Excursion au Canada et à la rivière Rouge du Nord/05

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V

De Québec à Montréal. — Les vapeurs de la compagnie du Richelieu. — Zouaves pontificaux en voyage. — La question du Pacifique. — Le pont Victoria. — Souvenirs du temps passé. — Une cité ambitieuse. — Le parc du Mont-Royal. — Les enfants d’Érin sur la terre étrangère.


Parmi tous ces magnifiques vapeurs de l’Amérique du Nord que leurs étages superposés de cabines et leurs splendides aménagements intérieurs ont fait si justement appeler des palais flottants, il en est bien peu de comparables aux deux bateaux de la « compagnie du Richelieu, » le Québec et le Montréal, qui desservent tour à tour la ligne quotidienne établie durant la belle saison entre les deux cités dont ils portent le nom. C’est sur le Montréal que nous prîmes passage, par un beau jour du mois d’août 1873.

Il y avait à bord joyeuse compagnie et foule bariolée. Le Yankee sec et remuant y coudoyait l’Anglais obèse et flegmatique ; deux religieux oblats, vêtus comme nos prêtres français, conversaient avec un jeune homme à longue redingote que je pris d’abord pour un clergyman, presbytérien ; c’était en réalité un membre de leur ordre revenant des États-Unis, où les ministres de toutes croyances portent généralement le même costume mi-sacerdotal et mi-laïque. Dans le salon, quelques jeunes Canadiennes-Françaises, vives et libres d’allures, s’étaient emparées d’un piano ; musique et paroles, la plupart des morceaux de leur répertoire étaient pour nous de vieilles connaissances ; décidément nous étions en Nouvelle-France ! Deux pas plus loin, la scène changeait avec le langage : des « politiciens » en vacances discutaient à grand renfort de jurons anglo-saxons les dernières nouvelles d’Ottawa ou de Washington. En dehors du salon, sur les promenoirs découverts, refuge des fumeurs et des amants du grand air, l’élément bas-canadien était représenté par une vingtaine de jeunes gens portant à la boutonnière de gros nœuds de rubans blancs et jaunes et formant ça et là de petits groupes d’où s’élevaient de joyeux éclats de voix. C’étaient d’anciens zouaves pontificaux, membres d’une association qui réunit les trois ou quatre cents volontaires canadiens partis de 1867 à 1870 pour défendre le pouvoir temporel. Les zouaves de Québec ont invité leurs camarades de Montréal à venir leur faire une visite. Il y a eu réception dans toutes les règles, défilé avec fanfare, cérémonie religieuse et repas copieux. Ce dernier acte de la fête surtout doit avoir été particulièrement soigné, à en juger par la bruyante expansion des voyageurs.

Du reste, jeunes gens ou graves personnages semblaient n’avoir qu’un seul thème de conversation. De quelque groupe qu’on s’approchât, il était impossible de ne pas entendre trois fois par minute le mot de « Pacifique. » Pacific scandal, Pacific slander, affaire du Pacifique, scandale du Pacifique, calomnies du Pacifique ; Français ou Anglais ne parlaient, ne juraient, ne vivaient que par le Pacifique. On eût dit que ce mot avait acquis, par je ne sais quel maléfice, le ton d’exaspérer les tempéraments en apparence les plus digues de se l’appliquer comme qualificatif.

Qu’était-ce donc que cette grosse affaire qui défrayait d’une façon si exclusive les conversations des hôtes du Montréal ? Je n’étais pas resté une semaine à Québec sans en avoir appris quelque chose. Chacun des notables personnages à qui j’avais été présenté m’avait bien et dûment catéchisé sur la question « topique » du moment ; et comme dans le nombre de mes nouvelles connaissances il s’en trouvait de toutes les opinions ayant cours au Canada, j’avais entendu à satiété les différentes cloches, condition indispensable, suivant la sagesse des nations, pour juger impartialement. Dans le cas du Pacifique, il n’en fut pas ainsi pour moi : à force d’avoir à subir le choc des affirmations les plus contradictoires, j’en vins au bout de quelques jours à n’avoir plus d’opinion du tout. J’y trouvai, du reste, un certain avantage, car il me devint beaucoup plus facile de garder sur ce sujet délicat la réserve discrète que me commandait ma qualité d’étranger.

Il était écrit toutefois qu’à chaque étape de mon voyage, j’assisterais au développement de la crise occasionnée par cette malheureuse affaire du Pacifique, et que j’aurais même indirectement, tout étranger que je fusse, à en subir les conséquences. Je ne puis donc me dispenser d’en dire au moins quelques mots.

Lors de l’entrée de la Colombie anglaise dans la Confédération canadienne, il avait été stipulé que la nouvelle province serait reliée, dans un délai de dix ans, à ses confédérés de l’Est par un chemin de fer transcontinental. Il s’agissait de former une compagnie assez puissante pour se charger de cette gigantesque entreprise. Les négociations furent longues et laborieuses ; cependant elles avaient abouti ou semblaient sur le point d’aboutir précisément au moment où les élections générales de 1872 allaient renouveler le parlement de la Confédération. Un capitaliste montréalais, sir Hugh Allan, le président de la compagnie des transatlantiques canadiens, s’était mis à la tête de l’affaire. Il avait d’abord fait un appel aux capitaux américains qui s’empressèrent d’y répondre. Sur ces entrefaites, les élections eurent lieu. Des sommes fabuleuses furent dépensées de part et d’autre par les partis, car les élections coûtent cher dans les pays où s’est conservé l’usage du « poll » ou scrutin public, et le Canada est encore dans ce cas. La lutte fut très-vive ; néanmoins le ministère conservateur obtint dans toutes les provinces une assez forte majorité. La question du « Transcontinental » avait été fréquemment agitée pendant la période électorale ; et l’on avait pu noter une certaine répugnance de l’opinion à accepter l’immixtion des Américains dans une œuvre aussi essentiellement nationale. On semblait craindre que des directeurs yankees n’eussent des visées préjudiciables aux intérêts canadiens. La première combinaison de sir Hugh Allan étant décidément devenue impopulaire, le ministère n’osa pas lutter contre le préjugé général, et sur sa demande formelle, sir Hugh dut s’adresser uniquement aux Canadiens et aux Anglais, et renoncer au concours des capitalistes de New-York. Ceux-ci, mécontents d’être évincés, s’en vengèrent en publiant certaines correspondances de leur ancien partenaire, d’où il résultait que le capitaliste montréalais avait donné des sommes importantes, quelque chose comme quinze cent mille francs, disait-on, pour assurer le succès du ministère dans les élections générales. De là à dire que la concession du Pacifique avait été le prix de ce service, il n’y avait qu’un pas ; ce pas fut fait. Tous les journaux de l’opposition dans les six provinces de la Confédération regorgèrent d’articles flamboyants où la corruption du cabinet fédéral était dénoncée urbi et orbi, en français et en anglais, dans un style qui n’avait rien de commun avec la mansuétude évangélique, ni même avec les précautions oratoires chères aux académiciens. Depuis vingt ans, le même parti politique, celui des conservateurs, s’était maintenu au pouvoir presque sans interruption ; une bonne occasion se présentait de l’en déloger. Je laisse à penser avec quelle ardeur le parti adverse se précipita sur l’arme nouvelle qui lui permettait de monter enfin à l’assaut des portefeuilles avec quelque chance de succès. Comme de juste, les journaux du gouvernement ne se faisaient point faute de riposter à l’attaque ; les aménités qui s’échangèrent à cette occasion eussent paru en France dépasser les bornes de la licence la plus échevelée.

Mais laissons le chemin de fer du Pacifique et ses scandales — nous ne les retrouverons que trop tôt sur notre chemin — et revenons à notre traversée.

Les vapeurs de la compagnie du Richelieu ne partent pour Montréal qu’à une heure assez avancée de la soirée, ce qui prive le voyageur du panorama des rives du Saint-Laurent, moins pittoresques mais plus riantes ici qu’en aval de Québec. Il est minuit quand nous passons devant Trois-Rivières, l’un des plus anciens établissements fondés par les Français du dix-septième siècle, aujourd’hui ville de sept à huit mille habitants, et débouché naturel des vallées du Saint-Maurice et de ses affluents. La colonisation, une colonisation exclusivement canadienne-française, remonte d’un pas lent mais sûr les vallées de ces puissants cours d’eau. Il y a quelques années, de grandes étendues cultivables ont été reconnues sur les bords de la Matawin, dont la vallée court parallèlement au Saint-Laurent et débouche dans le Saint-Maurice, à vingt lieues environ au nord du grand fleuve. Toutefois la richesse de cette région consiste surtout pour le moment dans l’exploitation à outrance des forêts.

À l’aube, une brume légère couvrait la surface du fleuve, formant un rideau assez transparent pour laisser entrevoir les ravissantes prairies clair-semées de grands arbres qui bordent au loin les rives. Nous passons entre Berthier et Richelieu, l’Assomption et Verchères, comtés aussi français par leur population que par leur nom. Bientôt scintille à travers la rosée le reflet argenté des toits recouverts en tôle étamée. Au pied d’un monticule verdoyant rehaussé par son isolement, nous distinguons les hautes tours d’une cathédrale dominant une longue rangée d’édifices ; sur la rive que nous longeons, la couleur verte du Saint-Laurent fait subitement place à la teinte brune des eaux de l’Outaouais, puissante rivière qui persiste pendant plusieurs lieues à ne point confondre ses eaux avec celles du fleuve.

Nous voyons apparaître successivement les hautes constructions des manufactures d’Hochélaga, puis le pont Victoria, long de trois mille cent trente-quatre mètres, avec sa galerie tubulaire, véritable tunnel formé de vingt-cinq tubes en fer d’une longueur totale de dix-huit cent soixante et onze mètres, soutenus à près de vingt mètres au-dessus du niveau du fleuve par deux culées et vingt-quatre piles d’un calcaire noir qui semble du granit. Ces piles s’allongent dans le sens du courant et lui présentent une arête effilée en pointe aiguë, semblable à l’éperon d’un navire cuirassé, contre laquelle d’énormes glaçons viennent se briser au moment de la débâcle. Disons-le de suite, cette merveille de l’art des ingénieurs impressionne plus vivement l’esprit que la vue, car la distance en réduit étrangement les gigantesques proportions. La longue ligne rigide de la galerie, les formes grêles et également rectilignes des arches vues de face, lui donnent de loin l’humble apparence d’un pont de chevalets, et cependant il a coûté trente millions. Combien je préfère les courbes harmonieuses de nos vieux ponts de pierre ! Un second pont va être jeté sur l’énorme fleuve, à Montréal même. Hardi comme le premier, sera-t-il plus réellement beau ?

Pont Victoria. — Dessin de Riou, d’après une photographie.

Enfin nous atteignons les quais en passant au milieu d’une forêt de blancs vapeurs aux cabines étagées. Nous sommes à Montréal. Devant nous s’élève l’imposante façade du marché Bonsecours, et tout près, sur la place Jacques-Cartier, nous apercevons la colonne érigée en l’honneur du vainqueur de Trafalgar. Quelle singulière association d’idées a fait placer la statue du destructeur de la marine française sur un emplacement consacré au marin français qui découvrit la Nouvelle-France, je l’ignore. Nous débarquons, et dix minutes après nous nous reposons en lisant les nouvelles dans le beau salon de l’hôtel Donégana.

Les quais de Montréal. — Dessin de Th. Weber, d’après une photographie.

En 1640, une religieuse, la sœur Bourgeois, et quelques membres d’une congrégation qui se fondit peu après dans celle de Saint-Sulpice, obtinrent du roi de France la concession de l’île de Montréal, où Cartier avait découvert jadis le village indien d’Hochelaga. Cinquante-cinq personnes environ furent amenées, en 1642, pour peupler le nouvel établissement, qu’on appela d’abord « Villemarie. » En 1653, deux cents immigrants, presque tous Angevins, vinrent renforcer ce premier noyau de courageux colons. Plus tard les soldats d’un régiment licencié au Canada, le régiment de Carignan, fameux dans les annales de la colonie, s’établirent en grande partie autour de la nouvelle ville, dont la prospérité naissante eut longtemps à souffrir du voisinage des Iroquois. En 1760, Montréal ne comptait encore que six mille habitants tout au plus. Ce fut pendant la guerre de Sept ans le dernier boulevard des défenseurs du Canada. Un an après la chute de Québec, les milices canadiennes commandées par le chevalier de Lévis avaient repris l’offensive et remporté la victoire de Sainte-Foy. Peu s’en fallut que Québec même ne retombât au pouvoir de ces braves. L’arrivée d’une flotte anglaise mit fin à leurs succès, et le 8 septembre 1760, sous les murs de Montréal, fut signé, en cinquante-cinq articles, l’acte de décès de notre domination dans le grand pays qui pendant un siècle et demi s’était appelé la Nouvelle-France.

Marché de Bonsecours. — Dessin de A. Deroy, d’après une photographie.

La Louisiane nous restait encore, il est vrai ; mais Louis XV, ses ministres et ses courtisans avaient hâte de se débarrasser d’une colonie qu’ils ne se sentaient plus capables de défendre. En 1763, aussitôt après la signature du fatal traité de Paris, le roi de France la cédait à son cousin d’Espagne, « sans exceptions ni réserves d’aucune sorte, par la seule impulsion de son cœur généreux. » D’un trait de plume notre patrie se dépouillait d’un domaine allant du golfe du Mexique aux grands lacs du Saint-Laurent, des bords du Mississipi aux montagnes Rocheuses et aux rives de l’océan Pacifique ! Pendant six ans les créoles louisianais s’opposèrent à l’exécution d’un traité qui les séparait de la France ; mais que pouvait le patriotisme de ces pauvres gens contre la royale parole de leur maître ? Un jour, l’Espagne envoya des soldats et un gouverneur à poigne ; on pendit quelques notables qui avaient le mauvais goût d’être attachés à leur nationalité, et le transfert amical de la Louisiane à l’Espagne fut un fait accompli !

On sait qu’un sourire de la fortune nous rendit, quarante ans après, cet incomparable empire ; mais ce ne fut que pour un instant. Cédée au premier consul par l’Espagne, au traité de Saint-Ildefonse, la Louisiane devait être presque aussitôt vendue aux États-Unis pour soixante-quinze millions de francs, juste ce que l’Angleterre vient de payer pour indemniser les Américains des déprédations de l’Alabama.

Dix millions d’habitants, dont deux millions à peine d’origine française, tout à fait noyés, sauf les Canadiens, parmi les gens de langue anglaise, occupent aujourd’hui les deux territoires que nous avons abandonnés à ces dates fatales : 1763 et 1803. Tels ont été les fruits d’une politique insensée.

Qu’on me pardonne ces réminiscences historiques. Leur douloureux souvenir vient trop souvent assaillir l’esprit du Français qui voyage dans cette partie du Nouveau-Monde.

Depuis le jour où le chevalier de Lévis et sa poignée d’héroïques soldats cédèrent aux armes victorieuses de la Grande-Bretagne, cent dix ans se sont écoulés. De bourgade, Montréal est devenue grande ville. Cent sept mille habitants, dont cinquante-six mille Franco-Canadiens, habitent son enceinte ; et ce n’est là, disent-ils orgueilleusement, que le prélude d’une ère de progrès plus merveilleux encore. Tête de ligne de la navigation transatlantique sur le Saint-Laurent, l’ambitieuse cité aspire à supplanter New-York. Déjà des canaux accessibles aux navires de quatre à cinq cents tonnes contournent les nombreux rapides qui entravent la navigation du Saint-Laurent depuis Lachine jusqu’au lac Ontario. Un autre canal de quarante-trois à quarante-quatre kilomètres, le canal Welland, établit pour la même classe de bâtiments une communication assurée, sur le territoire canadien, entre les lacs Érié et Ontario, rachetant par vingt-sept écluses la différence de niveau d’environ cent mètres que la rivière Niagara descend d’un lac à l’autre par des courants rapides et par le bond de son incomparable cataracte. Aujourd’hui le gouvernement canadien a entrepris d’élargir tous ces canaux de manière à en permettre le passage à des navires de mille tonnes. Ce travail considérable une fois terminé, l’immense bassin des grands lacs, Duluth, Milwaukee, Chicago, Détroit, seront les tributaires de Montréal, devenu leur entrepôt naturel.

Les Montréalais ont trop confiance dans l’avenir pour ne point l’escompter un peu. Aussi leur ville, comme une coquette ambitieuse, se compose-t-elle maintenant une parure assortie à ses futures grandeurs. Les rues y sont larges et bien mieux entretenues qu’à Québec, les magasins vastes et superbement ornés ; les institutions de crédit abondent, et quelques-unes des banques principales sont installées dans de véritables palais. Les maisons particulières elles-mêmes y affectent les prétentions architecturales des plus grandes cités du continent américain. Toutes les sectes y ont leurs églises, dont un bon nombre, avouons-le, sont bâties dans ce style hybride et désagréable, semi-gothique et semi-rocaille, qui fait la joie des cockneys anglo-saxous et le désespoir des véritables artistes. Dans cette débauche de bâtisses religieuses, le clergé catholique tient à ne pas se laisser distancer. Non content de posséder une cathédrale qui passe cependant pour l’une des plus belles de l’Amérique du Nord, l’évêque de Montréal a entrepris, à grands renforts de souscriptions, d’ériger une basilique nouvelle qui sera la réduction, mais une réduction grandiose encore, de la première des basiliques catholiques, de Saint-Pierre de Rome.

Banque de Montréal. — Dessin de A. Deroy, d’après une photographie.

À une ville si confiante en ses destinées, il fallait une promenade publique digne de son ambition. L’emplacement a été trouvé sans peine et peut hardiment soutenir la comparaison avec ce que les grandes métropoles d’Europe et d’Amérique possèdent de mieux en ce genre. Nous avons déjà parlé de la montagne — le Mont-Royal — qui domine la ville et lui a donné son nom. La magnifique avenue qui en fait le tour est devenue le rendez-vous favori, en été, des équipages et des cavaliers, en hiver, des traîneaux et des patineurs qui descendent la montagne. La montagne elle-même est aujourd’hui transformée en un parc anglais semé çà et là de villas élevées par les nababs montréalais. Du sommet, on jouit d’une vue admirable sur la ville « aux toits d’argent, » le Saint-Laurent, ses jolies îles et les campagnes de ses deux rives. Un autre site cher aux amateurs de « pique-nique » est l’île Sainte-Hélène, située vis-à-vis l’extrémité orientale de la ville et dont la plus grande partie est également disposée en parc. La pointe nord-est de ce joli îlot est fortifiée ; elle renferme les casernes occupées autrefois par la garnison anglaise et gardées aujourd’hui par un petit détachement de volontaires. Enfin, les amateurs d’excursions champêtres peuvent recourir pendant la belle saison aux nombreux bateaux traversiers qui entretiennent un va-et-vient continuel entre Montréal et les jolis villages de Saint-Lambert, de Longueil, de Laprairie, etc, situés de l’autre côté du grand fleuve.

Traîneaux et patineurs au Mont-Royal. — Dessin de Riou, d’après une photographie.

Étant donnés les éléments très-hétérogènes dont se compose la population montréalaise, il ne faut pas s’étonner de trouver aux divers quartiers des physionomies très-différentes. À l’est habitent principalement les classes peu aisées de la population canadienne-française. C’est dans les quartiers du nord, les plus rapprochés de la montagne, que les riches commerçants des deux nationalités ont leurs maisons de ville entourées de verdure, où ils viennent se reposer le soir, au sortir de la poudreuse atmosphère du bureau. À Montréal comme aux États-Unis, on a le bon goût d’éloigner autant que possible l’habitation de famille du quartier des affaires. L’ouest est plus spécialement anglais, même dans le quartier Saint-Antoine, où habitent encore bon nombre de Franco-Canadiens. À l’extrémité de ce côté de la ville, près du Saint-Laurent, à l’endroit où le canal de Lachine débouche dans le fleuve, le quartier Sainte-Anne, bas, mal entretenu, inondé presque tous les ans par la débâcle, héberge près de dix mille Irlandais sur les dix-neuf mille de Montréal. Là comme toujours, au pauvre Paddy est échu le plus mauvais lot.

Montréal. — Dessin de Ph. Benoist, d’après une photographie.

Il semble que la communauté de religion, que certaines affinités de race et de souvenirs historiques devraient rapprocher l’Irlandais du Canadien-Français ; il n’en est rien cependant. Hâtons-nous de le dire, la faute n’en est point aux Canadiens. En tous pays Paddy — s’il faut en croire ses détracteurs — est un voisin désagréable, ce qu’on appelle chez nous « un mauvais coucheur. » Il est honni des Yankees dans la Nouvelle-Angleterre, des Allemands dans le Grand-Ouest, des Nègres dans les États du Sud, des Français au Canada, des Anglais et des Écossais partout. Et comment pourrait-il se faire aimer des étrangers, lui qui ne sait pas même vivre en bonne intelligence avec ses propres compatriotes ? Partout où des Irlandais ont planté leurs tentes, on est sûr de voir surgir incontinent des Montaguts et des Capulets au petit pied. « Orange » et « Vert, » ces deux partis qui désolent Érin, se poursuivent aux extrémités du monde d’une haine aussi vivace qu’au lendemain de la bataille de la Boyne. D’ailleurs, Paddy est léger, inconsistant, grand hâbleur autant que beau diseur, peu sûr dans ses amitiés, violent et brutal dans ses intolérantes antipathies, toujours extrême en politique comme en religion, qu’il soit loyaliste outré ou fénian incorrigible, catholique ultramontain ou orangiste fanatique. Il a abandonné, bon gré mal gré, son idiome national pour celui de ces Anglais qu’il affecte de détester, et personne aujourd’hui ne professe à un plus haut degré le culte exclusif de la langue anglo-normande. Aux récalcitrants qui hésitent à jeter leur individualité nationale dans le creuset où fusionnent les éléments disparates du nouveau peuple américain, il dirait volontiers comme le renard de la fable, lui qu’on a depuis longtemps débarrassé de « ce meuble inutile, » le vieux langage celtique si cher aux bardes guerriers de l’antique Hibernie :

« À quoi sert cette queue ? il faut qu’on se la coupe ! »

Lorsqu’une protestation s’élève au Canada, à la Louisiane, à Manitoba, contre l’usage du français dans les parlements et les tribunaux, soyez certain qu’elle émane neuf fois sur dix d’un Irlandais catholique ou protestant, à moins pourtant que ce ne soit d’un Allemand plus ou moins américanisé mais toujours gallophobe.

Mais il y a une autre raison, plus décisive encore, qui seule suffirait à expliquer l’antipathie jalouse des autres nations à l’égard des enfants d’Érin : c’est la soif désordonnée de domination et d’emplois dont semblent possédés ces opprimés de la veille, aussitôt qu’ils ont mis le pied sur le sol du Nouveau-Monde. L’art du « politicien, » cette industrie éminemment américaine, à la fois si lucrative et si décriée, n’a point de secrets pour leurs esprits déliés, souples et remuants. C’est grâce aux politiciens irlandais et à leur action sur les masses ignorantes et crédules de leurs compatriotes, que Tweed, le « boss » de Tarnmany Hall, a pu pendant des années diriger à son gré l’administration de la grande ville de New-York, et alléger la caisse municipale d’une centaine de millions de dollars. Partout, au Canada comme aux États-Unis, vous rencontrez le politicien irlandais, trafiquant des suffrages dont il dispose, et se faisant adjuger par les vainqueurs, en récompense de ses services, les fonctions publiques les plus grasses. Les Anglais ont un vers latin destiné à peindre le caractère de leurs bons frères d’Irlande :

« Unguentem pungit, pungentem Hibernicus ungit[1]. »

Et voilà pourquoi, sur le continent d’Amérique, Paddy, tant qu’il reste lui-même, est mal vu de tous ses voisins, sentiment qu’il rend du reste avec usure.

Aux États-Unis, l’uniformité de l’éducation nationale émousse au bout d’une génération ou deux les angles trop saillants de ce caractère celtique ; mais au Canada, où le système des écoles séparées tend à perpétuer le particularisme, l’Irlandais maintient, au grand détriment de tous, cet esprit turbulent et brouillon, qui a toujours fait le malheur de son île natale. Aussi l’Écossais, avec son caractère parfois cassant, mais toujours droit et loyal, est-il, quoique protestant, infiniment plus sympathique au Canadien-Français que l’Irlandais catholique. On me l’avait dit souvent au Canada ; mais c’était dans les prairies du Nord-Ouest que je devais en trouver les meilleures preuves.

  1. L’Irlandais flatte qui le bat et bat qui le flatte.