Eugène Onéguine (Евгений Онегин)
Traduction par Paul Béesau.
Librairie A. Franck (p. 51-70).


CHAPITRE II


O rus !
(Horace.)


La campagne où s’ennuyait Eugène, était un charmant petit coin ; là, un ami des innocents plaisirs eût béni le ciel. Abrité du vent par une colline, le château s’élevait isolé au bord d’une petite rivière, et tout autour les champs et les prairies étalaient leur tapis d’or. On apercevait çà et là des villages, des troupeaux errants dans les plaines. Le vestibule ombragé s’ouvrait sur un immense jardin désert, refuge des Dryades pensives.


L’antique château était construit comme toutes les demeures féodales, très solidement et d’après le goût sévère et sage de nos pères. Les chambres étaient vastes et paisibles ; dans les salons, de riches tentures couvraient les murailles où étaient suspendus des portraits de famille. Enfin, lecteur, les poêles étaient en faïence de Hollande. — Ces choses sont aujourd’hui passées de mode, et je ne sais vraiment pourquoi ! — Du reste, ces détails importaient fort peu à mon ami ; le bâillement le prenait aussi bien dans les salons à la mode que dans les salons surannés.


Il s’installa dans l’appartement où son oncle vieillard casanier, avait, pendant quarante ans, fait la guerre à sa femme de charge, tout regardant par la fenêtre et en tuant les mouches. Là, tout était fort simple : un plancher en bois de chêne, deux armoires, une table, un sopha ; et sur tous ces meubles vous eussiez vainement cherché un peu de poussière ou une tache d’encre. Eugène ouvrit les armoires. Dans la première il trouva le cahier des dépenses, dans la seconde une rangée de bouteilles de nalivka[1], des flacons remplis de jus de pommes, et le calendrier de 1808, seule lecture du vieillard, trop occupé pour ouvrir d’autres livres.


Eugène vivait solitaire et isolé au fond de ses propriétés. Pour passer le temps, il songea à faire des réformes : il diminua la redevance de ses paysans. Les paysans bénirent le ciel, mais l’un des gentilshommes voisins, prudent et intéressé, vit un grand mal dans cette mesure et cessa d’en voir l’auteur. Un autre sourit malicieusement ; enfin l’opinion générale fut qu’Eugène était un innovateur dangereux.


Avant cet événement, tout le monde allait le voir. Mais il avait l’habitude, dès qu’une voiture paraissait sur la grande route, de faire avancer à la porte qui s’ouvrait sur le bois, son coursier du Don. Ce procédé blessa et fit cesser avec lui tout rapport amical. « Notre voisin est un mal-appris, un insensé, un fanfaron ; il boit du vin rouge par grands verres[2], il ne baise jamais la main des dames[3], toujours nous répond Da (oui) et niett (non) et jamais Da-sse, niett-sse »[4]. Voilà les reproches que tout le monde lui fit.


Sur ces entrefaites, un seigneur du voisinage vint habiter ses terres, et, autant qu’Eugène, encourut la réprobation générale. Son nom était Wladimir Lensky ; il sortait de l’université de Gœttingue, beau, jeune, admirateur passionné de Kant, et de plus poète. Il avait rapporté de la nébuleuse Allemagne des rêves de liberté, un esprit ardent et quelque peu étrange ; une parole enthousiaste, et de longs cheveux tombant jusqu’aux épaules.


Son âme ne s’était pas desséchée au souffle corrompu du monde ; elle goûtait encore les charmes de l’amitié, la douceur des caresses d’une jeune fille. La candeur, l’ignorance naïve embaumaient sa vie ; l’espérance la berçait ; l’éclat et le bruit du monde enchantaient sa jeune imagination. Il nourrissait les doutes de son cœur par de douces rêveries ; le but de notre existence était à ses yeux une séduisante énigme, à laquelle il se plaisait à donner des solutions imaginaires et grandioses.


Il croyait qu’une âme sœur devait s’unir à son âme, et qu’elle se consumait tristement dans une attente de chaque jour. Il croyait à l’existence d’amis qui accepteraient des fers pour la défense de son honneur, et briseraient, sans hésitation et sans trouble, le vase de la calomnie. Il croyait que la Providence consacrait pour le dévouement et l’amitié des cœurs choisis dont la phalange lumineuse nous entourerait de sa clarté et nous apporterait un bonheur nouveau.


L’indignation, la pitié, l’amour désintéressé du bien, le désir inquiet de la gloire avaient de bonne heure agité sa vie. Poète-pélerin à travers la patrie de Schiller et de Gœthe, il s’enflamma à la chaleur de leurs accents. Il eut le bonheur de ne jamais faire rougir la muse ; il conserva fièrement dans ses chants le culte des sentiments élevés, les élans d’une imagination virginale, et le charme d’une naïve simplicité.


Il célébrait l’amour, et ses hymnes avaient l’innocence des pensées d’une jeune vierge et des songes d’un enfant ; ils avaient la transparence et la limpidité de tes rayons, pâle Déesse du mystère et des tendres soupirs, lorsque tu brilles solitaire au milieu d’un ciel serein. Il chantait la séparation, les peines de l’éloignement, les roses de l’amour, et les contrées lointaines où bien souvent des larmes brûlantes avaient attristé ses jours retirés. À peine dix-huit années avaient passé sur sa tête, et il chantait déjà plus d’une fleur flétrie.


Au fond de ce désert, Eugène Onéguine était seul capable d’apprécier la nature de Lensky. Aussi ce dernier ne trouvait-il qu’ennui et fatigue dans les fêtes des seigneurs du voisinage. Il fuyait leurs réunions bruyantes et leurs conversations posées et rassises, sur les foins, les vins, la vénerie ou leur famille, éternels sujets qui certes ne brillaient ni par le sentiment ni par la poésie, ni par les saillies spirituelles, ni par le bon ton et l’élégance. Quant aux femmes, leur conversation n’arrivait même pas à ce niveau.


Riche et beau, Lensky fut accueilli dans toutes les maisons comme un gendre futur, car tel est l’usage dans les campagnes. — Bientôt toutes les jeunes filles furent destinées à ce jeune russe, plus qu’à demi-étranger par ses goûts et ses études.

Entrait-il ? de suite la conversation était habilement dirigée sur les ennuis de la vie de garçon. On lui faisait prendre place auprès du samavar[5] ; la jeune Eudoxie faisait le thé, et la mère à chaque instant disait : « Dounia[6], prends garde ! » Enfin on apportait la guitare, et Eudoxie commençait à chanter d’une voix glapissante : « Viens dans mon château d’or, ô mon bien-aimé, etc. »[7]


Mais Lensky ne se souciait pas encore de porter le joug de l’hyménée.

Il souhaitait vivement entrer dans l’intimité d’Eugène et il parvint enfin à lier connaissance. Les vagues et le rocher, les vers et la prose, la glace et la flamme ont plus de rapports que n’en avaient nos deux jeunes gens. D’abord la diversité flagrante de leurs deux natures les tint éloignés ; bientôt après, ils commencèrent à se plaire ensemble, à se rechercher. Ils se rencontraient dans leurs promenades à cheval ; solitaires et isolés tous deux, ils furent nécessaires l’un à l’autre et devinrent bientôt inséparables. L’oisiveté, ce lien ordinaire des amitiés humaines, fut aussi le leur.


Amitié ! pourquoi prononcer ton nom, puisque tu n’existes pas !… Mortels insensés, nous nous croyons au-dessus des préjugés ; à nos yeux le monde n’est pas, nous sommes le monde ; les hommes sont des machines, et les sentiments généreux une faute et un ridicule ! — Mais Eugène n’allait pas jusque-là, et bien qu’il connût assez les hommes pour les mépriser, il faisait des exceptions, accordait son estime à beaucoup d’entre eux, et lorsqu’il rencontrait une âme capable de sentiment, il ne blasphémait pas, il était ému de respect et d’admiration.


Les paroles de Lensky faisaient naître le sourire sur ses lèvres ; le langage de feu du jeune poète, ses jugements indécis, son regard inspiré, tout était nouveau pour lui. Il retenait une parole froide et désenchanteresse. « Ce serait mal, pensait-il, de détruire une jouissance qui sera courte ; le temps viendra bien sans moi ! En attendant, qu’il croie à la perfection humaine ! il a pour excuse l’ardeur et l’inexpérience de sa jeunesse ! »


Toutes les questions possibles, ils les agitaient : les rapports des peuples entre eux, les progrès de la science, le mal et le bien, les préjugés des siècles, les mystères de la tombe, la vie, la destinée, passaient tour à tour au creuset de leur examen. Comme solutions à tous ces problèmes, Lensky lisait des pages des auteurs du Nord qu’Eugène écoutait avec attention, bien qu’il n’y comprît pas grand’chose.


L’étude des passions humaines occupait surtout nos deux ermites. Onéguine, à l’abri de leur désastreuse puissance, laissait percer en parlant d’elles, un soupir involontaire de pitié. Heureux celui qui a connu leur tyrannie et s’en est affranchi ! plus heureux encore celui qui ne les connut jamais, celui qui coupa les racines de l’amour par une prompte fuite, et n’eut besoin, pour assouvir sa haine que d’une parole de mépris ! Heureux qui, assis à son foyer, entre sa femme et ses amis, ignora toujours les souffrances de la jalousie et n’exposa jamais sur une carte le patrimoine de ses ancêtres !


Lorsque nous avons pris place sous le drapeau de la froide sagesse, lorsque la flamme des passions est éteinte, et que leurs fantaisies, leurs transports et leur retentissement n’éveillent plus en nous qu’un sourire de pitié dédaigneuse ; — tranquilles alors, non sans peine, nous aimons à prêter l’oreille au langage rebelle des passions d’autrui. Leur bruit tumultueux fait battre notre cœur : ainsi le vieil invalide, sous son chaume solitaire, s’anime au récit des campagnes du jeune soldat.


Le cœur de la jeunesse est un livre ouvert à tout le monde : ses chagrins et ses joies, ses haines et ses amours, elle y laisse tout lire. Lensky dévoilait à son ami les mystères de son âme naïve, et Eugène, qui se croyait le cœur invulnérable, écoutait impassible. Il comprit sans peine cette histoire que nous connaissons tous, le tendre récit d’un premier amour.


Ah ! cet amour était de ceux que notre temps ne connaît plus, et qui sont réservés aux seules âmes des poètes ! — Pour lui, en effet, à chaque heure, en tout lieu, un seul rêve, un seul désir, une seule image ! Rien, ni l’absence qui refroidit, ni les heures consacrées à la muse, ni les plaisirs bruyants, ni l’étude, ne peuvent soustraire son âme au charme de cet amour d’enfance.


Lensky entrait à peine dans l’adolescence lorsqu’il s’éprit d’Olga. Mais alors les tourments du cœur lui étaient inconnus, et il partageait, sous les bosquets ombreux, les jeux de son amie ; les voisins et les parents prédisaient aux deux enfants la couronne[8] de l’hyménée. Au fond des bois qui entouraient sa demeure, Olga croissait sous les regards paternels, comme le muguet inconnu fleurit sous l’herbe, ignoré des abeilles et des papillons.


C’est elle qui fournit au poète le premier de ses rêves enthousiastes ; c’est elle qui fit vibrer sa lyre pour la première fois. Mais bientôt il fallut dire adieu aux plaisirs de l’âge de l’innocence. Le temps vint et le jeune homme ne rechercha plus que l’épaisseur des forêts, le silence de la solitude, la nuit, les étoiles, et cette pâle lampe du ciel qui éclaira tant de fois nos promenades nocturnes et fut témoin des larmes qui allégeaient nos secrètes douleurs. Hélas ! aujourd’hui cet astre brillant n’est plus pour nous qu’une blafarde lanterne !


Toujours modeste et soumise, toujours gaie comme le matin, candide comme la vie du poète, charmante comme un baiser d’amour, avec ses yeux bleus, ses boucles soyeuses, son sourire d’ange, ses mouvements gracieux, sa taille légère, Olga était… Mais, prenez le premier roman venu vous y trouverez son portrait : il est parfait. Autrefois je l’admirais aussi, mais il a fini par m’ennuyer à l’excès.

Permettez-moi, lecteur, de vous parler de sa sœur aînée.


Elle se nommait Tatiana. C’est pour la première fois que j’ose écrire ce nom sur la page délicate d’un roman. Il est agréable et sonore, mais il n’est plus à la mode, il sent le vieux temps et la chambre des servantes. Ah ! que nous montrons peu de goût dans le choix des noms, (sans parler des vers !) La civilisation ne nous va pas, elle ne nous apporte que l’afféterie, rien de plus.


Ainsi donc elle se nommait Tatiana. Elle n’avait ni la fraîcheur vermeille, ni la beauté de sa sœur. Sauvage, triste et silencieuse, craintive comme la biche des forêts, elle semblait une étrangère au sein même de sa famille. Elle ignorait l’art de s’attirer les caresses de ses parents, et jamais elle ne prenait part aux jeux bruyants de ses petites compagnes. Bien souvent, elle passait des journées entières, assise près de la fenêtre dans le plus complet silence.


Le rêve ! depuis le berceau il ne l’avait pas quittée, il avait vécu avec elle, et il répandait sur sa vie champêtre et inactive le charme de ses illusions. Jamais Tatiana ne tenait l’aiguille dans ses doigts délicats ; jamais, penchée sur le métier, elle n’animait la toile des riches couleurs de la soie. L’enfant, lorsqu’il joue avec sa poupée et lui répète gravement les leçons de sa mère, se prépare aux devoirs et au rôle de la femme dans le monde ;


mais Tatiana, même dans son bas-âge, n’eut jamais de poupée ; jamais elle ne l’entretint des modes ni des nouvelles de la ville. Toujours elle ignora les espiègleries de l’enfance ; les récits effrayants, pendant les soirées du sombre hiver, la charmaient bien davantage. Lorsque la bonne rassemblait sur la verte pelouse les jeunes amies d’Olga, Tatiana ne jouait point aux garéalki[9], et leurs rires sonores et leurs jeux bruyants l’ennuyaient.


Ce qu’elle aimait, c’était épier sur le balcon le lever de l’aurore, le moment où le chœur des étoiles quitte le ciel pâlissant, où la terre se colore à l’horizon d’une légère teinte blanchâtre, et où la brise, messagère du matin, commence à souffler, et le jour à poindre. En hiver, lorsque les ténèbres couvrent l’orient engourdi dans un lourd sommeil, Tatiana, réveillée à son heure habituelle, se levait encore à la clarté de sa lampe.


De bonne heure elle aima les romans, et cette lecture lui tint lieu de tout. Elle s’éprit des brillantes fictions de Richardson et de Rousseau. Son père, homme excellent d’ailleurs, était arriéré d’un siècle et il ne soupçonnait même pas le mal qu’un livre pouvait faire, car il n’en avait jamais lu. Il les regardait comme un simple délassement, et ne se préoccupait nullement du volume mystérieux qui dormait jusqu’au matin sous l’oreiller de sa fille : quant à sa femme, elle était folle elle-même de Richardson.


Elle aimait Richardson, — ce n’est pas qu’elle l’eût jamais ouvert, ce n’est pas qu’elle préférât Grandisson à Lovelace ; mais la princesse Alina, sa cousine de Moscou, en parlait souvent devant elle, — c’en était assez. Dans ce temps, son mari n’était encore que son fiancé, et elle soupirait après un autre personnage dont le cœur et l’esprit lui plaisaient beaucoup mieux. Cet autre Grandisson était sergent aux gardes, petit-maître achevé et joueur effréné.


Comme lui du reste, elle choisissait toujours la toilette à la dernière mode, et qui faisait le mieux ressortir ses attraits.


Mais on la conduisit à l’église sans lui demander son avis. Qu’arriva-t-il ? Pour dissiper son chagrin, son mari, en homme prudent et sage, partit avec elle pour ses terres. D’abord elle se roidit contre sa destinée, se répandit en plaintes et en larmes, et faillit laisser là son mari. Cependant elle finit par s’occuper de son ménage et par s’habituer à sa position. Le calme et le contentement revinrent : l’habitude[10] nous a été donnée par le ciel pour nous tenir lieu de bonheur.


L’habitude eut donc la puissance d’adoucir un chagrin qui résistait à tout. Bientôt une grande découverte consola entièrement la jeune femme. Au milieu de ses travaux et de ses loisirs, elle apprit le secret d’exercer sur son mari un empire absolu. — À partir de ce moment tout alla bien ; elle surveillait les travaux, salait les champignons pour l’hiver, tenait les comptes, coupait les cheveux des domestiques, allait au bain tous les samedis[11], se mettait en colère, battait les servantes, tout cela sans demander permission à personne.


Jadis elle écrivait avec son sang dans les albums de ses jeunes amies ; elle changeait le nom de Prascovie en celui plus élégant de Pauline ; elle parlait en traînant chaque syllabe, portait un corset très-étroit et donnait à l’n russe le son nasillard de l’n français. Mais bientôt tout fut changé ; album, corset, princesse Pauline, recueil de poésies sentimentales, tout fut oublié. Elle appela Akoulka[12] la Céline d’autrefois, et enfin elle alla jusqu’à endosser la robe de chambre ouatée et mettre le bonnet de drap.


Son mari l’aimait de tout son cœur. Il ne contrariait jamais ses projets, ne s’occupait de rien, la croyait en tout, et vêtu lui-même de la robe de chambre, il passait son existence paisible à boire et à manger. De temps en temps, une honorable famille du voisinage venait faire visite ; alors on donnait carrière aux lamentations, aux médisances, on riait un peu de tout, et le temps s’envolait. Olga versait le thé ; enfin arrivait l’heure du souper et le moment de se livrer au repos, et la compagnie quittait le salon.


Ils conservaient dans leur manière de vivre les coutumes du bon vieux temps : ils mangeaient les blinis[13] pendant les trois jours du carnaval, communiaient deux fois par an, aimaient les rondes balançoires, les noëls joyeux et les kharavodes[14]. Le jour de la Trinité, lorsque le peuple bâillait à l’office, ils laissaient tomber quelques larmes sur leurs rameaux fleuris. Enfin le kvass[15] leur était aussi indispensable que l’air qu’on respire, et à table, ils veillaient scrupuleusement à ce que les plats fussent présentés à leurs hôtes selon leur rang.


Tous les deux vieillissaient ainsi. Enfin les portes de la tombe s’ouvrirent pour le mari qui alla recevoir au ciel une autre couronne. Il mourut une heure avant le dîner, pleuré de ses voisins, de ses enfants et de sa femme. Sa vie pure, la franchise de son caractère, le mettaient au-dessus des autres hommes ; il fut un maître simple et bon. Sur le monument qui recouvre ses restes, on lit ces mots :

LE BRIGADIER DMITRI LARINE,
HUMBLE PÉCHEUR,
SERVITEUR DE DIEU,
REPOSE EN PAIX SOUS CETTE PIERRE.


De retour dans ses terres, Wladimir Lensky alla visiter l’humble tombeau de son voisin, donna un regret à sa cendre et resta longtemps en proie à la tristesse.

« Poor Yorick ![16] murmura-t-il ; il m’a tenu dans ses bras ! Que de fois, dans mon enfance, je jouai avec sa médaille d’Otchakoff ! Il me destinait Olga, et disait : Verrai-je jusqu’à ce jour ? » — Et Wladimir épanchait sa douleur dans quelques strophes à la mémoire de son vieil ami,


et consacrait aux cendres patriarcales de son père et de sa mère une plaintive élégie. — Hélas ! la loi mystérieuse du destin veut que, dans les champs de la vie, les générations des hommes, comme des moissons éphémères, naissent, mûrissent et tombent ; d’autres prennent leur place… L’espèce variable et folle des humains croît, s’agite, bouillonne et se hâte ainsi vers le tombeau où reposent déjà ses ancêtres. Notre tour viendra ; un jour nos petits enfants sembleront nous dire : « Que fais-tu dans ce monde ? »


En attendant, amis, videz à longs traits la coupe du banquet de cette courte vie ! — J’ai compris la fragilité de nos jours et je sens qu’aucun lien ne m’y rattache ! De leurs brillants fantômes j’ai détourné mon regard ; … et cependant, mon cœur s’ouvre parfois à un lointain espoir… Il me serait douloureux de quitter la terre sans y laisser de trace. Le but de ma vie et de mes vers ce n’est point la louange, mais c’est le désir de laisser après moi une voix, une seule, qui, comme un ami fidèle, conserve ma mémoire !


Peut-être cette voix touchera-t-elle une âme peut-être mes chants, victorieux de l’oubli, seront-ils conservés ! Peut-être !… séduisant espoir !… la postérité, montrant mon portrait orné d’une couronne, dira-t-elle : « Ce fut un grand poète ! »

Reçois donc, à l’avance, mes remercîments, disciple d’Apollon, ô toi qui conserveras mes légères créations, et dont la main bienfaisante caressera les lauriers du vieillard !



  1. Nalivka, liqueur faite avec des cerises macérées dans l’eau de vie.
  2. Il est dans les mœurs russes de boire très-peu de vin. Boire du vin par grands verres décèle une origine étrangère ; voilà la raison de cette remarque.
  3. Autre habitude à laquelle les vrais Russes ne manquent jamais.
  4. Pour marquer la déférence pour les personnes à qui l’on parle, il est d’usage, surtout à la campagne, parmi les seigneurs et les paysans, de faire suivre chaque mot de la syllabe sse, qui semble une abréviation du mot ssoudare, qui signifie monsieur.
  5. Ce mot est peut-être assez connu pour ne pas nécessiter une explication ; cependant plusieurs lecteurs ont-ils besoin de savoir que le samavar est un vase de cuivre ou l’eau est mise en ébullition au moyen d’un fourneau intérieur. Tous les Russes riches et pauvres, possèdent un samavar pour faire le thé, ce besoin des peuples du Nord.
  6. Dounia est le diminutif familier d’Eudoxie.
  7. Premiers mots de la romance la Nymphe du Don.
  8. Dans la cérémonie du mariage grec, on tient au dessus de la tête des jeunes époux deux couronnes d’or enrichies de pierreries.
  9. Jeu qui ressemble aux barres.
  10. « Si j’avais la folie de croire encore au bonheur, je le chercherais dans l’habitude. » (Chateaubriand.)
  11. Le peuple ne manque jamais le bain du samedi.
  12. La traduction russe de Jacqueline est Akoulina, et Akoulka n’est employé que parmi le peuple.
  13. Espèce de beignets russes.
  14. Les kharavodes sont des chœurs où les hommes et les femmes chantent en tournant doucement.
  15. Le kvass est la boisson populaire de la Russie ; c’est une petite bière faite avec de la farine de seigle.
  16. Exclamation d’Hamlet à la vue du crâne du fou.