Mercure de France (p. 166-169).

XCIII

Tendre la main.


Celui-ci me ramène au clergé du diocèse de Meaux. Je fis, un jour, cette expérience d’aller demander l’aumône au curé d’une paroisse immédiatement dépendante du doyenné de Lagny. Il me la refusa, ai-je besoin de le dire ? avec des paroles d’huile et de miel, douces et froides comme la lune.

Cet ecclésiastique, jeune encore, a la physionomie d’un vieux rat et paraît en avoir les mœurs. Rond comme un rond de cuir et luisant comme un boudin, derrière un nez perpétuellement quêteur surmonté de deux petits yeux en têtes de clous noires et brillantes, l’abbé Pucelle est le type du prêtre bourgeois.

Il se pique d’archéologie, disant à qui veut l’entendre que, lui aussi, a fait « gémir la presse » ; prononce : « les saints Pierre épaule », avec lenteur ; garde l’argent qu’on lui confie pour les pauvres et utilise en qualité de domestiques ses vieux parents. J’ajoute ce trait prodigieux et absolument inouï qu’en vue de complaire aux boutiquiers de sa paroisse il exige des factures acquittées pour donner l’absolution aux nécessiteux.

Il va sans dire que je ne ratai pas l’occasion, ayant sous la main un pareil sujet, de révéler que j’étais l’auteur d’une autobiographie intitulée Le Mendiant ingrat, que je vivais exclusivement d’aumônes et que, même, je ne concevais pas une autre manière de vivre, pour un chrétien. En le quittant, j’eus la satisfaction de le voir installé dans ce bateau, confortablement.

À quelque temps de là, l’occasion s’offrit de parler avec plus de précision et d’énergie. Ce joli curé, dont j’étais presque le paroissien, avait cru devoir abuser de quelques-unes de mes paroles d’une manière grave et dans l’exercice de son ministère. Je lui écrivis que, me jugeant offensé, je voulais des excuses chez moi, sinon que je m’adresserais à ses supérieurs d’abord, puis aux journaux. Ultimatum d’un effet certain. Le drôle vint aussitôt, non pour me faire des excuses, mais pour établir qu’il ne m’en devait pas. Retranché derrière ses Lieux Communs de séminaire, dans un mépris inexpugnable de la Sainteté, de la Perfection évangélique, de la Parole de Dieu, de la Prière, de tout ce qui n’est pas le glorieux Argent monnayé, il me parut invincible et me découragea du premier coup.

Impossible de lui faire comprendre quoi que ce fût. Je ne me souviens pas d’avoir jamais vu un homme si sot. Ah ! j’avais beau jeu pour compléter mon observation de la Médiocrité Sacerdotale ! Interrogé sur la prière impétrante : — Dieu ne fait pas de miracles, sinon en faveur des saints, prononça cet âne. Je lui objectai immédiatement les dix lépreux de l’Évangile et les guérisons de Lourdes, ce qui le laissa silencieux et bouche ouverte comme un poisson cuit.

Si je n’avais pas été édifié depuis longtemps, le sourire professionnel de cette soutane, chaque fois que je lui présentais un Texte, m’aurait éclairé sur l’avilissement horrible du clergé contemporain. C’est épouvantable — et consolant à ce point de vue que tels doivent être les prodromes du Chambardement.

Au cours de cet entretien plus que cocasse, il me conseilla avec bienveillance de faire un autre métier que celui d’écrivain, un métier « nourrissant son homme ». C’eût été amusant de lui retourner le conseil. Je m’en abstins. Mais ce qui me parut significatif au dernier point, ce fut le retour continuel, quasi automatique, de l’exclamation horrifiée : Tendre la main !

Combien de fois, voulant à toute force que je fusse un mendiant de profession, parce que je lui avais dit mon immense confiance en Dieu, ne répéta-t-il pas ces trois mots avec une sorte d’épouvante intime et profonde, précisant ainsi — pour s’en étonner davantage — l’attitude habituelle qu’il me supposait ! Évidemment un tel acte, sans lequel il est à peu près impossible de se représenter un Ami du Sauveur des pauvres, était, à ses yeux, le comble de l’ignominie et de l’infamie. La visite s’acheva sans gloire. Je décernai à ce misérable le certificat de mauvais prêtre qu’il semblait être venu me demander et nos relations en restèrent là.

Ce souvenir malpropre s’efface. Il a fallu ma recherche furieuse des Lieux Communs pour le réveiller. Mais ne trouvez-vous pas que cette horreur de la main tendue, cette honte renégate et sacrilège d’un geste qui fut celui de dix mille Saints, étaient admirablement et affreusement caractéristiques de ce hongre de l’autel qui résume en sa personne tout un monde ?