Excursion au Canada et à la rivière Rouge du Nord/09bis

IX (suite).
Le Tour du mondeVolume 35 (p. 225-228).
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IX (suite).


EXCURSION AU CANADA ET À LA RIVIÈRE ROUGE DU NORD,

PAR M. H. DE LAMOTHE[1].
1873. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.


IX (suite).

Départ d’Ottawa. — Une mission à Manitoba. — Désertion d’un compagnon de voyage. — Déraillement. — Toronto. — Processions orangistes. — Batailles irlandaises. — Le climat canadien. — Collingwood. — Les paysages d’Ontario.


Le parlement ajourné, on retrouvait au ministère canadien le loisir de s’occuper d’intérêts plus modestes, M. le docteur Taché, assistant au ministère de l’agriculture et de l’immigration, à qui j’avais été chaudement recommandé, put alors me présenter à M. Pope, chef de ce département, ainsi qu’au ministre des travaux publics, M. H. L. Langevin. Tous deux me reçurent avec la plus grande bienveillance et je sortis du palais du gouvernement investi d’une mission officielle pour la province de Manitoba, mission qui devait me permettre d’apprécier de visu les avantages offerts par le Nord-Ouest canadien à l’émigration de mes compatriotes d’Alsace-Lorraine. M. R*** devait m’accompagner, mais, je dois le dire à sa honte, le soir même il se décida brusquement à regagner Montréal. On lui avait fait une description peu séduisante des moyens de locomotion et de subsistance dans les régions situées au delà du lac Supérieur. Les vingt et quelques années qu’il comptait de plus que moi lui servaient d’ailleurs de circonstances atténuantes, et lui permettaient de reculer sans trop de déshonneur devant la perspective d’un voyage de plus de cent cinquante lieues en canot. Je restai seul pour accomplir l’entreprise conçue en collaboration à bord du Moravian, et seul je partis d’Ottawa le 15 août 1878.

Un chemin de fer à voie étroite, dont les locomotives et les wagons semblent des miniatures de celles des autres lignes, conduit d’Ottawa à Prescott, sur le Saint-Laurent, à travers un pays plat, à demi défriché, couvert d’enclos en troncs frustes et de squelettes d’arbres à demi brûlés.

À Prescott, en face de la ville américaine d’Ogdensburg, nous rejoignons la ligne du Grand-Tronc, principale voie ferrée du Canada, avec l’Intercolonial et le futur Pacifique canadien. Nous arrivons à Toronto après quelques petits désagréments : déraillement du pullmann-car ou wagon-lit, rupture des chaînes d’attache, arrêt en plein champ et retard de quelques heures. Cosas de América !

Je passai deux jours à Toronto, dont un dimanche, que j’aurais certainement marqué d’une pierre noire, commémorative de mon mortel ennui, n’eût été le spectacle d’une démonstration orangiste qui vint remplir un peu le vide de la matinée. Quelques jours auparavant, une démonstration semblable avait été l’occasion d’une bagarre entre Irlandais catholiques et protestants. Bâtons, cailloux et coups de poing avaient fait merveille en l’honneur de leurs défuntes Majestés Jacques II et Guillaume d’Orange, sujet de querelle éminemment respectable par son antiquité. Les orangistes ou « jeunes Bretons », restés maîtres du terrain — tout comme leur patron à la bataille de la Boyne — étaient allés briser les vitres d’un établissement scolaire fréquenté par leurs adversaires. L’exhibition processionnelle à laquelle j’assistai ne donna naissance par bonheur à aucune mêlée. Les loges de « Young Britons » purent promener par toute la ville, au son des fifres et du tambour, leurs bannières ornées de l’effigie équestre du vainqueur des Stuarts, et le défilé se termina paisiblement par un pique-nique monstre sur les pelouses du jardin public.

Toronto paraît être un des grands centres de l’organisation des loges orangistes en Amérique ; et si jamais — ce qu’à Dieu ne plaise — l’intolérance pouvait prendre racine dans le sol du Nouveau-Monde, ces singulières associations lui fourniraient un terrain tout préparé. En 1860, lors du voyage du prince de Galles, elles voulurent donner un caractère exclusivement sectaire aux réceptions organisées dans les villes du haut Canada, et le Prince ayant refusé avec raison la permission d’exhiber sur son passage des emblèmes qui pouvaient blesser les convictions d’une notable partie des sujets canadiens de la Reine, se vit dans l’impossibilité de faire respecter sa volonté et dut en conséquence abréger considérablement son séjour dans la province.

Toronto : Osgood Hall — Dessin de A. Deroy, d’après une gravure américaine.

Bâtie sur la rive nord du lac Ontario, à 600 kilomètres environ de Montréal, à 135 des chutes du Niagara, et primitivement appelé York, Toronto est une ville britannique dans toute la force du terme. Les autres nationalités ne forment qu’une infime minorité parmi ses 56 000 habitants : on y compte à peine six cents Canadiens-Français. Elle a, comme toutes les nouvelles cités d’Amérique, des rues larges et régulières se coupant à angle droit, des hôtels babyloniens où malheureusement la cuisine n’est pas toujours à la hauteur des prétentions architecturales, quelques beaux édifices entourés de pelouses et de grands arbres, tels que l’Osgood Hall, l’Université, l’École normale, l’École des arts et métiers, des églises aussi nombreuses qu’on doit l’attendre d’un pays où la nomenclature des confessions religieuses occupe quarante-six colonnes des tables du recensement.

Université de Toronto. — Dessin de A. Deroy, d’après une gravure américaine.

De Toronto à Collingwood il y a environ 150 kilomètres de chemin de fer ; les maisons de bois des villages se montrent çà et là au milieu des éclaircies de la forêt avec leur éternel cortège de clôtures en planches et de défrichements ébauchés. À mi-chemin l’on côtoie la jolie nappe d’eau brune du lac Simcoe, bassin de 144 000 hectares, à 214 ou 215 mètres au-dessus des mers. Les maisons blanches de la petite ville de Barrie se détachent gaiement sur le vert sombre des ondulations riveraines. Quittant le lac, nous descendons rapidement vers la baie Géorgienne : les clairières cultivées deviennent plus rares ; en revanche les traces d’incendie sont visibles à chaque pas au milieu des forêts. Enfin le train s’arrête une dernière fois. Le long de larges rues, vierges de pavés et flanquées de loin en loin d’un tronçon de trottoir en madriers, s’éparpillent un demi-millier de modestes habitations en bois, entourées de vastes terrains vagues qui n’attendent pour se transformer en « blocs » de somptueux édifices qu’un de ces coups de baguette féeriques dont la spéculation du Nouveau-Monde possède le secret. Çà et là un charmant jardin entoure un frais cottage, oasis en miniature au milieu de cette ville à peine dégrossie. Dans l’avenue principale, les étalages luxueux de quelques magasins « à l’instar de Toronto » font le plus étrange contraste avec l’indigence des baraques voisines. Sur le port, de hauts élévateurs font passer, presque sans intervention visible de la main-d’œuvre humaine, des chargements entiers de grains d’un chaland dans des wagons, et réciproquement, tandis que d’énormes radeaux de bois flotté donnent un aliment sans cesse renouvelé à de puissantes scieries à vapeur. De longs appontements en bois s’avancent dans la baie qui s’étend à perte de vue vers le nord et que limite à l’est une lisière de terrains bas et boisés. Au couchant s’élève une chaîne de 400 à 450 mètres de haut, encore couverte de grands arbres, mais où de larges taches noires signalent le passage récent de l’élément destructeur. Encore quelques années, et ces montagnes qui, malgré leur faible hauteur, renferment, dit-on, le point culminant de l’Ontario, auront probablement cessé de mériter leur nom de « Blue Mountains ». Tel est l’aspect de Collingwood, cité vieille de vingt hivers à peine et fière du nom qu’elle porte en l’honneur de l’illustre amiral, émule et compagnon du vainqueur de Trafalgar.

Un élévateur, à Collingwood. — Dessin de Th. Weber, d’après une gravure américaine.

Ainsi, je venais de faire plus de six cents kilomètres à travers la partie la plus fertile et la plus peuplée d’Ontario, et cependant cette riche province ne me laissait qu’une impression bien fugitive. Ce qui manque à ses paysages, ce sont les montagnes. On y soupire après quelque accident de terrain qui repose la vue d’une monotone succession d’enclos rectangulaires. Un pays ne peut se passer de montagnes ; la majesté des grands lacs n’en saurait tenir lieu. À quoi ressemblerait le lac de Genève sans le Jura, le Jorat et les Alpes savoisiennes ? À un étang vulgaire. Vu du rivage bas qui forme sa ceinture, le grand lac Ontario lui-même ne paraît pas autre chose.

À quelques lieues de là, au fond de la baie Matchedash, les cantons de Tay et de Tiny renferment un groupe d’environ deux mille cinq cents Canadiens-Français dont l’établissement dans ces parages est, m’a-t-on dit, fort ancien. Chaque année d’ailleurs ils sont renforcés par un certain nombre de leurs compatriotes, surtout par d’anciens voyageurs du Nord-Ouest.

Une ligne de beaux vapeurs fait pendant tout l’été un service régulier le long du littoral canadien des grands lacs, entre Collingwood et Duluth à l’extrémité du lac Supérieur. Le parcours est de 1 100 kilomètres en ligne directe, de 1 350 en tenant compte des détours causés par les escales. La variété des sites, la fraîche atmosphère des lacs, l’attrait d’une navigation sur les plus splendides nappes d’eau douce qui soient au monde, tout a concouru à faire de ce voyage un des passe-temps favoris des riches habitants du haut Canada. Le tour des lacs remplace pour eux notre traditionnelle descente des bords du Rhin — moins, bien entendu, les grands souvenirs historiques et les vieilles ruines féodales.

Le vapeur sur lequel j’allais m’embarquer reproduisait, avec un peu moins de richesse peut-être, les aménagements si commodes et si pratiques des grands bateaux du Saint-Laurent ; il se nommait le Francis Smith. De nombreux passagers remplissaient déjà le salon ; « l’éternel féminin » surtout était brillamment représenté par un essaim de blondes Anglaises et d’Américaines brunes ou blondes.

  1. Suite. — Voy. t. XXX, p. 97, 113 et 129.