Eugène Fromentin - En Belgique et en Hollande

Eugène Fromentin - En Belgique et en Hollande
Revue des Deux Mondes5e période, tome 46 (p. 241-283).
EUGÈNE FROMENTIN

EN BELGIQUE ET EN HOLLANDE
LETTRES DE VOYAGE ET FRAGMENS INÉDITS[1]

En 1875, Eugène Fromentin avait produit à peu près toute son œuvre peinte. Il avait publié son Eté dans le Sahara, puis son Année dans le Sahel, et enfin son roman de Dominique.

Depuis 1862, absorbé dans son travail de peinture, il n’avait rien écrit. Il se contentait de prendre des notes qu’il se réservait de rédiger plus tard.

A mesure qu’il mûrissait ses idées sur l’art, il ressentait un plus ardent désir de les exprimer. Maintes fois il fut sur le point d’écrire une série d’études sur la peinture française et spécialement sur Eugène Delacroix[2]. Mais le temps lui manquait. Il fallait d’abord se classer définitivement en peinture hors du genre fermé de l’Orientalisme. Puis la palette offrait pour vivre les ressources abondantes et faciles que donne une signature aimée du public. D’autre part, Fromentin était à la fois sincère dans le rendu de sa pensée et toujours inquiet de blesser les susceptibilités d’un confrère : avec de tels scrupules, la critique d’art est malaisée.

Sur les instances d’Armand du Mesnil, son meilleur ami et l’oncle de sa femme, il se décide enfin à débuter par l’étude d’une école qu’il sent et qu’il connaît à merveille, qu’il chérit entre toutes. Il part au commencement de juillet 1875, seul, pour la Belgique et la Hollande. Il en parcourra les musées et les églises avec une étonnante rapidité, en moins d’un mois. Tous les jours, il trouvera le temps de prendre des notes et d’écrire à sa femme, demeurée à Paris[3]. De ce voyage sortiront les Maîtres d’autrefois.

A peine descendu de chemin de fer à Bruxelles, le voyageur se plonge dans l’histoire des Pays-Bas.


Bruxelles[4], 6 juillet 1875.

Quand j’arrivai ce soir même à Bruxelles, onze heures sonnant, j’y fus accueilli par un grand silence. Toute la ville avait l’air de dormir ou dormait ; et cet universel sommeil, très réel, ou d’un goût si discret, fut loin de me déplaire. A peine entendis-je, en passant devant une brasserie, la dernière ouverte, un petit chant monotone et rude, un air flamand qui finissait, des chanteurs qui s’en allaient, puis une porte qui se ferma. Dehors, rien ne bougea plus : des rues muettes, des maisons closes, un pavé sonore et net, des façades blanches avec des rideaux tirés, et, par-dessus tout cela, le plus joli ciel qui pût couvrir une ville élégante en pareille attitude et dans ses mystères, des nuées très fines sous un azur très tendre. Ces choses me parlaient de vie facile, de labeurs sans excès, de nuits sans rêves et sans troubles, en un mot m’invitaient à un complet bien-être. Et ce conseil donné par la nuit, par le silence et par le repos, se trouvait en parfait accord avec mes projets.

De la chambre où je m’établis, je vois la longue rue Royale filer en droite ligne à travers la nuit, dessinée seulement par ses lanternes régulièrement espacées sur les trottoirs. Devant moi, sous ma fenêtre, s’étage et s’enfonce la masse haute, profonde et noire des arbres du Parc. A droite, et pour peu que je me penche du côté du Palais du Roi, j’embrasse en son entier l’esplanade où se déploie le Palais, cette solitude pavée que le grand soleil de midi doit rendre encore plus solennelle et plus déserte. Au centre, il y a, vous le savez, un arbre unique de proportions énormes, une sorte de bouquet royal préparé pour les jours de fêtes et dont les fleurs ne pousseraient que ces jours-là. Il forme également une tache obscure entre le ciel d’une douceur d’opale et le pavé grisâtre. Il porte à son sommet, tout embrouillé dans les dernières branches, un paquet de petites étoiles. C’est de bon augure.

Arriver quelque part en pleine nuit, ne connaître personne, n’y être attendu par personne ; y venir on ne sait trop pourquoi ; ouvrir sa fenêtre et rencontrer, comme autant d’yeux qui vous feraient des signes, ces astres blancs si lointains, toujours les mêmes, — telle est la bienvenue dont je me suis contenté souvent, autrefois, dans des lieux moins hospitaliers, et après laquelle il est aisé de s’endormir avec le sentiment que le vaste monde est une auberge, qu’on n’est chez soi nulle part et qu’on est vraiment chez soi partout.

Il est tout à l’heure demain, peut-être même est-il déjà aujourd’hui et hier a-t-il disparu depuis que je vous écris. Encore un peu, car les nuits sont courtes en cette saison des jours sans limites, et Sainte-Gudule, que je ne vois pas du tout, dessinera sa flèche aiguë au Nord, et recevra le premier contact de l’aube. Mais je n’attendrai pas que le jour se lève. Il me suffit de vous avoir dit où je suis. Quant au dessein qui m’amène, il est des plus simples : voir de la peinture, n’en pas faire, oublier que j’en ai fait, et surtout le faire oublier, si je puis, à ceux qui me liront, si j’écris...


A Madame Eugène Fromentin.

Même jour, 4 heures et demie. — J’ai fait, de dix heures à midi, une longue et très attentive visite au Musée : c’est à deux pas de l’hôtel, même place. Si je pouvais amener successivement à ma porte toutes les beautés de la Belgique et de la Hollande, j’aimerais bien cela, au lieu de les aller chercher. C’est étonnant comme j’aime à voir et peu à aller voir. Pour que le monde fût fait à ma guise, il faudrait qu’il se déroulât en cercle autour de moi, que j’occupasse au centre un bon fauteuil et que je pusse admirer ce qu’il contient de rare et de beau comme on lit un livre, sans trop bouger. Il est cinq heures à peine, et voilà que j’en ai assez pour aujourd’hui, du Musée ancien ce matin, du Musée moderne tout à l’heure. Je me suis déjà créé un chez moi, où je rentre avec plaisir ; d’ailleurs il fait chaud, et le soleil est dur dans ce quartier très ouvert qui rappelle en petit les solitudes de Versailles.

Il y a vraiment de précieuses choses dans ce petit Louvre bruxellois, — 300 tableaux environ, — dont la moitié a de la valeur, dont quelques-uns sont inestimables.

Rubens y est bien représenté, non pas d’une façon grandiose, comme il l’est, j’imagine, à Anvers, mais noblement ; et par deux portraits sur quatre, par trois tableaux sur sept ou huit, d’une manière assez nouvelle après Paris. Je serais bien embarrassé de dire ce que j’en pense, sinon les banalités qu’on répète et qui ne sont qu’une partie de la vérité. Quand j’aurai vu Anvers et Matines, peut-être en aurai-je une définition précise et plus à moi.

Quant aux Primitifs, qui sont la rareté et forment l’écrin de la collection, nous n’avons rien d’analogue et de comparable, sauf le Van Eyck. C’est véritablement étincelant de beauté, d’éclat, de fraîcheur imprévue. Et, quand on voit cela après les Primitifs de Venise, on est tenté d’admettre que l’art de peindre est sorti de ses voies au moment de son épanouissement, et qu’il a plutôt perdu que gagné à trouver des moyens d’expression plus libres et plus parfaits. Dans son genre, il est extraordinaire. Et je n’ai pas vu Bruges.

Ajoute à ces nouveautés de haut prix le plaisir de trouver des hommes secondaires ou peu connus représentés par des œuvres exquises. Souviens-toi de l’effet produit aux Alsaciens par les deux tableaux d’Antoine More. Eh bien ! il est ici, avec quelques autres, presque aussi beau, plus inattendu.

Et tout cela sans salissure, sans vernis jamais, ni craquelés, pur, net, comme au lendemain de la signature. C’est charmant.

Le Musée moderne, bien entendu, n’est rien. Je l’ai visité en conscience, par égard pour mes hôtes de ce soir, et afin de pouvoir dire à Portaëls et à M. Gallait[5] le casque je fais des vivans, même après les grands morts.

On faisait de la musique au Parc, je n’y suis point entré. Était-ce l’effet de cette peinture imbibée d’ennui ou lassitude naturelle, j’avais besoin de rentrer...

Même jour, six heures. — Je viens de passer la fin de l’après-midi chez M. Portaëls... C’est un très galant homme, fort bien élevé, instruit. Il est très riche, grand ami du Roi, a beaucoup de renommée, et partage avec Gallait l’honneur d’occuper dans les arts la plus haute situation de la Belgique. Je t’ai dit qu’il avait été le premier maître de Cormon. Il me fait dîner demain avec son ami Gallait, M. Van Praët, le premier ministre ou ministre d’Etat du Roi, et quelques autres personnages avec lesquels il désire me mettre en relations...

Vu l’Hôtel de Ville ce matin et la cathédrale en hâte.

Dans l’après-midi, vu le Musée, mais trop à la légère. Il est des plus intéressans, bien disposé, parfaitement éclairé, facile à voir... De beaux cadres tout reluisant neufs dans de jolies salles larges et basses. Un parquet poli comme un miroir. Presque personne, et des tableaux (dont quelques-uns très rares et sans prix) dans un état de fraîcheur, de conservation, de vernissage inconnu au Louvre où les plus beaux tableaux sont enfumés.

Mercredi matin, 9 heures (7 juillet). — Portaëls est venu me prendre à sept heures et demie et nous nous sommes fait conduire au bois de la Cambre, le Bois, comme à Paris le Bois de Boulogne.

C’est plus anglais que le nôtre, et aussi plus forêt. De larges routes tourbeuses, noires, molles, circulant dans une futaie haute et sombre de hêtres, de charmes, d’ormeaux. Fort peu de voitures ; on y va plus tôt. Tout se fait un peu plus tôt ici, repas, promenades, et finit plus tôt.

... Je retourne au Musée, qui me paraît être le véritable intérêt de Bruxelles, quoique j’en eusse peu entendu parler dans la liste des curiosités de cet ordre.

Onze heures. — Très aimable hospitalité. Très bon dîner. Intérieur riche d’un luxe particulier qui n’est pas celui de France.

Convives : le ministre Van Praët, le peintre Gallait, — l’ancien chef du Cabinet de l’empereur Maximilien au Mexique, — un médecin, beau-frère de Portaëls.

On a été parfait de bonne grâce et de prévenances. Je crois que j’ai plu... Je te raconte tout cela parce que tu aimes ces choses...

Vendredi matin, neuf heures. — Il pleut, mais sans méchanceté.

Somme toute, je suis content de Bruxelles, et du séjour que j’y ai fait.


Bruxelles, jeudi 8 juillet.

J’ai vu le Musée pour la troisième fois, et jusqu’à mon retour de Hollande je lui ai dit adieu. A le prendre pour ce qu’il offre, il est fort charmant. On n’y voit qu’un avant-goût de ce que je trouverai plus loin ; c’est un avant-goût qui promet.

Rubens et les Primitifs[6]. Tout le Musée se résume en ces deux pôles. La peinture qui naît, et, faut-il le dire ? la peinture qui meurt. Entre ce premier et ce dernier moment, elle a un éclat extraordinaire. Elle finit en Flandre par une explosion éblouissante : mais Rubens mort, il n’y a plus rien dans cet ordre, et malgré son charmant génie. Van Dyck est un reflet. Que serait-il, et serait-il sans Rubens ? Quelle palette aurait-il créée ? Quel modèle serait le sien ? Quelle conception de la nature aurait-il eue ? Ici dans le Silène et dans le Martyre de saint Pierre, il est tout à Rubens. Plus personnel que Jordaëns, de beaucoup plus fin, avec moins de jactance et autant d’audace sincère, plus élégant, de beaucoup meilleure compagnie, il n’en est pas moins son condisciple en vertu de l’influence reçue. Il lui est très supérieur comme instinct de l’art et comme pratique raffinée, mais il n’est pas si différent qu’on le voudrait pour un aussi charmant esprit. Jamais Jordaëns n’aurait ni conçu, ni pratiqué le Charles Ier du Louvre. Van Dyck eût-il été capable de construire le Possédé de Bruxelles et ce qu’on m’annonce à la Maison du Bois de la Haye ? Enfin, on voit trop qui l’a formé ; et c’est un magnifique produit des exemples du maître. A-t-il eu l’honneur de former à son tour l’école anglaise ? Et si Reynolds, Lawrence, Gainsborough, incontestablement dérivent de lui, n’est-ce pas qu’ils ont trouvé les leçons de Rubens plus faciles à suivre d’après son élève que d’après le maître lui-même ?

Je ne parle pas de G. de Crayer[7] qui a du talent bien inutile.

Il faut citer C. de Voss[8], l’ami de Van Dyck, à qui, dit-on, Rubens envoyait des portraits à faire lorsqu’il n’avait pas le temps de s’en charger. C’est coloré, ambré, physionomique, ferme de bords, gras de matière, plus appliqué que Van Dyck, moins agile et cependant très habile, l’échantillon du Musée très remarquable.


Avant de posséder tous ses organes, l’art de peindre était vraiment admirable... N’a-t-il pas perdu plutôt que gagné à trouver des moyens d’expression plus sa vans ? En devenant plus parfait, est-il devenu plus profond ? Enfin n’est-il pas sorti de ses voies juste au moment de son plein épanouissement ? C’est ridicule à dire, mais on voudrait qu’il eût acquis toute sa science en gardant toute son ingénuité ; qu’il fût abondant, plus ample, plus capable de seconder les imaginations les plus larges et les plus hautes ; plus souple pour servir aussi plus de tempéramens divers et revêtir plus d’idées ; et que cependant il eût encore la chaleur intime et profonde, la sincérité grave et recueillie des premiers âges, le trait plus honnête, l’observation plus timide et plus attentive, le travail plus rare, la matière plus belle. C’est l’éternelle histoire de la jeunesse. Jeunesse de tout, des races, des générations, des individus. On peut suivre ce mouvement de la floraison, puis de la décadence, du talent qui se cherche, puis s’affirme et de la grande pratique qui s’amuse, dans les œuvres de certains grands écrivains qui se gâtent. Et je n’irais pas loin pour en trouver l’exemple. Tel homme, dit-on, est plus fort aujourd’hui qu’il y a trente ans ? C’est vrai, il est beaucoup plus maître de son cerveau et de sa main. L’un s’est amplifié, l’autre s’est assouplie. Est-il bien plus fort ? et comme un homme ne compte que par ses œuvres, ses œuvres sont-elles meilleures ? et, quand dans l’avenir on cherchera parmi ce qu’il y a de plus digne de vivre, lira-t-on le plus étonnant ou le plus parfait ? le prendra-t-on au commencement ou à la fin du cycle ?

Le point où se rencontrent dans la vie des hommes, dans l’histoire d’un art, un certain amour des choses (que j’appellerais la peur du beau et du vrai), et le savoir, est un moment unique. Chez les maîtres, il est à moitié chemin. Dans les belles époques, il est aussi vers le milieu : de 1450 à 1550 en Italie. Ici de même dans l’ordre historique, dans l’ordre familier, le bon moment se prolonge un siècle au-delà.


A Madame Eugène Fromentin.


Anvers. Hôtel Saint-Antoine, ce samedi, 8 h. 1/2 du matin. Juillet 1875.

J’ai fait beaucoup de choses hier, chère amie, quoique, dans la soirée, le temps m’ait fort contrarié. Parti de Bruxelles à 9 h. 50 après t’avoir dit adieu, à 10 h. 36 j’étais à Malines ; j’y voyais ce qui doit être vu : la cathédrale pour elle-même et l’église Saint-Jean pour un Triptyque de Rubens. Il est fort beau, je dis fort beau. Si je devais en rester là de Rubens, je dirais superbe, mais avec un pareil homme, il faut graduer son admiration, ne pas employer étourdiment les formules extrêmes et réserver pour l’imprévu les mots du dimanche. On risquerait de rester court quand il s’agit, comme ici, d’admirer tout à fait. Je quittais Malines à 1 h. 31, à 2 h. 16 j’étais à Anvers ; une heure après, nettoyé et installé à l’hôtel, j’allais à la cathédrale, même place que l’hôtel, saluer Rubens dans ce qu’il a vraiment de plus parfait. Je me méfiais un peu, pourquoi ? L’admiration publique est sujette à tant d’erreurs ! Cela dépasse mes espérances, et véritablement c’est admirable, tu peux m’en croire. J’y retournerai tout à l’heure, ce soir peut-être, demain certainement. J’y retournerai jusqu’à mon départ, et jusqu’à complète absorption.

Aujourd’hui, en outre, j’irai le voir à l’église Saint-Jacques, dans la chapelle de son tombeau et, si j’en ai le temps, au musée. Il règne ici partout avec une souveraineté éclatante, et je commence à croire qu’après lui, la Hollande me paraîtra, même avec Rembrandt, la patrie heureuse de l’art bourgeois, — un art incomparable aussi, mais de souche inférieure. — Nous verrons.

Comme je quittais la cathédrale, il pleuvait beaucoup, il ventait de l’Ouest avec rage. J’ai pris une vaste voiture à la Guignard (il n’y en a pas d’autres à Anvers), et je me suis fait conduire tout le long des quais de l’Escaut. Ceci n’était plus Paris, ni Bruxelles. Pleine Hollande, j’étais enchanté. Le soir à 7 heures, toujours même vent glacial, mais sans pluie, nouvelle course en voiture au même endroit, retour par les grands bassins, énormes, plus grands que le Havre, grands j’imagine, comme le grand port de la Joliette de Marseille.

… Me voilà tout seul, et je vais continuer de vivre tout seul, jusqu’à mon retour à Bruxelles, c’est-à-dire en pays de connaissance. Je n’ai plus l’occasion de dire un mot à aucun vivant. Si ma fatigue ancienne venait par hasard d’avoir trop parlé, je vais bien me reposer.

Je suis vivement intéressé par beaucoup de choses : par la peinture d’abord. Je griffonne pas mal de notes à tout moment, et si le temps continue quelques jours d’être aussi laid, mes soirées seront probablement employées à ce griffonnage.

Ce n’est que dans quelques jours que je saurai si je suis en disposition de goûter ce que j’ai vu et si j’y ai trouvé quelque nourriture. Bien certainement, à mon retour, je saurai à quoi m’en tenir et te dirai si je rapporte un livre ou pas. Ce dont je suis content, c’est que j’aime la peinture comme si je n’en faisais pas, et ne me souviens plus de tout le mal qu’elle m’a fait souffrir...


A Anvers, Fromentin, seul dans une « auberge » où on ne parle qu’anglais et wallon, a des journées pénibles ; il ne connaît dans la ville âme qui vive, et le temps est à faire pleurer : pluie, rafales, tempêtes, température glaciale. « Toujours des églises au Musée, et toujours avec Rubens. Je suis un peu haletant et tendu. » Il vient enfin à bout du musée : « J’en ai pris la substance ; le reste est pour les savans. » Il va partir pour La Haye[9].


A Madame Eugène Fromentin.


Anvers, ce dimanche soir 9 heures. 11 juillet 1875.

... J’ai allumé mes deux bougies, grand luxe, et me voilà avec mes guides, mes catalogues, mes réflexions et mes griffonnages. Le griffonnage est pauvre. Décidément, j’ai la digestion lente et lourde, celle du cerveau comme celle de l’estomac... Je crois bien que je brûlerai le Musée de Rotterdam, à moins qu’il ne fasse très beau ; j’ai hâte, après avoir vu Rubens, d’aborder Rembrandt à la Haye et Amsterdam. Tout ce que je verrai des maîtres que j’aimais tant et que j’aime encore, me paraît aujourd’hui facile à saisir et surtout à tenir dans la main, après l’effort qu’il faut faire pour rester de sang-froid devant Rubens. Malheureusement, il faudrait voir, revoir, et voir encore ; ce trop, en peu de jours, congestionne et n’éclaire pas beaucoup, du moins pas assez... Le peu que j’aurais à dire, je le mets, à bâtons rompus et en style hiéroglyphique, dans mes notes d’album, prises autant que possible en face des tableaux. Somme toute, j’emporterai d’Anvers le souvenir de bien belles œuvres, mais aussi d’une ville bien ennuyeuse. J’y passe encore cette journée par devoir et comme un écolier consigné reste à l’étude. Si j’avais été plus prévoyant, je me serais un peu bourré d’histoire avant de faire ce voyage : l’histoire locale, la comparaison des dates, me serait indispensable en m’éclairant sur une foule de points. Je connais trop vaguement la filiation de cette grande famille si nombreuse et si compliquée des peintres flamands et hollandais. En pareille étude, la descendance, la confraternité, les rapports de ville à ville, d’école locale à une autre école, sont autant de lumières.


A la même.


Anvers, jeudi soir (12 juillet 1875).

... Je commence à voir clair dans la première partie de mon sujet : Rubens. Mais entre voir clair, et rendre clairement, sans redites, sans âneries, sans erreur et de façon neuve, il y a loin, car il pourrait se faire que ce que je vois si clair, tout le monde avant moi l’eût vu de même, que mes opinions fussent celles de La Palisse, et que je découvrisse une Amérique exploitée depuis que Rubens est mort. Et cependant je ne dirai rien que d’indispensable ; j’aime mieux me taire que d’adopter sans le vouloir les idées des autres.


Anvers, lundi soir (12 juillet)[10].

Je ne m’amuse ni ne me repose. J’écris pas mal de lettres. Je sors, je rentre, je griffonne des notes, je stationne dans les églises. Je suis mouillé, je suis transi, je rentre pour tout de bon. Il fait froid... A force de tabac, j’essaie d’expulser l’ennui. Je me couche enfin, à côté d’une bougie qui flambe et me défend contre la vermine, et je m’endors en songeant que la vie est bien bête, quelquefois bien douce et qu’elle m’a comblé.


A Madame Eugène Fromentin.


La Haye, ce mardi soir 10 heures. 13 juillet 1875.

Chère amie bien-aimée.

... La vraie Hollande ne commence qu’à Bréda. Rotterdam, Vu du bateau qu’on prend pour passer d’un chemin de fer à l’autre, est pittoresque, imprévu, fort beau. De Rotterdam ici, figure-toi les marais plats et verts de Rochefort, ou ceux de Villedoux, avec plus de verdure dans les horizons, des moulins de physionomie locale, plus de bétail et plus de fraîcheur. Tout cela plat, fuyant, vivant et mouillé ; des hérons, des cigognes, des volées de vanneaux : je connais cela comme si j’y étais né. On sent la mer au bout de l’horizon ; il y a des brouillards bleus qui baignent les distances. Et toutes les demi-heures, car les trajets sont courts, une silhouette de ville grisâtre au-dessus des oseraies pâles, déployée en longueur avec la haute flèche de quelques églises : c’est Schiedam, Delft, enfin la Haye. C’est fort joli, mais je l’ai vu trop souvent en rêve ou en réalité pour m’en étonner beaucoup. Quant à l’intérieur des villes, c’est autre chose ; cela me paraît fort inédit, et, d’ailleurs, je te parle d’un horizon de chemin de fer, et toute la Hollande ne tient pas dans la lucarne d’un wagon.


A la même.


La Haye, mercredi 11 h. 1/2. 14 juillet 1875.

J’ai, bien entendu, commencé par le Musée, à trois minutes de l’hôtel, dans le plus beau quartier, j’imagine. Il est tout petit, mal éclairé, mais d’un examen facile. Il contient certaines choses rares, pas celles dont on parle. Les plus célèbres, et pour lesquelles on y vient, sont des œuvres curieuses, pas des chefs-d’œuvre, n’faut les avoir vues, et chercher mieux. Je parle des Rembrandt (Leçon d’anatomie) et du P. Potter (Taureau).

J’y ai fait une attentive visite qui n’est qu’un début. Après les Rubens, c’est une étude qui coûte peu d’efforts. On se sent là sur un terrain secondaire, et l’on n’est plus obligé de regarder toujours de bas en haut, comme il arrive pour un esprit respectueux devant ce colosse. Tout cela m’apprend beaucoup, non pour mon métier, hélas ! qui est ce qu’il sera, mais pour ma culture générale : ce sont des choses qu’il est vraiment bon d’avoir pendues dans le musée de sa mémoire.

Quelle jolie ville que la Haye ! Ce que j’en vois dans ce court rayon, et même de ma fenêtre en t’écrivant, est d’un aspect riant, propre, élégant, original, des plus agréables.


A la même.

15 juillet 1875.

... Je suis allé tantôt à Scheveningue. J’ai eu la pensée de t’envoyer au lieu de lettre les notes que j’ai prises en rentrant. Mais, en vérité, cela n’a ni assez de saveur, ni assez de littérature pour sortir jusqu’à nouvel ordre de mon portefeuille. C’est un mémento qui peut me servir, voilà tout.

A la nuit, je suis allé tout près, à un concert dans le bois. Il y avait un monde fou, et du plus beau. J’ai présenté des florins pour qu’on y prît le droit d’entrée. J’ai compris que c’était gratuit et qu’on entrait sur invitation. Enfin on m’a demandé ma carte, le nom de mon hôtel ; j’ai fourni l’une et l’autre et je suis entré. Imagine un concert auprès d’un chalet du Bois de Boulogne, et deux ou trois mille personnes assises sous des ormeaux et des chênes de la plus haute venue ; le luxe le plus apparent de cette ville charmante, ce sont les arbres qui sont admirables.


Mercredi 3 heures, 15 juillet[11].

... Qui ne connaît Scheveningue par les touristes, par les baigneurs, par les livres, par les peintures, depuis les plus fameuses jusqu’aux moins marquantes, depuis Adrien Van de Velde et Ruysdaël jusqu’à nos jours ? Il semble d’avance qu’on y est allé. Et c’est charmant. Qui plus est, c’est inattendu. Il fait beau, un temps doux, tiède et couvert. Pas de vent. Le quartier de la Haye qui y mène est élégant, propre, ouvert, richement construit, plus richement planté. De jolis hôtels dans des jardins, des vérandas garnies de chaises cannées, pleines de fleurs. Un grand silence, un grand bien-être, un luxe intime et bien entendu, qui fait peu de tapage au dehors et se montre moins qu’on ne le devine. Des arbres partout, dans les jardins, sur les voies. Des façades peintes et gaies ; des fleurs sur les balcons, de hautes portes reluisantes, tous les cuivres polis, toutes les fenêtres en glaces nettes et laissant bien voir au dedans. Au milieu, la voie du tramway, où passe au grand trot l’omnibus chargé de baigneurs et d’enfans surtout. Peu de passans. Quelques landaus bien attelés devant les portes fermées des hôtels. On se souvient du quartier de l’Étoile avec plus d’espace entre les hôtels, ou des bas côtés de l’avenue de l’Impératrice avec des dispositions plus discrètes et plus intimes. Par momens, certaines formes bizarres, des constructions plus légères, des vérandas plus amples et plus abondamment fournies de fleurs voyantes, feraient penser que Batavia devrait être ainsi, avec un autre ciel et les mêmes habitudes dans la végétation des mers de l’Inde.

On quitte la ville. Grande allée droite, sous bois. Grande allée de deux kilomètres, sombre, entièrement couverte. Au centre, la voie des voitures ; à gauche, celle des piétons. À droite, un petit chemin plus ombreux mesuré exactement sur la voie du tramway. Il y fait très frais. Personne, sauf une ou deux voitures qu’on croise et l’omnibus qui file dans l’ombre verte de son allée. De chaque côté, une épaisseur de bois. Quelque chose comme les allées du bois de Boulogne du côté des Acacias, mais plus vert, plus humide, d’une poussée plus vigoureuse et plus haute.

On sort du bois pour tomber brusquement sur le premier revers des dunes et les arbres cessent tout à coup pour faire place à ce vaste désert, onduleux, clairsemé d’herbes maigres et de sables, qui précède ordinairement les grandes plages.

Long village de Scheveningue, en pleine nudité. Beaucoup de petites maisons, toutes pareillement en briques, où je ne vois nul commerce, nulle industrie, et qui ne sont là, je crois, que pour les besoins des baigneurs. Au loin, sur la d’une même, la longue ligne des grands hôtels, chalets, casinos, à distance ayant l’ampleur, la hauteur et l’importance de palais. Des pavillons sur les toitures, des voitures stationnant dans les vastes ronds-points gazonnés ou pavés qui les précèdent. Tout cela de dimensions très vastes, conçu dans le plus grand format et pas trop noyé dans l’immense horizon des dunes.

On arrive, on traverse la ligne des chalets. On en voit alors les vraies façades, celles qui regardent la mer, et par le sable on descend lentement au flot. Il est loin ; la plage est large. Molle d’abord, elle devient ferme et douce à partir de l’étiage ordinaire des marées. Là beaucoup de monde et le plus joli spectacle par ce temps paisible et gris, sur cette arène si douce à l’œil, entre ce grand ciel et cette belle mer plate et pâle qui fuit si loin, quoique mesurée de si bas. Chevaux, ânes dans le pli des dunes Plus loin la multitude des guérites en osier, sorte de fauteuil américain sur lequel ou aurait planté une étroite capote de cabriolet. Toutes tournent le dos au vent qui vient de terre et regardent la mince ligne de l’horizon et la frange argentée du premier flot. Beaucoup de femmes, en toilettes légères ; peu de jolies. Myriades d’enfans plus jolis que leurs mères, qui font des courses, des dessins, des trous dans le sable. Une voiture entre en pleine eau, ingénieuse machine sur quatre roues hautes. D’abord un coffre plein prenant le jour de haut, par des lucarnes. Une tête rose y paraît. C’est la cabine roulante. Y attenant et derrière une tente ouverte, une porte met en communication la tente avec la cabine ; un escalier fixe descend sous la tente de la cabine au flot. Le cocher, haut monté, ne voit rien de ce qui se passe derrière lui. La voiture va droit au flot, y entre jusqu’aux essieux, se retourne et reste là. Le cheval a de l’eau jusqu’au-dessus des genoux. La mer arrive, se brise sur l’obstacle, rejaillit sous la voiture, l’entoure d’écumes plus épaisses, plus blanches, plus continues, et pendant ce temps on aperçoit de loin à l’arrière un point sombre qui s’agite au milieu du remous blanchissant.

Admirable couleur claire, blonde et simple de tout cela. Van de Velde est bien sensible : on lui voudrait un œil plus attentif, une couleur plus vraie, un dessin plus sûr, plus varié, qui mesurât mieux les grands espaces. Tout cela est plus grand, plus ouvert qu’on ne l’a fait ; la grandeur en pareil lieu est bien quelque chose, la couleur vraie d’ailleurs est plus rare. Un œil moderne, avec l’habitude nouvelle de décomposer beaucoup de nuances, y trouverait des tons exquis dans l’apparente uniformité de l’ensemble. Cela fuit, se dégrade, se distingue, se succède à l’infini. Le sable est gris violâtre, un peu réchauffé, comme toutes choses humectées, par la montée régulière des marées. La d’une est pâle, avec des verts tristes ; les chalets de cette impalpable et forte couleur de brique dans l’ombre, couleur hollandaise et presque unique dont la peinture ancienne a d’ailleurs très bien donné l’idée !

Que de taches charmantes font les figures ! Comme un noir marque, et comme une couleur claire y délaie une clarté tempérée !

L’horizon est entouré d’orages. Une grande nuée grisâtre, simple et si bien peinte, s’élève à l’Ouest, et fait paraître la mer encore plus pâle, plus laiteuse et plus richement argentée là où elle écume. C’est le fond du tableau.

Nous en avons une idée par la mer sauvage sur le revers de l’île d’Oléron...

Rentré par une autre route. Bords d’un canal. Voitures d’eau. Dans la ville même, délicieux champ de courses, immense carré de gazon vert entouré de grands arbres. Sombres rideaux. Ombre verte sous les arbres. Ils ont bien senti et bien rendu cela...

Les courses viennent de finir, il n’y reste qu’une foule épaisse, massée d’un seul côté à l’ombre des grands arbres. Beaucoup de voitures dans les allées voisines.

Un grand bruit sous ma fenêtre : deux voitures légères, attelées d’un seul cheval, passent au plus grand train ; le cheval a des rubans, celui qui conduit a un gros bouquet. Une légion de gamins précèdent, escortent, suivent en poussant des hourras. J’ai cru que c’était le Roi : ce sont des gagnans.


A Madame Eugène Fromentin.


La Haye, jeudi matin, 8 heures, 15 juillet.

Je regrette la Haye, c’est une ville qui me plaît beaucoup, où je passerais volontiers quelques jours tranquilles. Nous y reviendrons, à moins d’obstacles.

On pourrait à la rigueur filer droit de Paris sur Anvers. Le grand intérêt d’art ne commence que là. Et le pays n’est pittoresque et nouveau qu’à partir de Rotterdam.

Somme toute, je suis content. Et j’attends plus encore d’Amsterdam.

Vendredi matin, 8 h. 1/2, 16 juillet. — ... Je m’y suis beaucoup mieux pris pour ce musée que pour les deux autres, et grâce aux nombreuses annotations de mon catalogue, je le connais vraiment sur le bout de mon doigt. (Il y a quelque chose à faire, je le tenterai.) Le Musée d’Amsterdam est plus riche encore, j’y mettrai du soin.

... A six heures et demie, je serai à Amsterdam ; je mettrai Deux heures au lieu d’une heure et quart, ce n’est pas trop pour apercevoir du wagon un nouveau morceau de cette campagne charmante. Je ne passerai à Amsterdam que le temps nécessaire. Je ne flâne pas, et puis me vanter de ne pas perdre une minute. Ce que je connaîtrai le mieux, ce sont les tableaux, le moins, ce sont les lieux : Rotterdam, Dordrecht, Utrecht, Leyde, que j’aurai négligés ou traversés à vol d’oiseau, et c’est dommage. Voilà pourquoi la semaine prochaine, à mon retour, outre la nécessité de visiter les Memling, je veux m’arrêter à Bruges et y prendre une idée de la vieille France du XVe et du XVIe siècle.

Tu peux dire à Mina que sa ville est une des plus jolies villes modernes que je connaisse. Elle est régulière et pas ennuyeuse ; élégante et pas banale ; d’une propreté qui n’est qu’un charme. Si Anvers n’avait pas sa cathédrale et son musée, je n’aurais nul désir d’y retourner de ma vie. Il est vrai que le temps me l’a fait prendre en horreur.

Une heure. — C’est très joli, la Maison du Bois. Et voilà tout. Cela donne une idée intéressante de ce luxe sans faste et d’un grand goût dans le très simple. Le bois, les étangs, le parc réservé sont admirables de végétation et de fraîcheur.


A la même.


Amsterdam, vendredi soir, 10 heures. 16 juillet 1875.

Chère amie, me voici encore dans un nouveau gîte. Arrivé à six heures et demie en gare, à sept heures passées à l’hôtel, car Amsterdam est une grande, très grande ville et la traversée n’en finit pas...

Le parc, comment t’en donnerai-je l’idée ? ressemble en très étendu au square des Batignolles. C’est un méli-mélo de petites allées sablées, de petits bouquets d’arbres naissans, le tout enveloppé d’un lacet de petits canaux, et de petits étangs avec des petits îlots au milieu. Des ponts rustiques jetés sur tous les canaux, tout cela minuscule et se reproduisant sur de grandes surfaces. Vers le milieu, un kiosque aérien, avec une musique militaire ; autour, une foule épaisse, un peu vulgaire, sentant le commerce, l’industrie moyenne et la boutique. J’imagine qu’en Chine il y a des choses qui ressemblent à cela. Dans un rond-point, une haute statue de bronze, je ne sais laquelle, à gauche et tout de suite des marécages, à droite et par-dessus les taillis d’arbres blancs, des moulins à vent qui tournent.

Je n’y retournerai point : mais c’est curieux... Revenu par le centre de la ville, par l’Amstel, grande rivière qui passe à travers la ville, me fait l’effet de s’y ramifier et va se jeter dans le Zuiderzée. Enfin rentré par les quais.

Il fait gris et frais. Le cœur de la ville est touffu, obstrué, compact et ne prend de l’air que par ses canaux et par ses places ; tout cela se débouche aux extrémités, se donne de l’espace, et comme à Paris, la ville empiète sur la campagne à l’opposé de la mer. Ce sont les nouveaux quartiers.

Une chose me frappe, depuis que j’ai vu Bruxelles, Anvers, la Haye surtout et même Amsterdam : quand l’empereur conçut avec M. Haussmann et M. Alphand le plan du nouveau Paris, de l’Ouest et du bois de Boulogne, il avait les souvenirs de son exil, de l’Angleterre d’abord, mais aussi de la Hollande. Je sais qu’il avait une affection particulière pour le bois et la Maison du Bois (chalet d’été de la Reine) que j’ai visités ce matin.

La Venise du Nord, comme on l’appelle, ne ressemble à Venise que parce qu’il y a moitié rues, moitié canaux. En définitive, c’est le Nord et le Midi, c’est-à-dire les choses les plus dissemblables de la terre ; c’est fort pittoresque à sa manière, varié, diapré, bigarré, toutes les maisons peintes de couleurs sombres, avec l’encadrement des fenêtres en blanc. Beaucoup de pignons, une multitude de fenêtres, comme partout en Hollande et très peu de plein entre les fenêtres, ce qui donne aux maisons l’air de lanternes tout en vitres. Quelquefois pas de quais : les maisons baignant dans l’eau ; quelquefois des quais étroits juste pour le passage des voitures, et, plantés sur la banquette qui borde le canal, de petits arbres ronds assez mal venus et de feuillage grêle.

Qui a vu les tableaux de Van der Haïden connaît cela ; et dans les canaux, des galiotes à gros ventres couleur de chêne ciré, et des eaux sombres ; à travers tout cela, une bonne odeur de tourbe brûlée propre à la Hollande, car ce pays à une odeur, et, quand cette odeur est agréable, c’est une originalité charmante.


A Armand du Mesnil.


Amsterdam, ce samedi 8 h. 1/2, 5 h. 1/2. 17 juillet 1815.

Je viens de passer six heures au Musée en deux séances. C’est beaucoup, je t’assure, surtout un premier jour ; c’est avaler pêle-mêle et beaucoup trop vite une quantité indigeste d’élémens délicats ou très forts. Je suis écœuré et las. Ce qui m’est arrivé pour Rubens m’arrive ici pour Rembrandt ; j’ai peur de lui et peur de moi. Seulement, avec Rubens, il dépassait de beaucoup sa renommée ; avec celui-ci, au premier abord, il me paraîtrait que c’est le contraire. J’ose à peine écrire un pareil blasphème, qui me couvrirait de ridicule s’il transpirait. Déjà, ce soir, j’y vois plus clair, et, sur certains points, il grandit.

Demain et après-demain, je le verrai encore et plus à fond ; reprendra-t-il son rang suprême ? J’en aurai le cœur net avant mon départ. Dans tous les cas, il y a entre cet art et mon faible cerveau un obstacle et un malentendu : la question n’est pas de savoir si l’homme est un grand artiste, original, presque unique, un très grand cerveau quand il rêve, imagine, invente, et s’appuie bien nettement sur sa sensibilité. La question est plus spéciale. Il s’agit de savoir s’il est plus grand ici dans ses œuvres si fameuses que dans les autres que nous possédons ou connaissons ; et de bien établir si, lorsqu’il n’est que praticien, c’est un très beau peintre, ou s’il n’a que certaines parties dominantes mais exclusives, étroites, d’un très beau peintre, et s’il n’en fait pas abus quelquefois, notamment ici. Quelqu’un se trompe de moi ou de tout le monde. Il est à croire que c’est moi, mais l’erreur des autres est facile à reconnaître et à démontrer : rien n’est plus malaisé que de mettre le doigt sur sa propre erreur et plus ennuyeux que d’en convenir.

Au fond, il n’y a d’intimidant dans ces deux pays que Rubens et Rembrandt. Le reste est bien instructif, bien charmant, souvent merveilleux. Mais si j’en excepte (cela c’est grave) un moment miraculeux, celui des Primitifs du XVe au XVIe siècle, le reste, dis-je, est relativement facile à regarder de plain-pied.

Je suis, cher, quoi qu’il arrive, très satisfait d’avoir fait ce voyage ; c’est bien à toi que je dois de l’avoir entrepris, et je te dis merci. Mon métier, je crois, n’en profitera guère : il y a un si vaste monde entre ce qu’ils faisaient et ce que nous tentons ! mais j’apprends, je m’instruis, je m’ouvre, je me meuble.

Je saurai quelque chose au retour ; en tirerai-je un livre ? Je n’ose encore dire oui, mais je le crois bien, la matière est si charmante ! Et si je tourne une ou deux difficultés que je t’expliquerai, si j’en trouve, non pas l’ordonnance (elle est nulle), mais le mode et le ton, si je sais être bonasse et fin, pas pédant et cependant très ferme, précis et clair, à mon retour, j’aurai les élémens d’un joli livre, et je n’aurai plus qu’à l’écrire. Mais, chut ! en trouverai-je l’heure, et les dispositions ?

Le plus gros de ma besogne est d’annoter, séance tenante, et devant les tableaux, les catalogues. Je ne parle pas de ce que, le soir, je griffonne en dehors de ces observations de pure technique. Ce sont encore des scénarios de chapitre et rien de plus.

Je ne perds pas une minute. Je passerai probablement ici demain, dimanche, lundi et mardi, y compris ou sans compter une demi-journée donnée à Harlem. Puis je reviens tout droit à Gand et Bruges, de là Bruxelles et retour. Je n’aurai pas, je crois, dépassé le terme que je m’étais fixé, et je me serai vivement aiguisé l’œil et l’esprit. Je ne te parle pas du pays. Je le regarde en courant, et je saurai faire croire, s’il y a lieu, que je le connais bien, parce que de naissance et par nature j’ai ce qu’il faut pour goûter cela, et il y aura toujours assez de paysages dans mon sac pour encadrer le livre que je rêve.

Adieu, veille un peu sur Marie[12]. Quoique le temps s’abrège, j’ai peur que le cœur ne lui manque. A bientôt, vieux frère, je t’aime de cœur, tu le sais, et je fais tout pour que ton vieux ami satisfasse à peu près tes exigences.

A toi.

EUGÈNE.


A Madame Eugène Fromentin.

Même jour. — Après six heures de musée, je viens d’écrire à Armand. Je suis las, très las. Je te viens seulement pour t’embrasser, mais seulement pour cela... Je suis content, pas émerveillé, un peu déconcerté, mais je travaille et c’est l’essentiel... Je n’ai pas trop le temps de penser que je suis seul, quoique je le sois beaucoup. J’ai pour compagnie constante le désir de voir, de bien voir, de comprendre, de retenir et de préparer des matériaux. Si je restais coi après cela, je ne serais guère content...

Je croyais bien que ces études attachantes me saisiraient beaucoup, mais pas à ce point. Je te quitte pour prendre quelques notes urgentes...


Amsterdam, ce samedi 17 juillet[13].

Ce soir, je suis plus content. Cependant je ne suis pas émerveillé, surtout je ne suis pas convaincu. De Lui à moi, la chose est grave.

Il y a certainement là une question délicate à résoudre. Un très grand artiste ! c’est entendu. Même un très grand peintre, même, si l’on veut, un très étonnant praticien. Mais voyons : par quoi vaut-il ? qu’est-ce qu’il y a de meilleur chez lui : le fond ou la forme, le sentiment ou le métier, la manière de sentir ou la langue ?

C’est le peintre de la lumière ! soit encore. Mais à propos de tout, n’est-ce pas trop souvent ? Que l’Ange de Tobie, les Disciples d’Emmaüs, la Famille du Charpentier, les Philosophes chez eux, un portrait par hasard, ses merveilleuses eaux-fortes, que tout cela vive de la lumière, concentrée, raréfiée ou jaillissante ; que ce soit là l’élément propre au sujet et la manière la plus originale, la plus dramatique, la plus saisissable de l’exprimer : je le veux bien. Mais tous les sujets sont-ils donc faits pour être traités de même ?

Pourquoi la Ronde de Nuit ?

Pourquoi la sortie d’une compagnie de gardes civiques a-t-elle besoin de s’exprimer par un éclat de lumière et des profondeurs d’ombre ? On dit : mais l’effet ? L’effet ? quel effet ? Est-il indiqué par le sujet ? Il le dénature à ce point qu’il a produit cette immortelle équivoque sur laquelle on discutera pendant des siècles, si cette belle page vit encore des siècles. De sorte que le plus grand souci de la postérité sera de savoir si cela se passe de jour ou de nuit, pourquoi la nuit plutôt que le jour ? et pourquoi, si c’est le jour, toutes les fantasmagories de la nuit ? Tout est mystère et rébus dans cette œuvre singulière qui ne me paraît être énigmatique et peu claire que parce que l’auteur n’a pas su clairement ce qu’il voulait rendre, et qu’avant tout il en a fait un tour de force.

Je crois que c’est là le mot qui convient pour définir une œuvre, en effet, très forte et très rouée. Très forte, cela s’impose ; très rouée, je vais essayer de le démontrer.

On ne me dira pas que Rembrandt fut un naïf. On raconte qu’un jour un artiste de notre temps, très fanatiquement épris de Rubens, accablé de sa grandeur et de sa fertilité, de son ampleur, de sa force, épuisa toutes les hyperboles, et finit par s’écrier : « C’était un lapin ! » Ne pourrait-on pas dans le même vocabulaire trouver un mot qui convînt à Rembrandt, et dire de lui : C’était un malin !

Oui, quand il n’est pas très ému, très inquiet, très songeur, très nerveusement appliqué à rendre une nuance fugitive de sentiment humain, une idée profonde enveloppée, une rêverie d’illuminé, quand il regarde avec ses yeux, quand il est devant un morceau de nature, un peu grand, très simple, et qu’il invente alors une langue compliquée, presque sibyllique, pour le traduire, ne doutez pas qu’il ne ruse, et qu’il ne soit le praticien le plus roué qu’il y ait jamais eu...


Amsterdam[14].

Rembrandt. — Il y a certainement dans ses œuvres, notamment dans les Syndics, la plus belle, une ressemblance pour ainsi dire abstraite, et cependant une vie plus lointaine, plus intime, plus profonde et plus idéale en ses à peu près, même en ses inspirations, qui est supérieure à bien des réalistes et qui est la vie de l’art.

Rubens. — Il avait, comme on dit en musique, le registre le plus étendu, non pas le plus varié et le plus riche, Véronèse dans le médium est plus abondant en nuances diverses, mais il ne va ni si haut ni si bas, ni jusqu’au blanc ni jusqu’au noir. La palette de Rubens, si nuancée, si abondante en teintes fugitives, dans les couleurs principales, est réduite à peu de chose : noir-noir, gris, rouge, jaune. Rarement un bleu et blanc.

Pas d’œuvre plus sensible aux changemens de lumière que la Ronde de Nuit. Un jour trop coloré la jaunit à l’excès, trop blanc la durcit et l’obscurcit, trop éclatant la creuse et la dépouille.

C’est le propre de cette peinture transparente et forte. Toute peinture glacée en est là. C’est l’impalpable, et l’impalpable n’est pas et n’a qu’une existence trop relative.

C’est le principe même de la couleur, la substance de la matière colorée qui fait les coloristes.

Les coloristes à bases solides et simples résistent à la lumière. Rubens ne change pas. Il ne modifie pas son ton par un travail superficiel. Il le compose et le nuance résolument. Quand il le rompt, c’est de la couleur rompue ; quand il l’étouffe, c’est de la couleur sourde ; quand il le neutralise, c’est de la couleur neutre.


Rembrandt n’avait aucun esprit dans la touche. Il n’avait que du sentiment, ce qui n’est pas du tout la même chose.

Il en résulte que, quand il ne travaillait que de la main, immanquablement il était inférieur à beaucoup de praticiens qui ne le valaient pas. Sa touche est lourde, embarrassée, revenue, reprise, comme un homme peu maître de sa langue qui la surchargerait de mots, faute de trouver le mot propre, et qui se dirait : dans le nombre, le mot juste finira bien par apparaître. Quelle différence avec Franz Hals, par exemple !

Quand il est ému, intime, profond, il est incomparable.

Voilà pourquoi ses beaux tableaux sont d’un grand artiste, ses eaux-fortes des chefs-d’œuvre, et ses œuvres de pratique des morceaux étonnans, mais bien contestables.


A Madame Eugène Fromentin.


Amsterdam, dimanche soir 10 heures. 18 juillet 1875.

J’aurai besoin de deux jours pour Gand et Bruges, et je te demanderai deux ou trois jours pour Bruxelles où, sans compter une ou deux obligations qui me saisiront, j’ai absolument besoin de revoir le Musée. Je l’ai bien vu, mais n’y ai pris que des notes plus qu’insuffisantes, et la partie historique, que je veux y revoir, exige un travail serré dont je m’aperçois maintenant. Je me suis ravisé depuis Anvers, et fais un beaucoup meilleur travail. J’ai visité ce matin (je te le disais, je crois) les deux galeries Six. Ce sont les descendans directs, divisés maintenant en deux branches, de l’ami de Rembrandt. L’une des branches habite encore la maison du bourgmestre, et les tableaux que j’ai vus là, admirables de choix, de conservation, de rareté pour la plupart, n’ont peut-être pas quitté les murs depuis deux cent cinquante ans. C’est fort curieux et fort beau. J’y ai passé toute la matinée et puis me vanter d’y avoir, sérieusement pioché et appris. Dans l’après-midi, visite au Musée, mais je commençais à n’y voir que d’un œil...

Je n’irai à Harlem qu’après-demain, parce qu’on me dit que mardi j’entendrai en même temps un orgue, célèbre ici comme celui de Fribourg, Dois-je entendre l’orgue ? Enfin, je me déciderai demain matin. Le trajet est de vingt-cinq minutes et, en deux ou trois heures, j’aurai vu, je crois, les Franz Hals autant qu’ils le méritent...

Lundi matin. — Rembrandt m’empêche de dormir. Il est ici représenté par deux de ses œuvres les plus fameuses, et ces œuvres, fort extraordinaires, me laissent cependant assez froid. J’ai donc un double motif pour l’étudier tout à fait à fond, ici plutôt qu’ailleurs : le premier, c’est que les œuvres sont de toute importance ; le second, c’est qu’entre les portraits de la collection Six également célèbres et ceux du Musée, il y a selon moi un monde, et que je voudrais bien savoir au juste et démontrer à quel moment de sa carrière il a eu raison, au commencement ou à la fin ? Je suis sur ce point d’un avis contraire à tout le monde, c’est inquiétant ; et c’est précisément ce désaccord qui m’occupe et m’occupera, jusqu’à ce que j’en aie le cœur net.

Adieu, chère, tu vois dans quel ordre de préoccupations et de recherches je vis exclusivement.


Au Musée[15], dimanche, 2 heures. 18 juillet.

Tout homme qui a une manière engendre une fâcheuse école, non par ses qualités, mais par ses défauts, — comme une difformité qui se transmet par héritage.

Une belle taille, de beaux traits, se remarquent moins quand ils passent du père aux enfans qu’une bosse, une laideur ou du rachitisme.

Tel est le cas de l’École Rembrandt.

Que de faux Rembrandt, comme de notre temps il y eut de faux Delacroix et de faux Decamps !

Il n’y a pas de pseudo-Cuyp, ni de pseudo-Paul Potter, ni de pseudo-Ruysdaël.

On imite Hugo, Ronsard, même d’Aubigné, Musset quand il écrit mal, on n’imite pas Molière, Pascal, La Bruyère, ni Racine, et, quoi qu’on ait pu dire, on n’imite pas Voltaire.

On ne copie que la manière de faire et d’autant plus aisément qu’elle devient plus indépendante de la manière de sentir et devient un procédé.


A Madame Eugène Fromentin.


Amsterdam, lundi 19 juillet 1875.

... Ce matin, j’ai vu longuement une collection qui doit être annexée plus tard au Musée (''musée Van der Hoop) et qui contient, au milieu d’une foule de jolies choses, une douzaine de morceaux rares. Tout à l’heure, j’ai visité le musée zoologique. C’est le Jardin d’acclimatation et le Jardin des plantes combinés, avec un soin, une propreté, des commodités pour le public et un bien-être pour les animaux absolument inconnus à Paris, où cependant nous avons plus de goût, autant de ressources, où nous devrions avoir autant d’argent. Comme partout ici, grand café couvert et en plein air, et musique dans l’après-midi. Il y avait foule et foule élégante...

... Ce Franz Hals que je vais voir à Harlem est un bon et habile peintre de portraits, contemporain de Rubens, qui jusqu’à présent avait passé pour un homme expert mais secondaire, et que notre jeune école française a, depuis quelques années, ressuscité en même temps que Goya. Pour la justification de certaines doctrines et de beaucoup d’imperfections, elle n’a pas été fâchée de les prendre pour chefs de file, et de faire d’eux des hommes de génie qu’ils ne sont pas du tout. Il faut donc que je le connaisse à fond de mes yeux. Il est tout entier et abondamment à Harlem...

... Parle-moi donc un peu en détails de notre cher Trésor[16] qui me manque, va ! Comment est-elle ? plus grosse, plus forte, plus ingambe ? aussi gaie ?

Trouverai-je un changement ?

Dimanche, en allant au port, j’ai rencontré un bébé d’un an ou dix-huit mois, marchant à peine, et poussant devant elle une petite voiture, suivie de sa famille : des braves gens de magasin. Je me suis arrêté pour la regarder, apparemment avec tendresse, car le père m’a dit bonjour en souriant très bonnement. Il aura bien vu que j’étais quelque chose comme lui, père ou grand-père.

J’ai travaillé ce soir avant le dîner dans ma chambre. Je crois bien que je ferai quelque chose. Sera-ce bien, mal, nouveau, erroné ? Dans tous les cas, ce sera moi.

Adieu, chère… Bonne nuit, mes enfans ; tous en bloc, je vous embrasse tendrement. À toi, chère.

EUG.


A la même.


Amsterdam, mardi 20 juillet 1875.

Il est cinq heures passées, je reviens de Harlem…

J’ai fait ce que je voulais faire et vu très suffisamment ce que j’avais à voir, et je suis fort content. Ce que je connaissais de Hals ne suffisait pas, tant s’en faut, à me donner une juste idée de sa valeur, qui est considérable, au point de vue du métier pur. J’ai pris pas mal de notes, et je crois que j’ai sur ce maître, peu connu en son entier, et sur ses imitateurs de nos jours, un chapitre tout prêt, intéressant.

Et puis j’ai entendu l’orgue. Il est magnifique, tient toute la hauteur de la vieille église, jusqu’aux voûtes. C’est un monument somptueux, et d’une sonorité en même temps que d’une étendue rares.

Mais, devine quel est le premier morceau qui m’a accueilli, quand je suis entré dans ma stalle, et que j’ai pris place à côté d’un vieux Anglais, qui, par parenthèse, m’aurait bien distrait, si je n’avais été très particulièrement attaché ? L’andante de la douzième sonate de Mozart, ce dont j’ai raffolé ; tu sais, ce que mon cher mignon, mon petit David, jouait à son vieux père un peu maniaque quand il était dans ses humeurs noires[17].

Après cela, le Doux Martyre des Noces. J’étais ravi ; si j’avais à te dire tout ce que j’ai pensé, ce serait bien long, quoique cela n’ait duré que quelques minutes. J’ai demandé quel était l’exécutant qui faisait dire de si jeunes et si douces choses à ce grandiose instrument. On m’a dit que c’était un enfant de dix-sept ans, qui venait de succéder à son père, mort il y a deux mois, et qui promet de devenir un grand musicien.

J’ai bien fait d’aller à Harlem aujourd’hui ; et c’est un plaisir que je ne donnerais pas pour beaucoup de florins.

Ce paragraphe est pour Marguerite, car l’andante de la douzième sonate, c’est maintenant déjà sa première jeunesse et mon ancien temps[18].

... J’ai bien examiné ma carte et mon guide : je ne laisse derrière moi rien d’indispensable ; au point de vue historique, j’aurais dû voir plus, mais ceci ne me regarde pas.


Harlem, 20 juillet[19].

... C’est à Ruysdaël qu’on pense le plus et sans cesse. Les autres sont trop Italiens avec leurs ciels orangés, ou d’azur net, et leurs fonds en amphithéâtre. Le grand naïf, le pieux observateur, le grand portraitiste inspiré de la Hollande, c’est Ruysdaël. Quel dommage qu’il ait été réduit à faire faire ses figures par ses spirituels amis !

Les plus belles études de Van de Velde sont spirituelles et vraies, plutôt qu’ingénues et fortes. Ses tableaux sont décidément du Karel et du Berghem. Karel est peut-être plus particulier.

Franz Hals. — ... Manet s’est évidemment inspiré de la dernière manière. Mais avec un œil moins juste, un sentiment de la nature bien inférieur (ai-je besoin de le dire ?). L’imita-t-il de plus près ? Pourquoi donc imiter les défaillances d’un homme de quatre-vingts ans quand on ne les a pas, et faire croire à de la sénilité quand on est si jeune ?

Presque tous les défauts des grands artistes sont le fait de leur précipitation, de leur insouciance, de leur négligence ou d’un faux système. Il est clair que ce sont des traits imparfaits, d’accent plus facile à saisir, aussi est-ce toujours par là qu’on les copie.

On copie la suie chaude de Rembrandt, les abus de Rubens, ses reflets de pourpre et ses demi-teintes bleues ; on exagère encore la rondeur ronflante de ses contours. De Franz Hals, on prend les indications sommaires, les coups de brosse rapides. Seulement, au lieu de se tenir juste dans le sentiment du geste, de la forme et de la couleur, on les donne à tort et à travers. Ils ont des yeux et une main qui ne savent ni bien voir, ni bien manier leur outil. Et, parce que leur palette est plus sommaire, et se réduit à deux couleurs, noir et blanc, et à quelques valeurs justes, on crie à la nouveauté, et les voilà des hommes originaux.

Mais rien n’est nouveau sous le soleil. Voulez-vous de l’archaïque ? Allez voir Van Eyck, Memling, Orley, tant d’autres ! etc.

Et finalement, voulez-vous voir à son origine et dans sa perfection écrasante l’art des néo-naturalistes, allez voir Hals.


A Madame Eugène Fromentin.


Ce mercredi 5 heures, 21 juillet.

Je rentre de ma course aux environs. Je ne suis pas mécontent de ma promenade... J’avais emmené avec moi le jeune fils de Flameng, que j’ai retrouvé ce matin au Musée avec son père. C’est un charmant grand enfant de dix-neuf ans, déjà peintre fort doué, ayant beaucoup vu, beaucoup lu, et qui va devenir à la rentrée un de mes élèves certains, et je crois bien préparés, s’il tient ce que les apparences promettent. Il est toujours en course par ici avec son père, connaît la Hollande comme Paris, et m’a intéressé...

La campagne est jolie, ne m’a pas révélé grand’chose de nouveau, mais m’a montré de plus près et plus en détail ce que je connaissais déjà...


A sa fille.


Gand, jeudi soir, 9 h. 1/2, 22 juillet 1875.

Un seul mot, chère bien-aimée fille, car vraiment je n’en peux plus... C’est un odieux voyage, sans qu’il y paraisse sur la carte, que ce trajet d’Amsterdam à Gand : dix heures et demie de route... Heureusement que, pour me consoler, pendant l’arrêt d’Anvers, j’ai pu me faire conduire à la cathédrale, où j’ai revu, bien vu, et bien fait de revoir les Rubens.

Enfin à six heures et demie passées, j’étais à l’hôtel.

Me voici donc dans cette vieille ville qui a été un moment le Paris des émigrés, et où, tu sais, M. de Chateaubriand trouva la royauté si ridicule. Ce doit être un séjour mortel. Ce n’est plus la Hollande, et ce n’est qu’un diminutif de Bruxelles dans ses parties nouvelles. La vie moderne s’est introduite comme elle a pu dans la ville ancienne et l’a gâtée sans la transformer. Ce qui est d’aujourd’hui est médiocre à côté de Bruxelles, surtout à côté de la Haye. Ce qui est d’une autre époque y subsiste par fragmens intéressans, plus nombreux même que je ne le croyais, mais se voit mal et me paraît mal encadré. Quelques monumens superbes de vétusté, de noirceur, infiniment respectables par leur âge et par leur histoire. C’est le vieux béguinage que j’ai contourné dans la nuit, l’hôtel de ville et les églises centrales. C’est pour les églises que je viens ici, à cause de quelques morceaux de peinture uniques. Je commencerai dès demain matin.

... Comment, j’ai oublié le 20 juillet[20] ! Comment, moi, ton père, mon mignon, j’ai oublié de te souhaiter ta fête et de célébrer tes heureux vingt et un ans ! Et cependant, ta mère te le dira, mardi 20, à Harlem, par un hasard qui, vivement, m’a rappelé des souvenirs très chers, tout le jour j’ai pensé à toi plus particulièrement qu’à aucune autre. Je crois même que dans l’église je n’ai pas été loin de m’attendrir ; et mon cœur, vraiment ému, ne m’a pas dit qu’il y avait en effet de quoi m’émouvoir ce jour-là ! Pardonne-le-moi, mon mignon, tu sais que je t’aime bien...


A Madame Eugène Fromentin.


Gand, dimanche matin, 25 juillet.

Je crains d’avoir à Bruxelles deux dîners, l’un, chez M. Gallait, le roi des peintres belges, l’autre, chez un ami de Portaëls ; cela m’ennuie. Car j’ai pas mal à faire, et c’est pendant ces derniers jours, avec le secours du Musée, que j’aurais à mettre en ordre beaucoup de documens nécessaires.

Il y a un tel tohu-bohu dans ma tête, de noms, de dates, de tableaux et de musées, de couvens, d’églises, qu’il faudra quelque temps pour que le classement s’opère. Cependant j’ai fait de mon mieux. Il y a, je crois, un certain intérêt, et pas mal d’acquisitions personnelles au fond de ce désordre. Quand et comment, sous quelle forme le résultat se produira-t-il ? nous verrons.

Excepté mes nuits que je me réserve, car c’est là, tu le sais, mon plus grand besoin, il me serait difficile de faire tenir davantage dans mes journées.

N’attends point mes notes. Mes notes ne sont rien, pas lisibles, à peine déchiffrables ; ce sont d’abondans mementos, sur des pages d’album, l’équivalent des croquis que je fais d’après nature. Et tu sais que ce n’est pas en face des choses que je brille…

Je suis content de ma journée de Bruges... J’ai pu voir tout bien, et, à deux reprises, l’hôpital Saint-Jean, la chose importante. J’en rapporte un souvenir exact et qui ne me quittera plus...

Ce matin, je vais au Musée, je retourne à la cathédrale. Après-midi, j’assiste à une grande fête musicale, donnée par la Société des Chœurs Belges. La fête aura deux journées ; bien entendu, je n’assisterai qu’à celle-ci. On y joue les Saisons d’Haydn. Je me paie ce plaisir artistique d’un autre genre ; le Roi y sera.


{{c|Memling[21]. — Le Mariage de Sainte Catherine.

Hôpital Saint-Jean, deuxième visite en sortant de l’Académie.

Aussi beau, matériellement parlant, que le Van Eyck de l’Académie (La Vierge au donataire) ; mais étonnant de détails exacts et de minutieuse observation d’après nature ; mais une élévation, une candeur d’attitude, de gestes, de physionomies, une beauté de contours et de traits, une suavité de regard que l’autre n’a pas.

La Sainte Catherine est exquise. La main à l’anneau admirable de délicatesse féminine et de dessin. Tête adorable avec son petit diadème d’or et pierreries, et son voile comme une eau limpide sur le front. Manches de velours rouge cramoisi. Robe à corsage échancré et collant, terminée par une jupe à grands ramages noir et or.

Derrière, saint Jean debout, grave et doux (un homme doux et triste), en noir violet. Belle tête dans la demi-teinte, d’une exécution veloutée. Nez long, barbe rare et brune ; si bien derrière Sainte Catherine.

Vierge rouge à la Van Eyck et bleue, moins jolie, tête un peu en museau, bouche pincée, longs cheveux crêpelés.

Joli petit ange souriant qui joue du clavecin (noir et or, manches blanches).

Autre petit ange en bleu très tendre.

Sainte Barbe, robe verte, manteau grenat. Livre à la main, avec étoffe bleue au dos. Jolie tête droite à cou droit, nuque haute et fine, petites lèvres serrées et mystiques, yeux baissés sur son livre. Jolie comme tout ; une délicieuse femme, tournant à la sainte, quasi un ange.

Derrière, l’abbé donateur en rouge, tenant un saint ciboire, de face ; tête de Christ à barbe en pointe.

Tout cela vivant d’une vie profonde, sereine et recueillie ; pas trace de passion, de sentiment humain. La vie n’y laisse aucune trace, sinon le souffle pour animer les têtes, l’âme dans les yeux. C’est la pure béatitude, sans extase mystique, sans regards au ciel ; la pensée intérieure, reposée, sans trouble. C’est tout à fait unique.

Tronc à fond ramage d’or avec colonnes noires. Portique à colonnes noires ou de marbre rouge. Entre les colonnes, ciel pur, dégradé du blanc au bleu comme une aurore froide sans nuées, mais pour ainsi dire sans flammes. Horizon de villes ; places à perspective haute ; avec épisodes de la vie de saint Jean.

Parquet de marbre gris et rouge. Sous les pieds de la Vierge, tapis d’Orient un peu trop frais et qu’on dirait aujourd’hui de fabrique moderne.

Le modelé des têtes est exquis ; sans ombre dans les deux saintes, enveloppé de demi-teintes et non pas plus pur, mais plus accompagné de clair-obscur dans le Donateur et dans saint Jean. Ton fort. Couleur énergique d’un beau choix. Richesse extrême.

Ces gens n’avaient sous les yeux, croirait-on, que des étoffes précieuses, fines, et du plus beau tissu ; et ils jugeaient que parmi les tissus qu’ils avaient à peindre, il n’y en a pas de plus pur, de plus uni, de plus dense et de plus fin, que l’épiderme humain quand il couvre un visage, des épaules, un corps de femme.

De là leur peinture lisse, pure et jolie. Il n’y manque qu’une largeur et une souplesse de bord pour être parfaite.

Pourquoi donc des pâtes épaisses et grossières ?


A Madame Eugène Fromentin.


Gand, lundi matin, 25-26 juillet 1875.

... La fête d’hier a été belle, intéressante, mais longue. Après trois heures et demie de musique, je m’en suis allé : il était six heures et demie.

Le Roi et la Reine ont été fort applaudis. Il y a longtemps que je n’avais entendu crier : « Vive le Roi ! » J’étais bien placé, près de leur loge, et les voyais à merveille.

Je suis encore de ces gens à qui il ne déplaît pas de voir une personne royale, quand cette personne est un galant homme, dévoué à son pays et aimé de son pays. Cependant il ne faudrait pas croire que la Belgique est dans son âge d’or ; ici, les questions politiques sont secondaires, mais les passions religieuses sont extrêmement vives. Il y a même des gens qui prétendent qu’un jour ou l’autre elles mettront le pays en feu. Sommes-nous très aimés dans ce pays qui nous ressemble comme un frère cadet ? Par politesse, on dit que oui. Les Belges sont en effet de ceux qui ont pour nous le plus de sympathie, ayant avec nous le plus de ressemblance ; mais ils disent qu’après la dernière guerre, nous nous sommes montres des ingrats. Leurs femmes ont été, paraît-il, d’un dévouement parfait pour nos pauvres soldats réfugiés et nous les aurions appelées des poseuses d’emplâtres. Ce mot célèbre, on me l’a déjà répété bien des fois, et, s’il est exact, ce n’est pas joli.

... Adieu, chère, je vais retourner à la cathédrale, où je suis vainement allé hier quatre fois, pour revoir le Van Eyck. Tu n’as pas idée des habitudes adoptées dans ces églises des Flandres, et du trafic qu’ils font avec leurs tableaux voilés, comme ils disent. Ma parole d’honneur, la sacristie est dégoûtante, on peut bien penser cela sans manquer de respect à l’Evangile...

Je suis allé à la cathédrale : impossible. J’y retourne. C’est à crever de rire. Et si tu voyais la tête du sacristain !...


A la même.


Bruxelles, mardi matin, 27 juillet 1875.

... Avant tout, avant d’écrire le premier mot de mes notes, si j’en viens là, il faut que je connaisse à peu près bien mon histoire de ces deux pays. Il est impossible de parler des hommes et de les bien comprendre, de les bien définir, eux et leur talent, si l’on ne voit pas nettement le milieu moral, politique, social, contemporain. Il est également indispensable de savoir synchroniquement ce qu’on faisait en Italie à la même époque, en France, et, depuis Philippe II, en Espagne.

Les artistes flamands et hollandais, sauf Rembrandt et quelques-uns, ont été de grands promeneurs. La manie de l’Italie les avait tous plus ou moins saisis. Ils allaient en Espagne, en Angleterre, et c’est de ces relations continuelles que sont nées les différences et les altérations qu’on remarque dans leur école. De sorte que pour un mot, une ligne, une demi-page glissée de temps en temps, il faut que je lise non pas beaucoup, mais pas mal, et que je sache non pas tout, mais certaines choses bien. J’emploierai à cela mes soirées de vacances.

J’ai lu la Vie de Rubens, par Alfred Michiels[22], un critique franco-belge qui ne manque pas de crédit. Il est informé, il sait, mais il reste tout à dire après lui. Je vais lire également les livres de Burger sur la Hollande[23], le meilleur sans contredit des écrivains d’art contemporains. Les extraits que je connais de ses livres me font penser qu’on peut également sans crainte dire son mot après le sien.

Si j’acquiers la certitude que la matière, qui paraît épuisée, demeure encore nouvelle, (ce qui a priori est vrai pour toutes choses), certainement je me risquerai.

Bref, mon voyage m’aura appris qu’il y a là un sujet charmant, probablement nouveau, si l’on a l’esprit de le renouveler, et confirmé dans le désir de tailler ma plume. Seulement je ne crois plus me sentir ni l’entrain, ni cette certaine manière imprévue de voir les choses que je possédais jadis, et j’ai peur, non pas de mon sujet, mais de moi.

Mercredi, 8 heures, 28 juillet. — ... Jeudi (demain) à deux heures, juste à l’heure où je devais partir, — car c’était fixé, — le Roi vient visiter le Musée qu’il n’a pas vu depuis sa réorganisation. Grands branle-bas et préparatifs. Il y est reçu par le Bureau de l’Académie et la commission des Beaux-Arts, auxquels s’adjoindront sur invitation quelques autres personnages.

Gallait et Portaëls, tous les deux de l’Institut de Belgique, avec qui je dînais hier soir, m’ont fait hier porter sur la liste des invitations et m’ont exprimé le désir le plus amical et le plus pressant de m’y voir. Gallait, qui, comme directeur annuel de l’Académie, recevra le Roi, veut me présenter à lui. Après beaucoup de refus de toute nature et non moins d’hésitation, j’ai cru devoir accepter une offre très gracieuse et très flatteuse... Il m’a paru que les motifs que j’aurais pu donner pour m’y soustraire ne pouvaient qu’être assez mal compris ; et j’ai cédé.

J’avais passé hier toute ma journée au Musée, et fait les deux tiers à peu près de ma besogne. J’y retourne ce matin, à l’instant. A dix heures, je vais à la galerie du duc d’Arenberg où je suis attendu par le conservateur.

Il est impossible d’être plus parfaitement gracieux que ne le sont Portaëls et Gallait. Nous avons dîné hier tous les trois au restaurant, et nous sommes restés à causer les coudes sur la table jusqu’à onze heures un quart. Demain, je crois (j’en suis honteux), Portaëls organise chez lui un grand diner également en mon honneur.

Je cours au Musée...

— Au Musée du palais d’Arenberg, le conservateur (M. de Brun), très expert en fait d’art, surtout en fait de Rubens, vient de me déclarer que si je n’avais pas vu, et je n’avais pu voir, la Pêche miraculeuse de Rubens, j’avais négligé ce que la Belgique possède de plus parfait de ce grand homme.

Je déjeune quatre à quatre et je cours à Matines (trente-cinq minutes de chemin de fer par l’express). Je serai rentré à cinq heures et demie.

Je rencontre ici un empressement et des égards auxquels je suis très sensible.


A Monsieur Charles Busson[24].


Bruxelles, ce vendredi 30 juillet 1876, au matin.

Cher bon ami,

Mon voyage est fini. Je quitte Bruxelles aujourd’hui à deux heures et demie. Ce soir, un peu après neuf heures, je retrouverai mon monde, moment attendu de part et d’autre avec impatience.

Je ne suis pas fatigué et je suis très content du pays, des choses, des musées, et pas trop mécontent de moi. Je n’ai pas tout vu, tant s’en faut, mais j’ai vu l’important, et bien vu : Bruxelles à deux reprises et longuement (le Musée en vaut la peine), Anvers, la Haye, Amsterdam, Harlem, Gand, Bruges, Matines, enfin ce que les étrangers visitent et ce qu’un peintre doit étudier de très près. J’ai eu des surprises, des étonnemens, des déceptions et aussi des admirations très vives. Rubens grandit à chaque pas qu’on fait dans ce pays, dont il est la plus incontestable gloire et où il règne souverainement. Rembrandt ne grandit pas, quoi qu’on en dise, et, à part quelques morceaux admirables dont on parle moins que des fameux, il étonne, me choque un peu, m’attache et ne me convainc pas. Voilà les deux grands noms, en y ajoutant Van Eyck et Memling, qui, à leur date, et le second surtout, sont deux génies.

Ruysdaël, Cuyp et Paul Potter y sont ce que nous les savons, les premiers dans leur genre. Ruysdaël surtout, par des œuvres plus inattendues et de toute beauté, s’y classe hors ligne, au rang qu’il doit occuper : le premier paysagiste du monde, avec, et peut-être avant Claude Lorrain. Il n’y a plus ici d’Hobbema qui tienne. Hals y est inédit et tout à fait exquis. Quant à la petite charmante et fourmillante École hollandaise, on la juge à Paris presque aussi bien que sur place, avec cette différence que, ici, les degrés, les rangs s’établissent d’une façon plus nette, et que tel homme, par exemple Van de Velde, que nous serions tentés de mettre au premier, ne vient qu’à peine au second, et encore !

J’ai aperçu la campagne plutôt que je ne l’ai visitée, mais je la connais et je la sais bien. J’ai passé ma vie dans les églises, les musées et les collections particulières, et je puis dire que j’y ai beaucoup, mais beaucoup travaillé. D’un voyage de repos, j’ai fait, je m’en doutais, un voyage de pur travail ; mais ce travail, d’un genre tout nouveau, m’a distrait et reposé, ce qui est l’essentiel.

En ferai-je de meilleure peinture ? Je ne le crois nullement ; mais j’aurai appris et je connaîtrai à fond certaines parties de notre histoire de l’art, que je me reprochais d’ignorer.

Bien entendu, je ne rapporte rien, sinon des notes abondantes.

Ferai-je quelque chose avec ces notes et mes souvenirs ? Je le désire et je le crois. Quand ? Comment ? Sous quelle forme ? Je verrai cela pendant mes vacances.

Mais certainement, après les critiques, après les historiens, même après les historiens locaux, dont j’ai lu quelques-uns, il y a presque tout à dire, non pas sur la vie des hommes, qui est maintenant très bien et très finement étudiée, mais sur la nature, la qualité et la portée de leur talent. Il y a tant d’erreurs et de préjugés !…

Ici, j’ai trouvé un accueil parfait de bonne grâce et d’empressement, et j’y ai noué pour l’avenir, si jamais j’y reviens, des relations fort agréables.

Bruxelles est charmant. Il n’y a de charmant, comme séjour, que Bruxelles et la Haye qui est bien la ville la plus exquise que je connaisse. Toutes sont curieuses. Quelques-unes sont mortelles d’ennui, excepté l’intérêt de leurs églises.

Bref, j’ai bien fait de me déplacer, et bien fait de venir par ici. Un voyage ailleurs, dans un pays sans art, ne m’aurait pas distrait de ce qui m’occupe et ne m’aurait rien appris. Celui-ci m’a distrait, et probablement me donnera l’occasion de dire enfin un mot des choses que j’aime et que je crois sentir juste...

Adieu. Pardonnez-moi mon long silence. Mes plus tendres respects à votre chère mère. Quant à vous, mes chers amis, laissez-moi vous embrasser tous les trois aussi tendrement que je vous aime et du fond de mon cœur d’ami.

EUG.


Voici quelques fragmens destinés aux Maîtres d’autrefois et qui n’ont pas été mis en œuvre. Ils forment le complément naturel des lettres et des notes de voyage relatives aux Pays-Bas[25].

[L’Église Hollandaise[26].]


Amsterdam.

Il ne faut pas faire le peuple hollandais meilleur qu’il n’était : son histoire est assez belle pour qu’on ne le flatte pas. Il avait en lui des germes d’art extraordinaires, puisqu’il en est sorti une des trois grandes écoles de peinture que le monde ait vu naître : non pas la plus grande, ni la plus inventive, mais certainement la plus originale et la plus habile en son métier. On a pensé mieux, on a imaginé et deviné plus, on a résolu de bien autres problèmes, on n’a jamais mieux peint qu’à Amsterdam pendant cent ans. Il est à croire aussi que ce peuple aimait beaucoup les arts, du moins celui-ci. Il avait le goût des choses bien faites et (l’avait-il ?) le sens assez exercé des belles pratiques.

Cependant il paraît bien que son goût n’a pas toujours été ni très sûr ni très juste. Rembrandt en souffrit à la fin de sa vie, Ruysdaël pendant toute la sienne, et Cuyp pareillement ; mais Cuyp était en dehors de son métier un homme bien posé, riche, membre de la haute Cour de Justice. Il avait, comme magistrat, des dédommagemens qui consolaient le peintre. D’autre part, on voit que Berghem, Wouwermans, les Both, tous[27]... Paul Potter n’ont pas d’élèves ; Ruysdaël non plus, sauf Hobbema[28], qui lui ressemble comme un frère cadet, qui prit de lui tous les traits de son visage, quelques traits de sa nature morale, pas un seul trait de son génie. Rembrandt a formé une vaste école, et ce n’est pas, vous le savez, ce qu’il a fait de mieux : car tout naturellement ses élèves ont adopté sa manière et laissé de côté son sentiment. Ils ont fait un système, une routine, une laide et ennuyeuse recette de ce qui chez le maître était un moyen d’expression inimitable ; ils ont cru que l’accent personnel de ce puissant esprit pouvait se traduire en méthodes. Et cette méprise eut les résultats que nous voyons. Paul Potter n’avait rien à enseigner, je vous l’ai dit ailleurs, sinon l’art de bien voir. Ruysdaël avait dans les plis de sa pensée des secrets qui ne se livrent pas. Quant à Rembrandt, il ne pouvait pas non plus transmettre le don suprême par où il excellait. Ceux qui, le voyant opérer, s’imaginaient trouver la pierre philosophale au fond de ses mystérieuses pratiques, furent bien trompés. Ils n’y rencontrèrent pas même un beau métier. Van Eeckhout, Fictoor, Govert Flinck, Karel Fabritius, Bol[29] lui-même en ses momens de dépendance, tous ceux qui peignirent comme lui, c’est-à-dire, comme il peignait à partir de 1642, peignirent mal.

Cuyp également n’eut pas de disciples, pas d’école, et, je crois bien, pas d’influence.

Des quatre grands peintres qui sont la plus haute gloire de la Hollande, trois ne furent donc aucunement suivis. Le quatrième eut pendant vingt ans une vogue immense, se prodigua, paraît-il, en fort beaux conseils théoriques, donna beaucoup à réfléchir aux esprits solides, dérouta les faibles, les émerveilla tous, et finalement, malgré l’excellence de ses doctrines et la grandeur de ses œuvres, fut un professeur médiocre.

Il faut chercher ailleurs la souche des praticiens habiles. Les « petits maîtres, » comme on les appelle, ceux chez qui la pratique est parfaite, la personnalité moindre, se formaient autour des hommes secondaires, qui, peu doués par l’imagination ou par le cœur, possédaient un beau métier, lucide, méthodique, correct, d’emploi usuel, et qui en enseignant ce qu’ils savaient, donnaient à peu près tout ce qu’ils étaient.

Fr. Hals, un grand praticien s’il en fut, la peinture incarnée, instruisit Ostade et Brouwer. Forma-t-il également Terburg ? C’est probable. Quelles leçons Terburg aurait-il été prendre à Harlem, s’il n’avait pas suivi celles de Fr. Hals ? Metsu fut conseillé par Gérard Dow, Mieris aussi. Quant à Berghem, Karel-Dujardin, Wouwermans, Jean Asselyn[30], Adrien Van de Velde, leur groupe ressemble un peu à une école mutuelle, où vivent certaines traditions, où l’on sent une méthode commune, un enseignement où les procédés s’empruntent et se perpétuent, où les anciens stimulent les nouveaux, dont le premier instituteur est Wynants[31] et dont Berghem serait, en termes de pension, quelque chose comme le moniteur.

Ici du moins, la pensée n’embarrasse personne. L’exécution ne se complique d’aucune invention très profonde, il y a une grammaire, une orthographe, des règles de construction fixes, tous les élémens d’une langue riche et brillante.

Cette méthode, je ne dis pas la plus belle, mais du moins la plus infaillible et la mieux coordonnée et, semble-t-il, la plus facile à suivre de toutes, produisit plus tard de tristes peintres, pour le moment du moins n’égara personne. Le jour où Wynants détermina la valeur moyenne d’un terrain sur un ciel, en fixa sur la palette le ton local entre le brun verdâtre et le brun roux, ne craignit pas d’exécuter tout un pays composé de plans divers avec cette seule couleur à peine nuancée, et en fit la base solide, le fond consistant de tous les accidens de lumière, d’ombres et de couleurs que les nécessités du sujet peuvent amener comme une piquante diversité sur ce champ sévère, ce jour-là, Wynants rendit à l’École pittoresque un service considérable. Il faut être peintre pour savoir qu’il y a dans un tableau une clef et un diapason comme en musique. Avant d’accorder les couleurs entre elles, il faut d’abord en trouver le point de départ. L’harmonie d’un tableau peut être juste et résonner de bien des manières. Chaque manière a son effet, son style, sa signification. Le même accord peut être haussé sans y perdre sa justesse. Mais, de même qu’en musique, il n’est point indifférent pour le sens de l’idée, pour le caractère de l’œuvre, que l’œuvre soit écrite plus haut ou plus bas. Les peintres me comprendront quand je dirai que de nos jours, si pauvrement instruits que nous sommes, on tâtonne longtemps, on hésite, avant de savoir dans quelle gamme on doit entamer l’exécution d’un morceau de peinture ; qu’on va souvient cherchant à tous les coins de la palette la valeur initiale, celle qui doit déterminer toutes les autres ; que presque toujours on se trompe pendant le travail, que presque toujours on constate après qu’on s’est trompé, — jusqu’à la fin.

Cette misère qui n’a l’air de rien, peindre en trop fort ou en trop clair, en trop mat, ou en trop coloré, fait le supplice de bien des gens ; c’est là l’écueil ; et que de bons tableaux y font naufrage, au moment critique qui suit l’ébauche ! Un rien peut les perdre, un rien peut les sauver. Souvent le hasard seul en décide ; et jugez ce que peut le hasard dans les œuvres de la réflexion.

Le hasard n’entre pour rien dans la méthode savante et raisonnée que Wynants eut l’honneur d’inaugurer. On le voit à la certitude du travail, à la limpidité de la matière, à l’entière liberté de l’esprit, de l’œil et de la main, à l’unique cohésion de tous les élémens dont se compose une exécution sûre, apprise, exempte d’erreurs. On le voit surtout à l’unité du principe qui régit toutes les œuvres, à leur exacte ressemblance sur certains points, et d’abord à ce diapason sourd et puissant, à ce médium sonore qui est commun à toutes. Si vous mettez en ligne du Van de Velde dans sa manière forte, du Asselyn, du Berghem, du Karel-Dujardin, vous vous apercevrez, malgré la différence des caractères et des physionomies, que toutes ces peintures ont le même degré de sonorité, la même mesure de force et de clair, une base identique, et qu’elles composent pour l’œil le plus harmonieux ensemble qui se puisse produire avec des organisations si diverses. La même palette pourrait servir à tous. On y retrouve non seulement le même ton général en sa force, et dans son coloris, mais le principe de chaque ton ne diffère pas sensiblement. Il y en a que Berghem affectionne et qui sont aussi ceux de Wouwermans. Van de Velde emploie volontiers ceux de Karel-Dujardin. Tous ces tons sont d’une extraordinaire simplicité ; le nombre surtout en est très réduit. Seulement la matière en est nourrie d’élémens puissans et riches. Elle est profonde, elle est épaisse.


Amsterdam.

Une eau-forte de Rembrandt, les Trois arbres, par exemple, le Pont de Six, ou la vue d’Amsterdam ; un mince horizon de Paul Potter, avec de grands animaux de premier plan pâturant ou rêvassant droits sur leurs jambes, le cou tendu, les yeux demi-clos ; un vaste ciel de Ruysdaël, roulant des nuées orageuses au-dessus d’une plaine d’un vert mouillé avec des maisons basses, un bouquet d’arbres, un toit rouge, et des profondeurs vaporeuses ; voilà sous quelle forme sommaire, expressive et toujours vraie, les trois plus grands peintres de la Hollande ont vu la campagne hollandaise.

Il y a les bois, qui sont la Hollande, les beaux grands bois des environs de la Haye. On y est perdu dans les hautes et épaisses verdures ; des eaux vertes et sans mouvement circulent ou dorment sous l’abri des hêtres. Une humidité verdâtre semble imbiber le tronc des arbres ; le soir, des brouillards y flottent ; le jour, il y règne une obscurité solennelle et douce ; on y sent en juillet une odeur de feuilles, d’écorces moisies, d’herbes humectées ; il y a aussi les dunes sablonneuses dominant des grèves tristes, avec une mer houleuse et blanchâtre ; il y a les bateaux sans voiles, les lourds bateaux appuyés à bâbord et à tribord sur de larges palettes en forme de nageoires.

— Tout cela c’est la Hollande.

Mais la Hollande, plate, mouillée, herbeuse, peu plantée, grassement féconde, — l’immense plaine de tourbes, de pâturages salés et de boue, conquise sur la mer, à peine desséchée et recevant, jusqu’au fond de ses prairies, le flux et le reflux des marées par les multiples artères de ses canaux, la Hollande du Zuyderzée, il n’est pas besoin de s’égarer bien loin pour la peindre. J’ai refait aujourd’hui une des promenades familières à Paul Potter, à Ruysdaël et à Rembrandt quand ils s’en allaient, comme on dit aujourd’hui, peindre d’après nature.

Il avait plu ; — le ciel était changeant ; — le vent venait de la mer, avec de grands souffles et quelque aigreur. De pâles lumières argentaient les nuages ; des ombres tumultueuses couraient sur les plaines. A chaque bouffée, l’eau des canaux frisson- nait, les herbes pliaient et les petits saules tourmentés et maigres renversaient leurs feuillages et devenaient plus blancs. Au bord des eaux, des fanges molles ; au-delà, le vert intense des prairies frappé d’un coup de soleil froid ou plongé dans une ombre livide ; partout la trace symétrique des canaux, du sillon d’eau grise où l’on voyait des lueurs briller et puis s’éteindre. Au loin, espacées dans la steppe, de petites fermes dans leur bouquet d’arbres, rabougries, chagrines, noirâtres, avec leur toit de brique ou d’ardoise indiqué par une seule touche rouge ou blanche.

[La Nature Hollandaise.]


Amsterdam, juillet.

Simples questions :

Dans son livre des Musées de la Hollande, petit manuel de critique instructif à lire, pas toujours bon à croire sur parole, W. Burger dit à propos de Van der Helst et en général de la réalité en peinture : « Ce qu’on appelle ainsi dépend de la manière de voir des individus. Les artistes vraiment doués ont des manières de voir très particulières. »

Qu’est-ce donc que la manière de voir ? Qu’est-ce que la réalité ?

Y a-t-il une conception du réel qui ne soit une manière de percevoir le réel propre à chacun de nous, par conséquent aussi relative, aussi diverse, que nous sommes nous-mêmes des êtres relatifs et des êtres divers ? Les choses sont-elles en soi, et comment sont-elles indépendamment de leurs apparences ? Tout n’est-il que phénomène ? Dans ce cas, quel est celui de ces phénomènes qui serait le plus certain, le plus près du vrai ? Autant d’esprits, autant de sensations, autant de copistes, autant d’aperçus divers, souvent contraires. Lequel est le plus véridique ? Comment s’entendre, savoir et démontrer celui qui dit faux, celui qui dit vrai, celui qui de nous voit mal ou voit bien ? Je dis d’une chose qu’elle est belle ; mon voisin le dit également, nous sommes un certain nombre, un grand nombre qui tombons d’accord sur ce point. Qu’est-ce que cela prouve ? D’accord sur la qualité d’un objet, le sommes-nous sur la nuance, la forme, l’expression de cette beauté ? Si, de la qualification par un mot, nous passons à l’expression par une image, on s’apercevra, ou que le sentiment que nous avons de la beauté diffère, ou, dans tous les cas, que nous en donnons une idée différente.

La nature étant à la fois ce que chacun sent, conçoit, rêve, exprime, et contenant indistinctement tous les attributs que nous lui voyons, comment donc est-elle en définitive ? Quel est le plus fidèle de ses interprètes, celui qui voit comme le plus grand nombre, ou celui qui voit comme le plus petit nombre ?

Le décalque mécanique d’un objet, par exemple la photographie, nous fixera-t-il mieux sur la réalité de cet objet ? Que nous apprendra-t-il sur l’essence même du réel ? Rien de plus, puisque étant l’objet lui-même, la difficulté de se prononcer sur le caractère absolu des choses se reproduit à propos de l’image, comme elle existe à propos de l’objet. Il faut toujours en revenir à ce point du problème, à ce point difficile : déterminer ce qu’il y a d’arbitraire ou d’absolu dans les apparences, savoir ce que l’homme aperçoit d’invariable dans les choses, ce qu’il constate, ce qu’il imagine, de combien il s’en approche, de combien il s’en écarte, et ce qu’il y a de plus affirmatif dans les données que nous avons sur le vrai, ou le témoignage de tous ou celui de quelques-uns. Qu’est-ce que voir comme tout le monde ? Comment tout le monde voit-il ? Est-ce avec négligence, avec distraction ? Est-ce voir à faux ? n’est-ce voir qu’à peu près ? La nature traduite suivant le goût de tout le monde, c’est-à-dire d’après les yeux de tout le monde, n’est plus du tout ce qu’elle est selon le goût de ceux qui se flattent de la voir mieux. Dans le premier cas, elle est banale, vulgaire, platement réelle, dit-on ; et la ressemblance alors n’en serait pas douteuse. Dans le second cas, elle est originale, imprévue, de physionomie toute singulière, de ressemblance plus contestée, mais plus intime et plus profonde. Il y a donc deux ressemblances : celle qui frappe les foules, et celle qui seule satisfait les esprits d’élite, c’est-à-dire les yeux plus attentifs, plus pénétrans et plus sagaces ; l’une extérieure, l’autre de fond. Ressembler à l’extérieur des choses, c’est s’arrêter aux phénomènes les plus ordinaires de la vie, et pénétrer plus avant, c’est déjà dépasser les apparences, et découvrir ce qui, comme on dirait, est invisible. La nature serait donc à la fois telle qu’on la voit d’ordinaire, telle qu’on l’observe rarement, telle qu’on ne la découvre que quelquefois, et telle aussi probablement qu’on ne l’aperçut jamais. En soi, en principe, elle serait tout et contiendrait tout : vulgaire pour le vulgaire, laide pour ceux à qui ses beautés échappent, inépuisable en perfections pour ceux que la beauté parfaite attire et tourmente ; elle serait le vaste recueil des formes usitées, des formes inédites ; il dépendrait de nous de les reconnaître ou de les révéler. En ce sens, le génie et la pratique des arts ne serait pas autre chose qu’un perpétuel voyage d’exploration autour de cet univers toujours côtoyé, jamais exploré tout à fait et dont la circonférence restera toujours incertaine et le centre toujours inconnu. Les hommes de génie, ceux qu’on appelle les créateurs, seraient des hommes qui, plus heureux que les autres, l’auraient visité mieux ou plus loin. Un grand artiste serait un voyageur à travers l’inconnu ; une œuvre d’art, une découverte. Créer serait découvrir et signaler ce qui existe, mais est ignoré.

Quand la Vénus de Milo fut faite, un homme de grand savoir, de noble instinct, de vue hardie, attentive et haute, venait de découvrir que la femme est ainsi. Nul avant lui ne s’en était douté. Nul depuis n’hésita jamais à le croire sur parole. Et cependant, chose singulière, nul depuis, en s’essayant d’après les mêmes données, n’a témoigné qu’il la voyait de même, et ce monde qui l’admire continue, malgré cette incontestable affirmation, de voir la femme autrement.

Etrange inconnu que celui de l’idéal dans les arts ! On y fait une découverte : la découverte est acquise aussi formellement à celui qui l’a faite, que l’Amérique à Colomb, le cap Horn à Magellan ; de plus, comme toutes les découvertes géographiques, physiques, astronomiques, algébriques, cosmologiques, elle devient la propriété du monde. Le domaine des vérités s’en accroît ; le monde entend bien l’utiliser. A quoi donc servirait d’avoir, et fixe et géographie, pour ainsi dire, un point nouveau sur la carte des lois du beau si le beau n’en était mieux à nous, plus facile à visiter, de chemin plus direct, d’approches plus promptes et plus sûres ? — La découverte n’aidera personne, et ce point de l’idéal où quelqu’un par hasard est parvenu, personne après lui n’y retournera...

[Du réalisme.]


Au retour de son voyage aux Pays-Bas, rapide, mais rempli d’impressions et d’idées, Eugène Fromentin se hâte d’aller s’enfermer à Saint-Maurice, près la Rochelle, dans ce village du pays natal où il passe habituellement ses vacances. Là, il se met à composer les Maîtres d’Autrefois. Un labeur d’une rare intensité et plusieurs remaniemens successifs aboutissent à la publication de l’ouvrage dans la Revue des Deux Mondes, au printemps de l’année suivante ; il paraît en librairie peu après. Il est très lu, très commenté, il obtient un vif succès.

Quelques mois s’écoulent. Fromentin rentre à Saint-Maurice le 19 août, épuisé, mais la tête encore pleine de projets de travail. La fièvre le prend. Il succombe le 27, à l’âge de cinquante-six ans, après quatre jours de maladie, laissant derrière lui l’œuvre de littérateur et de peintre qui a illustré son nom.


PIERRE BLANCHON (JACQUES-ANDRÉ MERYS).

  1. Documens communiqués par Mme Alexandre Billotte, née Eugène Fromentin, qui a bien voulu nous autoriser à les publier.
    Voyez dans la Revue du 1er octobre 1905 quelques-unes des Lettres de Jeunesse d’Eugène Fromentin. — La librairie Plon publie sous le même titre un volume de correspondance du maître avec un commentaire biographique et des notes.
  2. Une lettre de M. Buloz (15 juillet 1872) lui rappelle la promesse de donner à la Revue un article sur ce sujet.
  3. Voyez dans M. Louis Goase (Eugène Fromentin, A. Quantin, éditeur, 1881, p. 183 et suivantes) quelques extraits des carnets de voyage de Fromentin.
  4. Note de voyage inédite.
  5. Jean-François Portaëls, né à Vilvorde près Bruxelles, en 1818, mort en 1895, peintre d’histoire, de genre et de portraits, élève de Navez et de Paul Delaroche. — Louis Gallait (1810-1887), né à Tournai, peintre d’histoire, élève de François Hennequin et de Paul Delaroche.
  6. Note de voyage inédite. — Voyez Maîtres d’autrefois, 6e édition, p. 143 à 152.
  7. Gaspard de Crayer (1584-1669), né à Anvers, élève de Raphaël Coxcie de Bruxelles, peintre d’histoire et de portraits.
  8. Corneille de Voss (1585-1651), portraitiste né à Hulst, s’inspira surtout de la manière de Van Dyck et de celle de Rubens.
  9. Lettres à Mme Eugène Fromentin, 10 et 11 juillet.
  10. Note de voyage inédite.
  11. Note de voyage inédite. — Voyez Maîtres d’autrefois, 6e édit., p. 158.
  12. Mme Eugène Fromentin.
  13. Note de voyage inédite. — Voyez, sur Rembrandt et la Ronde de nuit, les Maîtres d’autrefois, 6e édition, 1890, p. 313 et suivantes.
  14. Note inédite, sans date, extraite des Carnets de voyage.
  15. Note inédite extraite des Carnets de voyage.
  16. Sa petite-fille.
  17. Eugène Fromentin aimait la musique claire et distinguée. Mozart était son maître préféré.
  18. Carnet de voyage : « L’orgue de Harlem. Andante de la 12e sonate de Mozart et le Doux martyre des Noces. Voilà donc encore une langue universelle, — avec le battement du flot sur la grève de Scheveningue. »
  19. Note inédite extraite des Carnets de voyage. — Voyez Maîtres d’autrefois, 6e édit., p. 243 sur Ruysdaël et p. 300 sur Franz Hals et l’école de Manet.
  20. Anniversaire de la naissance de Mme Billotte, sa fille, à laquelle s’adresse ce passage.
  21. Note inédite extraite des Carnets de voyage. — Voyez Maîtres d’autrefois, 6e édit., p. 432.
  22. Alfred Michiels, né à Rome en 1813 de parens français, mort à Paris en 1892, critique d’art estimé, étudia particulièrement les peintres flamands. L’ouvrage cité par Fromentin est intitulé : Rubens et l’Église d’Anvers (1854).
  23. W. Bürger (Théophile Thoré, 1807-1869), critique d’art, collabora notamment à l’Indépendance Belge, au Siècle et à la Gazette des Beaux-Arts.
  24. Lettre publiée par M. Louis Gonse, ouv. cité, p. 176. — Charles Busson, le paysagiste, fut un des amis les plus chers d’Eugène Fromentin.
  25. Extraits du manuscrit des Maîtres d’autrefois déposé à la Bibliothèque de Versailles par Edmond Schérer à qui Mme Eugène Fromentin l’avait donné. Une mention placée en tête de chacun de ces fragmens indique qu’ils sont inédits.
  26. Voyez Maîtres d’autrefois, 6e édition, notamment p. 163 et suiv.
  27. Le texte contient ici un blanc. — Nicolas Berghem (1625-1633), peintre de paysage et d’animaux, né à Harlem, élève de Van Goyen. — Philippe Wouwermans (1620-1668), paysagiste et peintre de la vie élégante, né à Harlem, élève de Wynants. — Jean et André Both, le premier le plus connu, né à Utrecht en 1610, mort en 1652, peintres de paysage et d’histoire.
  28. Meyndert Hobbema (1638-1709), né à Amsterdam, peintre de paysage, élève de Ruysdaël.
  29. Gerbrandt Van Eeckout (1621-1674), peintre d’histoire et de genre, né à Amsterdam, élève de Rembrandt. — Jean Fictoor ou Victoor (1600 ?-1670 ?), peintre de sujets bibliques et de tableaux de genre, élève de Rembrandt. — Govert Flinck (1615-1660), peintre d’histoire et de portraits, né à Clèves, élève de Rembrandt. — Ferdinand Bol (1611-1681), peintre d’histoire et de portraits, né à Dordrecht, élève de Rembrandt. — Karel Fabritius (1624-1654), peintre de portraits et de genre, né à Harlem, élève de Rembrandt.
  30. Karel-Dujardin (1635-1678), peintre de paysage et d’animaux, né à Amsterdam, élève de Berghem et de Paul Potter. — Jean Asselyn (1610-1660), peintre de paysage et de batailles, né à Dieppe (France), élève d’Isaïe Van de Velde.
  31. Jean Wynants (1610-1680), peintre de paysage, né à Harlem.