Eugène Onéguine (Евгений Онегин)
Traduction par Paul Béesau.
Librairie A. Franck (p. 7-18).
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NOTICE BIOGRAPHIQUE.




Alexandre Serguéevitch Pouchkine naquit le 26 mai 1799, dans le village de Mikhaïlofski, gouvernement de Pskof. Son père et son oncle étaient en relations amicales avec le célèbre Karamzine et le poète Joukofski : c’était entrer dans la vie sous d’heureux auspices.

Il fit ses études au lycée de Tsarskoë Sélo, où il ne s’occupa sérieusement que de littérature. À douze ans, son génie se révélait, et à la fin de son séjour au collége, il traçait le plan de Rousslan et Lioudmila. C’est alors que le vieux Derjavine, comme doué d’une seconde vue, le bénit : le vieillard, sur le bord de la tombe, avait salué dans l’adolescent le poète de l’avenir. À sa sortie du collége, Pouchkine entra au ministère des affaires étrangères. Les relations de sa famille, l’amitié dont l’honoraient les premiers écrivains de la Russie lui ouvrirent tous les salons. Il se laissa d’abord absorber tout entier par la vie frivole et mondaine ; mais bientôt la Muse reprit ses droits. Pouchkine lut chez Joukofski les fragments de Rousslan et Lioudmila. Ce poème parut, et alors se levèrent sur le front du poète les rayons d’une gloire qui devaient l’accompagner au-delà même de la tombe. Bientôt Pouchkine, forcé de quitter Saint-Pétersbourg, prit du service dans la chancellerie du gouverneur plénipotentiaire de Bessarabie. Pendant plusieurs années, il parcourut en tous sens le pays qui s’étend en amphithéâtre sur les bords de la mer Noire. Son âme s’exalta dans la solitude, au contact de cette nature sublime ; les chaudes haleines du midi la vivifièrent, et la steppe lui dévoila ses beautés sauvages et grandioses.

Ce fut pendant cet exil qu’il composa les Prisonniers du Caucase, la Fontaine de Baktchisaraï, et qu’il prépara Boris Godounof et Onéguine.

Notons ici le changement qui s’opère dans les idées de Pouchkine vers 1831 : « Maintenant, » dit-il, « j’entre dans une voie nouvelle avec une âme sereine et résignée : le temps est venu de me reposer du passé… »[1]. Ce fut alors qu’il se chargea d’un travail immense, l’histoire de Pierre-le-Grand, et à partir de cette époque, il ne quitta plus guère Saint-Pétersbourg que pour quelques excursions d’automne à Mikhaïlofski. Pouchkine aimait l’automne, avec son cortége de pluies et de brouillards : c’était son meilleur temps de travail. — Il avoue lui-même que lorsque le soleil brille, la Muse s’envole et qu’il sent le besoin irrésistible des longues promenades, des bains et des exercices du corps.

Au commencement de cette même année il avait vu mourir son ami, le baron Delvig. Cette mort fut une perte irréparable pour son cœur ; marié quelques mois après avec Nathalie Nikolaiévna Gontcharova, il ajoutait en parlant de son bonheur : « Le souvenir de Delvig est la seule ombre qui se fasse autour de ma claire existence »[2]. C’est alors qu’il écrivit ses deux odes : Aux détracteurs de la Russie et l’Anniversaire de Borodino. Pendant l’automne de 1832, il vécut à Tsarskoë Sélo dans l’intimité de Joukofski, et les deux poètes écrivirent des contes russes, dans le genre populaire, qui sont restés comme des modèles. C’est aussi vers cette époque qu’il publia la Fille du Capitaine, la Dame de Pique, les Frères brigands et Poltava. À ce moment de sa vie, Pouchkine pouvait se dire heureux. Ses succès littéraires le rendaient digne d’envie, l’empereur venait de le nommer gentilhomme de la chambre, l’amour de sa femme semblait le couvrir d’une égide et défier le sort. Il se préparait à des œuvres dignes de la maturité de son talent. Les archives secrètes de l’empire lui étaient ouvertes, la Russie attendait une grande épopée nationale… Hélas ! à la place des lauriers qu’elle préparait à son poète, elle dut bientôt lui creuser une tombe !

En 1835, Pouchkine perdit sa mère. Il reconduisit sa dépouille mortelle au monastère de Sviatogorsky, et, comme s’il eût pressenti sa fin prochaine, il acheta un emplacement tout près de la tombe de celle qui lui avait donné le jour. Vers le même temps, le baron de Hœckerene, ambassadeur de Hollande, et le baron Dantess, son fils adoptif, Français, au service militaire de la Russie, étaient reçus souvent chez Pouchkine. La liaison se continua aux eaux. Tout-à-coup le bruit se répand que Dantess fait la cour à Nathalie Nikolaiévna, et le poète reçoit le même jour dix-huit lettres anonymes, écrites en français, injurieuses pour son honneur et pour celui de sa femme. Celle-ci pria son mari de ne plus recevoir M. Dantess, espérant ainsi mettre fin à ces bruits scandaleux. Les billets offensants continuèrent toujours ; alors le sang arabe[3] que le poète tenait de sa mère s’enflamma ; il provoqua en duel M. Dantess. En acceptant le défi, Dantess demanda un délai de quinze jours, pendant lesquels Joukofski, le prince Viazemski et le baron de Hœckerene firent tous leurs efforts pour apaiser l’affaire. Enfin l’ambassadeur de Hollande déclara à Joukofski que l’explication toute naturelle de l’assiduité de son fils près de Nathalie Nikolaiévna était le désir d’obtenir la main de sa sœur Catherine Nikolaiévna. — Le poète retira son cartel. — Le mariage eut lieu. Pouchkine y assista, mais il refusa toujours de recevoir M. de Hœckerene et son fils. Il gardait au cœur une blessure difficile à cicatriser. Plusieurs tentatives de réconciliation restèrent infructueuses : il sentait que la réputation est le premier des biens, le premier « joyau de notre âme. » Tu dis vrai, Shakespeare[4], il n’a pas d’excuse l’homme inepte et lâche qui ravit aux autres la bonne renommée !… Des lettres anonymes furent de nouveau écrites à Pouchkine. Nathalie Nikolaiévna voulut quitter pour quelque temps Saint-Pétersbourg, mais son mari résolut de terminer autrement l’affaire. Il écrivit au baron de Hœckerene une lettre très-violente dans laquelle il l’accusait d’être la cause de tous ces bruits scandaleux[5]. Un cartel était inévitable ; M. de Hœckerene ne pouvait se battre à cause de son titre de ministre de Hollande : ce fut son fils adoptif qu’il envoya au poète. Le duel eut lieu dans un bois de bouleaux, derrière la rivière Noire. Le 27 janvier 1837, Pouchkine tombait, blessé à mort.

Les détails des dernières heures de sa vie nous ont été conservés par deux de ses amis : Danzas, son témoin, et le poète Joukofski. À peine le mourant fut-il porté chez lui, que, s’adressant au docteur Arendt, il le pressa de lui dire la vérité sur son état. Arendt ne lui cacha pas qu’il conservait bien peu d’espoir de le sauver. Pouchkine le remercia de sa franchise et tourna ses pensées vers sa femme : « L’infortunée, » dit-il, « elle est innocente, et le monde la déchirera ! »

Bientôt arrivèrent ses amis : Joukofski, le prince Viazemski, le comte Vilghorski, le prince Mechtcherski, Tourguénef et Valouief. Arendt dit qu’il devait informer l’empereur de tout ce qui s’était passé. « Priez l’empereur qu’il me pardonne, » répondit Pouchkine, « et qu’il ne poursuive point Danzas ! » Puis il demanda lui-même un prêtre, se confessa et reçut le saint viatique avec une grande foi. Deux heures après, Arendt revint avec un billet de l’empereur écrit au crayon : « Mon cher Alexandre Serguéevitch, » disait le monarque, « s’il ne nous est plus donné de nous revoir en ce monde, reçois mon dernier conseil : meurs en chrétien ! Ne t’inquiète pas du sort de ta femme et de tes enfants, je les prends sous ma protection ! »

Qu’elles sont belles ces paroles de Nicolas Ier ! ce dernier conseil donné à un ami mourant ! Comme nous les reproduisons avec joie et avec respect !… Du reste, on l’a vu, avant de recevoir le billet de l’empereur, Pouchkine avait demandé un prêtre. L’effervescence de la jeunesse, les fumées de la gloire, le scepticisme importé de l’Occident, avaient éloigné Pouchkine de la pratique de la religion. Mais la foi ne meurt pas facilement au fond du cœur des Russes : Pouchkine portait sur sa poitrine la petite croix de son baptême, et lorsqu’il se sentit mortellement atteint, il ne s’endormit en paix qu’après s’être réconcilié avec le Dieu de ses pères.

Vers le soir, il dicta à Danzas la liste de ses dettes, puis il ôta une bague de son doigt, la donna à son fidèle ami, en lui disant : « Garde-la en souvenir de moi !… Je ne veux pas que personne songe à venger ma mort !… Je veux mourir en chrétien ! »

À peine avait-il prononcé ces paroles que la crise suprême commençait. Pendant trois heures les souffrances du blessé devinrent horribles. « Alors », dit Joukofski, « sa malheureuse femme, dans un état de prostration complète, était couchée auprès de la chambre de son mari. Un sommeil léthargique s’était emparé de ses sens. Dieu semblait l’avoir envoyé exprès, car l’infortunée n’eût pu être témoin des tortures qu’endurait le poète mourant. » Tout le temps que dura la crise, craignant que sa femme ne l’entendît, il étouffait ses gémissements et se tordait les bras… Vers le matin ses terribles souffrances se calmèrent ; il dit alors à Spasky, l’un de ses médecins : « Ma femme, appelez ma femme ! » — La plume se refuse à décrire ces adieux déchirants. « Ensuite, » dit Joukofski dans sa lettre au père de Pouchkine, « il demanda à voir ses enfants. Ils sommeillaient ; on les lui apporta à moitié endormis. Il les regarda les uns après les autres en silence ; il mit la main sur leur tête, les bénit et fit un signe pour qu’on les éloignât. Il m’appela aussi. Je m’approchai, je lui pris la main et la baisai : « Dis à l’empereur, » dit-il d’une voix faible, « que je regrette de mourir, que j’aurais été tout à lui. Dis-lui que je lui souhaite un règne long, bien long ; qu’il soit heureux dans son fils, heureux dans sa Russie ! »

Il s’empressa de faire venir ses autres amis. La nuit fut plus calme, mais le lendemain matin, tout espoir s’évanouit : le pouls s’affaiblit visiblement, les mains devinrent froides. Sa pauvre femme espérait toujours : « Vous verrez, » disait-elle, « il vivra, il ne mourra point ! » Il était deux heures ; s’étant touché le pouls, le mourant dit d’une voix forte : « La mort approche ! » La dernière lutte de la vie commençait. Trois quarts d’heure après, le 29 janvier 1837, Pouchkine n’était plus. Mais laissons encore la parole à Joukofski. « Sa vie s’éteignait si doucement et avec tant de calme que nous croyions tous qu’il dormait encore. Arendt nous dit que c’était fini. Nous gardâmes longtemps le silence, sans oser remuer, craignant d’interrompre le mystère de la mort qui s’était accompli en notre présence dans sa touchante bénédiction. Lorsque tout le monde fut sorti, je restai seul près de lui et je le regardai longtemps. Jamais je n’avais vu sur son visage quelque chose qui ressemblât à ce que j’y vis au premier moment qui suivit sa mort. Sa tête était un peu inclinée ; ses mains étaient tranquillement allongées et comme détendues pour se reposer après un pénible travail. Quant à ce qui était peint sur son front, je ne puis l’exprimer. C’était quelque chose de nouveau, et pourtant de déjà vu. Ce n’était pas le sommeil, ce n’était pas l’expression de l’esprit, si naturelle à ce visage ; ce n’était pas non plus quelque chose de poétique ; non ! Quelle était donc cette pensée grande, étonnante, qui s’y trouvait empreinte ? En le regardant, j’étais prêt à lui demander : Que vois-tu, ami ?… Que m’aurait-il répondu, s’il avait pu revivre ?… Voilà les moments de notre vie tout-à-fait dignes du nom de grands ! Alors je vis l’image de la mort elle-même, divinement secrète. »

Pendant cette longue agonie la maison du poète n’avait pas cessé d’être encombrée d’une foule immense. Enfin les domestiques furent obligés de déclarer que les amis seuls pourraient entrer. — « Laissez-nous donc passer, » dirent les visiteurs, « la Russie tout entière est l’amie de Pouchkine ! » Après sa mort son cercueil fut exposé dans l’église. Plus de dix mille personnes vinrent prier auprès de ses restes ; les rangs, les âges, les nationalités étaient confondus : on eût dit un deuil européen !



« Je voudrais laisser après moi une voix, une seule, qui, comme un ami fidèle, conserve ma mémoire »[6]. Ce désir du poète a été réalisé. Ce n’est pas seulement « une voix, » c’est la Russie tout entière qui a recueilli ses œuvres avec un noble orgueil et les conserve avec un respect religieux. Elle acclame encore le poète qui dota sa patrie de créations neuves, originales et brillantes, écrites dans une langue inconnue avant lui ; elle se souvient aussi du véritable patriote. « Moscou ! Moscou ! » — s’écriait-il, — « quelle magie dans ce mot ! que de choses il dit au cœur russe ! » Ce que Moscou disait surtout au cœur de Pouchkine, c’était abolition du servage, réforme des abus. Il coopéra à ce grand œuvre en soutenant de son amitié et de ses conseils, le courageux citoyen qui osa présenter le miroir à l’ancienne société russe, espérant qu’elle aurait elle-même horreur des plaies qui la rongeaient, et qu’elle les cicatriserait.

« La pensée du Révisor appartient tout entière à Pouchkine, » — nous dit Gogol ; — « dans ma comédie du Révisor je résolus d’entasser tout ce qu’il y a de plus mauvais en Russie, selon ce que j’en pouvais savoir, toutes les iniquités dont on se rend coupable dans les juridictions mêmes où l’homme doit le plus pouvoir compter sur la justice de ses semblables. »

C’est à Rome que Gogol apprit la mort de son ami ; voilà en quels termes il épanchait sa douleur : « Quelle terrible catastrophe ! Toute ma joie, tout le bonheur de ma vie, vous venez de l’ensevelir avec lui ! Je n’entreprenais rien sans l’avoir consulté.

Je n’ai pas écrit une ligne sans me le représenter à côté de moi. Ce qu’il dirait, quelle observation il ferait, ce qui le ferait rire, à quoi il donnerait son approbation… Voilà ce qui m’occupait, ce qui soutenait mes forces. Avec lui le mystérieux frisson d’un bien-être inconnu sur la terre pénétrait mon âme de volupté. Eh ! mon Dieu ! mon travail actuel[7], il était son inspiration ; c’est à lui que je le rapporte… je n’ai plus de force pour le continuer ! »

Ainsi donc Pouchkine fut l’inspirateur des œuvres de Gogol, qui ont fait connaître la Russie, et, en mettant à nu bien des misères, ont hâté l’instant de la délivrance morale de ce pays.

Pouchkine, Gogol, Lermontof ![8] âmes nobles et courageuses ! du fond de vos tombeaux, vous avez dû mêler vos voix au long cri d’enthousiasme qui a salué les réformes libérales d’Alexandre II. Votre patriotisme éclairé répugna toujours aux mesures violentes : Pestel, le conjuré de 1825, ne vous compta point dans ses rangs, vous aviez foi en la Russie, foi en vos tsars, foi en l’avenir !… votre confiance n’a pas été trahie !


Paul Béesau.


Paris, 15 novembre 1867.



  1. Onéguine, fin du VIe chapitre.
  2. Lettre de Pouchkine à l’un de ses amis.
  3. La mère de Pouchkine était fille du nègre Annibal, favori de Pierre-le-Grand, et qui mourut, presque centenaire, sous Catherine II.
  4. Good name in man and woman
    Is the immediate jewel of their souls.
    Who steals my purse, steals trash ; ’t is something, nothing,
    ’T was mine, ’t is his, and has been slave to thousand ;
    But he, that filches from me my good name,
    Robs me of that, which not enriches him,
    And makes me poor indeed.

  5. Voir le détail de tout ceci dans l’appendice de la publication des Œuvres complètes de Pouchkine. — Saint-Pétersbourg, 1863.
  6. Eug. Onéguine.
  7. Les Âmes mortes.
  8. Comment ne pas unir au nom de Pouchkine celui de Lermontof, poète libéral comme lui, et tombé comme lui, en duel, à la fleur de l’âge ?