Euripide (Jules Girard)

Euripide (Jules Girard)
Revue des Deux Mondes4e période, tome 133 (p. 750-788).
EURIPIDE

Il n’y a pas longtemps que la tragédie grecque est comprise en France, et il serait imprudent d’affirmer qu’elle l’est complètement. Le XVIIIe siècle, peu ouvert, en général, aux choses de la Grèce, avait transmis au XIXe une poétique formée sur une médiocre interprétation de Racine, à laquelle il soumettait le théâtre antique. Les Tragiques grecs, de M. Patin, écrits après une étude sérieuse des textes et des travaux les plus importans de la critique étrangère, ont été une véritable révélation et sont encore aujourd’hui, après cinquante ans, d’un grand secours pour ceux qui s’occupent de ce beau sujet. Grace à lui, la plupart des principales idées que ce sujet comporte sont devenues courantes, et elles sont si bien entrées dans le domaine commun que nous ne songeons pas toujours à en faire honneur à celui qui nous en a donné la notion et l’intelligence. Mais cette sorte d’ingratitude est peut-être la meilleure récompense de la critique. Depuis M. Patin, nous n’avons pas cessé de faire des progrès ; bien que nous ne soyons point imprégnés de paganisme au même degré que nos pères, notre goût, de moins en moins exclusif, admet plus facilement ces formes antiques si différentes des formes françaises ; nous en saisissons mieux la nature, nous sommes particulièrement sensibles à ce que les artistes appellent le caractère, et, l’archéologie aidant, elles nous attirent à peu près comme l’exotisme contemporain. Ajoutons, pour être justes envers nous-mêmes, que les beautés fortes et simples agissent plus directement sur nos esprits plus libres.

Le succès récent de l’Antigone de Sophocle, représentée aux Français et au théâtre d’Orange, paraît confirmer ces observations. Eût-on goûté de même, il y a trente ans, cette simplicité d’action et cette composition forte et délicate d’un caractère où la grâce féminine et la tendresse du cœur se font sentir tout en restant si hardiment subordonnées à un dévouement exalté à la religion de la famille et de la mort dans une race incestueuse et maudite ? Eût-on conçu l’idée de ce décor où le luxe déjà recherché d’un âge barbare, emprunté à une restauration de l’art mycénien, brille dans la claire lumière d’un paysage grec ? C’est, pour les dévots de l’hellénisme, le cadre qui convient à une sorte de mystère poétique et religieux et à l’élégante figure que l’on y voit paraître sous le péplos antique ; pour la majorité du public, c’est au moins un curieux spectacle offert à son scepticisme bienveillant. Il n’y a pas à se dissimuler que le succès de cette tentative pour se rapprocher des représentations du théâtre de Dionysos n’est et ne pouvait pas être complet. On réussira peut-être à frapper plus vivement encore nos yeux et notre imagination : on ne nous rendra jamais tout, et, pour ne parler que de la principale lacune, nous ne saurons jamais ce que c’était que l’effet des chœurs et de toute la partie lyrique. Constatons seulement que nous sommes mieux préparés à comprendre la nature propre d’un art qui a pu, à travers les siècles, animer de son souffle et créer l’art moderne, mais en reste séparé par des différences profondes.

Des trois grands tragiques d’Athènes, c’est Euripide, le dernier par la date et par la valeur, qui nous est le plus accessible. Il se prête mieux à notre analyse ; son art est plus compliqué et sa poésie plus simple ; la nature de son pathétique et de ses effets, en particulier le caractère plastique de ses descriptions s’accordent mieux avec nos goûts actuels. Il n’est pas enfermé, comme Eschyle et Sophocle, dans une conception à peu près unique de la tragédie et dans la tradition d’une croyance religieuse qu’avaient établie les premières œuvres ; son esprit curieux s’ouvre à toutes les idées, explore tous les mondes dans l’ordre intellectuel et moral, cherche dans le passé et dans le présent ; et cette activité inquiète n’est pas sans analogie avec cette recherche de la matière dramatique par laquelle le théâtre d’aujourd’hui fait effort pour se renouveler. C’est ce que montre bien un livre récent[1] dont le titre : Euripide et l’esprit de son théâtre, indique le point de vue judicieusement choisi par l’auteur, M. Decharme. Les deux principales divisions de cet excellent livre, l’esprit critique et l’art dramatique chez Euripide, placées dans leur ordre naturel, font voir nettement la source de l’originalité et le caractère des œuvres chez le poète grec. Je voudrais, en suivant le même ordre et en m’aidant beaucoup du travail de M. Decharme, m’arrêter sur quelques-unes des questions qu’il a traitées. J’insisterai sur la première un peu plus qu’il ne l’a fait.


I

« L’esprit critique », ce mot, très justement employé au sujet d’Euripide, indique presque une révolution dans la tragédie. Quand on parle d’Eschyle et de Sophocle, le seul qui convienne, c’est « religion». C’est, en effet, la religion qui a fait naître la tragédie. qui en a dirigé le développement jusqu’à Euripide et qui, on peut le dire, en est restée l’âme. On ne saurait donc donner à ce fait trop d’attention, pour bien sentir à quel point le théâtre antique diffère du théâtre moderne et pour avoir quelque intelligence du premier. Non seulement la tragédie, succédant au dithyrambe, est d’abord une partie des fêtes dionysiaques et presque un rite du culte rendu à Dionysos, mais elle est l’expression des sentimens les plus profonds qu’excite cette religion étrange. Sur toute l’étendue de la terre grecque, Dionysos, dans la plus importante de ses attributions multiples, était le dieu des transports et de la sérénité obtenue par les transports mêmes ; il était le dieu libérateur ; il avait pour fonction de délivrer les âmes de l’inquiétude douloureuse qu’elles sentent plus ou moins vivement, mais qu’elles portent toutes en elles. Le dithyrambe et, à sa suite, la tragédie, transportèrent dans l’éclatante lumière des fêtes athéníennes ces émotions violentes et cet apaisement bienfaisant que les cultes mystérieux et orgastiques cherchaient à produire. Tel est le principe que l’on trouve à l’origine du drame tragique ; il est si vrai que ce principe eut une action décisive et durable, qu’après la grande période de production, Aristote, embrassant dans son ensemble le développement du genre, lui assigne pour effet propre le soulagement de l’âme au moyen des émotions de la terreur et de la pitié. C’est là le sens de sa célèbre théorie de la Katharsis. C’est en vue de cet objet que les tragiques déployèrent les richesses de leur drame et de leur poésie, et il s’est produit ce fait singulier que la forme de l’art qui a donné de la vie humaine l’image la plus vive et la plus pathétique est sortie d’une forme de la religion.

Sophocle, comme Eschyle, est religieux. Faut-il entendre par là qu’ils subissent une sorte de servitude religieuse et que leur esprit ne conserve aucune liberté ? Nullement ; car la religion grecque n’est point un corps de dogmes arrêtés et immuables ; elle n’est point par nature fixe et immobile, elle a une histoire, qui se compose des histoires particulières de ses dieux et des phases de l’organisation matérielle et morale du monde ; enfin elle est perfectible. C’est dire qu’elle est constamment soumise à l’action de l’esprit humain, qui l’a créée en grande partie à l’image de l’homme et n’a cessé de modifier son œuvre par les légendes, les croyances et les formes du culte inventées de toutes parts, au hasard de mille influences, pour répondrez à la diversité de ses impressions, de ses sentimens et de ses aspirations. De plus, la religion particulière dont la tragédie est née est précisément une de celles qui se proposent d’entrer en communication plus intime avec l’homme et de donner une plus grande satisfaction aux besoins de son âme. On comprend donc que la piété d’Eschyle et de Sophocle ne les ait pas empêchés de se mouvoir librement dans ce monde des traditions religieuses, sur tant de points mobile et indécis.

Il est même à remarquer que le plus pieux des deux, Eschyle, est celui qui s’est le plus attaché à en montrer les modifications. Déméter, toi qui as nourri mon âme, fais que je sois digne de tes mystères » : cette invocation, mise par Aristophane dans la bouche du poète d’Éleusis, est significative. Eschyle avait trouvé sa plus haute inspiration dans le sentiment qui grandit en Grèce avec une force si remarquable au VIe siècle, d’où naquirent le pythagorisme et l’orphisme, et dont les mystères Éleusiniens paraissent avoir été la principale expression religieuse. C’était un besoin de pureté, de justice, d’harmonie qui modifiait les anciennes croyances au profit de l’homme moins opprimé et de la divinité devenue meilleure. Eschyle, le sombre interprète des antiques légendes où le crime est fatalement engendré et expié par le crime, le peintre terrible des fureurs humaines sous l’action jalouse d’une divinité cruelle, conçoit en même temps une idée de conciliation et d’ordre moral et s’efforce de la réaliser dans ses plus belles œuvres. La trilogie de Prométhée présente au début le spectacle de la lutte violente engagée entre le nouveau maître du monde et les forces élémentaires de la nature, principalement la plus noble de toutes, l’intelligence humaine, personnifiée dans le Titan : elle aboutit in un accord, où l’homme prend la place qui lui convient dans l’organisation régulière de l’univers. L’Orestie, où toutes les horreurs de la destinée des Atrides, les meurtres, l’adultère, l’inceste, le parricide, sont exposées avec une merveilleuse puissance, a pour terme l’acquittement d’Oreste, soustrait à la loi de l’hérédité du crime, et la révolution qui transforme les ministres de cette loi, les Erinnyes, en Euménides, c’est-à-dire en divinités bienveillantes.

Il y a dans Eschyle une sorte de philosophie théologique. On ne peut en dire autant de Sophocle dont la piété s’occupe plus de montrer l’homme déployant son intelligence, sa volonté, sa passion sous la domination de la divinité que la divinité elle-même dans son action puissante et mystérieuse. Dans ce que nous connaissons de son théâtre, le drame d’Œdipe à Colone atteste seul la pensée d’accorder le gouvernement divin avec les idées de bienveillance et de justice. Œdipe y reçoit la réparation de sa destinée. De sa misère étalée dans toute son horreur, expiation cruelle de ses crimes involontaires, il s’élève jusqu’au rang de héros protecteur, et sa mort est une apothéose. Cette pièce a donc un certain rapport avec les Euménides ; mais il y a cette différence que, dans Eschyle. c’est la divinité qu’on voit s’adoucir et se transformer, tandis que, dans Sophocle, c’est l’homme qui paraît au premier plan et c’est le drame humain qu’on a sous les yeux[2]. C’est plutôt Euripide qui aurait recueilli cette partie de l’héritage d’Eschyle qui consistait dans l’examen de la théologie grecque. Aristophane ne s’y est pas trompé, et au lendemain de la mort de Sophocle et d’Euripide, c’est celui-ci qu’il a choisi pour le rapprocher d’Eschyle dans les Grenouilles. Mais il les a rapprochés pour les opposer entre eux, et pour faire ressortir par la piété de l’un l’irréligion de l’autre. Euripide, et c’est là sa première originalité, est franchement irréligieux.

Le fait est depuis longtemps constaté, et l’on a cité maintes fois des passages qui ne laissent aucun doute sur ce point. M. Decharme, comme il ne pouvait se dispenser de le faire, les cite à son tour. On y voit Euripide attaquer, au nom du bon sens ou de la moralité, les légendes consacrées par la tradition et le rôle qu’elles attribuent aux dieux. Ainsi les amours de Léda et de Jupiter, métamorphosé en cygne, et les deux œufs, pondus par l’héroïne, d’où naissent Hélène, Castor et Pollux : « S’il est vrai, comme on le raconte, dit le chœur d’Iphigénie à Aulis, que Léda l’enfanta de son union avec l’oiseau dont Jupiter avait pris la forme, ou si les fables renfermées dans les tablettes des Piérides ont répandu à tort chez les hommes ce vain récit. » La légende ancienne sur le soleil changeant son cours pour faire expier aux hommes la perfidie de Thyeste n’est pas moins suspecte au poète : On le dit, mais j’ai peine à croire que le soleil à la face d’or ait, pour le malheur des hommes, détourné son char enflammé et changé de route à cause de la faute d’un mortel. » L’autochthonie athénienne elle-même, si chère à la vanité de son public. dont le symbole consacré était l’image d’Erichthonios sortant du sein de la Terre, ne trouve pas grâce devant son scepticisme impartial. « Les enfans ne naissent pas du sol, » répond Xouthos à une question que lui adresse le jeune Ion. Le même Ion, lorsque Créüse lui révèle qu’il est le fruit de ses amours avec Apollon, la prend à part pour lui dire à l’oreille son sentiment au sujet de ces amours des dieux et des mortelles : « Prends garde, ma mère ; ne va pas, après avoir cédé au mal qui pousse les jeunes filles à des unions secrètes, imputer ta faute au dieu. » Dans les Troyennes. Hécube s’appuie sur une idée analogue pour réfuter Hélène qui prétend que c’est la déesse Vénus qui l’a livrée à Pâris : Mon fils était d’une rare beauté ; à sa vue, c’est ton cœur qui est devenu Cypris — car toutes leurs folies pour les mortels s’appellent Aphrodite, et c’est avec raison que ce nom commence comme Aphrosyné (la folie). — Quand tu l’as vu dans son costume barbare et tout brillant d’or, la folie de la passion t’a emportée. » Quant à la fable du jugement de Pâris, il est de toute évidence que les déesses Héra et Athéné n’ont pas pu s’y soumettre : qu’avaient-elles à y gagner ? La première voulait-elle un époux plus grand que Jupiter ? et la seconde, qui avait obtenu de son père le privilège de la virginité, désirait-elle s’unir à quelque dieu ?

Ces citations suffisent. Euripide fait volontiers ressortir l’invraisemblance et la puérilité des fables mythologiques ; en particulier, il ne néglige pas une occasion d’insister sur le rôle immoral qu’elles prêtent aux dieux. L’impiété de Zeus à l’égard de son père Kronos et bien d’autres faits, les passions et les scandales qui déshonorent l’olympe, toutes ces indignes légendes sont jugées par lui presque comme elles le seront par les pères de l’Église dans leur polémique contre le paganisme. De la plus d’une proposition malsonnante pour les oreilles des dévots d’Athènes, car le culte lui-même est atteint par ces hardiesses : « Les fables qui font peur aux mortels profitent au culte des divinités,» dit le chœur d’Électre. Le gouvernement divin, tel qu’il paraît dans les actes de certaines divinités, est cruel et odieux : Apollon pousse irrésistiblement Oreste au parricide ; Aphrodite, pour venger son culte négligé, immole deux victimes, Hippolyte et Phèdre. Tous ces récits sur les dieux, acceptés par la croyance vulgaire et consacrés de tout temps par la poésie, offensent la raison d’Euripide, et, bien qu’ils forment la matière de son œuvre dramatique, il n’hésite pas à les attaquer. Mais il n’y aurait peut-être là qu’une impiété relative ; car, si ces critiques avaient pour effet de diminuer le respect des dieux, elles pouvaient venir d’une conception plus haute de leur nature et n’excluaient pas nécessairement la foi à leur existence. Ce point mérite d’autant plus d’être examiné qu’Euripide était évidemment préoccupé de l’intéressante tentative faite au VIe siècle et continuée de son temps pour établir, à côté de la religion populaire, une autre religion plus propre à satisfaire chez les fidèles le désir de pureté et de sainteté. On peut se demander si, de même qu’Eschyle s’était inspiré, jusqu’à un certain point, des mystères d’Éleusis. Euripide ne subit pas l’influence de l’orphisme.

L’orphisme, à travers les obscurités dont il reste enveloppé pour nous, apparaît comme une œuvre singulière de foi et de calcul. Constitué principalement par le faussaire Onomacrite, qui fut chassé d’Athènes pour avoir falsifié un oracle, il s’inspire d’un désir pieux de réforme religieuse et morale. Ayant d’antiques racines dans les conceptions religieuses de la Phrygie et de l’Orient, il cherche sa s’introduire dans la religion populaire de la Grèce en se rattachant à la théogonie d’Hésiode, qu’il ramène à l’unité par un syncrétisme hardi et rempli d’allégories et de symboles. C’est ainsi qu’il compose des cosmogonies, qu’il prétend consacrer par les noms légendaires d’Orphée et de Musée. En même temps i à une doctrine de la transmigration et de la purification des âmes qui paraît inspirer ses mystères, et il semble qu’il n’est pas étranger au mouvement qui, par l’introduction d’Iacchos, représentant de l’âme humaine, détermina le développement des saints mystères d’Éleusis. La vie orphique, à laquelle se vouent ses initiés, leur impose par ses minutieuses prescriptions l’extérieur et la pratique de la pureté ; et par là, comme par certaines parties de sa doctrine, l’orphisme confine au pythagorisme. Il y touche même de si près, qu’un certain nombre des premiers Pythagoriciens sont des Orphiques.

C’est donc une intéressante et grande chose que cette création complexe de l’orphisme. Il exerça une réelle influence, il obtint assez de succès pour que ses poèmes, comme l’atteste l’Ion de Platon, fussent admis à l’honneur des récitations publiques ; et ses conceptions sur le monde, sur la double nature morale de l’homme et sur la destinée, après avoir attiré l’attention de Platon, occupèrent encore les néo platoniciens. Cependant il ne semble pas que l’orphisme ait réussi à pénétrer bien avant dans l’esprit de la foule. Sa théogonie, avec ses allégories et ses combinaisons, paraissait froide à côté de celle d’Hésiode, dont la naïve grandeur s’était emparée des imaginations, où les Grecs voyaient, réelle et vivante, la merveilleuse histoire de la constitution de l’univers et qui leur présentait l’origine des dieux de leurs cités, de leurs temples et de leurs fêtes. De plus, la vie orphique, la singularité du costume et des habitudes qu’adoptaient les initiés étaient plus faites pour provoquer, dans la masse du public, la défiance et la raillerie que pour gagner la faveur populaire. Enfin le charlatanisme des orphéotélestes, confondus parmi les initiateurs de bas étage et les débitans de bonheur d’outre-tombe, fit rejaillir sur l’orphisme quelque chose du ridicule et du mépris dont Théophraste nous a laissé le témoignage.

Les traces de l’orphisme sont très reconnaissables chez Euripide. Dans différentes pièces, Orphée est célébré, non seulement comme le poète dont les chants ont un charme irrésistible, mais comme le sage inspiré qui, avec Musée, fut le bienfaiteur de l’humanité, et particulièrement d’Athènes, par l’introduction des mystères et par l’invention de ces remèdes contre la souffrance qui sont « gravés sur les tablettes thraces ». Sur la vie orphique et sur le dieu qui la prescrit, nous avons trois passages fort intéressans qui nous permettent d’apprécier l’orphisme d’Euripide. Le premier et probablement le second appartenaient à une pièce perdue intitulée les Crétois ; le troisième se lit dans Hippolyte porte-couronne. Voici ces passages. Dans le premier, c’est un chœur d’initiés aux mystères de Jupiter Idéen qui parle :

La pureté est la loi de ma vie depuis le jour où j’ai été consacré aux mystères de Jupiter Idéen, où, après avoir pris part aux omophagies (repas fait avec la chair crue du taureau) suivant la règle de Zagreus, ami des courses nocturnes, et agité en l’honneur de la Grande Mère la torche dans la montagne, j’ai reçu saintement le double nom de Curète et de Bacchant. Couvert de vêtemens d’une parfaite blancheur, je luis la naissance des mortels, ma main n’approche pas du cadavre qu’on ensevelit, et je n’admets parmi mes alimens rien de ce qui a vécu. »

On voit tout de suite que ces mystères de Jupiter ldéen sont une combinaison assez complexe. Les initiés sont à la fois des Corybantes, des Curètes, des Bacchans et des Orphiques. Ils appartiennent à la fois au culte phrygien de Cybèle, au culte crétois de Zeus, au culte enthousiaste du Bacchus grec et au culte orphique de Zagreus. C’est ce dernier qui domine ; c’est un idéal de pureté qu’ils se proposent et c’est la vie orphique dont ils suivent les prescriptions dans leur costume, dans leurs mœurs et dans leur vie. Le témoignage d’un chrétien du IVe siècle, Firmicus Maternus, montre qu’en réalité l’orphisme avait pénétré très profondément dans la religion du grand dieu de l’Ida ; mais, même en admettant que ce syncrétisme se fût déjà produit au temps d’Euripide, il resterait encore à relever le rapprochement de Cybèle et de Bacchus avec le Zeus Idéen. Euripide traitait fort librement cette matière religieuse ; il la combinait et la modelait à sa façon. Son Hippolyte en est la preuve la plus frappante ; mais arrêtons-nous d’abord sur le second des textes qui ont été annoncés plus haut, sorte de prière orphique qui contient l’essentiel de la doctrine théologique et morale :

A toi, souverain ordonnateur, j’apporte cette offrande et cette libation, à toi, Zeus ou Hadès, suivant le nom que tu préfères ; accepte ce sacrifice sans feu, ces fruits de toute sorte offerts à pleines corbeilles. C’est toi qui parmi les dieux du ciel tiens dans ta main le sceptre de Zeus, et c’est toi aussi qui dans les enfers partages le trône d’Hadès. Envoie la lumière de l’âme aux hommes qui veulent apprendre les épreuves de leur destinée mortelle, révèle-leur dès maintenant d’où ils sont venus, quelle est la racine des maux, laquelle des divinités bienheureuses ils doivent se concilier par des sacrifices pour obtenir le repos de leurs souffrances. »

Il est douteux qu’aucun prêtre ou aucun initié ait jamais adressé à un dieu quelconque de la Grèce une semblable prière ; aucun n’a demandé « la lumière de l’âme » ; mais le caractère orphique est ici fortement imprimé. C’est une glorification du dieu de l’orphisme, Zagreus, représenté comme un autre Zeus et un autre Hadès, c’est-à-dire comme le dieu de la vie dans le monde supérieur et dans le monde inférieur, de la vie universelle, et comme celui qui donne la paix à l’âme humaine. Il est l’unique et grande divinité bienfaitrice.

Voilà l’orphisme sous son aspect le plus beau. Hippolyte porte couronne, la pièce qu’il paraît avoir inspirée de ce qu’il avait en lui de plus élevé et de plus délicat, nous donne aussi en quelques vers l’expression nette des répugnances et des défiances dont il était l’objet. Thésée dit à son fils :

Va maintenant te glorifier de ta pureté ; interdis-toi, par une affectation hypocrite, la chair des animaux ; sanctifié par Bacchus, proclame Orphée pour ton maître et pare-toi de la science de tous ses livres, vaine fumée. »

Ces choses-là se disaient couramment à Athènes ; mais les Athéniens qui les entendaient répéter au théâtre connaissaient l’innocence d’Hippolyte, et, à ce moment du drame. ils avaient dans l’esprit l’image noble et pure à laquelle l’art délicat du poète avait su donner une réalité si originale. Ce que je veux ici faire remarquer, c’est d’abord que la sympathie d’Euripide pour l’orphique qu’il a mis sur la scène n’est pas douteuse ; c’est ensuite que cet orphique est un composé de son invention. En effet, la divinité qu’adore Hippolyte est d’une espèce toute particulière ; elle n’appartient pas à la mythologie orphique et les temples de la Grèce n’ont jamais vu le culte qu’il lui rend ni entendu la prière qu’il lui adresse ; c’est une Artémis nouvelle. Ce qu’il porte à son autel, ce sont « des fleurs écloses dans une prairie solitaire, où l’abeille seule ose pénétrer, qu’entretient la fraîche rosée de la Pudeur et qu’une loi sainte ne permet de cueillir qu’aux mortels doués par un privilège de nature d’une pureté inaltérable » ; et il existe un commerce mystique entre la déesse et ce héros qui paraît formé à son image. Ces traits, si souvent admirés, sont d’un hellénisme qui n’appartient qu’à Euripide.

La conclusion se tire d’elle-même. L’orphisme d’Euripide est plus littéraire que religieux. Faut-il aller jusqu’à dire qu’il n’y a vu qu’un élément d’intérêt pour quelques-uns de ses drames ou pour quelques morceaux poétiques et qu’il y est resté lui-même indifférent, ce qui semble être la pensée de M. Decharme ? Ou bien faut-il souscrire au jugement que M. Maurice Croiset exprime dans quelques jolies pages de son chapitre sur Euripide[3], et penser que cette nature mobile et libre s’est arrêtée un instant à considérer avec intérêt les doctrines orphiques sans s’y attacher par des liens durables ? Cette dernière opinion me paraît plus près de la vérité. J’irais même un peu plus loin et j’admettrais volontiers que dans ces doctrines, certaines idées avaient séduit son esprit méditatif en même temps que son imagination : celle-ci, par exemple, que le philosophe Héraclite avait aussi exprimée à sa manière et qui vaut la peine d’être rappelée.

Les orphiques et les pythagoriciens considéraient le corps comme une prison où était enfermé le principe divin et vivant. Ils se servaient même d’un mot plus fort, un tombeau ; ce qui donnait en grec une allitération expressive : soma, corps et séma, tombeau ; et l’on sait que Platon a recueilli le mot et l’idée. La mort était donc pour eux une délivrance et un commencement de vie véritable. C’est exactement ce que dit Héraclite : « Lorsque nous vivons, nos âmes sont mortes et ensevelies en nous, et lorsque nous mourons, nos âmes reviennent à l’existence et vivent. » Et encore : « Tout ce que nous voyons éveillés est mort. » Euripide à son tour, dans une pièce perdue qui portait le nom du devin Polyidos, fait dire à un de ses personnages : « Qui sait si vivre n’est pas mourir, et si mourir n’est pas vivre pour ceux qui sont dans les enfers ? » Et ce qui semblerait indiquer que cette idée était assez familière à son esprit, c’est le singulier euphémisme qu’emploie sa Médée, au moment le plus pathétique, quand la mère, au milieu d’élans de tendresse, se résout à tuer ses enfans : ils l’auront quittée, dit-elle, pour « une autre forme de vie ». Pourquoi, dans ces passages et dans les autres, n’y aurait-il que des fantaisies poétiques, et pourquoi ce poète qu’on nous dépeint comme sombre et mélancolique ne se serait-il pas attaché avec un intérêt sérieux et persistant à ces mystères de la mort, du sommeil et, en général, de la condition humaine ? Il semble seulement qu’il y avait dans son ame plus de trouble que de confiance dans une solution religieuse quelconque et d’aspiration passionnée vers cette solution. Il diffère profondément d’Eschyle.

Si Euripide n’est ni fidèle à la religion populaire ni sectateur d’une religion épurée, la croyance aux dieux existe-t-elle chez lui ? La liberté de sa pensée va-t-elle jusqu’ã l’athéisme ? C’est ce que pensait de son temps plus d’un Athénien, à en juger par les attaques d’Aristophane. Il fait dire à une marchande de couronnes qui accuse Euripide de ruiner son commerce en propageant l’impiété : « Il a persuadé aux hommes que les dieux n’existent pas. » Pour ne citer qu’un autre trait, dans les Grenouilles, les seules divinités qu’invoque le poète tragique sont l’Ether, la Volubilité, l’Intelligence et le Flair. Il n’y avait du reste, malgré la prudence qui lui était imposée au théâtre, qu’à recueillir dans ses pièces bien des vers suspects d’impiété ; c’était lui-même qui était son premier accusateur. Les plus célèbres, ceux mêmes auxquels la marchande de couronnes d’Aristophane semble faire allusion, étaient ceux-ci, prononcés par Bellérophon : « On dit qu’il y a des dieux au ciel ? Non, non, il n’y en a pas, si l’on veut enfin renoncer à la sottise de répéter un vieux conte. » Ici, il est vrai, cette négation était dans le caractère de son personnage, et Euripide n’en était pas plus responsable que ne l’avait été Eschyle des hardiesses de son Prométhée ; mais dans nombre d’autres passages c’était évidemment lui qui parlait en son propre nom, sans souci du sujet ni de la vraisemblance. Zeus, le dieu souverain, est particulièrement visé par son scepticisme. Voici des vers des Troyennes qui sont surtout significatifs : « O toi qui soutiens la terre et qui sièges sur la terre, Zeus, dont nulle conjecture ne dira qui tu peux être, nécessité de la nature ou esprit des mortels... n’Il y a bien dans Eschyle des formes de prière ou des propositions théologiques qui présentent une certaine analogie extérieure avec cette invocation d’Hécube. Le chœur d’Agamemnon dit : « Zeus, quel qu’il soit, si ce nom lui agrée, c’est sous ce nom que je l’invoque. » Et on lit dans un fragment d’une pièce perdue : « Zeus est l’éther, Zeus est la terre, Zeus est le ciel ; Zeus est tout et ce qu’il peut y avoir de supérieur à tout. » Mais le premier de ces passages est un élan de la piété du chœur qui, agité par des terreurs mystérieuses, se réfugie dans une foi craintive et absolue. Le panthéisme exprimé dans le second, dont nous ne pouvons déterminer exactement la valeur, puisqu’il nous est parvenu isolé, loin de diminuer la divinité suprême, proclame sa toute-puissance. Mais ces mots d’Euripide « nécessité de la nature ou esprit des mortels » expriment une pensée toute différente. Ce n’est plus de la religion ni de la théologie ; c’est de la philosophie. Il est certain que son théâtre est animé d’un esprit philosophique. On l’a appelé, dans l’antiquité même, le philosophe de la scène ». Il faut donc voir ce que c’est que la philosophie d’Euripide.

Pour en finir d’abord avec son athéisme, disons qu’il n’en a pas fait profession, qu’il a eu soin, au contraire, de ménager le sentiment populaire et de rendre ostensiblement dans ses drames des hommages aux dieux, mais que cependant, en somme, malgré la nature et les sujets de la tragédie, il exprime assez son opinion personnelle pour nous permettre de conclure qu’il supprime les dieux. Il a pour cela deux raisons. La première, qui a déjà été signalée, c’est l’immoralité des légendes religieuses et le contraste qu’elles étaient entre la conduite de ces maîtres du monde et les lois qu’ils sont censés faire respecter par les hommes. La seconde, c’est le désordre et l’iniquité qui règnent dans leur prétendu gouvernement. En réalité, la justice et la providence divines n’existent pas : « O Zeus, s’écrie Talthybios, dans la tragédie d’Hécube, dirai-je que tu as les yeux sur l’humanité, ou bien les hommes se sont-ils fait une opinion vaine sur l’existence des dieux, et est-ce la fortune qui préside à toutes les choses humaines ?» C’est donc un point acquis qu’Euripide n’est gêné par aucune croyance et qu’il a toute liberté pour diriger sa pensée où il voudra. La dirige-t-il en effet, ou bien la laisse-t-il flotter au gré de sa curiosité et des impressions du moment ?

C’est une question à laquelle on ne peut guère répondre avec certitude. Euripide n’écrivait pas des traités, mais des pièces, où il y avait bien des raisons pour que la suite et la concordance des idées ne fussent pas nettement marquées ni absolues. Cependant, tout compte fait, d’après l’examen des passages qu’il a introduits dans ses drames sans nécessité, mais par besoin d’esprit, et d’après la tradition qui s’était établie dans l’antiquité, de son temps et après, on peut dire qu’il fut, non pas philosophe, mais sérieusement épris de philosophie. C’est affirmer un peu plus que ne le font M. Decharme, qui a étudié de très près cette question, et M. Maurice Croiset[4]. Il ne fut ni l’inventeur ni l’adepte d’aucune doctrine, mais il s’intéressa vivement aux systèmes inventés par d’autres, vécut avec plusieurs philosophes, et certaines idées paraissent l’avoir particulièrement frappé. On ne peut guère douter qu’il ait connu les écrits de Xénophane et d’Héraclite ; mais, parmi les philosophes, les dates et l’histoire ne permettent de lui attribuer de rapports personnels qu’avec Anaxagore et son disciple Archelaüs le physicien. Ajoutons le dialecticien Zénon d’Elée, qu’il put connaître dès sa jeunesse et qui développa peut-être en lui le goût de l’argumentation. Ces rapports semblent avoir été assez étroits avec le premier de ces deux hommes ; c’est ce qu’on peut conclure avec Valckenaer[5], sans attacher autant d’importance que lui à des allusions qu’on a cru reconnaître dans certains vers. Quant à la doctrine seulement, si Euripide ne fut pas, comme le disent Cicéron et d’autres, disciple d’Anaxagore, l’enseignement du philosophe avait cependant laissé son empreinte dans l’esprit du poète. Il n’est pas certain que celui-ci, comme Denys d’Halicarnasse le fait entendre, eût écrit Mélanippe la philosophe tout exprès pour exposer le système de son ancien maître ; mais, à tout prendre et si l’on ne cherche pas dans une tirade de tragédie une exposition exacte et rigoureuse d’un système philosophique, Anaxagore se retrouve dans les explications cosmogoniques et physiques que la jeune femme juge à propos de donner à son père pour l’empêcher de brûler vifs les deux enfans qu’elle a eus de Jupiter et qu’on croit nés d’une vache et d’un taureau. Il se retrouve aussi, et peut-être plus visiblement encore, dans un fragment de son Chryszppe.

M. Decharme remarque avec raison que dans la cosmogonie de Mélanippe manque le Nous, l’intelligence, qui met en mouvement les élémens inertes du monde, primitivement confondus, omission grave assurément, et qu’il n’y est pas non plus question des homœoméries. Il aurait pu ajouter qu’un autre système que celui d’Anaxagore n’a pas laissé des traces moins profondes chez Euripide : c’est le système de Diogène d’Apollonie, qui faisait de l’Ether, cette substance pure et impalpable, l’être suprême, à la fois corps, éternel et intelligence toute-puissante. « Vois-tu en haut cet Ether qui étend ses bras souples autour de la terre ? Crois que c’est Zeus, crois qu’il est dieu. » Et dans d’autres fragmens l’Éther est célébré comme la divinité souveraine, comme le père des dieux et des hommes. Il fallait bien que cette conception tînt chez le poète une place importante pour qu’elle fût si vivement attaquée par Aristophane. Euripide était un indépendant, qui se plaisait à reproduire tour à tour différentes hypothèses philosophiques. Peut-être est-ce dans les vers des Troyennes cités plus haut qu’on trouverait les deux idées qui ont le plus occupé sa pensée : la nécessité de la nature ou l’intelligence de l’homme, données comme l’essence de la divinité souveraine. Les deux propositions sont d’une grande hardiesse. La première conçoit l’organisation et la marche du monde comme le développement nécessaire de certaines lois immanentes ; nous pouvons aujourd’hui en mesurer la portée. La seconde place l’origine de tout, puissance organisatrice, système de l’univers, lois physiques et morales, religion, dans l’homme lui-même : c’est son esprit qui a tout créé. Euripide entend-il qu’en dehors de la conception humaine il n’y a rien, et que tout cet édifice à l’existence duquel nous croyons, d’après lequel nous régions notre vie morale et religieuse, n’est que notre propre construction ? Ou bien veut-il dire seulement que l’esprit de l’homme a élevé des systèmes religieux ou philosophiques d’après les principes indépendans qu’il porte en lui, quelque chose comme ce que Descartes appellera les idées innées ? Ce serait trop déterminer une pensée qui se dérobe en grande partie ; cependant l’influence que paraissent avoir exercée sur elle certaines idées de l’orphisme et du système d’Héraclite ne rendrait pas cette interprétation invraisemblable. Ce qu’on peut affirmer, c’est qu’Euripide pensait beaucoup lui-même et faisait penser les autres.

Il n’y a guère à s’arrêter sur la tradition qui mettait Euripide au nombre des disciples de Socrate, bien que les comiques se fussent empressés de l’accueillir. Ils allaient jusqu’à faire du philosophe l’inspirateur ou même le collaborateur du poète : Voici Mnésilochos cuisine un drame nouveau d’Euripide, et Socrate met le fagot sous la marmite », disait Téléclide. Les comiques mettaient sur la scène, suivant leur l’habitude, les préventions populaires, également hostiles à deux hommes que rapprochait leur esprit novateur, mais qui innovaient dans des sens différens. On sait que Socrate, très défiguré par eux, avait été choisi, à cause de la singularité de son extérieur et de ses habitudes, comme un type des sophistes : c’est surtout à ce titre, fort peu justifié, qu’ils le mettaient en rapport avec Euripide. En réalité, beaucoup des maximes prêtées par le poète à ses personnages et, en général, l’esprit de son théâtre, étaient en désaccord avec la doctrine de Socrate, particulièrement sur l’intime union de la moralité et de la science. Il n’en est pas moins très probable qu’Euripide fréquenta Socrate et qu’une curiosité réciproque les attira l’un vers l’autre. Le premier était séduit par cet enseignement si original qui étudiait les relations des idées en même temps que les faits de la vie pratique. Comment le second ne se serait-il pas intéressé à ces nouveautés religieuses et morales qui s’étalaient au théâtre et à leur effet sur la foule ? Sur ce point, la tradition est d’accord avec la vraisemblance.

De même Euripide fréquenta les sophistes, particulièrement Protagoras, exactement son contemporain. L’aphorisme de celui-ci « l’homme est la mesure de toutes choses » n’était pas fait pour lui déplaire. Cependant ce qu’il prit d’eux, ce sont moins leurs idées, qu’il attribue quelquefois à ses personnages suivant les caractères et les situations, que leur rhétorique, dont il blâme les abus, mais qu’il aime à mettre en pratique. C’est pour cela qu’il multiplie les plaidoyers et les scènes où se soutiennent successivement le pour et le contre. Il y était d’ailleurs encouragé par le goût public. Il dit bien dans l’Hécube ; « Quand un homme a fait le mal, ses discours devraient être faibles et ne jamais réussir à rendre l’injustice éloquente » ; mais il se complaît à plaider les mauvaises causes, à soutenir les thèses paradoxales et à faire montre des ressources de son argumentation oratoire. « Il me faut, dit Jason, prouver que je ne suis pas inhabile à parler » ; et, au moment où il commet la trahison la plus ingrate, il : démontre à Médée avec assurance qu’il ne lui doit rien, qu’elle est trop heureuse d’avoir été enlevée par lui et qu’elle n’a pas à se plaindre d’être abandonnée au mépris des sermens.

En somme, nous n’avons qu’une idée incomplète de la philosophie d’Euripide. Cette philosophie elle-même avait sans doute quelque chose de vague et d’indécis ; mais nous ne connaissons pas la mesure de cette indécision. Du moins les traits et les indices qu’on recueille dans ses œuvres et dans les témoignages de l’antiquité ont pour effet de faire revivre sous nos yeux une figure très particulière et très attachante. On voit clairement dans cet esprit une participation passionnée au mouvement de pensée qui, au VIe et au Ve siècle, renouvelle ou fait naître la religion, la philosophie et l’éloquence. Il le suit dans le présent et il le cherche dans le passé. Euripide avait une bibliothèque, richesse fort rare de son temps. Il lisait, il s’entretenait avec les penseurs, il méditait lui-même dans la retraite où il aimait à fuir la foule et le bruit. Tels étaient les contrastes de cette nature, à la fois vive et mélancolique. On montrait à Salamine son refuge préféré, une grotte ouvrant sur la mer. qu’il s’est plu à peindre. Ajoutons à ces traits les dons de l’artiste et du poète, l’imagination et la sensibilité, qui l’ont mis au rang des premiers. À ce sujet, M. Decharme, dans un chapitre sur la vie et le caractère d’Euripide, rappelle et interprète ingénieusement un petit monument d’archéologie figurée :

Sur un camée appartenant à notre Cabinet des médailles, on croit voir Euripide à côté d’une Muse qui appuie familièrement le bras droit sur son épaule : tous deux se tiennent debout devant une Nymphe assise sur un rocher, à feutrée d’un lieu sacré. La Nymphe fait au poète et à la Muse un signe amical : elle semble les inviter à entrer dans la grotte, séjour divin, sanctuaire de l’inspiration poétique. »

Il n’est pas sûr que l’artiste ait songé à la grotte de Salamine ; mais il paraît certain que le penseur-poète a aimé la solitude et vivement senti le charme de la nature.


II

Un argument d’Euripide contre la réalité du gouvernement divin et même contre l’existence des dieux, c’est que le monde ne marche pas bien, c’est que le désordre et le mal y dominent. Il ne voit donc pas le monde en beau. Il est d’ailleurs par tempérament porté à la tristesse, ce qui l’incline aussi vers le pessimisme. Euripide est pessimiste. Telle est la conclusion de M. Decharme avec les raisonnemens qui paraissent l’y conduire ; et c’est pour cela qu’il commence son étude des idées morales d’Euripide par un chapitre sur le pessimisme du poète.

Il faut reconnaître d’abord, comme il le fait, que la tragédie en général, par sa nature même et par celle des légendes qu’elle traite, ne se prête guère à l’expression de l’optimisme. Rien de plus inexact, à cet égard, que la théorie qui fait du Grec un enfant insouciant et gai. sur lequel glissent de légères impressions, eu opposition avec le Sémite et l’homme du Nord, qui seuls ont le sentiment profond des tristesses et des mystères de la vie. Y a-t-il en Grèce une seule légende où l’homme soit libre et heureux ? La liberté du héros grec est en lui ; elle est dans son énergie et dans sa noblesse ; et il ne connaît guère d’autre bonheur que la jouissance de cette énergie et l’exercice de ses brillantes facultés. Une puissance attachée à réprimer chez l’homme toute supériorité, qui, pour un manquement aux obligations religieuses plus souvent qu’à la loi morale, le frappe cruellement dans son corps et dans son âme ; l’expiation du crime par le crime, la responsabilité étendue à la famille et à la cité et une hérédité funeste prolongée pendant des générations ; la destruction des affections naturelles et le meurtre fatal entre parens ; la passion, l’espérance, la raison elle-même ne servant qu’a égarer et ã décevoir ; enfin le mal et la souffrance atteignant leurs victimes dans tout leur être au milieu de catastrophes inouïes : voilà le fonds commun de presque toutes les légendes. Aussi la plainte du Grec a-t-elle souvent retenti dans la poésie et ailleurs. Le vieil Hésiode racontait comment mille tristesses, échappées de l’urne de Pandore, erraient parmi les hommes ; et il ajoutait : « La terre est pleine de maux. la mer en est pleine ; jour et nuit, les maladies viennent d’elles-mêmes, apportant des maux, visiter les hommes, en silence, car le prudent Zeus les a privées de la voix. » Le chœur d’Œdipe à Colone, en présence des maux qui affligent encore la vieillesse du héros thébain, ne peut que répéter, en faisant un retour sur lui-même (c’est un chœur de vieillards), la maxime attribuée par la légende au dieu prophète Silène : « Ne pas naître est de beaucoup la meilleure chose ; le mieux de beaucoup ensuite c’est, quand on est né, de retourner au plus vite là d’où l’on vient. » Le pessimisme moderne ne va pas plus loin. Cette misère de la condition humaine, la tragédie a pour fonction propre d’en peindre toute l’horreur dans les exemples les plus frappans : comment ne serait-elle pas pessimiste, et comment peut-on dire d’Euripide en particulier qu’il se distingue des autres tragiques par son pessimisme ?

Il ne serait pas impossible de soutenir le contraire. Comparez son théâtre à celui d’Eschyle : quel est celui où la couleur est le plus sombre, où la victime humaine se débat dans une impuissance plus poignante ? Il n’y a pas chez Euripide ces ténèbres mystérieuses ni ce sentiment profond de la domination absolue d’une force funeste. Il arrive même quelquefois qu’il dissipe l’horreur tragique ; il adoucit la tragédie et y fait pénétrer les rayons d’une lumière presque riante. Non seulement le dénouement est heureux dans Alceste, pièce d’un genre particulier tenait la place d’un drame satyrique, mais il l’est dans Iphigénie en Tauride et dans Hélène, et même, par la déconvenue des deux rois, Thoas et Théoclymène, il s’y rapproche quelque peu de la comédie ; et sans doute d’autres pièces, dans le grand nombre de celles qui ont disparu, laisseraient des impressions analogues. Cependant le mot « pessimisme », qui ne viendrait à l’esprit de personne a propos d’Eschyle, paraît naturel, appliqué à Euripide. La principale raison vient de cette différence de leurs dispositions religieuses sur laquelle j’ai dû d’abord insister. J’ai dit qu’Eschyle, acceptant les légendes, adore en croyant la divinité, et que dans les grandes compositions où il a mis le fond de sa pensée, il montre le progrès du monde vers le bien. il a la foi et l’espérance. On a vu que chez Euripide, au contraire, la foi n’existe pas et l’espérance est douteuse. Il n’accepte pas les légendes qu’il met sur la scène, il ne croit pas aux dieux et se plaît à faire ressortir le mal, sans jamais faire voir dans le présent ni dans l’avenir une amélioration. Il a bien pu, dans quelques pièces, où son imagination s’abandonne à une fiction séduisante et où son art, ingénieux et chercheur, effleure en passant la comédie, atténuer ou même dissiper les horreurs tragiques ; mais ce sont des exceptions dans un ensemble où la tristesse domine de beaucoup.

Euripide était considéré par Aristote comme « le plus tragique des poètes », et ce jugement était expliqué par la nature de ses dénouement, qui lui était reprochée à tort, dit l’auteur de la Poétique. Cela veut dire sans doute qu’on se plaignait de l’impression triste que ses drames laissaient. Et en effet il vaut surtout par le pathétique ; et cela vient de ce qu’il analyse la souffrance humaine. Il se place à un point de vue humain ; Eschyle se plaçait, au contraire, à un point de vue religieux. Les principaux acteurs de celui-ci, quoique le plus souvent invisibles, étaient les puissances supérieures, dont l’intervention, rendue sensible, faisait marcher le drame et produisait les grands effets. Par là les spectateurs étaient transportés dans les régions lointaines d’un monde merveilleux, où l’homme n’apparaissait que dans des types simplifiés et agrandie. Avec Euripide, ils se retrouvent eux-mêmes dans des héros rapprochés d’eux et réduits à la condition de l’humanité contemporaine ; ils reconnaissent les maux dont ils souffrent dans le détail d’une reproduction précise, qui ramène les terribles émotions des légendes mythologiques aux impressions présentes de la vie réelle. Il en résulte qu’en sortant du théâtre, ils n’éprouvent pas au même degré cette sorte de soulagement où Aristote voyait l’effet propre de la tragédie et qu’il faisait consister dans un apaisement du trouble qui est au fond de toutes les âmes par les émotions mêmes de la terreur et de la pitié. Ils reviennent des représentations d’Euripide plus pénétrés de leurs misères et moins confians dans la bienveillance divine.

Veut-on un exemple de la manière dont il humanise, pour ainsi dire, le merveilleux mythologique et le transforme par l’observation attentive de la réalité ? On n’a qu’à voir ce qu’il fait de la scène des Choéphores d’Eschyle où Oreste, aussitôt après le parricide, devient la proie des Erinnyes. L’action des divinités vengeresses s’y fait d’abord sentir en lui-même ; sa conscience s’inquiète, sa raison se trouble et il se débat vainement contre une agitation croissante ; mais ce n’est pas tout : les Erinnyes sont présentes pour lui, il les voit : c’est une véritable apparition Elles n’apparaissent pas dans l’admirable scène qui ouvre l’Oreste d’Euripide. Ici c’est une hallucination qui se produit pendant une crise d’un malade. L’origine de la maladie est nettement expliquée, et les phases de l’accès se succèdent régulièrement sous les yeux des spectateurs.

La nuit qui a suivi le meurtre de Clytemnestre, pendant la veillée funèbre, le parricide, qui osait remplir ce devoir, a été saisi par le mal. Les sens et l’imagination échaulés par l’impression récente du crime et du sang versé, il a cru voir apparaître tout à coup la troupe menaçante des Erinnyes. Depuis ce temps, — il y a de cela six jours, — sans manger, sans prendre aucun soin de son corps, il est en proie à la fièvre et au délire. Dans l’intervalle des accès, il dort caché sous son manteau ; mais aussitôt que le sommeil cesse, à peine a-t-il eu le temps de sentir le bienfait de ce repos momentané, que ses esprits s’égarent de nouveau, et bientôt le malade, affreux, la chevelure en désordre, la bouche écumante, s’élance de sa couche et s’épuise dans une lutte furieuse contre ses ennemies imaginaires. Euripide donne au public le spectacle complet d’une de ces crises ; il lui en montre successivement la naissance, le progrès et la terminaison. On assiste au réveil d’Oreste ; auprès de lui est sa sœur, qui le garde ; il entend ses douces paroles et réclame ses soins avec la confiance égoïste d’un enfant et avec l’appréhension d’un malheureux qui, à bout de force, redoute tout ce qui peut troubler le calme et l’oubli procurés par le sommeil. Mais, bientôt, sa voix devient brève et sa parole dure : c’est le mal qui s’annonce ; et, en effet, il éclate avec toute sa violence. Electre veut retenir le malade sur son lit : au contact des mains de la jeune fille il sent redoubler son épouvante et sa fureur ; il la prend elle-même pour un des monstres. Enfin il retombe brisé : il reconnaît sa sœur, qui pleure près de lui, et les deux misérables, ayant conscience de leurs maux et du crime qui les a causés, confondent leurs larmes. Telle est cette belle étude physiologique et morale, que suggère au poète une pensée de révolte contre la tradition et que vivifie son génie dramatique.

Dans les pièces d’Euripide qui nous ont été conservées, il y a plus d’un exemple de ce pathétique obtenu aux dépens de la légende héroïque par l’observation exacte de la nature : il n’y en a pas de plus frappant. Il s’impose presque au choix de ceux qui étudient ce côté d’Euripide ; j’uvais dû l’analyser moi-même autrefois en comparant ce poète à Eschyle, et M. Decharme n’a eu garde de le négliger

Si les maladies, et particulièrement celles qui atteignent le cerveau, éprouvent durement l’humanité, — ce n’est pas que le cours de la vie lui donne, en dehors de ces accidens, la tranquillité et le bonheur. Les avantages mêmes et les jouissances se tournent contre elle. La noblesse et la fortunes ont sujettes à des catastrophes ; l’amour, qui a particulièrement occupé la pensée et l’imagination du poète, est la cause de désordres, de crimes, de souffrances inouïes ; les joies de la famille elles-mêmes sont empoisonnées par les malheurs qui la menacent, et qui la frappent d’autant plus qu’elle est plus nombreuse et leur offre plus de prise. Toutes ces infortunes et d’autres encore forment la matière commune de la tragédie ; Euripide, en les dépouillant en grande partie de leurs voiles mythologiques, les voit plus nettement et en touche comme la réalité présente ; il en a un sentiment plus vrai et plus désolé. Il, semblerait qu’il dût, par une conséquence naturelle, conseiller de rejeter ce fardeau de la vie si lourd et si pénible et faire l’apologie du suicide. Et ce moyen de délivrance paraîtrait d’autant mieux s’accorder avec ses idées qu’il représente la mort, soit d’après la croyance vulgaire, comme un état bien voisin du néant, où toute sensibilité est éteinte, soit, dans des passages plus personnels qui ont été relevés plus haut, comme « une autre forme de la vie », peut-être même la vie véritable, celle où les facultés sont vraiment actives, tandis que la vie terrestre n’est qu’une apparence et un rêve. La mort, d’ailleurs, que l’on ne craint que par la peur de l’inconnu, est une loi naturelle, qui s’accomplit nécessairement et contre laquelle il est illogique de se révolter :

On enterre ses enfans ; on en a d’autres ; on meurt soi-même. Et des mortels s’indignent de porter à la terre ce qui est terre ! Mais c’est la nécessité qui veut que la vie soit moissonnée comme un épi mûr ; que l’un vive, que l’autre meure. Pourquoi gémir sur ce qui s’accomplit suivant une loi de la nature ? Rien de ce qui est nécessaire ne doit nous paraître cruel. »

Cependant, à regarder de près ces vers, qui étaient célèbres dans l’antiquité, on n’y voit nullement un encouragement au suicide, quelque peu de valeur qu’ils semblent attribuer à la vie. Ils contiennent plutôt un conseil de résignation et de dignité, et il n’est pas surprenant que les Stoïciens aient cru y reconnaître une expression anticipée de leur doctrine. Il serait même possible d’en conclure que, dans la pensée du poète, on doit accepter la vie, laquelle est comme la mort une loi naturelle. Et, de fait, c’est l’opinion qu’il exprime nettement dans plus d’un passage : « Ne parle pas de mourir, dit Ménélas à Oreste ; ce n’est point là de la sagesse. » Hercule, devenu dans un accès de folie le meurtrier de ses enfans, souhaite la mort, mais ne veut pas se la donner de peur de passer pour lâche. Il est vrai que, dans Hécube, Polymestor aveugle regrette de ne pas pouvoir se tuer et que Phèdre se tue dans Hippolyte. Mais le poète croit devoir excuser la pensée du premier, qui pourtant n’a guère à perdre dans l’estime du public, en disant, par la bouche du coryphée, que la vie est devenue pour lui une torture intolérable, et Phèdre, comme l’indique le chœur, est dans une situation sans issue. M. Decharme cite, à ce propos, très justement, un passage du IXe livre des Lois où Platon déclare que, par exception, le suicide est excusable dans le cas où l’on y est réduit « par quelque opprobre qu’on ne pourrait ni réparer ni supporter. » Euripide n’est donc pas un apologiste du suicide ; il ne l’est pas plus que Sophocle, quand celui-ci fait mourir volontairement Jocaste dans Œdipe-Roi, Hémon et sa mère Eurydice dans Antigone, Déjanire dans les Trachíniennes, ou Ajax dans la pièce qui porte son nom.

Il faut reconnaître aussi que le pessimisme d’Euripide n’est pas absolu. Nous avons de lui bien des vers où respire un vif sentiment des biens et des joies de la vie. Ainsi cette grande misère humaine, la plus grande peut-être à ses yeux, qui consiste dans l’impuissance et dans les déceptions de l’intelligence, admet pourtant une félicité d’un ordre particulier pour le sage qui aime la science et qui, contemplant l’ordre inaltérable de la nature éternelle, « reste étranger aux ambitions mauvaises et aux pensées honteuses. » Si l’amour égare et perd, il peut donner aussi les plus nobles jouissances : « Lorsqu’il arrive aux mortels d’aimer, s’ils rencontrent un objet digne de leur amour, rien ne manque à leur bonheur. » Si la famille est pour le père et pour l’époux une cause d’inquiétude, si elle l’attriste par des deuils, c’est à elle cependant qu’il doit aussi sa force et ses plus vives jouissances. Le plaisir causé par la naissance d’un enfant n’a jamais été mieux rendu que dans le joli fragment de Danaé, traduit ainsi par M. Decharme :

« O femme, bien douce à voir est cette lumière du soleil, et la mer que n’agite aucun souffle, et la terre quand elle fleurit au printemps, et la riche abondance des eaux, et tant d’autres choses dont je pourrais vanter la beauté ; mais le plus brillant, le plus beau des spectacles est, pour ceux qui sont sans enfans et que ce regret torture, de voir rayonner dans leur maison le visage d’un enfant qui vient de naître. »

J’ai déjà rappelé combien Euripide était sensible aux beautés naturelles, en particulier au charme de la mer. Il reconnaissait qu’il existait la une source de vives jouissances. Il ne serait donc pas juste de lui attribuer une disposition d’esprit exclusive. La mélancolie paraît avoir été le fond de son caractère, mais ses facultés de voir et de sentir restaient entières et libres. Quelle que fût en toute chose son impression dominante, il n’en était pas esclave. Quand son observation, si curieuse, se porte sur les conditions de la vie sociale, il faut conclure encore que, s’il y a chez lui un courant d’idées plus fort et plus sensible, il n’en voit pas moins bien les divers aspects du monde, qu’il examine et qu’il juge.

Cela est vrai surtout d’un sujet qui paraît avoir été une de ses principales préoccupations : le mariage et les femmes. On connaît les anecdotes recueillies ou plutôt inventées par la comédie contemporaine et par ses commentateurs sur Euripide lui-même et sur ses infortunes con jugales : les désordres de ses deux femmes, son indifférence philosophique ou sa vengeance quand, découvrant les infidélités de la première, il l’abandonne à son amant ; la double collaboration attribuée à son jeune esclave ou disciple Céphisophon ; enfin toute cette légende qui explique sa sévérité pour un sexe dont il avait tant à se plaindre. De là en partie sa tristesse ; de la aussi les représailles supposées des femmes, par exemple le complot des Thesmophories si spirituellement imaginé par Aristophane. La critique de M. Decharme montre l’inconsistance de ces traditions. On a dit aussi qu’Euripide n’avait dit trop de mal des femmes que parce qu’il les avait trop aimées. Nous n’en savons rien. Ce que nous pouvons faire et ce qui nous remet dans la réalité, c’est de chercher dans le détail avec M. Decharme comment les idées de ce juge peu indulgent sont en rapport avec les mœurs de la société athénienne, et comment il y puise les élémens de ses allégations et de ses peintures.

Il faut d’abord se rappeler à quel point l’idée que les Athéniens s’étaient faite primitivement du mariage déterminait encore, au temps de leur plus brillante civilisation, la condition de la femme mariée. Cette idée était subordonnée à leur conception de l’État, qu’ils considéraient comme une réunion de familles, dont chacune était nécessaire à la cité pour l’accomplissement des devoirs civiques et des devoirs religieux. Or la femme, en assurant par le mariage la perpétuité de la famille, assurait l’accomplissement de ces devoirs : a la cité elle donnait des fils légitimes, capables de suffire aux différentes charges ; aux ancêtres et aux dieux particuliers, patrons et protecteurs des familles, des dèmes, des tribus et de l’État, elle fournissait ceux qui pouvaient entretenir leur culte et contribuer ainsi au salut commun. Elle assurait enfin la pureté de la race, sans laquelle rien n’était conçu comme possible. Ces considérations avaient déterminé la condition de la femme, presque exclusivement attachée au foyer, réduite à une éducation élémentaire, étrangère aux applications élevées de l’intelligence et maintenue dans un état inférieur, le plus souvent renfermée dans la maison par une claustration presque orientale ; d’où les mœurs particulières du gynécée. Dans ce domaine, où elle est confinée tandis que les hommes vivent au dehors, la femme, à côté des soins de la famille, cherche et trouve ses compensations et ses plaisirs : la parure dans les maisons riches, dans toutes les relations avec les voisines, le bavardage, la médisance, les petits complots. Cette contrainte à laquelle elle est soumise peut la disposer à la dissimulation et à la ruse, et elle aura des complices naturelles dans ses esclaves, qui sont constamment et intimement mêlées à sa vie. Une catégorie particulière, les orphelines héritières, qui transportent avec elles, comme un dépôt qu’elles tiennent de la nature et de l’État, la fortune, les droits et les charges d’une famille, montre quelquefois un caractère difficile et orgueilleux.

M. Decharme a réuni et souvent traduit les nombreux passages où Euripide a jugé à propos de transporter sur la scène tragique ces détails de la vie des femmes athéniennes. C’est un des chapitres les plus curieux de son livre. On y voit tout ce que cette matière avait fourni au poète : satires spirituelles, déclamations violentes ou bizarres, tableaux gracieux, ces différentes formes se succèdent pour exprimer sa pensée, qui est celle d’un Athénien malveillant. Le soin qu’il a pris de relever tous ces traits et d’exprimer ces jugemens défavorables, sans que ni le sujet ni l’action de ses drames l’y amenassent nécessairement, explique l’opinion qui, de son vivant, le représentait comme un ennemi des femmes. Et comme la chronologie de ses pièces fait voir que ces satires se répartissent sur toutes les dates connues de sa vie, on doit conclure qu’il y avait chez lui une disposition persistante à la sévérité. Mais, d’un autre côté, on ne saurait soutenir qu’il ait fermé les yeux aux qualités et aux mérites des femmes. Qui mieux que lui a senti le charme pur de la jeune fille ? Polyxène mourante dans son Hécube est un type de grâce fière et chaste. La femme dans la famille peut être pour lui l’épouse dévouée jusqu’au sacrifice de la vie, la mère tendre et adorée de toute sa maison : la figure noble et vraie d’Alceste réunit ces deux caractères. Dans un ordre inférieur, Andromaque, la veuve fidèle d’Hector, devient un type de soumission patiente à l’autorité et même de douce et complaisante résignation à l’inconstance du mari. Nous n’en demanderions pas autant aujourd’hui, et comme le remarque M. Decharme, il s’agit d’une épouse asiatique. Enfin les héroïnes d’Euripide sont capables des sentimens les plus élevés et des plus beaux dévouement. Son Iphigénie, qui apparaît d’abord sous les traits d’une victime, désolée et plaintive. est touchée tout à coup comme par la grâce. Elle sent l’aiguillon intérieur du patriotisme et de la gloire et elle marche à la mort la tête haute et transfigurée par l’inspiration. Pour avoir eu l’idée de cette belle péripétie, il faut bien qu’Euripide ait vu dans la nature féminine le germe de pareilles vertus.

Il est donc évident qu’Euripide ne s’est pas borné à faire la satire des femmes et qu’elles n’ont pas eu parfois de meilleur apologiste. C’est au poète, saisi par une idée ou une émotion dramatique, autant qu’au moraliste soucieux de la vérité, qu’elles ont dû cette justice : le moraliste plus que le poète paraît s’être ému de certaines questions sociales, comme la distinction des classes, comme l’esclavage. En vrai fils de la démocratique Athènes, il considère la noblesse comme un préjugé. Quelle déviation de la nature essentielle de la tragédie, consacrée primitivement aux héros et aux princes, fils des dieux ! Tous les hommes, dit-il, ont une mère commune, la Terre, qui a donné à tous la même forme, ce qui fait que, « nobles et non nobles, nous sommes tous de la même race. » En réalité, il n’y a pas d’autre noblesse que la noblesse morale ; le noble, c’est l’honnête homme, et le pauvre vaut souvent mieux que le prétendu noble qui ne doit ce nom qu’à la richesse acquise par ses pères. La gloire militaire elle-même, au jugement d’Euripide, n’est pas un titre qui compte à côté de la vertu ; car elle est acquise par le général vainqueur aux dépens des soldats. On lit dans Andromaque : « Quand une armée érige en trophée les dépouilles de l’ennemi, on ne considère pas cette victoire comme l’œuvre de ceux qui ont été à la peine, mais c’est le général qui en recueille tout l’honneur. » Réclamation dangereuse, où l’esprit démocratique touche de près à l’anarchie, et dont la hardiesse surprendrait davantage, si l’on ne se souvenait des accusations du Thersite d’Homère contre les chefs de l’armée grecque et des plaintes que font entendre les vieillards mycéniens dans l’Agamemnon d’Eschyle. Mais les accusations de Thersite tombent étouffées par le mépris et le ridicule, et les tristes réflexions des vieillards de Mycènes sur le deuil des familles, « ne reçoivent qu’un peu de cendre à la place des soldats qu’elles ont envoyés combattre sur la terre étrangère », sont un pressentiment des représailles divines contre leur chef Agamemnon, responsable de toutes ces vies détruites. Euripide, lui, réclame au point de vue social.

Il se fait volontiers le patron des humbles. Non seulement il aime à faire valoir les avantages moraux attachés à la médiocrité et en particulier les vertus des gens de la campagne, mais sa sympathie et sa pitié descendent jusqu’aux esclaves. Il admet comme tout Grec que l’esclavage est un mal nécessaire, car l’homme libre ne saurait se passer d’esclave ; il n’ignore pas que la servitude dégrade l’âme, presque condamnée à la bassesse et au mensonge ; mais il plaint celui qui y est réduit, il affirme que la mort serait préférable pour l’esclave qui a connu la liberté, et, de plus, il veut le relever. C’est ce qu’il fait, soit en proclamant qu’il y a des esclaves qui sont supérieurs à des hommes libres, soit en donnant dans ses pièces à certains d’entre eux des caractères et leur méritent le respect, ou même par exemple, dans l’Electre, en leur attribuant des rôles où leur intelligence et leur activité sont les ressorts du drame. Il y a là plus qu’un effet de la douceur relative des mœurs athéniennes à l’égard des esclaves ; c’est le souci personnel du poète qui paraît dans les idées qu’il exprime et dans sa composition dramatique.

Un poète aussi attentif aux faits de la vie réelle ne pouvait pas rester indifférent aux intérêts généraux et à l’état de son pays. La poésie d’ailleurs, surtout la poésie dramatique, si intimement mêlée à la vie des Athéniens, ne séparait pas le poète de la cité et ne créait pas pour lui une sorte d’isolement littéraire. On a souvent rappelé qu’Eschyle combattait avec ses concitoyens à Marathon et à Platée ; il soutenait jusque sur la scène son parti politique. Sophocle, plus renferme dans son art, n’en exerça pas moins des fonctions importantes ; les plus hautes du pouvoir exécutif, celles de stratège, lui furent confiées deux fois. Euripide ne prit pas une part aussi active aux affaires d’Athènes ; nous savons que c’était un méditatif ; mais son patriotisme se montra dans ses œuvres. Les légendes attiques y tinrent une plus grande place que dans celles d’Eschyle et de Sophocle. Il est vrai que cela s’explique en partie par le besoin de renouveler la matière tragique et par la tentation, alors de plus en plus puissante, d’employer ce moyen sur de plaire au public athénien. Mais, soit pas le choix de certains sujets, soit par l’expression de sentimens personnels que le poète à l’habitude d’introduire dans ses pièces, il prouve combien il est loin de se désintéresser de la politique.

Deux de ses tragédies, les Héraclides et les Suppliantes, qui ont entre elles des ressemblances frappantes, furent composées en vue de circonstances déterminées. M. Wilamowitz-Möllendorff a démontré que la représentation de la première était en rapport manifeste avec un fait de la première invasion de l’Attique par les Lacédémoniens dans la guerre du Péloponnèse, et devrait se placer peu de temps après l’année 430. On ne peut douter que les Suppliantes n’aient été comme une consécration dramatique de l’alliance avec Argos conclue par l’influence d’Alcibiade peu de temps après la paix de Nicias. Andromaque, donnée au commencement de cette même guerre du Péloponnèse, respire la haine de Sparte ; les Troyennes et Électre renferment des allusions à l’expédition de Sicile. Dans l’Hippolyte porte-couronne, les vers où est déplorée la mort du héros s’appliquaient évidemment, dans la pensée du poète et des spectateurs, à la mort récente de Périclès. Il y avait souvent des allusions dans la pièce d’Euripide. Des critiques, surtout Hartung, se sont évertués à en découvrir là où il n’en existait pas ; mais on voit qu’il y en a d’importantes qu’on peut reconnaître avec certitude.

Il est assez intéressant de rapprocher des passages où s’exprime la passion patriotique d’Euripide à l’égard des ennemis étrangers, des vers où se découvre le fond de sa pensée au sujet de la guerre en général. Il ne l’aime pas. S’il loue à l’occasion la bravoure du soldat, il déplore les maux de la guerre ; il voudrait que les cités cherchassent à s’entendre avant de se combattre et que leurs querelles pussent se vider par la parole, et non par le sang. Dans ce curieux esprit il y a déjà comme un germe d’idée humanitaire. Aussi ses héros ne sont guère héroïques. Capanée ; dans la petite oraison funèbre que prononce Adraste, est un riche simple et un galant homme fidèle à ses amis, affable pour tous, même pour ses esclaves. On ne comprend pas que Jupiter l’ait foudroyé.

Quant à la politique intérieure, les idées d’Euripide sont celles d’un Athénien modéré de son temps. Ni tyrannie, ni démagogie, ni oligarchie, mais, s’il était possible, un régime pondéré qui unirait toutes les classes sous une direction équitable : tel est l’idéal assez simple qu’il semble proposer. De la tyrannie il ne pouvait être question que pour la flétrir. C’était le langage naturel d’un citoyen de la glorieuse république athénienne. Les bons rois des Héraclides et des Suppliantes, Démophon et Thésée, doivent être mis à part. Ils sont couverts par la légende ; peu s’en faut que le second ne soit le fondateur de la démocratie. Mais la tyrannie. telle qu’elle existait réellement sur certains points du monde grec, ou telle que se la représentait l’imagination populaire, est vigoureusement attaquée par Euripide. C’est, dit-il dans les Phéniciennes, « une injustice heureuse ». Elle marche à son but, qui est la destruction de la loi, à travers les bassesses, les trahisons, les crimes sanglans, appuyée sur les plus vils de ses sujets, terrorisant, déshonorant et dépeuplant la cité par ses violences, ses caprices et ses guerres. Arrive-t-il au poète de mettre sur la scène un tyran, comme Lycos dans Hercule furieux, il en fait un type de férocité brutale. Ce qui ne l’empêche pas d’affirmer, dans un chœur curieux d’Andromaque, — où la collaboration littéraire est comprise dans une sentence générale contre tout ce qu’entreprend une volonté double ou multiple, — qu’aux momens de crise le pouvoir d’un seul homme, fût-il médiocre, vaut mieux que la direction d’une réunion d’habiles gens.

Les deux biens politiques dont les Athéniens se montraient le plus fiers étaient l’isonomia (l’égalité des droits) et la parrhésia (la liberté de la parole). Il est clair que ces biens étaient supprimés par la tyrannie ; l’oligarchie et la démagogie n’étaient pas moins contraires à leur conservation. Dans ce que nous avons d’Euripide, l’oligarchie n’est qu’implicitement attaquée par lui. Un passage des Suppliantes (vers 231-237) signale l’action funeste des jeunes ambitieux, qui « poussent à la guerre sans souci de la justice, corrompent les citoyens, celui-ci pour obtenir des commandemens militaires, celui-là pour s’emparer du pouvoir et l’exercer avec insolence, un autre pour faire fortune aux dépens des intérêts du peuple. » À la date où se donnait la pièce, vers 420, les complots oligarchiques qui devaient, quelques années après, bouleverser l’État, n’existaient pas encore ; mais les attaques du poète sont dirigées contre ceux qui sont prêts à prendre part à toute tentative pour détruire l’ordre existant, et, évidemment, contre le principal d’entre eux, Alcibiade. Rien ne prouve, — ni un témoignage suspect d’après lequel Euripide aurait chanté la fameuse victoire remportée par Alcibiade aux jeux Olympiques, ni des allusions à son exil, supposées au mépris de la chronologie, — qu’il ait subi la séduction de cet homme remarquable. Quant à la démagogie, ses sentimens sont exprimés de la manière la plus nette, particulièrement dans son Oreste. On s’accorde à reconnaître le démagogue Cléophon dans le « bavard effréné » dont il est question dans le long récit qu’on lit dans cette pièce et où l’assemblée d’Argos est en partie décrite sur le modèle d’une assemblée athénienne.

Tels sont les principaux aspects sous lesquels Euripide nous apparaît dans ce qui nous reste de son théâtre. On a vu qu’ils ne sont pas toujours faciles à saisir. Cette nature mobile, ouverte à toutes les idées et à toutes les impressions, ne se prête pas aisément à une analyse exacte qui prétendrait en fixer les traits. Elle s’échappe à tout instant et souvent semble se dérober au moment où l’on croit en toucher le fond. Cela vient aussi de ce qu’il y a en lui, en même temps qu’un penseur, un poète qui suit sa fantaisie ou obéit a des exigences dramatiques. Si l’on désire connaître du moins tous les élémens d’une étude si complexe, il faut lire le livre de M. Decharme, qui les rassemble et réussit souvent à en marquer nettement la valeur dans une exposition élégante et complète. Il faut lire aussi la seconde partie de son ouvrage, où est traitée une question non moins difficile et plus délicate encore, celle de l’art dans Euripide. À cause du côté technique de cette question, je n’en parlerai ici que d’une façon très incomplète.

III

Il semble au premier abord qu’il y ait un contraste singulier entre Euripide philosophe et Euripide artiste. Comment se fait-il que le même homme se soit préoccupé des problèmes les plus graves sur l’homme, sur la religion, sur la destinée humaine, sur la société, et qu’il ait été en même temps si épris d’art dramatique ? La question pouvait déjà se poser pour Eschyle, dont la comparaison avec Euripide s’impose à tout moment ; mais on songe moins à le faire, parce que la conception de la tragédie chez Eschyle est à ce point unie à une philosophie religieuse qu’elle se confond avec elle. Pour Euripide c’est tout différent. On a vu que cette philosophie, dont il éprouve le besoin impérieux d’entretenir le public, est en désaccord avec la matière et l’esprit du drame grec à son origine ; de plus, son art, singulièrement libre, ingénieux et varié, n’a nullement le caractère de gravité qui paraît naturel aux préoccupations philosophiques. Cependant, c’est bien le même esprit qui anime en lui le philosophe et le poète ; c’est la même inquiétude, toujours éveillée, qui se porte sur tout, avide de nouveauté, et cherche en dehors des idées toutes faites et des formes reçues. Il est inutile d’ajouter qu’Euripide, comme Eschyle, a au plus haut degré le génie dramatique.

Il résulte de là que la question d’art chez lui est très complexe. Ce qui augmente pour nous la difficulté, c’est que plus d’un point échappe à notre ignorance et que même, quoique beaucoup d’effets dramatiques soient accessibles à notre intelligence et à notre critique, nous avons un soupçon vague plutôt que la sensation nette de la nature de certains autres auxquels les habitudes modernes ne nous ont nullement initiés. Quels que soient les résultats de nos efforts, cette étude est d’un vif intérêt, par ce qui dépasse notre portée comme par ce que nos yeux voient clairement dans toutes ces tentatives plus ou moins heureuses de ce grand chercheur dramatique. Pour nous aider à nous diriger, on sait que nous avons un guide précieux, bien que fort insuffisant, car il ne nous montre que le mal ; c’est Aristophane, l’ennemi littéraire le plus acharné qu’ait eu sans doute Euripide. Il nous est fort utile, parce que ses critiques sont celles d’un Grec, ce qui, pour plus d’une question, nous indique le juste point de vue. et parce qu’elles se portent sur toutes les parties essentielles de la tragédie attique. Aussi ses jugemens ont-ils été souvent cités ou même pris pour point de départ d’une appréciation d’Euripide. C’est à peu près ce que je vais faire moi-même. Il me fournira presque un sommaire de la revue rapide à laquelle doit se borner ici mon examen. On a déjà vu qu’Aristophane exprimait avec insistance et sous diverses formes la critique principale qu’un Grec d’alors pût adresser au théâtre d’Euripide, 1’-irréligion ; et je crois avoir suffisamment montré à quel point elle affectait le fond même et l’essence de la tragédie, telle qu’elle avait été conçue et telle qu’elle s’était produite au moment de sa plus puissante expansion. Sur ce point comme sur les autres une idée résume tous les reproches d’Aristophane : l’abaissement de l’art. Tout le monde connaît les vers éloquens des Grenouilles où est définie la fonction des poètes. Leurs maîtres, c’est Orphée, qui a purifié les âmes et civilisé les mœurs ; ce sont Musée et Hésiode, qui, par leurs enseignement pratiques, ont été les bienfaiteurs de la vie humaine ; c’est le divin Homère, dont les vers forment les Grecs aux vertus guerrières, d’où dépend le salut de la patrie. Le poète doit, non pas étaler le mal, mais en bannir le spectacle corrupteur. « Il y a pour les enfans le maître d’école qui les instruit ; c’est le poète qui est l’instituteur des hommes. » Or Euripide a mis sur la scène le vice et l’immoralité ; il a dégradé les héros et les légendes héroïques ; il a réduit l’action à des combinaisons petites ou forcées et fait de l’art tragique un composé de recettes ; il a énervé la poésie et dépouillé le lyrisme de sa grandeur, de sa variété, de sa beauté technique. Ces critiques, évidemment exagérées, contiennent une grande part de vrai. Elles sont très graves, car elles impliquent dans le débat, avec les innovations d’Euripide dont elles contestent la valeur, les lois mêmes de l’art, et dans la Grèce antique et dans tous les temps.

J’ai parlé, à propos des rôles de femmes, de l’immoralité de certains sujets traités par le poète. Sa grande hardiesse consiste, on le sait, dans ses peintures de l’amour, cette passion à peine entrevue dans les pièces d’Eschyle et de Sophocle. Elle paraît chez lui violente, parfois monstrueuse. Il ne craignit pas, dans les Crétois, de mettre au théâtre l’amour de Pasiphaé. Aristophane, ce qui peut surprendre, n’en parle pas ; mais il a soin de rappeler et Canaché, cédant à la passion de son frère Macareus ; et la prêtresse Augé, accouchant dans le temple d’Athéna, la déesse vierge ; et Mélanippe la Sage (ou plutôt la Philosophe), séduite par Poséidon ; et surtout Sthénébœa et Phèdre, provoquant à l’adultère Bellérophon et Hippolyte et se vengeant de leur refus. Il est certain, d’après ces drames et d’autres qu’on pourrait citer, qu’Euripide s’est complu dans des sujets qui répugnaient à la fois à la délicatesse des Grecs eux-mêmes, bien que familiarisés avec leurs légendes, et à la dignité de la tragédie. Et l’on ne peut guère invoquer pour sa défense, comme, d’après une anecdote, il le fit lui-même, les dénouement qui montrent le châtiment des coupables. Le dénouement ne peut être qu’un palliatif bien insuffisant à l’effet produit par les scènes d’un drame. Et d’ailleurs Euripide ne prenait pas toujours la peine de donner, par la punition du crime, une satisfaction à la conscience du public. Ainsi, dans les Crétoises, Aéropé, plus coupable que Mélanippe, cédait, non pas à la puissante séduction d’une grande divinité, mais à son amour pour un esclave ; ce qui n’empêchait pas qu’à la fin elle échappait au supplice auquel son père l’avait condamnée et devenait l’épouse de Plisthène.

Il faut dire que, probablement, dans ces pièces, c’était surtout la donnée qui était immorale plutôt que la façon dont elle était traitée. Nous ne connaissons bien qu’une seule de ces héroïnes de l’amour coupable, Phèdre, et c’est une admirable création. Il est vrai que c’est la Phèdre du second Hippolyte, dépouillée de son impudence et presque épurée. Celle du premier avait sans doute choqué les Athéniens par l’emportement de sa passion. Ce n’est pas aujourd’hui qu’on reprocherait au poète d’avoir étudié et peint hardiment ces maladies de l’âme et ces égarement des sens. Son audace, étant données les idées des Grecs sur la tragédie, était plus grande que celle des modernes ; mais il paraît avoir tenu davantage à rendre ses personnages intéressans. Le fait est évident pour Phèdre ; il est probable que l’impression de l’amour incestueux de Macareus et de Canaché était atténuée par la lutte que le premier soutenait contre lui-même, par sa douleur et par la mort des deux amans. Il n’en reste pas moins qu’Euripide avait choisi ce genre de sujet dans cette infinité de légendes que lui offrait la mythologie grecque ; mais on doit remarquer aussi que, dans le nombre si considérable de ses tragédies (la fécondité des grands tragiques d’Athènes est, on le sait, merveilleuse), il y en avait, en somme, fort peu où l’impudeur des femmes fût au premier plan. Les exemples de noblesse et de dévouement, comme ceux d’Alceste et d’Evadné, y étaient peut-être aussi nombreux. Nous devons donc, pour conclure, nous contenter de dire que l’invention curieuse de ce novateur dramatique s’était attachée à ces sujets comme à beaucoup d’autres.

La dégradation des héros et des légendes héroïques n’est pas moins attaquée par la censure d’Aristophane que l’immoralité des sujets. Il fait dire à Eschyle, accusé par son rival, de parler une langue inhumaine à force d’emphase : « Mais, malheureux, pour de grandes pensées et de grands sentimens, il fallait faire des mots de même taille. Et d’ailleurs il est naturel que des demi dieux se servent de mots plus grands, car ils portent aussi des vêtemens beaucoup plus majestueux que les nôtres. Telles étaient mes belles inventions, et toi, tu les as gâtées. — Comment cela ? — D’abord en habillant les rois de haillons, pour attirer sur eux la pitié... » On connaît trop, pour qu’il soit nécessaire d’en rappeler tous les détails, la jolie scène des Acharniens où Dicéopolis, avant d’affronter la colère du peuple et d’oser lui conseiller la paix, va demander à Euripide, pour émouvoir ses concitoyens, de lui prêter quelqu’un des costumes misérables dont il a revêtu ses personnages. C’est un chef-d’œuvre de satire dramatique. On voit défiler, pour ainsi dire, tous ces rois loqueteux, mendians, estropiés, affreux, dans l’énumération de leurs défroques, étiquetées et rangées chacune à sa place dans le magasin du poète. Avec les haillons vont les accessoires, bâton de mendiant, petit panier brûlé, écuelle ébréchée. « Tu me prends toute une tragédie... Mes drames sont réduits à rien », s’écrie Euripide, dépouillé par ce quémandeur indiscret. On ne pouvait railler plus spirituellement l’abus des moyens matériels.

À ces diminutions hardies de la majesté extérieure des rois et des héros répond souvent dans Euripide la diminution de leurs caractères. Un mouvement en ce sens avait été commencé depuis longtemps par l’épopée. A mesure que la poésie se rapprochait de l’humanité en s’éloignant de la source première, que l’élan de l’imagination qui avait transporté le poète dans un monde idéal s’affaiblissait et qu’il s’adressait à la réalité pour suppléer à la force qui lui manquait, les types s’étaient amoindris et les caractères s’étaient dégradés. Ulysse et Ménélas lui-même avaient perdu leur noblesse : la ruse du premier devient une fourberie méchante ; tous deux deviennent cruels. Sophocle acceptait dans une certaine mesure cet amoindrissement moral de quelques héros, sans cependant leur enlever toute dignité. Euripide va plus loin : il lui est commode, pour construire ses drames et pour obtenir des oppositions pathétiques, d’avoir des types tranchés qui, par leur énergie malfaisante, créent les situations et dont les sentimens ou les actes odieux font ressortir la générosité ou la misère des personnages intéressans. Et cependant le sens dramatique est trop vif chez lui pour qu’il soit esclave d’un système et qu’il ne lui arrive pas quelquefois d’animer ces masques un peu rigides comme par un souffle de vérité humaine, qui émeut d’autant plus qu’il est imprévu. Par exemple son Iphigénie à Aulis nous présente d’abord un Ménélas égoïste et dur, d’une dureté dont une froide rhétorique aggrave encore l’impression. Il réclame d’Agamemnon, avec menace, le sacrifice promis d’Iphigénie. Au milieu de la querelle des deux frères, on vient annoncer à celui-ci l’arrivée de sa fille, dont il croyait avoir arrêté le voyage d’Argos a Aulis. A la vue de la douleur paternelle, cette dureté de Ménélas se fond ; il est saisi d’une pitié soudaine et il parle avec la tendresse d’un frère. C’est une des touchantes péripéties de ce beau drame. Si Euripide a plus d’une fois abusé des moyens extérieurs pour exciter la pitié, nul aussi n’a su mieux que lui faire jaillir ce sentiment du fond de l’âme et n’en a mieux connu la source intime.

Aristophane, qui ne fait que des satires, ne dit rien de cette grande qualité d’Euripide. C’est cependant elle qui fait surtout sa supériorité, et, dans une appréciation impartiale et complète, c’est sur elle qu’il convient le plus d’insister. Il y a particulièrement à étudier l’usage qu’il a fait dans les situations tragiques de la peinture des mères et des enfans. On y sent peut-être encore quelquefois l’abus du procédé ; mais personne n’a jamais songé à contester la force pathétique de scènes comme celles d’Alceste, ou de Médée ou d’Hercule furieux. Dans ces deux dernières pièces, surtout dans Hercule furieux, à la pitié s’unit l’autre grande émotion de la tragédie grecque, la terreur. L’emploi de la terreur dans Euripide prêterait à peu près aux mêmes critiques et aux mêmes éloges que celui de la pitié.

Il y a d’abord, en se plaçant au point de vue grec, à faire une observation que je ne trouve pas chez M. Decharme, d’ailleurs si attentif et si complet, et qui me paraît capitale. La terreur, telle qu’elle devait être d’après la conception première de la tragédie et telle qu’elle existe dans certaines pièces d’Eschyle, comme Agamemnon et les Choéphores, ne se produit pas seulement dans les catastrophes. Elle est presque partout ; on la sent vague et menaçante avant et après les coups qui frappent les personnages ; elle enveloppe tout le drame et elle est comme la manifestation mystérieuse de l’acteur principal qu’on ne voit pas, de la puissance funeste qui conduit tout. On la retrouvait encore dans des pièces de Sophocle, par exemple dans l’Œdipe-Roi, qui était probablement son chef-d’œuvre ; mais le développement du drame humain eut pour conséquence naturelle de diminuer la force et, pour ainsi dire, le rôle de cette espèce de terreur tragique, à mesure qu’il la dépouillait de son caractère religieux. Il est très probable que ce fut Euripide qui, en substituant décidément le drame humain au drame religieux, acheva cette transformation de la terreur tragique.

On parle bien de deux pièces perdues de Sophocle, l’Alétês et le Chrysès, dont la structure, si l’on accepte la restitution proposée par Welcker d’après des récits d’Hygin, aurait eu des rapports avec la fable de certains drames d’Euripide. Dans la première, Electre se précipitait un tison enflammé à la main sur Iphigénie et allait lui crever les yeux quand Oreste, intervenant, se faisait reconnaître et provoquait du même coup la reconnaissance des deux sœurs. C’est la même situation que dans le Cresphonte et l’Ion d’Euripide, où une mère, Mérope ou Créuse, reconnaît son fils au moment où elle veut le faire périr. Mais la restitution de Welcker est conjecturale, et nous ignorons les dates d’Alétès et de Chrysès. S’il est vrai que Sophocle et Euripide, qui, pendant une grande partie de leur carrière, travaillèrent en même temps pour le théâtre, exercèrent de l’influence l’un sur l’autre, ce serait probablement à l’imitation du second que le premier aurait recherché ces complications de péripétie et de reconnaissance.

J’ai déjà rappelé qu’Euripide, au jugement d’Aristote, est le plus tragique des poètes, et j’ai remarqué que, d’après quelques lignes de la Poétique, ce jugement serait motivé par la nature des dénouemens ; mais, sans doute, son premier titre à cette attribution est dans ces combinaisons dramatiques, où la terreur, la pitié, la surprise s’unissent pour émouvoir, presque en un seul instant, les spectateurs. C’est aussi que les situations touchantes et terribles et les faits qui ont ces caractères sont souvent chez le poète multipliés dans un même drame. Il semble qu’il les accumule à plaisir. Médée se venge de sa rivale en lui envoyant le manteau de Nessus, et la jeune fille mourante se tord dans d’affreuses convulsions. Ce n’est pas assez, il faut encore que Créon. témoin des souffrances de son enfant, les partage et meure comme elle. Le vieillard se précipite sur le corps de sa fille et l’enveloppe de ses bras en poussant des cris. « Quand ses gémissemens et ses sanglots ont cessé (j’emprunte la traduction de M. Decharme), il veut relever son vieux corps ; mais, comme le lierre adhère aux tiges du laurier, ainsi il reste attaché au fin tissu. C’est une lutte effroyable. Essaie-t-il de soulever un genou, sa fille morte le retient ; fait-il un effort violent, les chairs sont arrachées de ses os... » Auparavant la mort de la fille n’a pas été peinte par des traits moins horribles que celle du père. Les sentimens d’horreur et de pitié sont excités avec la même force par le récit de la folie furieuse d’Hercule tuant ses enfans et sa femme ; et avant ces scènes terribles il y avait déjà eu dans la même pièce comme une première tragédie, remplie par la détresse et le péril de la famille du héros absent que le tyran de Thèbes, Lycos, allait faire périr. Les émotions se succèdent ainsi et s’ajoutent les unes aux autres. Souvent, par exemple dans Phénix, pièce perdue dont nous connaissons le sujet, la catastrophe est multiple et rassemble sous ses coups plusieurs victimes. Elle était plus simple dans le drame d’Eschyle, où une seule impression grandissait, pour ainsi dire, d’elle-même et suffisait à tout remplir. L’art ingénieux d’Euripide combine et redouble ses effets de manière à remplacer la grandeur par le nombre.

Il s’adresse aussi, pour toucher son public, a un sentiment qui, jusqu’à lui, était resté au second plan, celui de l’admiration. L’admiration, à côté des grandes émotions propres à la tragédie, n’était guère produite que par une certaine idée de noblesse inhérente à la conception de personnages choisis dans le monde héroïque. Mais voici qu’elle prend la première place et, par moment, concentre sur elle-même l’intérêt. Rappelons encore l’héroïsme d’Iphigénie. Ce rôle de l’admiration dans le théâtre d’Euripide serait intéressant à étudier ; mais, ne pouvant ici qu’effleurer les sujets et m’attachant surtout à montrer le mélange d’idées heureuses et de faiblesses qui existe à un degré remarquable chez ce grand poète, je ne veux citer qu’un exemple de ces inventions dramatiques par lesquelles il cherche à surprendre l’admiration : la mort d’Evadné dans les Suppliantes. C’est un curieux et touchant épisode de la scène finale, où les lamentations des mères ariennes accompagnent les funérailles de leurs sept fils. On ne voit que le bûcher de Capanée ; l’impie, foudroyé par Zeus, a dû être séparé des autres chefs. Tout près se dresse un rocher, que l’on chercherait vainement dans le voisinage de Thèbes. Si le poète l’a mis là, c’est qu’il veut faire apparaître au sommet Evadné, la femme de Capanée, qui, ne pouvant survivre à son époux, se précipitera dans les flammes du bûcher. Le chœur l’aperçoit tout à coup, et il l’entend chanter deux couplets lyriques ; son vieux père, Iphis, qui la cherche inquiet, arrive, et elle engage avec lui un assez long dialogue où elle l’informe de son dessein. Enfin, malgré les prières du vieillard, elle se lance dans l’espace. Il est certain que cet acte de dévouement conjugal pourrait s’accomplir plus simplement. Euripide a recherché un effet théâtral, qui, après tout, à l’avantage de rompre la monotonie d’une pièce assez languissante.

Ce n’est pas l’admiration, c’est simplement la surprise, unie aussi à un effet de spectacle, qu’il a voulu produire dans d’autres scènes, par exemple dans celle des Troyennes où il fait paraître Cassandre et qui relève par un contraste hardi la longue lamentation d’Hécube sur sa patrie, sur les siens et sur elle-même. L’intérieur du palais s’illumine de clartés subites ; Talthybius, venu pour chercher Cassandre et l’emmener au vaisseau d’Agamemnon, se demande si ce n’est pas un incendie allumé par les Troyennes dans leur désespoir. La jeune fille arrive en courant, hors d’elle-même, une torche à la main, et entonne un chant d’hyménée. Elle chante avec une mimique enthousiaste la cérémonie supposée qui l’unit elle-même au roi vainqueur, dont elle doit en réalité partager la couche comme esclave. Dans son délire, elle fait du palais un temple d’Apollon, et elle invite sa mère (la vieille Hécube !) à danser avec elle pour célébrer cette grande fête. Il y a, dans ces étrangetés et d’autres que je passe, une certaine logique ; car, après cela, la prophétesse quitte ses allures tumultueuses pour expliquer à Hécube comment cette joie est justifiée par les malheurs dont sa captivité est comme le signal pour les vainqueurs achéens et qui seront la revanche de Troie. C’est d’abord la mort d’Agamemnon avec ses suites affreuses (Cassandre elle-même sera enveloppée dans ce drame sanglant ; mais elle ne s’y arrête pas : elle n’a pas plus conservé la timidité que la pudeur de la femme). C’est ensuite, comme type de la destinée des autres rois, le retour d’Ulysse, le maître désigné d’Hécube ; et la vierge inspirée donne en quelques vers un sommaire presque complet de l’odyssée. Elle peut donc soutenir cette thèse que les Troyens sont plus heureux que les Grecs, et elle la soutient avec les froides habiletés de la rhétorique quelques instans avant que les Troyennes captives partent pour l’exil en voyant leur patrie s’abîmer dans les flammes. Il faut tâcher d’oublier ici la Cassandre d’Eschyle : le souvenir en serait écrasant pour la Cassandre d’Euripide.

Les effets de spectacle et l’emploi des machines dans Euripide seraient fort intéressans à étudier. Il faudrait une fois de plus le comparer avec son grand prédécesseur Eschyle, dont la puissante invention s’était portée sur ces moyens dramatiques. On reconnaîtrait sans doute encore, si l’on avait tous les élémens de cette comparaison, combien le second en date a imité le premier, et cependant combien l’imitation diffère du modèle et à quel point elle procède d’un autre système. Mais trop souvent, dans le détail, on se sentirait arrêté par l’insuffisance de nos connaissances sur la scène antique et contraint de remplacer par l’hypothèse l’explication certaine de la représentation matérielle. Nous ne rencontrons pas cet obstacle dans la plupart des importantes questions qui se rapportent à la nature du drame et à la conduite de l’action. Aussi ont-elles été bien traitées depuis longtemps. On a dit ce qu’il y avait à dire sur toutes ces variétés : la tragédie épique comme les Phéniciennes, la tragédie romanesque comme Hélène ou Iphigénie en Tauride, ou celle qui reprend les sujets du drame naissant comme les Bacchantes, ou celle qui en reproduit jusqu’à un certain point les formes comme les Suppliantes, ou celle qui confine au drame satyrique comme Alceste ou, dans certaines scènes, à la comédie. L’énumération n’est pas complète. De même, sur l’action implexe avec péripétie et reconnaissance et sur la multiplicité des incidens, sur l’action simple ou double, sur les prologues et les dénouement, la critique a pu se prononcer en connaissance de cause. M. Decharme remarque, au sujet des prologues, ces sortes d’introduction qu’Euripide avait ajoutées pour préparer le public à comprendre la fable, qu’ils ne méritent pas au même degré, ni même tous, le reproche de froideur qu’on leur adressait dès l’antiquité ; qu’il faut tenir compte des dates et reconnaître comment l’auteur a corrigé son invention, comment il en a varié les formes et augmenté l’intérêt. De cette apologie, peut-être un peu complaisante, il y a à retenir que, même là où les défauts paraissent le plus évidens, Euripide par sa souplesse et son ingéniosité échappe aux jugemens absolus.

A plus forte raison nous abstiendrons-nous de juger d’un mot la poésie d’Euripide ; grand sujet, très complexe et inégalement mais toujours difficile, qui ne peut se traiter véritablement que par le détail et le texte sous les yeux. Il est clair que des deux parties dont se compose la poésie chez un tragique grec, la partie iambique et la partie lyrique, la première, qui comprend tout ce qui n’est pas chanté, c’est-à-dire presque tous les dialogues et les récits, est de beaucoup la plus accessible à notre appréciation. Mais déjà que de choses qu’il est délicat d’apprécier ! D’abord le mouvement de pensée et d’imagination qui fait le poète, et puis le style, et en même temps la langue, et la technique des vers : voilà de quoi occuper le savoir et l’intelligence du critique. Pour Euripide en particulier, on peut, en le rapprochant d’Eschyle et de Sophocle, remarquer qu’il parle une langue plus simple, plus fluide, plus souple, plus appropriée aux inflexions d’une pensée souvent délicate et subtile, qu’il vaut plus, dans les plus beaux endroits, par élégance et la grâce que par la force et la grandeur ; mais comme ces généralités sont insuffisantes ! combien de passages, de vers ou d’expressions restent en dehors et demanderaient un jugement moins sommaire !

Pour la partie lyrique, les difficultés sont évidemment bien plus grandes. L’art d’Euripide, d’une inspiration moins haute et moins puissante, qui n’est pas toujours exempt d’afféterie, s’y était montré singulièrement ingénieux et varié. Il serait trop long de le prouver par un examen détaillé et par des analyses. Le plus important serait peut-être de se représenter, — ce qu’on ne fait pas ordinairement, — combien le poète subit l’influence du mouvement musical qui alors transformait le dithyrambe. Aristophane lui adresse en partie les mêmes critiques qu’aux dithyrambiques contemporains. Non seulement, dans la poésie, l’abus des nuages. du vol des oiseaux et des rêveries banales sur la nature, mais, dans la musique, l’emploi des modulations molles, des trilles, des petits procédés et des petits effets sont blâmés et parodiés chez l’un comme chez les autres. De là, dans un système dramatique dont les pièces ont, pour ainsi dire, moins de consistance et de cohésion, la liberté avec laquelle sont composés les chants du chœur. Si Euripide n’en fait pas encore, comme Agathon, des intermèdes étrangers, et si le plus souvent ils ne sont pas complètement indépendans de l’action, les liens qui les y rattachent sont en général trop lâches pour qu’ils fassent corps avec elle. Tout leur effet est en eux-mêmes ; ils sont avant tout destinés à charmer le public pendant les intervalles des scènes. De là aussi le caractère qu’Euripide donna aux monodies, c’est-à-dire aux chants isolés des personnages. On sait que ce fut la une de ses principales innovations et un des principaux griefs d’Aristophane.

La composition musicale était la moitié d’une tragédie grecque, et c’est ce qui empêchera toujours les modernes de comprendre tout à fait Euripide et ses émules. Dans les efforts que l’on a faits pour se figurer ce que devait être une représentation tragique au théâtre de Bacchus, on a quelquefois parlé de nos opéras. L’assimilation ne manque pas de vraisemblance sur plus d’un point. Et en effet, l’opéra, tel qu’il est ou qu’il doit être, se distingue entre toutes les représentations dramatiques parce qu’il réunit la plus grande variété de moyens d’expression et d’effets. Plus que le drame ordinaire, il use des effets de spectacle : les machines, les décors, les costumes, le groupement des personnages et les danses servent à charmer et à éblouir les yeux. Comme le drame ordinaire, il intéresse par les caractères et par les situations. Mais le tout est subordonné à l’effet musical. C’est la musique, dont tout cet appareil extérieur n’est que le cadre et le commentaire visible, qui donne le sens et l’expression. Les situations et les caractères ne sont qu’indiqués par le livret : c’est elle qui anime et qui développe, tout en parlant aussi aux sens des spectateurs, et avec quelle éloquence forte et insinuante dans ses formes à la fois précises et indéfinies !

Il y a quelque chose d’analogue dans la tragédie grecque, et surtout dans la tragédie d’Euripide. Bien entendu, il faut mettre à part la valeur des poètes, qui est hors de toute proportion avec celle des librettistes ; mais la jouissance que la tragédie grecque procurait à son public était souvent un plaisir de spectacle et un plaisir musical plus qu’un plaisir intellectuel. Déjà on pourrait presque dire que les tirades, en particulier chez Euripide. sont comme des airs de bravoure dont l’effet est à peu près indépendant de la valeur des personnages. Ceux-ci, par exemple les tyrans, paraissent d’ailleurs assez inconsistans, ou n’ont qu’une vie bien incomplète ; ce ne sont guère que des motifs à couplets. Mais ce sont surtout les scènes lyriques qui font penser à nos opéras. on y trouve, dans une composition plus compliquée et plus savante, des soli, des duos, des trios, des chœurs : la plastique, la musique, la danse, y ont un rôle considérable. A ces parties s’attache un intérêt d’un genre particulier ; elles ont leur valeur propre, parfois presque indépendante de l’action.

En général, les tragiques grecs, dont la puissance pathétique est très supérieure à celle des modernes, ont en plus que beaucoup d’entre eux le soin de détendre par momens le drame, de ménager des repos pour permettre à l’émotion de se renouveler et pour distraire l’imagination en lui offrant des objets plus simples, ou plus aimables, ou plus brillans ; et les chants lyriques ont beaucoup servi pour atteindre ce but. Cet art de prévenir, par la variété, la fatigue des spectateurs était peut-être d’autant plus nécessaire à Euripide que le fond tragique s’amoindrissait chez lui. Il montra son goût de recherche ingénieuse et d’innovation dans des morceaux lyriques qu’on ne peut pas complètement apprécier à la lecture. Les effets de la musique, de la danse, des attitudes, du costume faisaient partie intégrante de l’impression qu’ils produisaient. Les couplets de lamentation qu’Electre chante dans la première partie de la pièce qui porte son nom nous plaisent médiocrement, si nous les jugeons uniquement d’après les convenances littéraires. Considérés en eux-mêmes, ils pâlissent singulièrement auprès des plaintes passionnées des Electre d’Eschyle et de Sophocle, et le contraste qu’ils forment avec cette espèce d’idylle rustique où ils sont intercalés ne suffit pas pour éveiller chez nous un vif intérêt. Rien n’était moins tragique que la transformation de la noble fille d’Agamemnon en une bravo paysanne allant chercher de l’eau pour son pauvre ménage, et remplissant volontiers cet humble devoir par égard pour l’honnête et discret campagnard dont elle est devenue, par une bizarre invention du poète, l’épouse nominale. Il y a là un rapetissement quelque peu puéril et ridicule, bien fait pour justifier à nos yeux les censures d’Aristophane qui ont été rappelées plus haut. Et cependant il se peut que cette scène lyrique n’ait pas déplu au public athénien. L’entrée de la jeune femme, ses attitudes, quand elle arrive avec une urne sur sa tête rasée ou qu’elle la dépose à terre pour se livrer à ses explosions de douleur, la nature de sa mimique et la musique de ses, chants au milieu de ce paysage agreste où va se passer un drame terrible, l’ont peut-être séduit et charmé par le piquant d’effets inattendus dans un sujet dont l’horreur lui avait été si fortement exposée par d’autres. L’exemple le plus frappant des efforts de cet esprit inventif pour diversifier le drame et en renouveler les impressions était sans doute la célèbre monodie de l’esclave phrygien d’Hélène, exprimant ses terreurs, à la fin d’Oreste, par l’étrangeté de sa danse et de son chant. Mais je dois me borner à une simple indication.


Il ne m’était guère possible d’abréger cette rapide revue des idées et des formes qui caractérisent Euripide. Il fallait bien présenter un certain nombre d’exemples et de faits pour donner quelque valeur à la conclusion à laquelle je voulais arriver. Cette conclusion est double. C’est d’abord que l’œuvre du poète, grâce à sa richesse d’invention, à sa souplesse, à son ingéniosité, est d’une merveilleuse variété dans les idées comme dans les formes. Non seulement les idées élémentaires de la tragédie se retrouvent chez lui avec l’accent particulier que leur donnent sa sensibilité tendre et délicate, son génie plastique, la nature propre de sa poésie ; mais elles s’humanisent, pour ainsi dire, au contact plus direct de la réalité et elles laissent une place à tout ce qui occupe alors sérieusement la pensée de l’élite des Athéniens : les questions religieuses, la destinée humaine, la philosophie morale et sociale, l’art de raisonner et de parler. On pourrait presque dire que son théâtre est l’image de l’état moral et intellectuel d’Athènes dans la seconde moitié du Ve siècle. La variété de son invention n’est pas moins remarquable dans les formes dramatiques. Combien y en a-t-il, dans toute l’histoire du drame sérieux, qu’il n’ait pas essayé de faire entrer dans le moule de la tragédie grecque ? Je viens d’en donner une énumération incomplète et d’indiquer aussi quelques-unes des particularités de sa composition lyrique.

Ma seconde conclusion, c’est qu’Euripide, en voulant renouveler la tragédie grecque, se condamnait à la détruire en partie. Telle est peut-être la loi des innovations dans les arts qui sont parvenus à un état de perfection : on ne change et l’on n’ajoute qu’aux dépens d’élémens constitutifs. Cela est vrai du moins de la tragédie grecque. Elle s’était formée dans des conditions si particulières et surtout sous une influence religieuse si déterminée, que ses idées et ses formes principales étaient, quand Eschyle réussit à en construire le magnifique ensemble, comme des parties essentielles d’un organisme auquel on ne put toucher sans en diminuer la consistance. Euripide, auquel le mouvement de la société contemporaine ne permettait guère de retrouver l’inspiration primitive, porta une main hardie sur cette construction ; il la modifia au point d’en ébranler la cohésion et d’en retirer, pour ainsi dire, l’ame, et, sans doute, il en hâta la chute. Cela valut mieux, après tout, que s’il avait fait de pâles copies des chefs-d’œuvre d’autrefois. Ses drames n’en eurent que plus de succès, et de son vivant à Athènes, et après sa mort dans tout le monde ancien. Ce serait sa justification, si jamais un grand poète avait besoin d’être justifié.


JULES GIRARD.

  1. Euripide et l’esprit de son théâtre, par M. Paul Decharme, professeur de poésie grecque à la Faculté des lettres de Paris ; Garnier frères.
  2. Je ne puis qu’effleurer ici ce point, et, en général, la question religieuse dans Eschyle, que j’ai essayé de traiter dans mon livre sur le Sentiment religieux en Grèce d’Homère à Eschyle.
  3. Histoire de la Littérature grecque, t. III, p. 304 et suivantes.
  4. M. Weil, dans un article du Journal des Savans sur l’Euripídes Heraklès de M. Wilamowitz-Möllendorff` (cahier de janvier 1890), me paraît se rapprocher de l’opinion que je soutiens.
  5. Le savant hollandais a traité longuement cette question dans la discussion intitulée : Diatribe in Euripidis perditorum dramatum reliquiis (à la suite de son édition de l’Hippolyte).