dessins qui contrastent fortement avec leur propre couleur, et les peintures noires et rouges dont ils sont habituellement couverts. La manière de l’appliquer consiste à enduire la peau d’une légère couche de gomme, puis à souffler dessus le duvet au moyen d’un roseau, opération dont les femmes s’acquittent avec beaucoup d’adresse.

La famille de Paranapouna offrait un modèle parfait de l’indolence indienne. À l’exception de ses deux fils qui chassaient pour nous, tous les autres individus qui la composaient passaient leur temps à dormir ou à se balancer dans leurs hamacs. Les femmes seules sortaient de temps en temps de leur apathie pour préparer un peu de couac, ou aller arracher quelques patates douces dans l’abatis, lorsque la faim devenait pressante. Il est rare qu’on rencontre dans un carbet indien des provisions mises en réserve pour l’avenir. Chacun y dispose avec une égale liberté de tous les vivres qui s’y trouvent, et l’enfant qui sent la faim, ou qui croit la sentir, s’empare de tout ce qui tombe sous sa main sans rencontrer la plus légère opposition. Il n’en éprouve pas davantage dans ses autres volontés : de là l’indépendance absolue qui fait le fond du caractère de l’Indien, et que rien ne peut réduire.

Le 3 décembre, nous quittâmes l’habitation de Paranapouna, et nous fûmes coucher six lieues plus loin. Le Yarupi, dans tout cet intervalle, ne nous offrit aucun saut ; quelques roches seules se faisaient voir çà et là et contribuaient à diminuer encore la largeur de la crique, qui n’était habituellement que de trois ou quatre toises. Des arbres tombés en travers soit de vieillesse, soit par tout autre accident, nous barrèrent plusieurs fois le passage, et nous fûmes obligés de les mettre en pièces à coup de hache pour pouvoir passer. La beauté des sites qui s’offraient à chaque instant à nos yeux nous faisait oublier ces fatigues, et nous nous arrêtâmes plus d’une fois pour contempler à loisir le tableau admirable qui se déroulait devant nous sur les deux bords de la crique. Des arbres gigantesques étendaient d’une rive à l’autre leurs branches chargées de plantes parasites et de longues mousses blanches qui pendaient dans les airs. D’autres, couverts de fleurs brillantes, se penchaient et s’unissaient entre eux en confondant leurs couleurs. D’immenses lianes, grimpant jusqu’à leur cime, retombaient en festons, ou formaient une voûte épaisse sur nos têtes, tandis qu’à leurs pieds des bambousiers qui croissent dans les terreins marécageux, s’élevaient de distance en distance et couvraient la forêt d’un voile impénétrable. Le jour suivant, nous fîmes encore six lieues dans ces solitudes enchantées sans rencontrer aucune trace d’Indiens, quoique nous eussions dû en trouver d’après les renseignemens que nous avions pris.

Le 5, après avoir fait deux lieues, nous arrivâmes à un abatis où nous mîmes pied à terre ; mais nous poussâmes en vain des cris pour nous faire entendre des Indiens qui pouvaient être dans le voisinage. Un peu plus loin, une petite crique, affluent du Yarupi, se présenta à nous, et nous aperçûmes à quelque distance de son embouchure un canot attaché à un tronc d’arbre immense qui unissait ses deux bords en guise de pont. Nous débarquâmes dans cet endroit, et prenant un sentier qui s’enfonçait dans le bois, nous arrivâmes, après un quart d’heure de marche, à une éclaircie au milieu de laquelle s’élevait un carbet où nous trouvâmes quatre Indiens des deux sexes. La présence subite de deux blancs parut leur causer quelque frayeur, mais quelques présens les eurent bientôt rassurés. Nous apprîmes d’eux que le Yarupi cessait d’être navigable à peu distance de là, et que dans leur voisinage existaient d’autres Indiens qui vivaient au milieu des forêts, sans embarcations, et du seul produit de leurs plantations et de leur chasse.

Le lendemain, ces derniers, ayant eu connaissance de notre arrivée, vinrent nous faire une visite au nombre de quinze, et nous apportèrent une foule d’objets que nous leur achetâmes. Ils nous apprirent qu’à un mois de marche par terre, il existait, dans le sud-ouest, une peuplade nombreuse avec laquelle ils avaient des rapports, et l’un d’eux s’offrit pour nous y conduire. Cette distance était évidemment exagérée, en supposant qu’on marchât sans s’arrêter. Mais les Indiens, dans leurs voyages, s’écartant de côté et d’autre pour chasser, et campant quelquefois plusieurs jours de suite quand ils arrivent dans un endroit abondant en gibier ou sur les bords d’une crique poissonneuse, la peuplade en question pouvait n’être éloignée que de quatre-vingts à cent lieues, et appartenir à quelques-unes des nations des bords de l’Amazone.

Pendant les deux jours suivans, la pluie ne cessa de tomber, et nous ne pûmes sortir du carbet. Le troisième, nous profitâmes d’un court intervalle de beau temps pour aller visiter les Indiens qui étaient venus nous voir. Un sentier à moitié effacé conduisait à leurs carbets, et nous n’arrivâmes à ces derniers qu’après quatre heures de marche sur un terrein marécageux où nous enfoncions à chaque pas. La population de ces carbets était plus considérable que nous ne nous y attendions, et je comptai soixante-dix individus de tout âge et de tout sexe réunis sur ce point. Tous étaient couverts de rocou des pieds à la tête, et ressemblaient à autant de démons. Le peu de ressources que leur offre le Yarupi pour la pêche, en les obligeant de vivre au milieu des forêts, paraissait avoir apporté quelques changemens dans leurs mœurs. Leurs plantations étaient plus vastes que celles des Indiens de l’Oyapock, mieux entretenues, et ils consacraient une portion plus considérable de leur temps à la chasse. Il était facile de s’en apercevoir par le grand nombre d’animaux apprivoisés de toute espèce qui peuplaient leurs carbets, et qui vivaient, pour ainsi dire, en communauté avec eux. Je leur achetai quelques espèces rares de singes et d’oiseaux qu’un accident me fit perdre plus tard en descendant l’Oyapock. La plupart de ces Indiens n’avaient jamais visité le bas de la rivière, ni vu de blancs, et le peu d’objets de fabrique européenne qui étaient entre leurs mains provenaient sans doute de leurs échanges avec leurs compatriotes. Notre visite, sous ce rapport, leur fut de quelque utilité, car nous laissâmes parmi eux un bon nombre de haches, sabres d’abatis, couteaux, etc.

Ayant l’intention de pousser plus loin par terre, nous voulûmes engager quelques-uns de ces Indiens à nous servir de guide pour nous rendre près de la peuplade dont ils nous avaient parlé ; mais ils nièrent tous, avec sang-froid, qu’ils en connussent aucune, et malgré tous nos efforts, il nous fut impossible d’en tirer une autre réponse. Ces dénégations nous étonnèrent peu ; les Brésiliens traitant les Indiens presque comme des esclaves, leur inspirent une frayeur excessive, et quand bien même on parviendrait à les déterminer à entreprendre un voyage dans les établissemens situés sur les bords de l’Amazone, on ne pourrait jamais avoir la certitude qu’ils l’achèveraient. Le premier canot qu’ils apercevraient monté par des blancs, suffirait pour les mettre en fuite. Lorsque les Portugais s’emparèrent de la Guyane française en 1808, les Indiens de l’Oyapock se retirèrent dans le haut de la rivière et cessèrent toute communication avec la colonie. Ils ne reparurent qu’en 1817, quelque temps après que les Français en eurent repris possession.

Ne voyant aucune possibilité de pénétrer plus avant, et la saison des pluies se prononçant chaque jour davantage, je résolus de quitter M. Adam de Bauve et de revenir sur mes pas. Mes forces étaient d’ailleurs épuisées par la fatigue, une nourriture souvent insuffisante, et une fièvre lente qui ne me laissait aucun repos depuis un mois. Je proposai à quelques-uns des Indiens que nous étions venus visiter de m’accompagner ; trois y consentirent et me demandèrent chacun pour salaire un sabre, un couteau et un calimbé de toile bleue, le tout valant à peine 5 francs. Pour cette modique rétribution, ils s’engageaient à faire un voyage de deux cents lieues tant pour aller que pour revenir, car nous étions alors à cent lieues de l’embouchure de la rivière. Le possesseur du canot que nous avions vu en débarquant me le loua pour quelques bagatelles du même genre, et je m’estimai heureux de le trouver, bien qu’il fût en très mauvais état. Mes Indiens le réparèrent tant bien que mal, établirent un pomacary à l’arrière, et, au bout de deux jours, je fus prêt à partir. J’emportais avec moi une riche collection d’objets d’histoire naturelle et un assez grand nombre d’animaux vivans qui encombraient le canot et ne cessaient de m’étourdir de leurs cris. Mes trois Oyampis ne comprenaient pas un mot de français, et de mon côté je savais à peine quelques mots de leur langue, de sorte que nous ne pouvions nous entendre que par signes. Aucun d’eux n’avait jamais vu la mer ni les habitations des blancs, et le désir de satisfaire leur curiosité à cet égard entrait sans doute pour beaucoup dans la résolution qu’ils avaient prise d’entreprendre ce voyage dans une saison si peu favorable pour remonter l’Oyapock.

Le 14 décembre, je me mis en route dans l’après-midi. Le Yarupi, gonflé par les pluies qui n’avaient cessé de tomber depuis quinze jours, nous emporta avec rapidité, mais à peine eûmes-nous fait quatre lieues, qu’un arbre immense, tombé récemment en travers de la crique, nous barra le passage. Le jour tirait à sa fin, et nous fûmes obligés d’attendre au lendemain pour franchir cet obstacle. Nous tendîmes nos hamacs dans le bois, et nous fûmes exposés pendant toute la nuit à une pluie battante qui nous empêcha d’allumer du feu, et qui ne cessa qu’avec le jour. L’imagination chercherait en vain à se représenter quelque chose de plus propre à imprimer la terreur que ces longues nuits pluvieuses dans les forêts de la Guyane. L’obscurité profonde, le bruit monotone et sans interruption de la pluie, les coassemens rauques des reptiles cachés dans le tronc des arbres, la conscience de la solitude, tout concourt à jeter une secrète horreur dans l’âme. Les oiseaux même qui, pendant la belle saison, animent de temps en temps les forêts de leurs cris, se taisent dans ces nuits de désolation, dont le souvenir a pourtant des charmes, comme tout ce qui se rattache à cette grande et sublime nature des déserts de l’Amérique.

Le lendemain j’arrivai de bonne heure chez Paranapouna, et m’y arrêtai un jour avant de continuer ma route. Je franchis, non sans danger, les sauts nombreux du Yarupi, et en arrivant à son embouchure où je passai la nuit, je fus frappé du nouveau changement qui s’était opéré dans l’Oyapock depuis que je l’avais quitté. Il n’était plus reconnaissable : ses eaux, ordinairement limpides et transparentes comme du cristal, étaient devenues rougeâtres, limoneuses, et coulaient à pleins bords.

Le 18, je fis dix-sept lieues, et j’arrivai le soir chez Awarassin ; pendant la nuit, mon canot qui était crevassé en divers endroits, et qui avait beaucoup souffert dans les sauts du Yarupi, coula à fond avec tous mes effets. Je perdis la plupart de mes animaux vivans que j’y avais laissés, et toutes mes collections qui furent en partie entraînées par le courant, et en partie détériorées par un séjour de plusieurs heures sous l’eau. Telle est la triste condition du voyageur dans les rivières de la Guyane, qu’il est à chaque pas exposé à perdre en un instant le fruit de ses longs travaux et de ses pénibles privations. Mes Indiens eurent beaucoup de peine à retirer le canot du fond de l’eau, qui, heureusement, était peu profonde dans cet endroit. Je ne voulus pas rester plus long-temps chez Awarassin, qui semblait rire de mon accident, et à qui j’avais, d’ailleurs, d’autres reproches à adresser. Je continuai ma route et j’atteignis vers midi l’embouchure du Camo, après avoir failli chavirer dans le saut Coumarawa. Je m’y arrêtai quelques heures pour faire sécher mes effets à l’ardeur d’un soleil brûlant qui accrut encore la fièvre dont j’étais tourmenté.

Je n’avais plus que cinquante lieues à faire pour arriver au bas de la rivière, mais les sauts nombreux que présente l’Oyapock dans cette partie de son cours, et l’inexpérience de mes Indiens qui ne connaissaient pas les passages, me firent éprouver un tel retard, que je n’arrivai que six jours après au Ouanary, d’où j’étais parti deux mois et demi auparavant. J’abandonnai à mes Indiens tout ce qui me restait d’objets d’échanges, ce qui les rendit en un instant plus riches qu’aucun de leurs compatriotes ; mais c’était encore un salaire bien mince, car ils ont dû mettre près d’un mois pour regagner leur demeure. Les objets nouveaux qui s’offraient à eux de toutes parts leur arrachèrent à peine quelques signes d’étonnement. La couleur des nègres, et une goëlette qui était à l’ancre dans le canal de l’habitation, leur causèrent cependant un instant de surprise, et en arrivant ils s’arrêtèrent quelques minutes pour examiner cette dernière.

Après quelques jours de repos, je profitai du départ de cette goëlette pour me rendre à Cayenne, où j’arrivai accablé par la fatigue et la fièvre. Mon absence avait duré quatre-vingts jours.

La hauteur du plateau où l’Oyapock prend ses sources, et ces sources elles-mêmes, ne sont pas encore déterminées. Les meilleures cartes ne les indiquent que par supposition, ou ne donnent le cours de cette rivière que jusqu’au Camopi. À en juger par la hauteur partielle de chaque saut, ce plateau doit être à peine élevé de quelques centaines de mètres au-dessus du niveau de la mer, et s’abaisser par des dégradations fréquentes et peu prononcées jusque sur ces bords. Les obstacles dont j’ai eu à parler à chaque instant, dans le cours de mon récit, suffisent pour démontrer que quand même l’intérieur de la Guyane se peuplerait un jour, l’Oyapock n’aura jamais aucune importance commerciale, et que le transport des marchandises devra se faire comme dans une grande partie du Brésil, où d’innombrables troupes de mules sont sans cesse occupées à porter sur le littoral les productions des provinces intérieures. Toutes les rivières de la Guyane, sans exception, sont dans le même cas : à quelques lieues de leur embouchure se présentent des sauts qui interrompent la navigation, et que de légers canots peuvent seuls franchir. Ceux de l’Oyapock sont situés, comme nous l’avons vu, à quatorze lieues de la mer ; l’Approuague, à la même distance, est barré par ceux de Tourépé et de Maparou ; la Comté en offre de semblables à vingt lieues de son entrée ; le Kourou et la Sinnamary, à quinze lieues et ainsi des autres. Il résulte de cette disposition générale que ces rivières non-seulement ne seront jamais d’aucune utilité pour les communications, mais encore qu’elles offriront un obstacle permanent à la dissémination de la population dans l’intérieur du pays, si jamais elle vient à s’accroître. Les hommes, en effet, dans leurs émigrations insensibles, suivent en général le cours des eaux, et s’arrêtent là où elles cessent d’être navigables. Or les sauts dont je viens de parler tendent à refouler la population sur le littoral, c’est-à-dire sur une lisière tellement étroite, qu’elle peut à peine être exprimée sur une carte d’une étendue médiocre. Cette disposition du terrain serait, au contraire, un boulevard pour les Indiens, en les isolant des blancs, s’il était encore question de leur indépendance et du maintien de leurs anciennes coutumes. Les missionnaires, en entreprenant de les civiliser à une époque où leurs nations étaient encore assez nombreuses, avaient profité habilement de cette circonstance, et au lieu de réunir leurs diverses tribus à la paroisse du bas de la rivière, comme ils eussent pu le faire, ils avaient fondé les missions de Saint-Paul et du Camopi, séparées du reste de la colonie par des sauts de difficile accès, de sorte que, sans bannir expressément les blancs de ces missions, ainsi qu’ils l’avaient fait au Paraguay, ils n’étaient que rarement exposés à leurs visites. Des motifs d’intérêt personnel pouvaient entrer dans cette mesure, je ne prétends pas le nier, bien que je ne conçoive pas clairement quels ils pouvaient être : mais il n’en résultait pas moins que l’Indien, qui a besoin d’être dirigé comme un grand enfant, était moins exposé à contracter les vices de la civilisation, comme il le fait aujourd’hui.

Du premier rang qu’il occupait vers le milieu du dernier siècle, le quartier de l’Oyapock est tombé aujourd’hui au dernier de ceux de la colonie. Ses produits sont presque nuls, si ce n’est en bois de construction, et deux ou trois goëlettes suffisent aux relations de ses habitans avec ceux de la colonie. Elles emportent de l’Oyapock des planches, des madriers, du couac et d’autres bagatelles. Chaque habitant fait venir directement, par l’entremise de son correspondant de la ville, les objets dont il a besoin, et les plus aisés demandent un peu au-delà de ce qu’il leur est nécessaire pour céder le surplus à leurs voisins, de sorte qu’il n’y a dans le quartier aucun individu qui exerce la profession de marchand. L’argent y étant très rare, ce n’est qu’un commerce d’échange des plus bornés. Les goëlettes qui font cette navigation ne portent pas au-delà de trente tonneaux, et, malgré ce faible jaugeage, elles ont de grandes précautions à prendre pour ne pas toucher sur les roches dont le lit de la rivière est embarrassé de toutes parts. On les construit dans l’Oyapock même, ses bords étant riches en bois de toute espèce, parmi lesquels il s’en trouve d’excellens pour la marine.

J’ai donné dans mon récit une idée des mœurs indiennes au fur et à mesure que l’occasion s’en est présentée. Il me reste peu de chose à dire sur ce sujet épuisé depuis long-temps. Les temps sont passés, d’ailleurs, où l’on pouvait étudier le caractère indien dans sa pureté primitive et sa sauvage indépendance. La plupart de leurs peuplades sont éteintes aujourd’hui sans retour, ou leurs descendans, réduits à rien, flétris par le contact de la civilisation, et ne formant plus de tribus bien circonscrites, n’ont reçu de leurs pères pour héritage que le nom de nation qu’ils portent. Ce n’est donc pas sur les bords de la mer où la présence des Européens est ancienne, qu’il faut chercher à les connaître, mais bien dans le fond des forêts, sur les bords de ces rivières où les blancs n’ont jamais pénétré, et encore cette étude ne vaudrait peut-être pas les peines qu’elle coûterait. Quoiqu’on ne puisse pas prédire d’une manière certaine l’époque à laquelle les Indiens disparaîtront du sol de la Guyane, il est évident que du jour où la population civilisée s’avancera vers l’intérieur, leurs tribus, déjà plus que décimées, achèveront promptement de s’éteindre. Tel a été le sort des nations guerrières des États-Unis, et à plus forte raison, tel doit être celui des peuplades inoffensives de la Guyane française. Les blancs, il est vrai, ont perdu cet esprit d’enthousiasme et d’entreprise aventureuse qui faisait des premiers conquistadores autant de géans. Mais s’ils ne promènent plus, comme autrefois, le fer et le feu d’une extrémité de l’Amérique à l’autre, ils n’en détruisent pas d’une manière moins sûre les Indiens, en leur communiquant des vices qu’ils ignoraient. Tout ce que ces derniers y ont gagné est une mort plus lente. Les efforts sincères de l’administration de la colonie pour les protéger, pourront bien prolonger leur existence, mais non les dérober au sort inévitable qui les attend. La vie civilisée et la vie sauvage sont tellement incompatibles entre elles, qu’elles ne peuvent exister simultanément sur le même sol, et dans cette lutte, la victoire n’est jamais douteuse entre la civilisation, but définitif de l’homme, et la vie indienne, son état primitif : c’est un combat entre un homme fait et un enfant.

Les Indiens conservent encore les principaux traits du caractère sous lequel les ont dépeints les premiers historiens de l’Amérique : ils sont, comme alors, apathiques, indolens, tant que le besoin ne réveille pas leur activité ; habituellement silencieux avec des momens assez fréquens de gaîté ; toujours calmes entre eux, même dans leurs discussions ; tour à tour sobres et se plongeant dans la débauche la plus outrée ; patiens contre la douleur et mourant sans crainte et sans se plaindre. On a généralement attribué la mélancolie, qui forme le fond de leur caractère, à la solitude profonde et à la sombre majesté des forêts au milieu desquelles s’écoule leur existence ; mais je crois qu’à cette cause première il faut ajouter un sentiment vague de leur état présent comparé à ce qu’il était avant l’apparition des Européens parmi eux. Trois siècles n’ont pas encore suffi pour effacer complètement de leur esprit le souvenir des cruautés qui accompagnèrent la conquête, et leur dégradation actuelle est là pour le maintenir toujours présent à leur pensée, même à leur insu. La fin tragique de leurs derniers Incas arrache encore aujourd’hui des larmes aux Indiens du Pérou dans les représentations théâtrales qu’ils en font chaque année, et le trait suivant prouve que ceux de la Guyane, quoique ayant moins souffert, n’ignorent pas quel a été le sort de leurs pères. Il existe dans la colonie une croyance assez générale que, dans l’intérieur, il se trouve des mines d’or dont les Indiens connaissent le gisement, mais qu’ils ont juré entre eux, sous peine de mort, de ne jamais révéler aux colons. Lorsqu’on les interroge à ce sujet, ils gardent un mystérieux silence qui semble indiquer qu’en effet, ils en savent là-dessus plus qu’ils n’en veulent dire. Un habitant de Sinnamary m’a raconté, que pressant un jour une vieille Indienne qui est établie là depuis un demi-siècle, de lui indiquer les mines d’or que connaissent ses compatriotes, elle s’en défendit d’abord en niant qu’il y en eût dans le pays ; et comme il insistait, elle se leva subitement avec véhémence, en lui disant d’une voix altérée : « Pourquoi veux-tu savoir cela, Banaré ? pour achever de nous détruire, en nous accablant de travaux, comme vous l’avez fait ailleurs ? Si mon enfant connaissait une mine, et qu’il eût l’intention de la faire connaître aux blancs, je le tuerais de mes propres mains, avant qu’il parlât. » Si ce ne furent ses paroles, du moins tel en était le sens exact, et l’habitant cessa ses questions qui, au fond, n’avaient rien de sérieux.

À ce mélange de bonnes et de mauvaises qualités dont j’ai parlé plus haut, se joignent quelques défauts plus odieux. L’empoisonnement n’est pas rare parmi les Indiens, et cette lâche vengeance est la seule à peu près à laquelle ils aient recours quand ils ont reçu une offense. Ils sont habiles dans la connaissance des poisons, et malheureusement le pays ne leur fournit que trop de plantes vénéneuses. Ceux dont ils se servent sont en général violens, et déterminent la mort après quelques heures de vives souffrances. Il en est d’autres plus lents qui, administrés à des doses légères et réitérées, conduisent la victime à une fin certaine après un état de langueur plus ou moins prolongé. Ce crime est fréquent surtout chez les Galibis de dessous le vent, au point que c’est une des principales causes de leur dépopulation qui fait des progrès rapides. On cite à ce sujet un trait qui paraît constant. Lors de la fondation de la colonie de Mana, il y a peu d’années, un certain nombre d’Indiens Galibis se rapprochèrent des colons, et se mirent de temps à autre à leur service. D’une cinquantaine qui furent dans ce cas, il n’en existe plus aujourd’hui que quatre ou cinq. Les autres ont été empoisonnés par leurs compatriotes, soit par jalousie, soit pour les punir de leurs rapports trop fréquens avec les blancs, ou pour tout autre motif.

Les Oyampis appartenant à cette grande famille indienne des Caribes qui occupait autrefois les Antilles et la majeure partie de l’immense territoire compris entre l’Orénoque, l’Amazone et le Rio-Negro, j’espérais rencontrer parmi eux quelques traces de ces anciennes traditions mythologiques qui subsistent encore chez quelques peuplades répandues le long de ces trois fleuves ; mais toutes mes recherches à cet égard ont été sans résultat. Leurs croyances religieuses se bornent à une idée vague d’un mauvais principe qui cherche à leur nuire, et qu’ils désignent sous le nom d’iroukan, terme qui est en usage parmi un nombre infini de nations de la Guyane et du Brésil. Ils ne lui rendent aucun culte proprement dit, mais se contentent d’observer dans certaines occasions quelques pratiques superstitieuses qui varient au gré des individus, et qui consistent ordinairement à s’abstenir de certaines espèces de gibier, ou de prononcer les noms de quelques objets de mauvais augure. Quant à l’existence d’un état futur, ils ne savent ce qu’on veut leur dire quand on les questionne à ce sujet ; tous ceux qui vivent dans le voisinage des blancs sont cependant baptisés, et reçoivent des noms de saints qui leur sont conservés par leurs compatriotes. L’Oyapock, n’ayant point de paroisse, ne voit guère de prêtres que ceux qu’on y envoie ordinairement de Cayenne, à l’époque de la tournée annuelle du gouverneur dans la colonie, pour administrer le baptême aux Indiens qui ne l’ont pas encore reçu. Les Indiens se prêtent d’autant plus volontiers à cette cérémonie, qu’elle est accompagnée de quelques présens que leur font leurs parrains, et ils la renouvelleraient plusieurs fois, si on les laissait faire. Dans le temps de leurs plus brillans succès, les missionnaires aidaient par les mêmes moyens à la conversion des néophytes, et se plaignaient déjà que la plupart se feraient baptiser dix fois par jour pour autant de verres de tafia. Il est bien difficile qu’il en soit autrement. Si le baptême laissait derrière lui un signe sensible, tel que la circoncision par exemple, peut-être les Indiens y attacheraient-ils la même idée qu’à toute autre marque propre à les distinguer de leurs compatriotes mais il est impossible qu’ils se croient autres qu’ils n’étaient auparavant, pour avoir reçu un peu d’eau sur la tête avec certaines cérémonies, et sans instruction religieuse préalable.

La condition des femmes, parmi les Indiens, est un des points sur lesquels on les a le plus maltraités dans les écrits du dernier siècle et de celui-ci : chez presque tous, la femme est condamnée aux plus rudes travaux, et si un petit nombre d’exceptions se présentent parmi quelques nations des États-Unis et du Brésil, elles ne sont pas assez nombreuses pour détruire la règle générale. La plupart des assertions à cet égard sont, néanmoins, des exagérations outrées pour ce qui concerne les Indiens de la Guyane. Chez eux, le travail est réparti entre les deux sexes comme le veulent la nature et le bon sens, et en comparant la condition des Indiennes avec celles des femmes de nos classes inférieures, on verrait que la balance pencherait en faveur des premières. La culture de la terre n’étant qu’une ressource accessoire pour les Indiens, la chasse et la pêche, qui forment la principale, sont en entier à la charge des hommes. Il en est de même de la construction des canots et de leur conduite en voyage ; eux seuls pagayent, et souvent pendant des journées entières, sans que les femmes s’en mêlent. Lorsqu’il s’agit de faire un abatis, le travail le plus pénible les regarde encore ; ce sont eux qui coupent les gros arbres et qui y mettent le feu. Le reste est l’affaire des femmes, et consiste à gratter çà et là la terre, et à mettre dans chaque trou une bouture de manioc ou de toute autre plante, qui croît sans autre soin qu’un peu de sarclage dans les commencemens, pour que les mauvaises herbes ne l’étouffent pas ; et Dieu sait comment les Indiennes s’acquittent le plus souvent de ce travail ! L’extraction du manioc et sa conversion en couac les regardent encore ; cela rentre dans les soins ordinaires du ménage. Ces légers travaux terminés, elles peuvent employer leur temps comme bon leur semble, et satisfaire leur penchant à la paresse : on ne voit point non plus parmi les indiens de ces scènes scandaleuses si fréquentes dans les ménages de nos basses classes, et qui déshonorent également les deux époux. Leurs carbets offrent l’image de la paix et de la concorde, et les querelles domestiques y sont inconnues. Les occupations des deux sexes sont tellement distinctes, que jamais l’un n’empiète sur les fonctions de l’autre ; la seule marque d’infériorité qui distingue les femmes, est qu’elles ne prennent jamais leurs repas en même temps que les hommes, et ne mangent qu’après eux, non leurs restes, mais ce qu’elles ont mis à part pour elles-mêmes avant de les servir. Pendant mon séjour parmi les Indiens, séjour bien court, il est vrai, je n’ai été témoin que d’un seul acte de violence envers une femme, et encore eut-il tous les caractères d’une correction administrée de sang-froid : cette Indienne, au lieu de préparer le repas de son mari, qui était à la chasse, passa son temps à dormir dans son hamac ; l’Indien, ne trouvant rien à manger à son retour, fit signe à sa femme de le suivre dans le bois, ce qu’elle exécuta sans résistance, et tous deux revinrent un instant après au carbet, comme si rien ne se fût passé. Le tout fit si peu de bruit, que je n’en aurais pas eu connaissance, si un des assistans ne m’eût expliqué ce qui venait d’avoir lieu.

On a accusé les Indiens de jalousie, et avec raison ; la mort est la punition ordinaire de la femme adultère et de son complice : il est rare que le mari outragé leur fasse grâce, ce qui n’empêche pas qu’ils ne s’enlèvent quelquefois leurs femmes les uns aux autres, quand ils sont las des leurs. Quant à leurs filles, ils les laissent jouir d’une liberté complète, à moins qu’elles ne soient fiancées à quelque Indien, chose qui a lieu souvent dès leur plus tendre enfance. Mais on voit bien peu de blancs contracter avec elles de ces unions libres et quelquefois de longue durée, comme ils le font si fréquemment avec des femmes de couleur et des négresses. Outre leur ignorance de nos usages et leur indolence, les Indiennes ont rarement reçu en partage une figure agréable, quoique leurs traits respirent en général une grande douceur.

C’est une erreur de croire que l’absence du vêtement le plus indispensable, assez fréquente chez elles, entraîne aucun dérèglement dans leurs mœurs. Cet état, si révoltant pour nous, a une conséquence tout opposée à celle qu’on lui attribuerait au premier coup-d’œil, et ne s’oppose pas à ce qu’il existe dans l’état de nature une pudeur tout aussi réelle que celle qui est un des plus heureux résultats de la civilisation. L’Indienne, qui semble ignorer elle-même sa nudité, et qui se présente à vos yeux sans crainte, sans embarras, est aussi bien protégée contre vos désirs que les femmes de l’Orient sous les voiles impénétrables qui les couvrent tout entières. Il y a long-temps que les voyageurs ont remarqué, à l’avantage des Indiens, que jamais on ne voit parmi eux aucune action qui puisse blesser la décence, et ce fait est exactement vrai. Les idées de ce genre sont tellement relatives, que lorsqu’ils viennent à Cayenne avec leurs femmes et leurs filles, personne ne fait attention à la simplicité du costume de ces dernières. Que serait-ce si une femme blanche paraissait dans le même état !

Les Indiens, toujours plus ou moins barbouillés de genipa ou de rocou, paraissent sales, et cependant leur propreté est extrême : la première action des deux sexes, en sortant de leurs hamacs, à la pointe du jour, est de prendre un bain dans la rivière, et il est rare qu’ils ne le renouvellent pas au moins une fois dans la journée. Ils se lavent également les mains et la bouche avec soin après chaque repas. Quelques personnes prétendent qu’ils exhalent, comme les nègres, mais à un moindre degré, une odeur particulière et désagréable : j’avoue que je n’ai jamais pu m’en apercevoir. Eux-mêmes cependant semblent en convenir, car ils prétendent que le jaguar sait les reconnaître à ce caractère, et qu’il les attaque de préférence lorsqu’ils voyagent en compagnie avec des blancs. Ce fait, déjà mentionné par d’autres voyageurs, m’a toujours paru douteux.

J’ajouterai à ces détails un mot sur les langues que parlent ces Indiens. Trois principales sont en usage dans l’Oyapock : le galibi, mère commune d’une partie de celles qui sont répandues dans toute l’étendue de la Guyane, et qui sert aux différentes peuplades à se comprendre quand leurs idiomes propres diffèrent entre eux ; le palicour, particulier à la nation de ce nom, et l’oyampi, qui est en usage à partir du Camopi. Les Pirious s’en servent habituellement ; les Marawanes ont aussi leur langage particulier qu’ils ont apporté du Brésil. Ces langues sont douces sans être harmonieuses, et la plupart des Indiens les parlent toutes trois. Il en résulte une grande difficulté de faire un bon vocabulaire de chacune d’elles séparément, les Indiens empruntant indifféremment à l’une ou à l’autre les noms des objets qu’on leur demande, et il n’est pas toujours facile de savoir quelle est celle dont ils font usage pour le moment. Ce mélange est frappant dans le prétendu Dictionnaire galibi, imprimé à Paris sous les initiales D. L. S., en 1763. Une foule de mots, appartenant aux langues du Brésil, et tirés des ouvrages de Laet, Marcgrave, etc., s’y trouvent confondus avec le galibi ; j’en ai vérifié une partie des phrases avec des Indiens parlant ce dernier, et j’ai vu que non-seulement un grand nombre d’expressions leur étaient inconnues, mais encore que la construction des phrases était si peu dans le génie de leur langue, qu’ils pouvaient à peine les comprendre. Cet ouvrage est évidemment une compilation faite par un homme qui n’avait jamais été sur les lieux. Pendant mon voyage, j’avais commencé un vocabulaire, mais il est trop imparfait pour être bon à quelque chose ; je n’en extrairai que les nombres ci-dessous, qui appartiennent à la langue oyampi, et qui suffiront pour en donner une idée.


Un. Peçou.
Deux. Mokoï.
Trois. Mapoli.
Quatre. Iréroté.
Cinq. Nanépaparé-ouak.
Six. Iatéré.
Sept. Ianépokourou.
Huit. Ianépokourou-omomaou.
Neuf. Pecinounoï.
Dix. Ianépokamini-ouak.


Les personnes qui s’occupent de recherches ethnographiques ne verront peut-être pas sans étonnement ces nombres aller jusqu’à dix ; cette particularité m’a surpris également après avoir lu si souvent que les Indiens ne savaient pas compter au-delà de cinq et même de trois. Je me contenterai de garantir l’exactitude de ces mots, en laissant aux personnes en question le soin de concilier ce fait avec ce qu’on sait des langues américaines. J’ignore les termes dont se servent les Indiens au-delà de dix ; passé ce nombre, il faut, pour se faire comprendre d’eux, montrer autant de doigts de la main qu’on veut y ajouter de quantité, et quand on est parvenu à vingt-cinq ou trente, il est difficile d’arrêter leurs idées d’une manière précise. Pour exprimer un nombre très considérable, ils prennent avec la main une touffe de leurs cheveux, ou montrent les feuilles des arbres avec un geste expressif. Lorsqu’ils veulent tenir compte des jours, ils font chaque soir un nœud à une petite cordelette qu’ils gardent soigneusement, et procèdent en sens inverse, si le cas l’exige.

Suivant l’usage de beaucoup de nations indiennes, les noms propres que portent les individus ont une signification qui se rattache probablement à quelque trait de la vie de celui qui l’a reçu : ainsi Waninika signifie guerrier, en oyampi ; Tapaïarwar est composé des deux mots, tapaya, nom de ces perches qui servent à suspendre les hamacs en voyage, et de arwar, chien ; Paranapouna est formé de parana, grande eau, mer, et de pouna, oiseau. On retrouve dans ce dernier ce fameux mot de parana, qui existe dans la plupart des langues américaines connues, et qui partout a la même signification.


Théodore Lacordaire.
  1. Voyez la livraison du 15 décembre 1832, de la première série.