Mercure de France (p. 226-229).

CXXXII

Il ne faut pas voir les choses trop en noir.


Un peu, passablement, beaucoup même, si vous voulez, mais pas trop. Enfin la juste mesure, vous m’entendez bien. Une sagesse aimable conseillerait plutôt de les voir en rose ou en blanc. Tel est, du moins, l’avis du Premier Homme qui ne veut pas que les mourants soient avertis de la mort « même s’ils le désirent ». Cela il ne le veut absolument pas. Le coma lui semble préférable à l’action de se préparer à mourir et « l’usage atroce » de l’extrême-onction le révolte singulièrement.

Je lis ces choses dans une chronique du Journal où elles sont, d’ailleurs, tout à fait à leur place, la feuille de feu Fernand s’adressant à un public heureusement délivré des « exigences cruelles de la foi ». Le Premier Homme parle beaucoup de la pitié, à cette occasion. Voici la dernière phrase, digne d’être citée, car elle m’a évoqué, prophétiquement, l’assistance de crocodiles et de singes féroces que la conscience définitivement libérée du vingtième siècle prépare aux agonisants.

« Instruisons-nous dans la pitié, la douceur et la compassion, même s’il s’agit de voiler les signes de la mort accourue au chevet du malade. Habituons-nous moins au dévouement qu’à la Politesse bienfaisante qui de chacun écarte les peines inutiles et les chagrins superflus. »

Il est évident que, « le salut de l’âme ayant cessé d’être l’essentiel », le comble de cette politesse consisterait à expédier les malades subito, puisque, par là, on leur épargnerait sûrement les affres et les douleurs. Plusieurs siècles avant l’ère chrétienne, des anciens avaient trouvé ça.

Pour ne parler que de ce degré de politesse qui consiste à laisser croire aux mourants qu’ils peuvent guérir, le Premier Homme sait-il qu’il est pratiqué fort assidûment et devine-t-il pourquoi ? S’il avait l’avantage de connaître le curé d’une paroisse quelconque, ce ministre superflu pourrait lui apprendre que la plupart des bourgeois meurent sans confession parce qu’il faudrait restituer. La famille, qui craint ce dénouement d’une existence de coquineries et de brigandages, fait la garde la plus sévère autour du moribond pour qu’il « ne voie pas les choses trop en noir ». Le prêtre, quelque demandé qu’il ait été, n’est introduit que lorsque son ministère est devenu inutile et, pour cela, les plus sacrilèges mensonges paraissent licites.

Je serais curieux de savoir quel doit être, en pareil cas, le bénéficiaire de la compassion du Premier Homme, car, enfin, il y a trois personnes morales en présence, également dignes d’intérêt : le moribond, les héritiers du moribond et les étrangers volés par le moribond. Il est indispensable de choisir. Si on cache au voleur qu’il est sur le point de crever, il ne songera guère à restituer. Si on l’avertit, il est probable qu’il n’y songera pas davantage, même après les exhortations du prêtre, mais il y aura des chances. Ce sera une affaire de tous les diables, c’est le cas de le dire. Encore une fois, sur qui tombera la miséricordieuse pitié du Premier Homme ?

Je parlais tout à l’heure du démenti continuel infligé par le Bourgeois au Texte sacré. Le même, à son lit de mort, me fait penser, — tellement il est suggestif ! — à l’adolescent de l’Évangile qui, ayant demandé à Jésus ce qu’il fallait faire pour avoir la vie éternelle, en reçut cette réponse qu’il fallait tout donner aux pauvres, et s’en alla plein de tristesse. Abiit tristis.

Post-scriptum. — L’Évangile ne dit pas trop triste, « nimis tristis », mais triste seulement, sans excès. Le Bourgeois peut se passer de la vie éternelle. C’est ce qui le distingue des brutes.