Evolution de la puissance défensive des navires de guerre/01

Evolution de la puissance défensive des navires de guerre
L.-E. Bertin

Revue des Deux Mondes tome 30, 1905


ÉVOLUTION DE LA PUISSANCE DÉFENSIVE
DES
NAVIRES DE GUERRE

PREMIÈRE PARTIE

DE 1860 A 1880


I

Nous sommes, en France, souvent accusés de mal connaître les choses de la mer, et parfois de nous en désintéresser. Nous aurions une excuse valable, à supposer le reproche fondé, dans le nombre excessif des pédagogues qui se dévouent à combattre notre ignorance ou notre apathie, en nous accablant de l’exposé de leurs vues personnelles et de leurs projets discordans de réformes. On trouverait peu de pays, en effet, où la presse quotidienne et les revues consacrent plus de colonnes que chez nous à la flotte de guerre, sans parler des publications techniques qui ne sont point lues du public. En venant ajouter un mince filet à cette inondation bibliographique, je sollicite l’indulgence. Je limite mon sujet à la seule efficacité de la puissance défensive, et même à la protection contre le canon, la protection contre la torpille étant encore à l’état embryonnaire. Une monographie peut toujours être claire. J’éviterai l’écueil de conclure, selon l’usage, par un programme détaillé de la flotte ; cela me permettra d’être bref.


L’évolution de la puissance défensive est celle qui frappe le moins le public, parce qu’elle ne se manifeste, ni par un changement des caractères extérieurs des navires, ni par une succession de chiffres précis. On a mieux noté le changement des dimensions, résumé dans celui du déplacement d’eau égal au poids total du navire, armé, lequel a plus que doublé depuis trente ans. On a été encore plus frappé du changement des vitesses, qui, dans la même période, se sont accrues de 50 pour 100, environ, sur les bâtimens de combat et de 100 pour 100 sur les croiseurs. Un seul indice a pu révéler une transformation dans l’art de protéger les navires ; c’est l’arrêt dans l’accroissement de l’épaisseur des cuirasses et du calibre des canons, suivi d’une diminution presque simultanée de ces deux élémens de la puissance militaire. Sous cette forme apparente, se manifestait un changement radical des dispositions intérieures, bouleversant les emménagemens classiques et influant même sur la charpente et le mode de construction. La transformation du navire tout entier a accompagné l’évolution du système défensif.

Toute évolution étant un mouvement, son étude veut une histoire. Il faut donc, à l’exposé et à la justification du système défensif à peu près universellement adopté aujourd’hui, joindre le récit des phases successives par lesquelles il a passé. Il ne sera possible de parler ici, bien entendu, que des études préliminaires faites en France, car les marines de guerre, même les plus libérales, divulguent rarement leurs recherches avant d’en avoir fait mûrir et récolté le fruit. Les études françaises, poursuivies avec persévérance pendant trente-cinq ans, suffisent d’ailleurs à traiter le sujet, peut-être même à le traiter plus complètement que partout ailleurs.

Rappelons, comme prologue, l’histoire du cuirassement des navires, qui répondit à l’adoption des projectiles explosifs, et qui constitua une première évolution de la puissance défensive, devançant, d’une quinzaine d’années, l’origine de celle que nous devons examiner en détail.

L’application de la cuirasse est principalement l’œuvre de Dupuy de Lomé en Europe et d’Ericson en Amérique, la part faite à quelques précurseurs isolés, tels que le capitaine Coles en Angleterre, et aux auteurs français des batteries flottantes qui détruisirent Kinburn.

Dupuy de Lomé, partant de l’excellent vaisseau à hélice qu’il avait créé, trouva le poids nécessaire à son armure dans la suppression de sa batterie haute, murailles et artillerie, et dans la réduction de sa mâture. Les frégates cuirassées, dont la première fut la Gloire, portaient une cuirasse complète, nécessaire pour les protéger, à la flottaison contre les voies d’eau, dans les hauts contre l’incendie. Elles ont été de bons navires de guerre, aptes à croiser comme à combattre, en même temps que des merveilles de simplicité.

Ericson créa son Monitor tout d’une pièce, en donnant au problème de l’allégement sa solution radicale, par la suppression complète des hauts des navires. Insoucieux du service de haute mer, il élimina franchement tout ce qui assure la marche mer debout et ce qui sert seulement à la vie du bord, au logement des hommes et à leur respiration en cours de route, ou autres futilités du même ordre.

Les cuirassés d’aujourd’hui ne ressemblent guère, ni à la Gloire, ni au Monitor. Tous les modèles cependant dérivent de l’un de ces deux types primitifs également rationnels, et dérivent même éventuellement de l’un et de l’autre à la fois, par une série de transformations exécutées, tantôt en conformité des règles de l’architecture navale, tantôt au mépris de ces mêmes règles.

La protection parfaite contre le canon, rêve du début de la cuirasse, était également réalisée, et sur la Gloire et sur le Monitor, lors de leur apparition. Elle existait encore et touchait à son terme, à l’époque du combat de Lissa, qui fut livré entre frégates du type Gloire. Elle devait rester le but aveuglément et obstinément poursuivi, après qu’elle avait cessé d’être réalisable.

Dès que le canon rayé, plus solidement construit et chemisé d’un métal plus dur, fut capable d’imprimer au boulet ogival d’acier plein la pauvre vitesse de cinq à six cents mètres par seconde, la cuirasse cessa d’assurer pratiquement la protection contre les calibres de canon voisins de sa propre épaisseur. Alors commença la lutte bien connue, où, de part et d’autre, on ne s’épuisa en grands efforts ni de science ni d’intelligence, et où la théorie du navire, en particulier, n’eut jamais rien à voir. Elle a eu pour chantres des romanciers qui prédisaient uniformément la victoire du canon. En voyant aujourd’hui réduire l’épaisseur des plaques, le public pourrait croire qu’elle s’est terminée en faveur de la cuirasse ; il se tromperait, car elle se poursuit toujours, bien qu’avec une importance amoindrie et dans des conditions différentes. La compétition des épaisseurs et des calibres atteignit son maximum d’acuité vers 1880. Les cuirasses, à ce moment, étaient arrivées à l’épaisseur de plus de soixante centimètres, exactement deux pieds anglais, soit six fois ce qui suffisait au début. L’artillerie, plus modeste, s’était arrêtée aux calibres voisins de quarante centimètres ; elle n’a jamais dépassé beaucoup le poids de cent mille kilogrammes pour un canon nu, sans l’affût et les autres accessoires.

L’accroissement du calibre des canons et celui de l’épaisseur des plaques rencontraient, au point de vue des constructions navales, des difficultés d’un ordre tout différent.

Pour accroître le calibre des canons, il suffit d’en réduire le nombre. On mit donc quatre grosses pièces, par exemple, dans un réduit, à la place des trente ou quarante canons de seize centimètres qui garnissaient les batteries blindées des premières frégates. Quelques rares pièces moyennes furent conservées à ciel ouvert sur le gaillard ; la petite artillerie n’existait pas encore. Tel fut l’armement de plusieurs dérivés de la Gloire et du Warrior.

L’augmentation d’épaisseur des cuirasses présentait un problème moins commode. La difficulté gisait, bien entendu, dans la limite du poids dont on disposait pour la protection, et nullement dans la puissance des marteaux et des laminoirs. Il fallait réduire l’étendue de la surface cuirassée, dans la proportion où l’épaisseur des plaques augmentait, ce qui se fit par deux procédés différens.

La première solution trouvée fut, en conservant toute la disposition des hauts des frégates, de cuirasser seulement la même bande inférieure que sur les monitors, avec, en plus, ce qu’il fallait pour couvrir l’artillerie. Elle fut adoptée, en France, sur les cuirassée type Marengo et leurs dérivés, ainsi que sur les gardes-côtes type Bélier, en Angleterre sur le Bellerophon, l’Hercules et les navires un peu postérieurs du modèle Alexandra.

La seconde solution consista dans l’adoption du type monitor mitigé par l’addition des superstructures les plus indispensables au logement et au service à la mer. Elle fut adoptée en Angleterre sur la Dévastation, le Dreadnought, le Rupert, le Glatton, etc.

Les deux, solutions, bien que tendant à se rapprocher à quelques égards, différaient par un caractère fondamental : la destruction des tôleries légères au cours d’un combat modifiait la stabilité, très profondément dans la première, d’une manière insignifiante dans la seconde. La première solution donnait des navires plus marins et préférables pour la navigation courante en temps de paix ; mais la seconde assurait mieux la sécurité après avaries de combat.

Dans le premier cas comme dans le second, la ceinture de plaques verticales fut surmontée d’un pont blindé, constituant avec elle une sorte de caisson renversé ou de carapace complète et continue.

Le cuirassement horizontal est nécessaire à divers points de vue. Il protégerait contre les coups plongeans dans le cas très rare d’un combat bord à bord. Il sert contre les projectiles lancés à longue distance, avec lesquels il faut au contraire toujours compter, et qui pourraient descendre très bas, en vertu de leur angle de chute, sur un navire pris d’enfilade. Il est enfin l’unique défense contre le tir en bombe, auquel aucune cuirasse verticale n’oppose d’obstacle, quelle que soit sa hauteur au-dessus de la flottaison. Ces différens buts à atteindre n’imposent pas, d’ailleurs, de position particulière au pont blindé.

Dans l’une comme dans l’autre des deux premières solutions envisagées, l’emplacement choisi pour le pont blindé laissait à la ceinture cuirassée toute la charge de protéger les parties vitales du navire, chaudières, machines, soutes à munitions. Tout coup de perforation pouvait être un coup mortel. Un progrès de l’artillerie faisait passer la flotte cuirassée d’un état de puissance défensive satisfaisant à un état d’insécurité redoutable. De là, toute l’âpreté de la lutte engagée entre le canon et la cuirasse.

À côté des divers genres de navires blindés, la période antérieure à 1870, dont nous nous occupons ici, vit naître, comme classe accessoire, un modèle tout nouveau de bâtimens, succédant aux anciennes corvettes en bois moins rapides que les cuirassés contemporains, dont l’Alabama et le Kearsage ont été des spécimens particulièrement célèbres. C’étaient de grands croiseurs en fer, à très grande vitesse pour leur temps, et dont l’Inconstant anglais a marqué la première apparition. Leur unique protection était un revêtement de bois, prolongeant sur les œuvres mortes celui qui, sur la carène, recevait le doublage en cuivre et l’isolait du fer. Cette application du bois sur la tôle, qui rappelle une vieille conception de Dupuy de Lomé antérieure au Napoléon, ne créait pas de danger sérieux d’incendie ; elle rendait possible l’obturation des brècbes ouvertes par le feu de l’ennemi, et calmait ainsi les légitimes défiances du marin contre le simple bordé en tôlerie.

En réalité, la puissance défensive des croiseurs type Inconstant a résidé surtout dans la supériorité de vitesse qui leur permettait le choix de leurs adversaires. La vitesse est aussi l’arme d’attaque principale des navires de course, mais son importance est différente, au point de vue offensif et au point de vue défensif. Les bâtimens de commerce capables, comme jadis les forceurs de blocus sudistes, de défier un croiseur à la course, sont et seront toujours une minorité infime. Le croiseur peut donc rester pour le commerce un ennemi redoutable, bien que certains paquebots lui échappent. La supériorité de vitesse vis-à-vis de l’adversaire qui peut le détruire est, au contraire, pour lui, une question de vie ou de mort. Cette considération si simple a été souvent perdue de vue. L’erreur d’un constructeur éminent prônant, pour les croiseurs, la vitesse de seize nœuds au maximum n’a pas eu de conséquences graves ; mais il n’en a pas été de même de celle des auteurs de nos programmes de la flotte imposant à nos croiseurs une limite de vitesse inférieure à ce qu’il était possible d’atteindre.

Les reproches auxquels l’Inconstant a été exposé ne s’adressent qu’aux idées en cours à l’époque de sa conception. Quand on s’étonne de la hardiesse avec laquelle on osa construire des bâtimens d’un prix si élevé, déplaçant 5 000 tonnes, portant une artillerie puissante, sans l’ombre d’une protection même légère pour les parties vitales, et quand on la taxe de témérité, on oublie que le cuirassement vertical était alors la seule protection connue. Or on savait bien ce qu’une ceinture de plaques, même mince, coûterait de déplacement ; mais on ignorait, en présence de l’artillerie en travail, ce que pourrait avoir de valeur, sur le navire terminé, l’épaisseur de cuirasse adoptée lors de la mise en chantier.

Le croiseur le Shah, frère de l’Inconstant, n’a pas craint de se mesurer avec le cuirassé Huascar. Le combat ne s’est point terminé à son désavantage, mais, en dehors de la question d’honneur, il n’en faut rien conclure, car il eût suffi du hasard d’un coup bien pointé pour mettre à mal le Shah.

Nous restons sur cette conclusion que, durant la période où la seule protection a consisté dans la cuirasse verticale surmontée d’un pont blindé, période qui, dans certaines marines, s’est prolongée jusqu’à nos jours, tous les bâtimens de guerre, tous les cuirassés comme les non-cuirassés, ont couru le risque d’être mis hors de combat et même détruits par un projectile unique.

Les nouvelles dispositions de la puissance défensive, à l’étude desquelles nous arrivons, ont eu pour objet, en partie de porter remède à cette situation critique, en partie de donner à la stabilité des navires un complément de protection dont nous allons voir la nécessité.


II

La position hasardeuse, où le progrès du canon tenait les navires de guerre, préoccupa de bonne heure quelques constructeurs. L’attention se dirigea d’abord du côté du grand cuirassé et du complément de protection nécessaire à ses parties vitales.

Il a transpiré quelque chose d’un navire à tourelles, dont l’étude fut entreprise par sir Edward Reed, vers 1870, après celle de la Dévastation, qui parut alors gigantesque, et qui devait présenter, sur la hauteur de sa ceinture verticale de cuirasse, une tranche horizontale remplie d’eau et vraisemblablement cloisonnée.

Chez nous, la première étude porta également sur une façon de grand monitor, dont le projet, daté du 16 juin 1870, doit être regardé, si imparfait qu’il soit, comme le prototype des navires protégés par une tranche cellulaire à la flottaison. L’entrepont supérieur, situé sous le pont blindé derrière une cuirasse verticale de 30 centimètres, était entièrement divisé en compartimens étanches communiquant entre eux par des portes étanches. Le pont inférieur de cette tranche était étanche ; il était, par sa position, au-dessous de la trajectoire probable des projectiles qui auraient perforé la cuirasse. Tous les passages conduisant à la région inférieure du bâtiment, échelles, cheminées, canaux de ventilation, conduits de munitions, etc., étaient concentrés au milieu de la tranche cellulaire, sous l’abri d’une cuirasse intérieure supplémentaire entourée elle-même des soutes à charbon. Les parties vitales étaient ainsi bien garanties, à la fois contre l’entrée des projectiles et contre l’invasion de l’eau. La flottabilité et la stabilité, assurées par le caisson blindé qui émergeait seul de la mer, n’auraient pas été anéanties par un seul coup de perforation, bien que le cloisonnement fût rudimentaire. L’épaisseur de la cuirasse écartait le danger de la multiplicité des brèches. Le bâtiment présentait, comme engin de combat, des conditions de sécurité supérieures à celles dont on s’est parfois contenté trente ans plus tard. Au point de vue de la marche mer debout, du service des tourelles et de l’habitabilité en cours de route, le projet était riche en aléas ; on pouvait seulement invoquer l’exemple des monitors américains, pour conclure que sa réalisation ne rencontrait pas d’impossibilité absolue.

Si les propositions de 1870 ne passèrent point inaperçues, les événemens en détournèrent entièrement l’attention. Les années qui suivirent ne furent toutefois pas perdues, parce que la théorie du navire y subit une transformation complète, qui permit, comme conclusions, de donner aux bâtimens des proportions interdites par l’ancienne doctrine et précisément exigées par les nouveaux principes de puissance défensive. Art militaire et mécanique rationnelle se confondent souvent en marine. Nous tombons ici sur leur terrain commun, ce qui nous oblige à entrer dans quelques explications un peu abstraites, bien que très élémentaires, relatives aux lois du roulis, en rappelant tout d’abord qu’un navire grand rouleur est nécessairement mauvais canonnier.

En premier lieu, la grande stabilité des navires n’a point, comme conséquence obligée, celle de les faire rouler beaucoup, ainsi qu’on le croyait en 1870. La plus grande amplitude d’oscillation qui menace un bâtiment dépend surtout de la résistance offerte par sa carène au mouvement oscillatoire dans l’eau ; elle se combat par l’adoption de formes particulières ou, plus simplement, par l’emploi de quilles latérales ; elle est limitée, sur les monitors, par l’action du pont supérieur qui, en entrant dans l’eau dès que le navire s’incline, oppose un obstacle insurmontable aux grands roulis. Ce point est de sérieuse importance. Les navires à faible stabilité, comme il s’en est construit d’excellens pour la navigation courante, deviennent dangereux au combat, parce que c’est la stabilité surtout que bat en broche le canon ennemi. On a, comme exemples, le chavirement des croiseurs chinois au Yalou et des cuirassés russes à Tsoushima. En recherchant la protection d’une tranche cellulaire à la flottaison, on accepte d’avance une réduction de la stabilité, pour chaque compartiment crevé ; il faut donc, au navire intact, une assez large marge de stabilité, pour que les perles soient sans danger.

En second lieu, l’amplitude du roulis habituel dépend bien, comme l’ont enseigné nos vieux auteurs, les praticiens du XVIIIe siècle, du degré de synchronisme entre la houle et le roulis ; mais l’effet de ce synchronisme peut être combattu par le redressement de la position d’équilibre du navire sur houle synchrone. Ceci est du pur domaine de l’analyse mathématique, et, chose étrange, la première introduction de cette science a, dans un théorème trop célèbre, succédant à l’observation intelligente du navire à la mer, marqué un recul pour l’architecture navale. Daniel Bernoulli, égaré par une fausse conception du mouvement de l’eau dans la houle, attribua à la position d’équilibre du navire une inclinaison beaucoup plus grande que celle de la normale à la surface de l’eau agitée. William Froude a rectifié, vers 1860, Terreur ainsi commise ; il a posé, comme fait d’expérience, que la position d’équilibre est normale à la houle. Il faut aller plus loin que William Froude. La théorie de la houle, que l’on n’enseignait point de son temps ni du mien, et que j’ai bien cru être le premier à découvrir en 1869, démontre que le navire a sa position d’équilibre notablement moins inclinée que la normale à la houle. Le calcul de l’angle exact avec la verticale néglige les perturbations apportées par la présence de la carène au mouvement de l’eau environnante, mais est, à cela près, susceptible de précision. Il existe, pour chaque navire, une houle sur laquelle sa position d’équilibre reste constamment verticale, ce qui supprime tout roulis, et il n’est nullement impossible, pour un bâtiment de grande largeur, de faire coïncider cette position favorable avec le synchronisme redouté. La concordance en question n’est pas très loin d’être réalisée sur le Henri IV, cuirassé dont les qualités nautiques mériteraient une observation attentive ; elle a pu se rencontrer sur plus d’un monitor, à l’insu de l’auteur de ses plans.

Cette page de déductions scientifiques était, on le verra par la suite, indispensable à l’intelligence de notre sujet. Elle pourra aussi servir à rappeler la vérité, trop souvent méconnue, que la construction des navires est œuvre d’architecte et non pas de maître maçon.

Revenons à la question militaire.

L’étude du système défensif, esquissée en 1870 et abandonnée depuis lors, fut reprise en 1872, non plus pour un grand cuirassé de ligne, mais pour une simple corvette de croisière. Le but proposé fut de remplacer le type ingrat des cuirassés de station par un modèle tout nouveau, de puissance analogue, ayant les qualités de vitesse et de distance franchissable des croiseurs ; présentant le même problème sous une face différente, on se proposait de doter les croiseurs du type Inconstant de la protection due à un équipage de plus de 500 hommes et à un prix de revient dépassant 7 millions. La cuirasse verticale étant abandonnée, un pont blindé fut établi aussi bas que possible, couvrant les organes vitaux, de manière à éviter des accidens comme celui du malchanceux tuyau de vapeur qui avait désemparé le Bouvet triomphant devant le Meteor en déroute. Une fraction minime du poids d’une cuirasse fut suffisant pour cloisonner à fond la tranche cellulaire. Enfin l’effet du cloisonnement, comme flottabilité et stabilité, fut complété en utilisant toutes les ressources, qu’un navire porte en lui-même, de charbon et d’autres approvisionnemens propres à arrêter les éclats de projectiles et à faire obstacle à l’envahissement de l’eau. On réalisait, par le dernier moyen, une protection de genre analogue à celle que le soldat, couché derrière son sac, trouve contre l’ouragan des shrapnells et qui, diminuant des deux tiers le nombre des blessés, permet de tenir au feu trois fois plus longtemps.

La corvette de croisière à flottaison cellulaire, dont le premier projet fut envoyé en juillet 1872, était un bâtiment de modeste valeur militaire ; mais elle avait le mérite de faire franchir d’un bond, au système défensif contre l’artillerie, l’étape que l’on a mis ensuite vingt ans à parcourir. Or il n’eût pas été de mince importance de conserver à notre marine son rôle d’initiatrice, avec la supériorité de nos constructions incontestée depuis un siècle. On ne se bat pas toujours sur mer, mais on se toise de près ; on se juge sans cesse, et les marines s’estiment l’une l’autre, d’après les avances prises et les progrès réalisés. Rien ne dénote plus clairement l’incompétence en matière maritime que la pensée de faire pour soi-même l’économie des tentatives nouvelles, en laissant à d’autres la charge des expériences coûteuses. L’intérêt de nouveauté, que présentait le projet de 1872, suffirait donc à le faire analyser, si, par ailleurs, un autre motif n’engageait à s’arrêter un instant sur lui. Ce projet, après quelques remaniemens en 1873, est arrivé aux dispositions, vers lesquelles on a ensuite peu à peu tendu partout, et que reproduisent presque identiquement nos bâtimens les plus nouveaux ; sa description est donc d’intérêt actuel, et, donnée ici, elle dispensera de s’étendre plus loin sur les détails du système défensif moderne.

Un pont blindé de cinq centimètres d’épaisseur fut substitué au simple pont étanche, établi au pied de la tranche cellulaire dans le projet de 1870. La position et la forme de ce pont étaient étudiées, de manière à le mettre à l’abri de l’atteinte des projectiles. Les coups de pont étaient fort redoutés en 1872 et ils doivent toujours l’être, car un projectile qui frappe un pont, même quand il ne traverse pas, peut très bien crever des tuyaux de vapeur placés au-dessous du pont.

Sur le pont blindé, qui couvrait ainsi les parties vitales, et jusqu’à une hauteur de plus de deux mètres au-dessus de la flottaison, régnait la tranche cellulaire, grand radeau insubmersible, propre à bien assurer la flottabilité et la stabilité du navire. Deux séries rectangulaires de cloisons verticales étanches partageaient cette tranche en compartimens, spacieux près de l’axe du navire, plus restreints en allant en abord, véritables cellules au voisinage des murailles, là où l’invasion de la mer déplace la position angulaire d’équilibre et supprime d’une manière dangereuse le balancement qui fait la stabilité. Dans l’entrepont ainsi cloisonné, plus particulièrement en abord, trouvaient place les approvisionnemens, le charbon pour sa grosse part, les vivres, sauf une réserve mise à l’abri, tout ce qui peut, par son encombrement, faire obstacle à l’entrée de l’eau. Les fonds du navire, les vieilles soutes de l’ancienne marine, ne contenaient plus que le moteur avec tous les organes vitaux, les munitions de guerre et les approvisionnemens qu’il faut préserver pour le lendemain du combat. Ces fonds auraient pu être remplis d’eau, sans que le navire, soutenu par son radeau, cessât de flotter d’aplomb.

Une précaution accessoire contre l’envahissement de la mer, précaution souvent reproduite plus tard, en France et ailleurs, fut, dès 1872, l’établissement, à l’intérieur de la muraille, d’un chapelet de petites cellules, dont le bourrage à l’aide de substances donnant à peu près l’étanchéité, représente, sur les navires en fer, l’équivalent du tamponnage des trous de boulets à l’aide de tapes chassées à coups de maillet dans les anciennes murailles de bois. Ce chapelet de cellules, qui doit le nom de cofferdam à son adoption partielle et presque contemporaine en Angleterre, a pour complément nécessaire un tuyautage d’épuisement d’eau desservant une seconde file de cellules contiguë qui forme corridor. Le bourrage du cofferdam et la manœuvre des prises d’eau du corridor sont des opérations délicates à accomplir au cours du combat ; on ne pourrait guère les exécuter qu’après l’action. Il serait précieux d’avoir le cofferdam bourré d’avance de matières capables de se refermer automatiquement derrière les projectiles. Divers essais ont été tentés en ce sens, mais aucune des substances expérimentées n’a paru mériter d’être adoptée définitivement.

Un second complément, plus nécessaire que le cofferdam pour assurer l’effet de la tranche cellulaire, consiste dans la protection des écoutilles du pont blindé. Cette protection a un double but : arrêter les projectiles qui pourraient pénétrer dans les fonds par les écoutilles, et arrêter l’eau qui y entrerait à la suite d’un projectile traversant la tranche cellulaire au-dessus d’une écoutille. Ce double effet était obtenu, dans le projet de 1872, à l’aide de tambours blindés entourant les écoutilles sur toute la hauteur de la tranche cellulaire. En raison de la tactique nouvelle, prévue comme conséquence obligée du nouveau système de protection, les murailles des tambours avaient été orientées de manière à faire ricocher les projectiles reçus du travers. Je supprimai presque entièrement cette cuirasse, dans les variantes de 1873, et cela à la suggestion de l’amiral Serre, rapporteur auprès du Conseil des travaux. La protection contre les projectiles fut alors demandée à de simples surbaux blindant la base des tambours, et la protection contre l’eau obtenue par des dispositions de cofferdam. La multiplicité actuelle des écoutilles ne permettrait plus de songer au cuirassement de 1872.

Je terminerai cette description, en indiquant que l’artillerie était disséminée dans des tourelles, qui la protégeaient uniquement contre les éclats et qui étaient distribuées en vue du tir par le travers.

En regard des motifs justifiant les innovations proposées, on pourrait s’attendre à trouver ici l’exposé des objections soulevées ; mais ces objections n’ont jamais été formulées, en dehors d’une vague crainte de complication pour le service courant. Je dois donc me borner à décrire les phases du débat à la suite duquel le projet a été repoussé.

Le premier accueil fut réconfortant pour l’auteur un peu inquiet d’abord de l’audace de ses propositions. Le Conseil des travaux, recomposé après la guerre, réunissait, en 1872, une véritable élite, et comme caractère, et comme science. Quelques-uns des membres sont encore en vie ; pour ne parler que des morts, je citerai l’amiral Touchard, président du Conseil, l’amiral Coupvent-Desbois, et le bienveillant Robiou de Lavrignais, inspecteur général du Génie maritime. Le commandant Serre, plus tard amiral, choisi comme rapporteur, s’était dévoué à son œuvre ; il venait à Cherbourg éclairer avec moi les points litigieux et me donnait des avis excellens. Au-dessus du Conseil ainsi disposé à l’approbation du projet, planait l’influence du prince de Joinville, qui s’était fait apporter les pièces, les avait étudiées à fond et agissait directement sur le ministre.

Avec les atouts en main, la partie pouvait se gagner. Il m’a été reproché de l’avoir perdue faute d’un peu d’habileté. Je ne puis invoquer comme excuse l’inexpérience de mes trente-deux ans, parce que plus tard, et jusqu’en 1905, je n’ai jamais eu recours aux finesses diplomatiques dans les questions de métier. Ce qui est vrai, c’est qu’en 1872, je n’avais point médité sur l’histoire de la marine et découvert, par moi-même, cette vérité aujourd’hui banale, que la construction navale n’a jamais fait de grands pas en avant par le jeu régulier de nos institutions, et que les époques brillantes de notre marine coïncident toujours avec une impulsion puissante venue du dehors. Je laissai donc échapper l’occasion de voir et d’intéresser M. Thiers, au retour des provinces de l’Est, où j’avais été baraquer l’armée d’occupation allemande. Je ne connus d’ailleurs que trop tardivement, en 1873, par l’amiral Touchard, l’intervention du prince de Joinville. À ce moment-là, j’avais déjà manqué d’éloquence auprès du ministre défavorablement influencé par son entourage ; j’avais trop brusquement renoncé à lui faire comprendre ce que mon croiseur avait de pratiquement réalisable, et tout ce que sa mise en essai offrait d’importance capitale, au point de vue des navires d’une puissance militaire supérieure. Je pensais avoir assez fait, quand j’avais répondu, sous la forme strictement réglementaire, à tout ce qui m’était demandé comme études de détail ou programme d’essais d’artillerie, sans chercher à y distinguer, soit une embûche, soit un moyen dilatoire retardant la solution, aussi longtemps qu’elle s’annonçait favorable.

Entre temps, j’eus la très grande satisfaction d’un éloge sans réserve de Dupuy de Lomé, à qui je n’avais point porté sans appréhension un travail si fort en dehors de son œuvre, et qui me rassura par une chaude accolade. La manière dont fut enlevée l’approbation du projet du Napoléon, avec la signature de M. Guizot, me fut révélée ce jour-là ; le prince de Joinville en dit un mot dans l’article publié vers cette époque par la Revue des Deux Mondes. L’avis de Dupuy de Lomé ne comptait malheureusement plus au ministère, en 1873.

À la fin de 1873, le renouvellement presque complet du Conseil y produisit un revirement d’opinion. Un avis défavorable succéda aux approbations antérieures, et fut, à l’inverse de celles-ci, sanctionné par une décision ministérielle immédiate.

J’ai dit que j’ignorais les motifs du rejet. Cette assertion ne paraîtra point contredite par le rappel d’une déclaration que me fit le successeur de l’amiral Touchard à la présidence du Conseil des travaux, et dont je n’ai pas oublié les termes textuels : « La France a fait le premier cuirassé. Il ne convient pas qu’elle fasse le premier décuirassé. » Il n’y avait mot à répondre à cette contre-évidence. J’ai mieux compris la pensée d’un autre président du Conseil, me disant, quelques années plus tard, à l’occasion d’un nouvel effort tenté pour interrompre au moins la prescription : « Vous vous battez les lianes, mon cher ami, pour nous trouver des croiseurs extraordinaires. Nous le connaissons depuis longtemps, le meilleur des croiseurs. C’est la frégate en bois. Je l’ai pratiquée. Que l’on est bien à bord ! » Les événemens allaient donner à cette appréciation la valeur d’une prophétie. Enfin, vers 1880, au cours d’un entretien avec l’ingénieur qui a la principale responsabilité du rejet, je remarquai, et je lui fis observer, qu’il attribuait, au cloisonnement de la tranche cellulaire, un poids dix fois trop fort, par suite d’une erreur de décimale.

De 1873 à 1881, il ne fut fait en France que deux études de bâtimens à flottaison cellulaire : l’une, que je viens de mentionner, rééditant celle de 1872-73 ; l’autre, relative à un grand cuirassé de 12 000 tonnes, dérivée de celle de 1870. Ce dernier projet fut présenté à l’occasion du concours qui produisit le Formidable. L’honneur de diriger les constructions dans une voie nouvelle, refusé chez nous, passa aux mains de Benedetto Brin en Italie et de sir Nathaniel Barnaby en Angleterre.

Je cite Benedetto Brin le premier, contrairement à l’ordre chronologique, à cause de l’extrême analogie qui se rencontre entre la, tranche cellulaire de l’Italia et du Lepanto et celle de mon premier projet de juillet 1872. La ressemblance s’étend même à certaines complications que j’ai écartées des variantes ultérieures. Il est donc très supposable que Brin a eu connaissance de mon travail primitif, et qu’il s’en est inspiré plutôt que des travaux contemporains anglais. Les bâtimens ne sont d’ailleurs comparables que sous le rapport du système de protection. L’Italia et le Lepanto sont des navires de combat, d’un déplacement quadruple de celui de ma corvette de croisière, auxquels leur puissant armement, joint à leur vitesse, assurait, en leur temps, une grande valeur militaire. Leur conception a répondu à une certaine politique italienne, car ils auraient pu singulièrement entraver les communications entre la France et l’Algérie. L’abandon de la cuirasse à la flottaison, sur des navires de premier rang, était justifié, en 1875, par l’absence presque complète d’artillerie moyenne sur les adversaires que l’Italia pouvait alors prévoir ; les conditions, à cet égard, sont aujourd’hui différentes.

En Angleterre, l’étude de la protection des navires par une tranche cellulaire fut certainement indépendante de la mienne. Elle date sensiblement de la même époque : on en trouve la preuve dans la publication, faite par l’Engineer du 1er août 1873, du projet primitif de l’Inflexible, auquel j’ai emprunté le nom du cofferdam. Comme plus tard son confrère d’Italie, sir Nathaniel Barnaby appliqua hardiment la protection cellulaire à un navire de combat de la plus grande dimension ; mais, contrairement à Brin, il s’en servit pour décuirasser seulement les deux extrémités de la flottaison. La région centrale de l’Inflexible qui, sur le tiers environ de sa longueur, porte toute la grosse artillerie, est protégée par des plaques de deux pieds (0m, 61) d’épaisseur, le maximum qui ait jamais été atteint, à l’exclusion de tout cloisonnement. Les dispositions de l’Inflexible ont été reproduites sur la longue série des citadel-ships anglais, avec un léger allongement de la citadelle centrale cuirassée.

L’attention toujours en éveil de l’Amirauté anglaise s’est portée, dès l’origine, sur les dangers que les brèches dans la tranche cellulaire, en avant et en arrière de la citadelle, peuvent faire courir à la stabilité. Le blue-book publié à ce sujet, lors de l’entrée en service de l’Inflexible, est un document important pour l’histoire du système défensif des navires, à la fois par ce qu’il donne et par ce qu’il omet. La protection de la stabilité est, en effet, d’importance primordiale, même lorsque la tranche cellulaire est recouverte, comme aujourd’hui, d’une ceinture cuirassée complète. Les problèmes qu’elle soulève sont complexes. J’en ai tout spécialement poursuivi la solution depuis quinze ans, en cherchant à déterminer, à la fois, la valeur du couple de redressement sur le navire en avaries et celle du couple de chavirement, auquel il faut faire équilibre pendant les girations. Je ne suis parvenu qu’au commencement de l’année 1905 à des résultats un peu satisfaisans et théoriquement complets.

A partir de 1877, la tranche cellulaire fut établie sur tous les croiseurs mis en chantier en Angleterre, à l’exception de l’Iris et du Mercury ; ses dispositions ont varié.

D’abord sir Nathaniel Barnaby dota ses six croiseurs du type Comus d’un cloisonnement complet, longitudinal et transversal, avec cofferdam en abord et cofferdam autour des écoutilles. Ces bâtimens sont bien véritablement à flottaison cellulaire ; ils ont été des précurseurs.

Plus tard, les constructeurs anglais jugèrent suffisant, sur les simples croiseurs, d’établir un pont blindé surmonté en abord des soutes à charbon principales, sans cofferdam, sans protection des écoutilles, en resserrant seulement un peu le réseau des cloisons vers les extrémités avant et arrière. Cette disposition, d’une grande simplicité, a l’inconvénient d’exiger, pour être efficace, la présence du charbon dans les soutes supérieures qui sont forcément vidées les premières. Le nom de protected, en français « croiseurs protégés, » a été créé pour cette classe de navires, dont la maison Armstrong s’est longtemps fait une lucrative spécialité. Il n’est pas inutile de conserver les deux noms de bâtimens protégés et bâtimens à flottaison cellulaire, pour distinguer deux systèmes défensifs, dont la valeur est très différente au point de vue de la stabilité.

Les croiseurs français construits de 1872 à 1880 n’offrent pas d’intérêt. Il y eut d’abord trois navires en fer à revêtement de bois, imités de l’Inconstant, dont l’un du moins, le Duquesne, rendit de longs services et fit honneur à son auteur par la perfection de ses détails. Puis vinrent les croiseurs en bois, uniquement protégés contre le danger de couler ou de chavirer par la certitude préalable de brûler. Les plus petits, type Villars et type Lapérouse, ont des excuses ; les quatre frégates de la classe Iphigénie se justifient difficilement.

Pendant la même période, nos cuirassés de ligne nouveaux, Redoutable, Dévastation, Amiral-Courbet, furent des imitations du modèle Alexandra, antérieur à l’Inflexible anglais. Le premier d’entre eux a eu, comme on sait, grâce aux belles recherches de M. J. Barba à Lorient, l’honneur d’inaugurer la substitution générale de l’acier au fer dans les constructions navales.

Les gardes-côtes du type Tonnerre, imités du Glatton, afin de compléter, avec le Duquesne et le Redoutable, la série des copies anglaises, ont présenté une singularité unique, qui est d’un grand intérêt pour notre sujet. Le Glatton était un monitor de largeur moindre que les bâtimens américains, surmonté d’un caisson blindé qui portait la tourelle ; ce caisson fournissait en même temps le complément de stabilité rendu nécessaire par la largeur adoptée. Dans la copie française, le caisson supérieur ne fut pas prolongé jusqu’en abord, ce qui amena, pour la stabilité, la conséquence commandée par les principes. Dans la giration à toute vitesse, en venant sur la gauche, le Tonnerre chavirait. L’expérience, heureusement, ne fut pas poussée à fond ; la barre fut redressée à temps. Les terribles catastrophes du Captain et du Victoria et les exemples tirés des guerres récentes prouvent qu’on ne plaisante pas avec la stabilité des navires.

La leçon du Tonnerre enseignait à quel danger sont exposés tous les cuirassés de ligne trop étroits pour se soutenir à la façon des monitors, lorsque les superstructures légères, qui complètent leur stabilité en temps de paix, sont détruites ou largement perforées pendant le combat. Elle ne fut pas entendue. La modification apportée au Tonnerre lui-même eût été inefficace en temps de guerre.

Aux cuirassés genre Redoutable, succéda l’Amiral-Duperré, qui inaugurait chez nous un modèle original reproduit ensuite, dans ses grandes lignes, pendant vingt ans. Par un retour à un vieil usage français, des réductions du Duperré furent construites pour le service des stations ; elles constituèrent la classe Boyard. Tous ces bâtimens, de même que leurs prédécesseurs, sont dépourvus de protection cellulaire, et, de plus, bien que privés de réduit central, ils n’ont qu’une hauteur de ceinture cuirassée très inférieure à celle dont le Tonnerre avait prouvé la nécessité. Ils témoignent, avec évidence, du fâcheux abandon des tentatives faites pour diriger rationnellement la recherche de la protection contre l’artillerie.

On me permettra sans doute de ne point trop scruter ici l’origine des interminables délais qui ont retardé, de 1873 à 1881, la mise en chantier de notre premier croiseur à flottaison cellulaire, et qui, plus funestes encore à nos cuirassés de ligne, ont fait ajourner pour eux la correction des défauts graves, entrevus dès 1870, jusqu’à l’année 1902, jusqu’à 1896 tout au moins, si l’on tient compte de la circonstance accessoire du Henri-IV, devançant de six ans la construction des cuirassés du type Patrie. Il serait oiseux de s’appesantir sur les accusations d’ignorance et d’apathie générales, bien que ces deux qualificatifs, le premier surtout, n’aient ici rien d’excessif. Il est plus pratique d’examiner si nos institutions maritimes, en particulier, sont en cause. L’usage est assez répandu de faire, du Conseil des travaux, le bouc émissaire chargé chez nous de tous les péchés d’Israël. Un amiral, de ceux dont notre marine s’honore le plus, qui a bien su manier ses organismes, et qui a présidé un instant avec éclat à ses destinées, a résumé d’un trait cette opinion courante sur le Conseil, en disant que les projets entachés de nouveauté y sont presque toujours l’objet d’une de ces solutions négatives chères aux assemblées bigarrées[1]. Il avait présent à l’esprit, en écrivant ces lignes, le vote négatif de 1873, il avait surtout gardé un vif souvenir de l’accueil plus que froid fait au projet du Napoléon, vingt-six ans auparavant. Il faut cependant reconnaître que le Conseil a accueilli, en 1872, un projet fortement entaché de nouveauté, jusqu’à accorder à son auteur une active collaboration, ce qui écarte, à son adresse, l’objection de principe. Dans ses votes négatifs, le Conseil est, en général, le simple écho de l’opinion régnante, parfois même celui d’une autorité supérieure à la sienne, résolue à dire non alors que lui-même proposerait d’approuver. L’intervention d’un conseil consultatif, où les officiers de vaisseau dominent, a l’avantage de favoriser la confiance du personnel naviguant dans ses navires ; elle serait sans inconvéniens, si le Ministre, à qui incombe toute la responsabilité finale, savait faire sentir à propos une influence toujours acceptée. Nous pouvons donc respecter nos vieilles institutions, à la seule condition de placer en bonnes mains la plume qui donne la signature décisive, et de mettre, comme on dit de l’autre côté de la Manche, the right man in the right place. Maintenant surtout, qu’il n’y a plus à compter sur quelque puissante intervention venue du dehors, on aurait le plus grand tort de croire le ministère de la Marine outillé d’un si parfait ensemble de rouages mécaniques, que l’on puisse confier à quiconque le soin de tourner la manivelle, avec des chances d’avoir la musique plus régulièrement moulue, si le porteur de l’orgue est aveugle.


L.-E. BERTIN.


  1. La Marine et son budget, par le capitaine de vaisseau Th. Aube. — Revue des Deux Mondes du 1er juillet 1874.