Examen important de Milord Bolingbroke/Édition Garnier/Chapitre 29

Examen important de Milord BolingbrokeGarniertome 26 (p. 276-277).
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CHAPITRE XXIX.

DE CONSTANTIN.

Quel est l’homme qui, ayant reçu une éducation tolérable, puisse ignorer ce que c’était que Constantin ? Il se fait reconnaître empereur au fond de l’Angleterre par une petite armée d’étrangers : avait-il plus de droit à l’empire que Maxence, élu par le sénat ou par les armées romaines ?

Quelque temps après, il vient en Gaule et ramasse des soldats chrétiens attachés à son père ; il passe les Alpes, grossissant toujours son armée ; il attaque son rival, qui tombe dans le Tibre au milieu de la bataille. On ne manque pas de dire qu’il y a eu du miracle dans sa victoire, et qu’on a vu dans les nuées un étendard et une croix céleste où chacun pouvait lire en lettres grecques : Tu vaincras par ce signe. Car les Gaulois, les Bretons, les Allobroges, les Insubriens, qu’il traînait à sa suite, entendaient tous le grec parfaitement, et Dieu aimait mieux leur parler grec que latin.

Cependant, malgré ce beau miracle qu’il fit lui-même divulguer, il ne se fit point encore chrétien ; il se contenta, en bon politique, de donner liberté de conscience à tout le monde, et il fit une profession si ouverte du paganisme qu’il prit le titre de grand pontife : ainsi il est démontré qu’il ménageait les deux religions ; en quoi il se conduisait très-prudemment dans les premières années de sa tyrannie. Je me sers ici du mot de tyrannie sans aucun scrupule, car je ne me suis pas acoutumé à reconnaître pour souverain un homme qui n’a d’autres droits que la force ; et je me sens trop humain pour ne pas appeler tyran un barbare qui a fait assassiner son beau-père Maximien-Hercule à Marseille, sous le prétexte le moins spécieux, et l’empereur. Licinius, son beau-frère, à Thessalonique, par la plus lâche perfidie.

J’appelle tyran sans doute celui qui fait égorger son fils Crispus, étouffer sa femme Fausta, et qui, souillé de meurtres et de parricides, étalant le faste le plus révoltant, se livrait à tous les plaisirs dans la plus infâme mollesse.

Que de lâches flatteurs ecclésiastiques lui prodiguent des éloges, même en avouant ses crimes ; qu’ils voient, s’ils veulent, en lui un grand homme, un saint, parce qu’il s’est fait plonger rois fois dans une cuve d’eau : un homme de ma nation et de mon caractère, et qui a servi une souveraine vertueuse, ne s’avilira jamais jusqu’à prononcer le nom de Constantin sans horreur.

Zosime rapporte, et cela est bien vraisemblable, que Constantin, aussi faible que cruel, mêlant la superstition aux crimes, comme tant d’autres princes, crut trouver dans le christianisme l’expiation de ses forfaits. À la bonne heure que les évêques intéressés lui aient fait croire que le Dieu des chrétiens lui pardonnait tout, et lui saurait un gré infini de leur avoir donné de l’argent et des honneurs ; pour moi, je n’aurais point trouvé de Dieu qui eût reçu en grâce un cœur si fourbe et si inhumain ; il n’appartient qu’à des prêtres de canoniser l’assassin d’Urie chez les Juifs, et le meurtrier de sa femme et de son fils chez les chrétiens.

Le caractère de Constantin, son faste et ses cruautés, sont assez bien exprimés dans ces deux vers, qu’un de ses malheureux courtisans, nommé Ablavius, afficha à la porte du palais :

Saturni aurea secla quis requirat ?
Sunt hæc gemmea, sed Nevoniana
[1].

Qui peut regretter le siècle d’or de Saturne ?
Celui-ci est de pierreries, mais il est de Néron.

Mais qu’aurait dû dire cet Ablavius du zèle charitable des chrétiens, qui, dès qu’ils furent mis par Constantin en pleine liberté, assassinèrent Candidien, fils de l’empereur Galérius, un fils de l’empereur Maximien, âgé de huit ans, sa fille, âgée de sept, et noyèrent leur mère dans l’Oronte ? Ils poursuivirent longtemps la vieille impératrice Valérie, veuve de Galérius, qui fuyait leur vengeance. Ils l’atteignirent à Thessalonique, la massacrèrent, et jetèrent son corps dans la mer. C’est ainsi qu’ils signalèrent leur douceur évangélique ; et ils se plaignent d’avoir eu des martyrs !

  1. Ces deux vers, qui ont été conservés par Sidoine Apollinaire (livre V, épître VIII), sont tout ce qui existe d’Ablavius.