Examen important de Milord Bolingbroke/Édition Garnier/Chapitre 23

Examen important de Milord BolingbrokeGarniertome 26 (p. 256-258).
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CHAPITRE XXIII.

DE CLÉMENT D’ALEXANDRIE.

Clément, prêtre d’Alexandrie, appelle toujours les chrétiens gnostiques. Était-il d’une de ces sectes qui divisèrent les chrétiens et qui les diviseront toujours ? ou bien les chrétiens prenaient-ils alors le titre de gnostiques ? Quoi qu’il en soit, la seule chose qui puisse instruire et plaire dans ses ouvrages, c’est cette profusion de vers d’Homère, et même d’Orphée, de Musée, d’Hésiode, de Sophocle, d’Euripide, et de Ménandre, qu’il cite à la vérité mal à propos, mais qu’on relit toujours avec plaisir. C’est le seul des Pères des trois premiers siècles qui ait écrit dans ce goût ; il étale, dans son Exhortation aux nations et dans ses Stromates, une grande connaissance des anciens livres grecs, et des rites asiatiques et égyptiens ; il ne raisonne guère, et c’est tant mieux pour le lecteur.

Son plus grand défaut est de prendre toujours des fables inventées par des poëtes et par des romanciers pour le fond de la religion des Gentils, défaut commun aux autres Pères, et à tous les écrivains polémistes. Plus on impute de sottises à ses adversaires, plus on croit en être exempt ; ou plutôt on fait compensation de ridicule. On dit : Si vous trouvez mauvais que notre Jésus soit fils de Dieu, vous avez votre Bacchus, votre Hercule, votre Persée, qui sont fils de Dieu ; si notre Jésus a été transporté par le diable sur une montagne, vos géants ont jeté des montagnes à la tête de Jupiter. Si vous ne voulez pas croire que notre Jésus ait changé l’eau en vin dans une noce de village, nous ne croirons pas que les filles d’Anius aient changé tout ce qu’elles touchaient en blé, en vin, et en huile.

Le parallèle est très-long et très-exact des deux côtés.

Le plus singulier miracle de toute l’antiquité païenne, que rapporte Clément d’Alexandrie dans son Exhortation, c’est celui de Bacchus aux enfers. Bacchus ne savait pas le chemin ; un nommé Prosymnus, que Pausanias et Hygin appellent autrement, s’offrit à le lui enseigner, à condition qu’à son retour Bacchus (qui était fort joli) le payerait en faveurs, et qu’il souffrirait de lui ce que Jupiter fit à Ganymède, et Apollon à Hyacinthe. Bacchus accepta le marché, il alla aux enfers ; mais à son retour il trouva Prosymnus mort ; il ne voulut pas manquer à sa promesse, et, rencontrant un figuier auprès du tombeau de Prosymnus, il tailla une branche bien proprement en priape, il se l’enfonça, au nom de son bienfaiteur, dans la partie destinée à remplir sa promesse, et n’eut rien à se reprocher.

De pareilles extravagances, communes à presque toutes les anciennes religions, prouvent invinciblement que quiconque s’est écarté de la vraie religion, de la vraie philosophie, qui est l’adoration d’un Dieu sans aucun mélange ; quiconque, en un mot, s’est pu livrer aux superstitions, n’a pu dire que des choses insensées.

Mais, en bonne foi, ces fables milésiennes étaient-elles la religion romaine ? Le sénat a-t-il jamais élevé un temple à Bacchus se sodomisant lui-même ? à Mercure voleur ? Ganymède a-t-il eu des temples ? Adrien, à la vérité, fit ériger un temple à son ami Antinoüs, comme Alexandre à Éphestion ; mais les honorait-on en qualité de gitons ? Y a-t-il une médaille, un monument, dont l’inscription fût à Antinoüs pédéraste ? Les Pères de l’Église s’égayaient aux dépens de ceux qu’ils appelaient Gentils ; mais que les Gentils avaient de représailles à faire ! et qu’un prétendu Joseph mis dans la grande confrérie par un ange ; et qu’un Dieu charpentier dont les aïeules étaient des adultères, des incestueuses, des prostituées ; et qu’un Paul voyageant au troisième ciel ; et qu’un mari[1] et sa femme frappés de mort pour n’avoir pas donné tout leur bien à Simon Barjone, fournissaient aux Gentils de terribles armes ! Les anges de Sodome ne valent-ils pas bien Bacchus et Prosymnus, ou la fable d’Apollon et d’Hyacinthe ?

Le bon sens est le même dans ce Clément que dans tous ses confrères[2]. Dieu, selon lui, a fait le monde en six jours, et s’est reposé le septième, parce qu’il y a sept étoiles errantes ; parce que la petite ourse est composée de sept étoiles, ainsi que les pléiades ; parce qu’il y a sept principaux anges ; parce que la lune change de face tous les sept jours ; parce que le septième jour est critique dans les maladies. C’est là ce qu’ils appellent la vraie philosophie, τήν ἀληθῆν φιλοσοφίαν γνωστιϰὴν (tên alêthên philosophian gnôstikên). Voilà, encore une fois, les gens qui se préfèrent à Platon et à Cicéron ; et il nous faudra révérer aujourd’hui tous ces obscurs pédants, que l’indulgence des Romains laissait débiter leurs rêveries fanatiques dans Alexandrie, où les dogmes du christianisme se formèrent principalement !

  1. Ananias ; voyez Actes des apôtres, chap. V.
  2. Stromat., VI. (Note de Voltaire, 1767.)