Examen du livre de M. Darwin sur l’origine des espèces/2
II
DU LIVRE DE M. DARWIN
J’ai fait connaître dans mon premier article, l’élection naturelle de M. Darwin. Je passe à sa concurrence vitale. La concurrence vitale et l’élection naturelle sont les deux pivots sur lesquels tourne tout son système.
La concurrence vitale est la guerre perpétuelle que les animaux se font entre eux pour leur subsistance.
« Grâce, dit M. Darwin, à ce combat perpétuel que tous les êtres vivants se livrent entre eux pour leurs moyens d’existence, toute variation, si légère qu’elle soit, et de quelque cause qu’elle procède, pourvu qu’elle soit en quelque degré avantageuse à l’individu dans lequel elle se produit, tend à la conservation de cet individu[1].
« Deux animaux, dit-il encore, du genre canis peuvent être, avec certitude, considérés comme ayant à lutter entre eux à qui obtiendra la nourriture qui lui est nécessaire pour vivre… Le gui dépend du pommier et de quelques autres arbres : on peut dire qu’il lutte contre eux… Plusieurs semences de gui croissant les unes près des autres, sur la même branche, avec plus de vérité encore, luttent entre elles[2].
Soit. Mais de quelle façon la concurrence vitale va-t-elle concourir à l’élection naturelle ? Le voici :
À mesure que l’élection naturelle profite de tout pour améliorer certains individus, la concurrence vitale détruit le plus d’individus qu’elle peut, « afin, dit l’auteur, que l’élection naturelle ait plus de matériaux disponibles pour son œuvre de perfectionnement[3]. »
Avec M. Darwin, on a deux classes d’êtres : les êtres élus, que l’élection naturelle améliore sans cesse, et les êtres délaissés, que la concurrence vitale est toujours prête à exterminer.
S’entr’aidant ainsi, la concurrence vitale et l’élection naturelle mènent toutes choses à bonne fin car ici la bonne fin, la fin désirable, c’est que certains individus, les individus élus, s’améliorent, se perfectionnent, et que les autres soient détruits et anéantis. « C’est une généralisation de la loi de Malthus, dit M. Darwin, appliquée au règne organique tout entier[4]. »
Une fois ce principe posé, d’un pouvoir électif occupé sans relâche à choisir ce qui est bon et à éliminer ce qui est mauvais, il n’était plus besoin que de matériaux disponibles, et ce qui les fournit, c’est la concurrence vitale.
La concurrence vitale expliquée, revenons à l’élection naturelle. « Or, dit M. Darwin, cette loi de conservation des variations favorables et d’élimination des déviations nuisibles, je la nomme élection naturelle[5]. »
Voyons donc, encore une fois, ce qu’il peut y avoir de fondé dans ce qu’on nomme élection naturelle.
L’élection naturelle n’est, sous un autre nom, que la nature. Pour un être organisé, la nature n’est que l’organisation, ni plus, ni moins.
Il faudra donc aussi personnifier l’organisation, et dire que l’organisation choisit l’organisation. L’élection naturelle est cette forme substantielle dont on jouait autrefois avec tant de facilité. Aristote disait que, « si l’art de bâtir était dans le bois, cet art agirait comme la nature. » À la place de l’art de bâtir, M. Darwin met l’élection naturelle, et c’est tout un : l’un n’est pas plus chimérique que l’autre.
Mais, pour Dieu ! laissons enfin tous ces raisonnements inutiles. L’abus du raisonnement perd tout :
dit Chrysale dans les Femmes savantes. Venons aux faits. M. Darwin cite-t-il un seul fait, je dis un seul, dont on puisse conclure qu’une espèce s’est changée en une autre ? Quelqu’un a-t-il jamais vu un poirier se changer en pommier, un mollusque se changer en insecte, un insecte en oiseau ?
Plus j’y réfléchis, plus je me persuade que M. Darwin confond la variabilité avec la mutabilité. Ce sont deux mots, ou plutôt deux phénomènes qu’on ne peut séparer assez. La variabilité, ce sont les variations, les nuances plus ou moins tranchées, des variétés d’une même espèce : elles sont toutes intrinsèques ; aucune ne sort de l’espèce. La mutabilité, c’est tout autre chose ; c’est le changement radical d’une espèce en une autre, et ce changement radical ne s’est jamais vu.
Linné disait, en parlant des variétés : « Il y a autant de variétés que de végétaux différents, produits par la semence ou la graine d’une même plante ; » et M. Decaisne l’a bien prouvé : il a obtenu autant de variétés qu’il a semé de graines de poirier.
M. Darwin ne connaît point le vrai caractère de l’espèce. Il affecte même d’en faire fi. Cependant tout est là, et, si l’on n’est sûr de l’espèce, on n’est sûr de rien.
« Je ne puis discuter ici, dit M. Darwin, les diverses définitions qu’on a données du terme d’espèce. Aucune de ces définitions n’a encore satisfait pleinement tous les naturalistes, et cependant chaque naturaliste sait, au moins vaguement, ce qu’il entend quand il parle d’une espèce[6]. » Je ne crois pas du tout que chaque naturaliste s’en tienne là. Mais, pour le moment, peu m’importe ; la position de M. Darwin est toute particulière : c’est sur l’espèce qu’il fait un livre.
Il dit des variétés, « Le terme de variété est presque également difficile à définir, mais l’idée d’une descendance commune est presque généralement impliquée, quoiqu’elle puisse bien rarement se prouver[7]. »
Il dit enfin, et tout à la fois, des espèces et des variétés : « On ne saurait contester que beaucoup de formes, considérées comme des variétés par des juges hautement compétents, ont si parfaitement le caractère d’espèces qu’elles sont rangées comme telles par des juges d’un égal mérite. Quant à discuter si des formes qui diffèrent sont à juste titre appelées espèces ou variétés avant qu’une définition de ces termes ait été universellement adoptée, ce serait prendre une peine inutile[8]. » Comment inutile ? mais elle était d’autant plus nécessaire qu’on avait plus négligé de la prendre.
Il y a deux caractères qui font juger de l’espèce : la forme, comme dit M. Darwin, ou la ressemblance, et la fécondité. Mais il y a longtemps que j’ai fait voir que la ressemblance, la forme, n’est qu’un caractère accessoire : le seul caractère essentiel est la fécondité. « La comparaison de la ressemblance des individus, dit Buffon, n’est qu’une idée accessoire et souvent indépendante de la première (la succession constante des individus par la génération) ; car l’âne ressemble au cheval plus que le barbet au lévrier, et cependant le barbet et le lévrier ne font qu’une même espèce, puisqu’ils produisent ensemble des individus qui peuvent eux-mêmes en produire d’autres, au lieu que le cheval et l’âne sont certainement de différentes espèces puisqu’ils ne produisent ensemble que des individus viciés et inféconds[9]. »
L’espèce est d’une fécondité continue, et toutes les variétés sont entre elles d’une fécondité continue, ce qui prouve qu’elles ne sont pas sorties de l’espèce, qu’elles restent espèce, qu’elles ne sont que l’espèce qui s’est diversement nuancée.
Au contraire, les espèces sont distinctes entre elles, par la raison décisive qu’il n’y a entre elles qu’une fécondité bornée.
J’ai déjà dit cela, mais je ne saurais trop le redire.
On voit combien M. Darwin s’abuse lorsqu’il appelle les variétés des espèces naissantes. C’est, au reste, par là qu’il commence la chaîne de ses mutations. La variété se fait espèce, l’espèce se fait type de genre, le genre passe du genre à l’ordre, l’ordre passe à la classe, et c’est ainsi que M. Darwin conclut par ces mots que j’ai déjà cités, et qui résument tout son système : « Je pense que tout le règne animal est descendu de quatre ou cinq types primitifs tout au plus. L’analogie même me conduirait un peu plus loin, c’est-à-dire à la croyance que tous les animaux descendent d’un seul prototype[10]. »
Cependant il ne faudrait pas croire que M. Darwin ne trouve pas à tout cela quelques difficultés : il y en trouve beaucoup, au contraire, mais il les résout toutes, bien entendu.
Par exemple, on lui dit : « Si toutes les espèces descendent d’autres espèces antérieures par des transitions graduelles presque insensibles, comment se fait-il que nous ne trouvions pas partout d’innombrables formes transitoires ?[11] »
M. Cuvier avait cru, pour son compte, cette réponse victorieuse. Peut-être, lui disait-on, les animaux des divers âges du globe ne sont-ils que des modifications les uns des autres ? C’était à peu près l’idée de M. Darwin. « Mais, répondait Cuvier, si cette transformation a eu lieu, pourquoi la terre ne nous en a-t-elle pas conservé les traces ? Pourquoi ne découvre-t-on pas, entre le palœotherium, le megalonyx, le mastodonte, etc., et les espèces d’aujourd’hui, quelques formes intermédiaires ?[12] »
« Pourquoi, dit-on à M. Darwin, pourquoi pas d’innombrables formes transitoires ? »
« C’est, répond-il, que les variétés transitoires doivent avoir été exterminées[13]. » Exterminées ou non, j’en dois trouver les restes, les traces, et cela seul m’importe.
M. Darwin se rejette sur les ossements fossiles. « En considérant, non pas une époque particulière, dit-il, mais toute la succession des temps, si ma théorie est vraie, d’innombrables variétés intermédiaires reliant étroitement les unes aux autres toutes les espèces d’un même groupe doivent assurément avoir existé ; mais le procédé d’élection naturelle tend à exterminer les formes-mères et les formes intermédiaires. Conséquemment on ne peut s’attendre à trouver des preuves de leur existence antérieure que parmi les débris fossiles qui se sont conservés jusqu’à nous[14]. »
M. de Blainville pensait, en effet, dans son idée supérieure de l’unité du règne animal, que les espèces qui manquent dans la série des êtres vivants devaient se trouver parmi les êtres fossiles.
« Tant qu’il s’était borné, dis-je dans son Éloge historique, à l’étude des espèces actuelles, la série animale lui avait offert partout des lacunes, des vides. Partout des êtres manquaient. C’est alors que, dans un éclair de génie, il voit et retrouve dans la nature perdue les êtres qui manquent à la nature vivante, et qu’il intercale avec une habileté surprenante, parmi les espèces actuelles, les espèces fossiles, saisissant, dès ce moment même, et, le premier, entre tous les naturalistes, nous découvrant enfin l’unité du règne. »
La grande vue de M. de Blainville méritait d’être rappelée par M. Darwin ; mais M. Darwin ne cite que les auteurs qui partagent ses opinions ; il cite à peine M. Cuvier, et ne cite pas du tout M. de Blainville.
Voici une autre difficulté plus difficile à résoudre. On ne peut ici avoir recours aux fossiles.
« Comment se fait-il, dit-on à M. Darwin, avec votre système des gradations insensibles, que les espèces soient si bien définies, et que tout ne soit pas en confusion dans la nature ?[15] »
Cette dernière objection est décisive : entre les espèces, toujours distinctes, bien définies, comme dit M. Darwin, et les espèces toujours en voie de passer de l’une à l’autre, il y a une contradiction formelle.
On continue. « Comment, par exemple, un animal carnivore terrestre peut-il avoir été transformé en animal aquatique ? Comment, aurait-il pu vivre pendant son état transitoire ? — Il serait aisé de démontrer, répond M. Darwin, que, dans le même groupe, il existe des animaux carnivores qui présentent tous les degrés intermédiaires entre des habitudes véritablement aquatiques et des habitudes exclusivement terrestres. Comme chacun d’eux n’existe qu’en vertu d’un triomphe de la concurrence vitale, il est clair que chacun d’eux doit être convenablement adapté à ses habitudes et à sa situation dans la nature[16]. » C’est-à-dire que de deux animaux en voie de passer du terrestre à l’aquatique, ou de l’aquatique au terrestre, l’un n’existe que lorsque la concurrence vitale a exterminé l’autre.
« Le procédé d’extinction et celui d’élection naturelle marchent de pair, dit M. Darwin ; il suit de là que si nous considérons chaque espèce comme descendant de quelque forme inconnue, la forme-mère, de même que les variétés transitoires, devront avoir été exterminées, par suite du procédé même de la formation[17]. »
Ce cas paraît donc à M. Darwin des plus simples. « Mais si l’on avait demandé, ajoute-t-il, comment un quadrupède insectivore peut avoir été métamorphosé en une chauve-souris, capable de vol, la question eût été plus difficile à résoudre, et je n’aurais pu y répondre pour le moment d’une manière satisfaisante. J’ai la conviction cependant que de pareilles objections ont peu de poids, et que ces difficultés ne sont pas insolubles[18]. »
On ne se lasse point. « Pouvons-nous croire, dit-on à M. Darwin, que l’élection naturelle réussisse à produire, d’un côté, des organes de peu d’importance, tels que la queue d’une girafe pour lui servir de chasse-mouches, et, d’autre côté, des organes d’une structure aussi merveilleuse que celle de l’œil dont nous pouvons à peine comprendre l’inimitable perfection ?[19] »
Arrêtons-nous un moment.
Comment ose-t-on se poser de pareilles questions, et se les poser avec espoir de les résoudre ? Qui comprendra jamais comment se forme la queue d’une girafe ou l’œil de l’homme ?
M. Darwin se défendait beaucoup, au commencement de son livre, de donner autre chose à la nature qu’une élection inconsciente. « Dans le sens littéral du mot, disait-il alors, il n’est pas douteux que le terme d’élection naturelle ne soit un contresens[20]. » Je poursuis ma lecture, et enfin j’arrive à ces mots : « Il faut admettre qu’il existe un pouvoir intelligent : c’est l’élection naturelle, constamment à l’affût de toute altération produite, pour saisir avec soin celles de ces altérations qui peuvent être « utiles de quelque manière et à quelque degré que ce soit[21]. »
Je voudrais, pour l’édification de mon lecteur, lui donner une théorie complète de la formation des êtres d’après M. Darwin. Mais je remarque, d’abord, que son système n’a pas de commencement. Le commencement obligé de tout système, qui fabrique les êtres de toutes pièces, est la génération spontanée. On a beau s’en défendre : tout système de ce genre commence par la génération spontanée ou y aboutit : témoins, Lamarck, Geoffroy Saint-Hilaire, et les autres, tous à la suite de Buffon.
Buffon imagine les molécules organiques. Ces molécules réunies forment les êtres vivants. Les animaux, déjà formés, les tirent des substances dont ils se nourrissent : ils s’en servent pour leur nutrition. Une fois introduites, par la nutrition, dans les parties, les molécules organiques, indestructibles et réversibles, s’y disséminent et s’y moulent : les parties sont les moules intérieurs des molécules. Une fois moulées, les molécules qui n’ont pas servi à la nutrition sont renvoyées dans des réservoirs particuliers (les vésicules séminales), et là les molécules similaires appellent les similaires, celles qui viennent des yeux se réunissent pour former des yeux, celles qui viennent du bras se réunissent pour former des bras, etc. ; et c’est ainsi que, dans Buffon, on a du moins l’origine, le commencement des êtres.
Faute de génération spontanée, M. Darwin est réduit à créer ses espèces avec d’autres espèces. Il tire les êtres actuels d’existences antérieures[22] mais cela est peu sensé. Les ancêtres remontent à des ancêtres, ceux-là à d’autres, et ainsi sans fin. En histoire naturelle, il n’y a que deux origines possibles : ou la génération spontanée, ou la main de Dieu. Choisissez. M. Darwin écrit un livre sur l’origine des espèces, et, dans ce livre, ce qui manque, c’est précisément l’origine des espèces.
Ce que c’est que de venir trop tard : on ne croit plus aujourd’hui à la génération spontanée. Heureux Lamarck ! « Il expliquait, dit M. Darwin, l’existence actuelle d’organismes très-simples, en supposant qu’ils provenaient de générations spontanées[23]. »
Je termine, pour aujourd’hui, l’examen auquel je me livre. Je le reprendrai dans un troisième article.
Le système de M. Darwin est fait avec un art infini. L’auteur est un homme plein de ressources, d’une fertilité d’esprit inépuisable, d’un savoir immense.
Son livre a déjà, pour lui, presque tout le monde. Il a gagné d’abord tous ceux qui pensent à peu près de même, et le nombre en est grand, surtout depuis Lamarck et Geoffroy Saint-Hilaire. Il est peu d’esprits, d’ailleurs, assez fermes pour contempler d’un œil assuré l’inébranlable fixité des espèces, et cette éternelle immobilité des êtres, qui les fait se succéder, d’un cours régulier, et toujours également distincts, également séparés, à une égale distance les uns des autres. C’est là le grand spectacle et le grand côté des choses. Les petites variations, plus à notre portée, nous absorbent. Les petits phénomènes nous font oublier les grands.
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- ↑ Histoire de l’âne.
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- ↑ Discours sur les révolutions du globe.
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- ↑ Page 255.
- ↑ Page 245.
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