Mercure de France (p. 43-45).

XVII

Quand on est dans le commerce…


Il me tardait d’y arriver. Cette parole d’usage fréquent est surtout recommandable par son extrême noblesse. Être dans le commerce cela veut dire, chez les bourgeois, être assis dans de larges trônes d’or pour juger le monde. Aristocratie auprès de laquelle toutes les aristocraties sont un peu moins que de la crotte. Les pairies et les grandesses devraient s’honorer de la servir très humblement, si les choses étaient à leur place. Pour ce qui est des artistes et des derniers misérables qui font encore usage de la faculté de penser, qui dira les bas emplois où il les faudrait colloquer ? Mais patience.

Être dans le commerce ! Voilà ce qui répond à tout, voilà ce qui englobe tous les privilèges, toutes les faveurs disponibles, toutes les dispenses imaginables, toutes les amnisties. Ce qui n’est permis à personne et dans aucun cas devient licite, et même professionnel, quand on est dans le commerce. La parole fameuse du grand Roi d’Esther : « La loi qui est faite pour tous n’est pas pour toi », paraît avoir été dite à l’intention des personnes qui sont dans le commerce, indistinctement.

Peu importe ce qui est vendu. Que ce soit du fromage, du vin, des chevaux, de la bijouterie, de la quincaillerie, des couronnes de mariées, de la charogne ou de la raclure de n’importe quoi, il suffit que cela se vende ou même que cela soit à vendre sans aucune chance d’être vendu et qu’il y ait des livres de commerce derrière, avec un comptoir ajouré d’une petite galerie faite au tour.

Le mensonge, le vol, l’empoisonnement, le maquerellage et le putanat, la trahison, le sacrilège et l’apostasie sont honorables, quand on est dans le commerce. « À plat ventre devant le client », disait un jour devant moi une patronne de café à un de ses garçons, « toujours à plat ventre, quand on est dans le commerce ». Cette recommandation, que dis-je ? ce précepte qui, dans d’autres circonstances eût été le plus bas étage de l’ignominie, avait là quelque chose d’augural et ressemblait à une vaticination. J’ai vu peu de gestes aussi majestueux que celui de cette caissière gonflée d’enthousiasme et la trompe en l’air, montrant impérieusement le sol, de son index tendu, dans l’attitude picturale d’une Élisabeth Tudor désignant le billot de Marie Stuart. Ce jour-là j’entrevis, comme en un éclair, la beauté mystérieuse et irrévélable du Commerce.

Suivez-moi bien. Une chose se vend ou peut se vendre, selon qu’il y a preneur ou qu’il n’y a pas immédiatement preneur. Cette chose est une salade, un médicament, un couteau à virole, une fille à soldats, peu importe. Le vendeur est toujours un homme prodigieux, un thaumaturge ayant le pouvoir de donner à Dieu le Père ce qui appartient au Saint-Esprit, c’est-à-dire de faire passer l’Amour dans la Foi et le Feu dans l’Eau, ce qui peut à peine être compris.

C’est pourtant bien simple. L’Argent, par quoi s’opère cette translation, est le Rédempteur ou, si on veut, l’image du Rédempteur. Mais voilà ! Les commerçants, hermétiques de leur nature, se foutent également du Rédempteur, de la Rédemption, des Trois Vertus théologales et des Trois Personnes divines, et, en général, de tout ce qui peut être conçu par l’entendement humain.

Combien de fois n’ai-je pas reçu le conseil de « faire du commerce », c’est-à-dire d’écrire comme un cochon pour devenir riche — hélas !