Examen important de Milord Bolingbroke/Édition Garnier/Chapitre 26

Examen important de Milord BolingbrokeGarniertome 26 (p. 263-270).
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CHAPITRE XXVI.

DES MARTYRS.

Pourquoi les Romains ne persécutèrent-ils jamais pour leur religion aucun de ces malheureux Juifs abhorrés, ne les obligèrent-ils jamais de renoncer à leurs superstitions, leur laissèrent-ils leurs rites et leurs lois, et leur permirent-ils des synagogues dans Rome, les comptèrent-ils même parmi les citoyens à qui on faisait des largesses de blé ? Et d’où vient que ces mêmes Romains, si indulgents, si libéraux envers ces malheureux Juifs, furent-ils, vers le iiie siècle, plus sévères envers les adorateurs d’un Juif ? N’est-ce point parce que les Juifs, occupés de vendre des chiffons et des philtres, n’avaient pas la rage d’exterminer la religion de l’empire, et que les chrétiens intolérants étaient possédés de cette rage[1] ?

On punit en effet au IIIe siècle quelques-uns des plus fanatiques ; mais en si petit nombre qu’aucun historien romain n’a daigné en parler. Les Juifs, révoltés sous Vespasien, sous Trajan, sous Adrien, furent toujours cruellement châtiés comme ils le méritaient : on leur défendit même d’aller dans leur petite ville de Jérusalem, dont on abolit jusqu’au nom, parce qu’elle avait été toujours le centre de la révolte ; mais il leur fut permis de circoncire leurs enfants sous les murs du Capitole, et dans toutes les provinces de l’empire.

Les prêtres d’Isis furent punis à Rome sous Tibère. Leur temple fut démoli, parce que ce temple était un marché de prostitution, et un repaire de brigands ; mais on permit aux prêtres et prêtresses d’Isis d’exercer leur métier partout ailleurs. Leurs troupes allaient impunément en procession de ville en ville ; ils faisaient des miracles, guérissaient les maladies, disaient la bonne aventure, dansaient la danse d’Isis avec des castagnettes. C’est ce qu’on peut voir amplement dans Apulée. Nous observerons ici que ces mêmes processions se sont perpétuées jusqu’à nos jours. Il y a encore en Italie quelques restes de ces anciens vagabonds, qu’on appelle Zingari, et chez nous Gipsies, qui est l’abrégé d’Égyptiens, et qu’on a, je crois, nommés Bohèmes en France. La seule différence entre eux et les Juifs, c’est que les Juifs, ayant toujours exercé le commerce comme les Banians, se sont maintenus ainsi que les Banians, et que les troupes d’Isis, étant en très-petit nombre, sont presque anéanties.

Les magistrats romains, qui donnaient tant de liberté aux Isiaques et aux Juifs, en usaient de même avec toutes les autres sectes du monde. Chaque dieu était bienvenu à Rome :

Dignus Roma locus, quo deus omnis eat.
(Ovide, Fast., lib. IV, v. 270.)


Tous les dieux de la terre étaient devenus citoyens de Rome. Aucune secte n’était assez folle pour vouloir subjuguer les autres ; ainsi toutes vivaient en paix.

La secte chrétienne fut la seule qui, sur la fin du second siècle de notre ère, osât dire qu’elle voulait donner l’exclusion à tous les rites de l’empire, et qu’elle devait non-seulement dominer, mais écraser toutes les religions ; les christicoles ne cessaient de dire que leur Dieu était un Dieu jaloux : belle définition de l’Être des êtres, que de lui imputer le plus lâche des vices !

Les enthousiastes, qui prêchaient dans leurs assemblées, formaient un peuple de fanatiques. Il était impossible que parmi tant de têtes échauffées il ne se trouvât des insensés qui insultassent les prêtres des dieux, qui troublassent l’ordre public, qui commissent des indécences punissables. C’est ce que nous avons vu arriver chez tous les sectaires de l’Europe, qui tous, comme nous le prouverons, ont eu infiniment plus de martyrs égorgés par nos mains que les chrétiens n’en ont jamais eu sous les empereurs.

Les magistrats romains, excités par les plaintes du peuple, purent s’emporter quelquefois à des cruautés indignes ; ils purent envoyer des femmes à la mort, quoique assurément cette barbarie ne soit point prouvée. Mais qui osera reprendre les Romains d’avoir été trop sévères, quand on voit le chrétien Marcel, centurion[2], jeter sa ceinture militaire et son bâton de commandant au milieu des aigles romaines, en criant d’une voix séditieuse : « Je ne veux servir que Jésus-Christ, le roi éternel ; je renonce aux empereurs » ? Dans quelle armée aurait-on laissé impunie une insolence si pernicieuse ? Je ne l’aurais pas soufferte assurément dans le temps que j’étais secrétaire d’État de la guerre, et le duc de Marlborough ne l’eût pas soufferte plus que moi.

S’il est vrai que Polyeucte en Arménie, le jour où l’on rendait grâces aux dieux dans le temple pour une victoire signalée, ait choisi ce moment pour renverser les statues, pour jeter l’encens par terre, n’est-ce pas en tout pays le crime d’un insensé ?

Quand le diacre Laurent refuse au préfet de Rome de contribuer aux charges publiques ; quand, ayant promis de donner quelque argent du trésor des chrétiens, qui était considérable, il n’amène que des gueux au lieu d’argent, n’est-ce pas visiblement insulter l’empereur, n’est-ce pas être criminel de lèse-majesté ? Il est fort douteux qu’on ait fait faire un gril de six pieds pour cuire Laurent, mais il est certain qu’il méritait punition.

L’ampoulé Grégoire de Nysse fait l’éloge de saint Théodore, qui s’avisa de brûler dans Amazée le temple de Cybèle, comme on dit qu’Érostrate avait brûlé le temple de Diane. On a osé faire un saint de cet incendiaire, qui certainement méritait le plus grand supplice. On nous fait adorer ce que nous punissons par le dernier supplice.

Tous les martyres d’ailleurs, que tant d’écrivains ont copiés de siècle en siècle, ressemblent tellement à la Légende dorée qu’en vérité il n’y a pas un seul de ces contes qui ne fasse pitié. Un de ces premiers contes est celui de Perpétue et de Félicité. Perpétue vit une échelle d’or qui allait jusqu’au ciel. (Jacob n’en avait vu qu’une de bois : cela marque la supériorité de la loi nouvelle.) Perpétue monte à l’échelle : elle voit dans un jardin un grand berger blanc qui trayait ses brebis, et qui lui donne une cuillerée de lait caillé. Après trois ou quatre visions pareilles, on expose Perpétue et Félicité à un ours et à une vache.

Un bénédictin français, nommé Ruinart[3], croyant répondre à notre savant compatriote Dodwell, a recueilli de prétendus actes de martyrs, qu’il appelle les Actes sincères. Ruinart commence par le martyre de Jacques, frère aîné de Jésus, rapporté dans l’Histoire ecclésiastique d’Eusèbe, trois cent trente années après l’événement.

Ne cessons jamais d’observer que Dieu avait des frères hommes. Ce frère aîné, dit-on, était un Juif très-dévot ; il ne cessait de prier ni de sacrifier dans le temple juif, même après la descente du Saint-Esprit ; il n’était donc pas chrétien. Les Juifs l’appelaient Oblia le juste ; on le prie de monter sur la plate-forme du temple pour déclarer que Jésus était un imposteur : ces Juifs étaient donc bien sots de s’adresser au frère de Jésus. Il ne manqua pas de déclarer sur la plate-forme que son cadet était le sauveur du monde, et il fut lapidé.

Que dirons-nous de la conversation d’Ignace avec l’empereur Trajan, qui lui dit : Qui es-tu, esprit impur ? et de la bienheureuse Symphorose, qui fut dénoncée à l’empereur Adrien par ses dieux lares ? et de Polycarpe, à qui les flammes d’un bûcher n’osèrent toucher, mais qui ne put résister au tranchant du glaive ? et du soulier de la martyre sainte Épipode, qui guérit un gentilhomme de la fièvre ?

Et de saint Cassien, maître d’école, qui fut fessé par ses écoliers ? et de sainte Potamienne, qui, n’ayant pas voulu coucher avec le gouverneur d’Alexandrie, fut plongée trois heures entières dans la poix-résine bouillante, et en sortit avec la peau la plus blanche et la plus fine ?

Et de Pionius, qui resta sain et sauf au milieu des flammes, et qui en mourut je ne sais comment ?

Et du comédien Genest, qui devint chrétien en jouant une farce[4] devant l’empereur Dioclétien, et qui fut condamné par cet empereur dans le temps qu’il favorisait le plus les chrétiens ? Et d’une légion thébaine, laquelle fut envoyée d’Orient en Occident pour aller réprimer la sédition des Bagaudes, qui était déjà réprimée, et qui fut martyrisée tout entière dans un temps où l’on ne martyrisait personne, et dans un lieu où il n’est pas possible de mettre quatre cents hommes en bataille ; et qui enfin fut transmise au public par écrit, deux cents ans après cette belle aventure ?

Ce serait un ennui insupportable de rapporter tous ces prétendus martyres. Cependant je ne peux m’empêcher de jeter encore un coup d’œil sur quelques martyrs des plus célèbres.

Nilus, témoin oculaire à la vérité, mais qui est inconnu (et c’est grand dommage), assure que son ami saint Théodote, cabaretier de son métier, faisait tous les miracles qu’il voulait. C’était à lui de changer l’eau en vin ; mais il aimait mieux guérir les malades en les touchant du bout du doigt. Le cabaretier Théodote[5] rencontra un curé de la ville d’Ancyre dans un pré ; ils trouvèrent ce pré tout à fait propre à y bâtir une chapelle dans un temps de persécution : « Je le veux bien, dit le prêtre, mais il me faut des reliques. — Qu’à cela ne tienne, dit le saint, vous en aurez bientôt ; et voilà ma bague que je vous donne en gage. » Il était bien sûr de son fait, comme vous l’allez voir.

On condamna bientôt sept vierges chrétiennes d’Ancyre, de soixante et dix ans chacune, à être livrées aux brutales passions des jeunes gens de la ville. La Légende ne manque pas de remarquer que ces demoiselles étaient très-ridées ; et ce qui est fort étonnant, c’est que ces jeunes gens ne leur firent pas la moindre avance, à l’exception d’un seul qui, ayant en sa personne de quoi négliger ce point-là, voulut tenter l’aventure, et s’en dégoûta bientôt. Le gouverneur, extrêmement irrité que ces sept vieilles n’eussent pas subi le supplice qu’il leur destinait, les fit prêtresses de Diane : ce que ces vierges chrétiennes acceptèrent sans difficulté. Elles furent nommées pour aller laver la statue de Diane dans le lac voisin ; elles étaient toutes nues, car c’était sans doute l’usage que la chaste Diane ne fût jamais servie que par des filles nues, quoiqu’on n’approchât jamais d’elle qu’avec un grand voile. Deux chœurs de ménades et de bacchantes, armées de thyrses, précédaient le char, selon la remarque judicieuse de l’auteur, qui prend ici Diane pour Bacchus ; mais, comme il a été témoin oculaire, il n’y a rien à lui dire.

Saint Théodote tremblait que ces sept vierges ne succombassent à quelques tentations : il était en prières, lorsque sa femme vint lui apprendre qu’on venait de jeter les sept vieilles dans le lac ; il remercia Dieu d’avoir ainsi sauvé leur pudicité. Le gouverneur fit faire une garde exacte autour du lac, pour empêcher les chrétiens, qui avaient coutume de marcher sur les eaux, de venir enlever leurs corps. Le saint cabaretier était au désespoir : il allait d’église en église, car tout était plein de belles églises pendant ces affreuses persécutions ; mais les païens, rusés, avaient bouché toutes les portes. Le cabaretier prit alors le parti de dormir : l’une des vieilles lui apparut dans son premier sommeil ; c’était, ne vous déplaise, sainte Thécuse, qui lui dit en propres mots : « Mon cher Théodote, souffrirez-vous que nos corps soient mangés par des poissons ? »

Théodote s’éveille, il résolut de repêcher les saintes du fond du lac au péril de sa vie. Il fait tant qu’au bout de trois jours, ayant donné aux poissons le temps de les manger, il court au lac par une nuit noire avec deux braves chrétiens.

Un cavalier céleste se met à leur tête, portant un grand flambeau devant eux pour empêcher les gardes de les découvrir : le cavalier prend sa lance, fond sur les gardes, les met en fuite ; c’était, comme chacun sait, saint Soziandre, ancien ami de Théodote, lequel avait été martyrisé depuis peu. Ce n’est pas tout ; un orage violent mêlé de foudres et d’éclairs et accompagné d’une pluie prodigieuse, avait mis le lac à sec. Les sept vieilles sont repêchées et proprement enterrées.

Vous croyez bien que l’attentat de Théodote fut bientôt découvert ; le cavalier céleste ne put l’empêcher d’être fouetté et appliqué à la question. Quand Théodote eut été bien étrillé, il cria aux chrétiens et aux idolâtres : « Voyez, mes amis, de quelles grâces notre Seigneur Jésus comble ses serviteurs ! il les fait fouetter jusqu’à ce qu’ils n’aient plus de peau, et leur donne la force de supporter tout cela ; » enfin il fut pendu.

Son ami Fronton le curé fit bien voir alors que le saint était cabaretier : car en ayant reçu précédemment quelques bouteilles d’excellent vin, il enivra les gardes, et emporta le pendu, lequel lui dit : « Monsieur le curé, je vous avais promis des reliques, je vous ai tenu parole. »

Cette histoire admirable est une des plus avérées. Qui pourrait en douter après le témoignage du jésuite Bollandus et du bénédictin Ruinart ?

Ces contes de vieilles me dégoûtent ; je n’en parlerai pas davantage. J’avoue qu’il y eut en effet quelques chrétiens suppliciés en divers temps, comme des séditieux qui avaient l’insolence d’être intolérants et d’insulter le gouvernement. Ils eurent la couronne du martyre, et la méritaient bien. Ce que je plains, c’est de pauvres femmes imbéciles, séduites par ces non-conformistes. Ils étaient bien coupables d’abuser de la facilité de ces faibles créatures, et d’en faire des énergumènes ; mais les juges qui en firent mourir quelques-unes étaient des barbares.

Dieu merci, il y eut peu de ces exécutions. Les païens furent bien loin d’exercer sur ces énergumènes les cruautés que nous avons depuis si longtemps déployées les uns contre les autres. Il semble que surtout les papistes aient forgé tant de martyres imaginaires dans les premiers siècles pour justifier les massacres dont leur Église s’est souillée.

Une preuve bien forte qu’il n’y eut jamais de grandes persécutions contre les premiers chrétiens, c’est qu’Alexandrie, qui était le centre, le chef-lieu de la secte, eut toujours publiquement une école du christianisme ouverte, comme le Lycée, le Portique, et l’Académie d’Athènes. Il y eut une suite de professeurs chrétiens. Pantène succéda publiquement à un Marc, qu’on a pris mal à propos pour Marc l’apôtre. Après Pantène vient Clément d’Alexandrie, dont la chaire fut ensuite occupée par Origène, qui laissa une foule de disciples. Tant qu’ils se bornèrent à ergoter, ils furent paisibles ; mais lorsqu’ils s’élevèrent contre les lois et la police publique, ils furent punis. On les réprima surtout sous l’empire de Décius ; Origène même fut mis en prison. Cyprien, évêque de Carthage, ne dissimule pas que les chrétiens s’étaient attiré cette persécution. « Chacun d’eux, dit-il dans son livre Des Tombés, court après les biens et les honneurs avec une fureur insatiable. Les évêques sont sans religion, les femmes sans pudeur ; la friponnerie règne ; on jure, on se parjure ; les animosités divisent les chrétiens ; les évêques abandonnent les chaires pour courir aux foires, et pour s’enrichir par le négoce ; enfin nous nous plaisons à nous seuls, et nous déplaisons à tout le monde. »

Il n’est pas étonnant que ces chrétiens eussent de violentes querelles avec les partisans de la religion de l’empire, que l’intérêt entrât dans ces querelles, qu’elles causassent souvent des troubles violents, et qu’enfin ils s’attirassent une persécution. Le fameux jurisconsulte Ulpien avait regardé la secte comme une faction très-dangereuse, et qui pouvait un jour servir à la ruine de l’État ; en quoi il ne se trompa point.

    Une des plus fortes contradictions innombrables dont tous les livres juifs fourmillent se trouve dans ce verset de l’Exode [XXXIII, 23] : « Tu ne pourras voir que mon derrière. » Le livre des Nombres, chapitre XII [verset 8], dit expressément que Dieu se faisait voir à Moïse comme un ami à un ami ; qu’il voyait Dieu face à face, et qu’ils se parlaient bouche à bouche.

    Nos pauvres théologiens se tirent d’affaire en disant qu’il faut entendre un passage dans le sens propre, et l’autre dans un sens figuré. Ne faudrait-il pas leur donner des vessies de cochons par le nez, dans le sens figuré et dans le sens propre ? (Note de Voltaire, 1771.)

  1. Il n’y a rien certainement à répondre à cette assertion de milord Bolingbroke. Il est démontré que les anciens Romains ne persécutèrent personne pour ses dogmes. Cette exécrable horreur n’a jamais été commise que par les chrétiens, et surtout par les Romains modernes. Aujourd’hui même encore, il y a dix mille Juifs à Rome qui sont très-protégés, quoi qu’on sache bien qu’ils regardent Jésus comme un imposteur. Mais si un chrétien s’avise de crier dans l’église de Saint-Pierre, ou dans la place Navone, que trois font trois, et que le pape n’est pas infaillible, il sera brûlé infailliblement.

    Je mets en fait que les chrétiens ne furent jamais persécutés que comme des factieux destructeurs des lois de l’empire ; et ce qui démontre qu’ils voulaient commettre ce crime, c’est qu’ils l’ont commis. (Note de Voltaire, 1771.)

  2. Voyez tome XVIII, page 386 ; et XXIV, 485.
  3. Voyez tome XIV, page 125.
  4. Il contrefaisait le malade, disent les Actes sincères. « Je suis bien lourd, disait Genest. — Veux-tu qu’on te fasse raboter ? — Non, je veux qu’on me donne l’extrême-onction des chrétiens. » Aussitôt deux acteurs l’oignirent, et il fut converti sur-le-champ. Vous remarquerez que, du temps de Dioclétien, l’extrême-onction était absolument inconnue dans l’Église latine. (Note de Voltaire, 1771.)
  5. Voyez tome XX, page 42.