Les Décorés/Eugène Grasset

(Redirigé depuis Eugène Grasset)


Les Décorés : Ceux qui ne le sont pasH. Simonis Empis, éditeur (p. 97-103).

EUGÈNE GRASSET


Peintre, architecte, graveur, sculpteur, verrier, archéologue, décorateur et modeste : un cumulard. Il a tout vu, tout lu, tout regardé, tout étudié ; il sait comment un chevalier banneret attachait son heaume au quatorzième siècle, et de quelle manière Rembrandt préparait ses toiles ; n’ignore aucun des détails de construction du temple de Pœstum ou du Mont-Saint-Michel, et possède à fond les procédés de gravure employés par Albert Dürer ou Seymour Aden ; modèle un ornement avec autant de facilité qu’il brosse une figure, enlève un croquis et compose un ensemble décoratif, mais — lacune fâcheuse dans une instruction aussi soignée — a négligé d’apprendre à battre la grosse caisse.

Ce cumulard n’est pas « dans le train ».

Ayant beaucoup voyagé et énormément travaillé pour gagner le droit à l’existence, tantôt à Lausanne, en maniant le tire-ligne chez un constructeur, tantôt à Marseille, en taillant des oves et des gaudrons, tantôt en Égypte, en sculptant force ornements sur les façades des maisons, tantôt à Paris, en dessinant des modèles d’étoffes et de papiers peints, Grasset n’avait pas de temps à perdre. Il n’entra donc pas à l’école des Beaux-Arts qu’il connaît peu — de nom seulement — et il poussa de l’avant au petit bonheur, produisant avec fièvre, avec passion, avec l’âpre jouissance de ces artistes — rares, oh combien ! — dont la conviction est qu’on doit créer uniquement pour sa propre satisfaction, sans se préoccuper ni de l’opinion publique, ni du jugement de la critique, ni des avantages variés attachés à certains marchandages.

Écœuré du rabâchage de la décoration contemporaine qui s’annihile dans un automatique recommencement et croit avoir rempli sa tâche en recopiant, — fort mal du reste — les styles à jamais morts, Grasset a lutté contre l’apathie ambiante et a poussé la jeunesse à regarder en avant, au lieu de fouiller inutilement dans des cendres éteintes. À ses yeux, tous les arts sont égaux — quelles que soient les formes de leur manifestation — et un netzké de Masanao, une buire de Benvenuto, un émail de Pierre Raymond, valent — au moins — les tableaux d’un Picot et les statues d’un Jouffroy. Constatant, en outre, qu’un peuple est toujours doté d’un nombre suffisant d’amateurs intelligents pour collectionner les œuvres d’art coûteuses, mais que ces dilettantes n’élèvent guère le niveau intellectuel d’une nation ; comprenant que l’important consiste à former le goût des masses, et que le sens extraordinairement affiné des basses classes a contribué à la splendeur artistique de la Grèce et du Japon, le maître décorateur s’est attaché à jeter la poudre d’or de son imagination sur les plus humbles et les plus vulgaires productions de l’industrie : des catalogues, des almanachs, des affiches, des étoffes communes, des couvertures de livres et de cahiers ont été traités par lui avec autant de conscience que s’il s’agissait de fresques pour Notre-Dame, et sont marqués d’une griffe caractéristique et volontaire.

Ah ! pourquoi l’artiste qui a fondé, il y a quelques années, un cours de décoration dont les résultats sont considérables, n’est-il pas chargé de cartons pour notre ridicule manufacture des Gobelins, si anémiée et si vieillotte ! « Plutôt que de s’attarder à la stérile évocation du passé, s’est écrié un de nos plus brillants critiques, dans une conférence célèbre, c’est aux Puvis de Chavannes, aux Gustave Moreau, aux Cazin, aux Besnard, aux Carrière, aux Chéret, aux Quost, aux Willette, aux Grasset, qu’il faut s’adresser pour soustraire la tapisserie du dix-neuvième siècle à la domination franche ou inavouée des âges disparus. »

Hélas ! Vox clamans in deserto !

Oui, Grasset plus qu’aucun autre est outillé pour diriger la révolution artistique nécessaire dans nos abominables manufactures nationales.

Qu’on ne s’y trompe pas, en effet, cet érudit est surtout un personnel et un novateur.

Si les illustrations des Quatre fils Aymon ressuscitent le Moyen-Age avec une impeccable précision, si l’affiche du Romantisme rappelle le crayon de Célestin Nanteuil, la conception, l’arrangement, les moyens, la technicité procèdent d’une vision entièrement nouvelle, radicalement moderne.

Dans son atelier du boulevard Arago, au milieu d’un amusant fouillis dépourvu de snobisme, Grasset cache des études du plus significatif, du plus sincère impressionnisme : des lambeaux de ciels en deuil, des bouts de ruelles balayées par la pluie, des coins de Paris haletant sous le soleil, des échappées de banlieue lamentable, des fiacres cahotant dans la poussière, des théories de réverbères clignotant dans la brume.

Notre manie d’embrigadement, qui condamne un homme à tourner la même meule jusqu’à la mort, se sent terriblement offusquée de ces affolantes envolées à travers champs. Avec un pareil novateur, il est sage de s’attendre à tout. Dernièrement, lors du concours des vitraux de la cathédrale d’Orléans, n’a-t-il pas failli obtenir l’exécution en s’appuyant sur d’admirables envois, en obtenant les suffrages de Vaudremer et de de Baudot ! Non, mais s’imagine-t-on semblable renversement des usages établis ? Conçoit-on un instant l’originalité et le talent triomphant de la banalité et de la platitude ? Le jugement a fort heureusement maintenu la saine tradition des concours. Dieu protège la France !

Puisque le gracieux Diderot du boulevard Saint-Germain a évincé la statue de Rodin, puisque la maquette de Dalou a été culbutée par l’altier pot de moutarde honorant la place de la République, pourquoi donc les cartons de Grasset eussent-ils été acclamés ?

Tout pour la province, alors !

L’artiste a été acquitté, c’est plus qu’il ne méritait. Qu’il nous laisse désormais tranquilles avec ses œuvres d’art, et qu’il suive l’exemple des autres. Seulement… m’écoutera-t-il, l’incorrigible indiscipliné ?