Mercure de France (p. 115-117).

LIX

Je pourrais être votre père.


Ne serait ce pas le plus bizarre de tous les Lieux Communs ?

Pour entrevoir ce qu’il a d’énorme, qu’on essaie de se représenter un vieux juif prévaricateur et plein d’ordures, disant à Jésus : « Je pourrais être votre père ».

J’étais avant Abraham… répond Celui par qui tout a été fait.

Cette parole de l’Évangile dans la bouche d’un Homme de trente ans qui ressuscitait les morts, en attendant de ressusciter lui-même, fait peu d’impression sur les âmes cyclistes du vingtième siècle. Mais les gens d’alors qui se tenaient debout pour voir le Maître et qui allaient sur leurs pieds, durent la trouver bien inouïe.

C’est qu’à ce moment l’idée de paternité transférée de l’Homme à Dieu et du Temps à l’Éternité apparaissait tout à coup presque inaccessible. Abraham avait beau garder son nom, on ne savait plus qui était le père, de celui qui avait engendré ou de celui qui avait été engendré. Et cette incertitude seule déplaça tellement l’humanité que le christianisme devint possible. Pater noster.

Aujourd’hui qu’on est des chrétiens depuis tant de générations — et quels horribles chrétiens ! — c’est ahurissant d’entendre un être prétendu raisonnable et baptisé au Nom des Trois Personnes, dire, fût-ce à un enfant et fût-il lui-même chargé de siècles : « Je pourrais être votre père », en vue d’exprimer une différence d’âge, tout bêtement, — comme si on pouvait jamais savoir à qui on parle, qui on est soi-même et comme si ce conditionnel étonnant pouvait avoir une signification quelconque, sinon celle-ci :

— C’est moi qui suis le Bon Dieu, moi qui vous parle, et vous ne vous en doutez pas !