Mercure de France (p. 243-244).

CXLV

Entretenir des danseuses.


Comment ai-je pu l’oublier jusqu’à cet instant ? Je l’ai tellement entendu, celui-là, qu’il a fini par ne plus exister pour moi. C’est comme l’éternel « Bonjour, monsieur » du premier venu qu’à la longue il est impossible d’entendre. Songez que, depuis cent ans, au moins, il n’y a pas eu un poète, un artiste remarquable qui n’ait entretenu des danseuses pendant son adolescence et aussi longtemps que durèrent ses trop faciles études.

Tout le monde sait derrière les comptoirs, surtout en province, que les études d’un peintre, par exemple, ne sont qu’une vaste rigolade. Pour ce qui est des commencements littéraires d’un poète, c’est bien autre chose et on doit se garder d’y faire allusion devant les jeunes filles.

Ô les farces de ma jeunesse ! Ô les danseuses que j’entretins dans la rutilance de mes vingt ans ! Mais qu’est-ce que cela ? Chacun ne sait-il pas, dans les boutiques du détail et sur les ronds de cuir méthodiquement soufflés des administrations de l’État, que je continue ? Comme toujours, le Bourgeois voit clair.

Cependant, il y a un point obscur. Où diable ces noceurs d’artistes vont-ils chercher leurs danseuses ? Une si constante et si nonpareille orgie en suppose un nombre infini. L’explication trop simple, hélas ! ne peut qu’aggraver le triste cas des poètes.

Ces danseuses ne sont qu’une danseuse, toujours la même depuis des générations. Elle a des yeux qui ressemblent à des lampes suspendues dans des cavernes, elle a le teint plombé, la face en tête de mort, les doigts crispés sur sa gorge flétrie et, si vous voulez le savoir, elle danse la danse du ventre devant les buffets des cimetières…