Exégèse des Lieux Communs/051
LI
La crème des honnêtes gens.
Édouard avait soixante-quinze ans et Rosalie soixante-cinq. Mais leurs consciences étaient si pures qu’on les croyait jeunes. « Ils ne devaient rien à personne » ; ils « n’avaient jamais fait de tort à personne », et, par conséquent, « n’avaient rien à se reprocher ». On disait d’eux : la crème des honnêtes gens, pas moins, ce qui épuise tout simplement la louange humaine.
Édouard cachait sa source, comme le Nil. Il avouait seulement avoir été domestique, puis tenancier d’un hôtel garni à des époques et dans des quartiers inconnus. Il lui restait de ce passé une bonhomie essoufflée, une cordialité asthmatique et cette espèce de doléance marmiteuse de l’homme de bien qui se tâte l’échine en gémissant, comme n’en pouvant plus de rendre service et de s’immoler pour tout le monde.
Le clignement habituel dont il soulignait certains propos égrillards dont il voulait qu’on appréciât la finesse était accompagné d’un inexplicable remuement de grenouille, de bas en haut, sous la partie latérale de l’épiderme de sa vieille face, et le chantonnement catarrheux qui était avec tout cela complétait la physionomie de cet honnête homme qui aimait à s’entendre appeler Monsieur Édouard.
Rosalie ou Madame Édouard avait été, l’espace d’une génération, femme de chambre chez une marquise ; oui, ma chère, une vraie marquise qui était morte, hélas ! comme tout ce qui est bon, lui laissant des toilettes à la dernière mode du second empire et, je crois, aussi quelques écus, ce qui, ajouté à la gratte consciencieuse d’un quart de siècle, l’avait rendue un parti sortable dès quarante-cinq ans. Car ce fut à cet âge que l’heureux Édouard l’épousa, ayant su toucher son cœur avec sa figure de ruminant astucieux.
Extrêmement oraculaire et pleine à éclater de la sagesse des nations, elle ressemblait à une ancienne poule d’Henri IV ayant survécu à la monarchie. Elle tenait aussi de la marquise d’étonnants airs de haut en bas qui ne permettaient pas de la confondre avec le vulgaire, et le perron de quatre marches par lequel on entrait chez les époux avait été visiblement concerté pour l’ostentation de ses magnifiques manières.
Je n’ai pu savoir si l’ex-garno de Monsieur Édouard avait été tenu par cette grande dame ou si ce fut un épisode antérieur à leur mariage. Mais, dans le cas de l’affirmative, il est sûr que sa présence dut mettre un fameux ragoût dans les affaires et agrémenter d’un lyrisme d’aristocratie le monotone va-et-vient des cuvettes et des saladiers.
Amants tous deux de la nature, ils s’étaient enfin retirés un peu au delà des fortifications, sur la voie rôtie et médiocrement appienne d’un de nos cimetières suburbains. Ayant fendu en quatre une maison déjà minuscule et se serrant eux-mêmes, s’aplatissant comme des punaises, ils avaient pu arborer des locataires et réaliser ainsi leur plus beau rêve.
Mais, hélas ! il n’est donné à personne de monter plus haut que la pointe de la pyramide. Arrivé là, on ne peut plus que redescendre. Édouard et Rosalie étaient tombés sur un mauvais locataire…
Tout le monde sait qu’un mauvais locataire est celui qui ne paie pas exactement un de ses termes, en eût-il payé auparavant plusieurs centaines, eût-il sauvé la patrie trente ou quarante fois. La grammaire latine elle-même n’insinue-t-elle pas qu’Aristide fut un mauvais locataire, puisqu’il mourut pauvre ?
Bref, Monsieur Édouard avait loué, depuis déjà plusieurs années, la plus importante partie de sa maison à un poète. Vous avez bien lu, un poète. Seulement il avait été trompé de façon odieuse. Ce poète s’était dit écrivain et, naturellement, le père Édouard pénétré, mouillé de respect, s’était cru en présence d’un monsieur faisant des écritures, d’un expéditionnaire dans quelque bureau. Il avait tellement cru cela que, même la vue de plusieurs livres marqués du nom de ce prétendu calligraphe et la lecture de plusieurs articles de journaux où on le traitait d’obscure canaille et de fangeux imbécile — ce qui est pourtant l’estampille du génie — n’avait pu lui ouvrir les yeux !
Il ne fallut pas moins que la misère brusquement visible et l’impossibilité probable de payer un prochain terme pour l’opérer de ses écailles. Ce lui fut un rude coup. Le digne homme se mit à gueuler avec d’autant plus de véhémence que la femme de son locataire était dangereusement malade et avait besoin d’une immense paix. Sans doute, on ne lui devait rien encore, il n’aurait plus manqué que ça. Mais il avait beau être le plus serviable des hommes, il n’était pas de ceux qu’on foutait dedans, etc. On ne put se dispenser de jeter dehors cette crème de bourgeois que la seule peur de n’être pas payé faisait semblable à un possédé et qui hurlait comme un pourceau qu’on égorge.
Or, voici ce qui arriva sous mes yeux, exactement. La malade, assommée de cette scène, tomba dans un délire effrayant d’où on ne pensait pas qu’elle pût revenir. Plusieurs jours et plusieurs nuits, elle vit ce vieux et sa vieille massacrant des êtres humains et vendant leur chair à des restaurateurs ou des charcutiers. Ce fut une obsession continuelle, acharnée, d’une précision, d’une intensité, d’une insistance inouïes. On fut éclaboussé, jusqu’à la nausée et jusqu’à la corporelle horreur, du sang que versaient spirituellement ces propriétaires.
J’ai compris plus tard que cette malade, plus lucide que les clairvoyants, avait VU réellement le passé de ces serviteurs du Démon dans l’incommensurable cliché photographique dont l’univers est enveloppé. Seulement, par l’effet d’une transposition que je suis incapable d’expliquer ou de qualifier, mais dont la certitude est foudroyante, elle avait vu se réaliser objectivement, dans leur forme vraie, des pensées et des sentiments épouvantables.
Elle avait vu l’eau des larmes changée en sang !
Édouard et Rosalie ont été heureusement débarrassés de leur poète. Ils n’ont pas perdu un centime, et même ils ont eu l’habileté de rafler, au déménagement, quelques objets. Comment le ciel ne les aimerait-il pas ? Ils sont bien avec leur curé qui les propose en exemple et ils ne doivent rien à personne, pas même aux Trois Personnes qui sont en Dieu !