Etudes sur La Rochefoucauld

Etudes sur La Rochefoucauld
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 21 (p. 166-173).
ÉTUDES
SUR
LA ROCHEFOUCAULD

Consciencieusement, laborieusement et avec beaucoup de tact et de goût, M. Georges Grappe a réuni et commenté dans la Bibliothèque française les principaux textes du duc de La Rochefoucauld.

Consciencieusement, diligemment et avec beaucoup de pénétration psychologique et beaucoup d’esprit, M. Grandsaignes d’Hauterive a consacré un très agréable volume au Pessimisme de La Rochefoucauld. Sans aller plus loin, ce titre m’étonne. Je ne vois, à proprement parler, aucun pessimisme dans le petit livre de La Rochefoucauld. Expliquons-nous tout d’abord sur ce point-ci.

Il y a trois degrés. Il y a la mélancolie, il y a la misanthropie, il y a le pessimisme. La mélancolie, — qui tient beaucoup du tempérament, comme toutes les passions du reste, et c’est un point sur lequel Descartes, La Rochefoucauld et bien d’autres sont parfaitement d’accord et M. d’Hauterive le fait justement remarquer, — la mélancolie est une sensation habituelle de mal-être et d’inadaptation au milieu où l’on se trouve placé. Elle est une sensation de constant déboire. Elle n’accuse précisément personne, mais elle se plaint vaguement de tout. Elle est un mécontentement presque abstrait. Renan disait : « Je ne sais pas précisément qui je remercie ; mais je remercie. » Le mélancolique pourrait dire : « Je ne sais pas précisément de qui ou de quoi je me plains ; mais je me plains, parce que je souffre. » La mélancolie est une maladie mentale vague et insidieuse.

Il y a la misanthropie, qui est à base de mélancolie, mais qui n’est plus vague. Le misanthrope souffre et croit savoir de quoi il souffre. Il souffre de la méchanceté des hommes et il accuse tous les hommes d’être méchans ou tout au moins de n’être pas bons, d’être intéressés et de ne rechercher chacun rien du tout, si ce n’est la satisfaction de son intérêt propre. La misanthropie est une mélancolie qui s’est rattachée à quelque, chose comme à sa cause et qui par là s’est précisée et aggravée. Chose assez intéressante, et que Jean-Jacques Rousseau a révélée, elle peut se concilier avec un sentiment qui peut sembler son contraire ; elle peut se concilier avec l’opinion que l’homme est très bon. Pour Jean-Jacques Rousseau l’homme est bon en soi, primitivement et au fond. Comme il a dit : « L’homme est né libre et pourtant il est dans les fers ; » de même il pourrait dire, et au vrai il a dit cent fois : « L’homme est né bon et pourtant il est méchant. » Pourquoi ? parce qu’il est né bon ; mais la société l’a dépravé. Au fond, c’est dire plus que personne que l’homme est mauvais, puisque, naissant, il portait en lui l’instinct social qui devait le rendre mauvais. Rousseau est essentiellement misanthrope. Il l’est avec quelque espérance de philanthropie. Il l’est en espérant qu’en relâchant le lien social l’homme pourra s’améliorer. Mais chez Rousseau la misanthropie est une croyance, et la philanthropie n’est qu’un espoir.

Le plus souvent la misanthropie est plus directe et moins mélangée et se borne à cette conviction générale que les hommes ne valent rien.

Et il y a enfin le pessimisme. Il a les mêmes sources. Il tient à une mélancolie de tempérament et il relève d’un grand déboire. Seulement, le pessimiste ne hait pas les hommes. Il hait l’ensemble des choses qui fait les hommes malheureux ; il hait le monde où les hommes sont misérables et ne peuvent pas ne pas l’être ; il hait celui, s’il existe, qui a organisé le monde de telle sorte que l’homme n’y peut trouver que misère. Le pessimisme est la haine cosmologique. Le pessimisme, quoique de même source que la misanthropie, en diffère à ce point qu’il peut conduire ou ramener à la philanthropie. Exemple Vigny. Parce que le monde est mauvais, il faut plaindre et aimer les hommes, qui souffrent de l’imperfection du monde. « J’aime la majesté des souffrances humaines. » Le pessimisme est une mélancolie amère qui a cru trouver sa cause et qui la voit dans une organisation défectueuse et cruelle des choses créées.

Or je vois de la misanthropie dans La Rochefoucauld et je n’y vois point de pessimisme du tout. Il a détesté (surtout méprisé) les hommes ; il n’a pas eu l’horreur de Dieu. Non pas qu’il fût religieux. M. d’Hauterive fait remarquer judicieusement que le nom de Dieu, qui était plusieurs fois dans son manuscrit des Maximes, a disparu du texte imprimé. M. de La Rochefoucauld n’était point religieux, mais il n’incriminait pas contre Dieu, ni ne protestait pas contre l’organisation du monde. Il était misanthrope tout simplement, et il s’arrêtait là. Il croyait que l’homme n’a aucune vertu, et que le mal qui est dans le monde vient de là. Il n’allait pas plus loin ni dans ses récriminations ni dans ses conclusions.

Je reproche à M. Grandsaignes d’Hauterive d’avoir parlé du pessimisme de La Rochefoucauld, c’est-à-dire d’avoir pris le mot pessimisme dans un sens qui n’est que trop répandu de nos jours, mais qui est faux et qui prête à de véritables contresens.

Quant à l’étiologie, si je puis dire, de la maladie misanthropique de M. de La Rochefoucauld, elle est faite dans le livre de M. d’Hauterive à n’y rien souhaiter en vérité. La Rochefoucauld était né très ambitieux et il avait vu, avant la Fronde, ses services et son dévouement aussi mal récompensés que possible. La Reine l’avait méconnu. Les diverses grandes situations auxquelles, non seulement il pouvait prétendre, mais où, sans conteste, il avait droit, lui avaient constamment échappé. La misanthropie de La Rochefoucauld ne date pas de la Fronde, M. Grandsaignes d’Hauterive l’a très précisément mis en lumière, elle date de la première jeunesse de La Rochefoucauld. M. de La Rochefoucauld était né mécontent ; mais son premier contact avec les hommes l’a renfoncé dans son mécontentement originel.

La Fronde l’y a rengagé de plus belle, comme dit Sosie. Il a vu dans cette guerre civile l’intérêt dominer tous les hommes, — et toutes les femmes, — uniquement et de la façon la plus impérieuse. Il a vu tous les actes humains incontestablement susceptibles d’une interprétation défavorable. Au milieu de tous ces ambitieux sans scrupules, il s’est montré souvent hésitant et décontenancé, comme un homme qui était, sinon un grand vertueux, du moins « ami de la vertu, » et qui ne savait pas où la trouver et qui ne distinguait pas bien nettement où était le devoir. C’est précisément là le « je ne sais quoi » que le cardinal de Retz voyait « toujours » dans La Rochefoucauld et renonçait à élucider. La Rochefoucauld est entré dans la Fronde mécontent ; il en est sorti le mécontent universel. Aussi, dans les Mémoires écrits immédiatement après la Fronde, quoiqu’ils soient impartiaux et très « objectifs, » la misanthropie perce déjà. Il y a des Maximes dans les Mémoires. Il y a des maximes misanthropiques, contemptrices de la sottise humaine : « On n’est jamais si facile à tromper que quand on songe trop à tromper les autres. » Il y a des maximes fatalistes : « La Fortune règle les événemens plus souvent que [ne fait] la conduite des hommes. » Ces réflexions sont rares ; mais elles se font remarquer au passage.

Après la Fronde, La Rochefoucauld vécut dans cette société de Mme de Sablé, Jacques Esprit, etc. où l’on avait l’œil bon, le goût bon et l’esprit très éveillé sur les imperfections des hommes. L’esprit de cette société consistait avant tout à vouloir n’être pas dupe. Le « souviens-toi de te défier, » de Mérimée, était déjà le mot d’ordre de cette société. Il est incroyable comme des mots de Mme de Sablé, d’Esprit, voire de Mme de Motteville sont proprement des mots de La Rochefoucauld et, cités sans nom d’auteur, lui seraient attribués sans hésitation. Cette pensée de Mme de Sablé n’est-elle pas de La Rochefoucauld : « La société et même l’amitié des hommes est un commerce qui ne dure qu’autant que le besoin ? » Et celle-ci : « La vertu n’est pas toujours où l’on voit des actions vertueuses ? » Quant à Esprit, son livre, sur la fausseté des vertus humaines, est postérieur à celui du Duc ; mais on peut supposer qu’il l’avait dans l’esprit et dans ses conversations depuis bien longtemps. Et l’on y lit : « L’intérêt joue lui seul ce nombre infini de personnages qu’on voit sur le théâtre du monde. » — « Les amitiés sont des trafics honnêtes où nous espérons faire plusieurs sortes de gains… »

— « Le désintéressement est un chemin par lequel les plus fins parviennent à ce qu’ils désirent ; c’est le dernier stratagème de l’ambition. » On en citerait bien d’autres. Cette société se pique de n’être pas dupe des semblans de vertu. C’est son fond même. Elle est en réaction, inconsciemment peut-être, contre Corneille, et Corneille semble ne s’y être pas trompé puisque, presque tout de suite après la publication des Maximes, dans Tite et Bérénice, avec bonhomie ou malice, il fait exposer par un confident, très spirituellement, le système tout entier de La Rochefoucauld.

Cette société n’est pas sans quelque attache avec le jansénisme, qui nie que l’homme soit capable de vertu sans la coopération de la grâce, et les textes de Jansénius, que M. Grandsaignes d’Hauterive cite pour les rapprocher de ceux de La Rochefoucauld, sont bien intéressans et bien probans. Le docteur janséniste qui dit à La Rochefoucauld : « Où finit votre philosophie, le christianisme commence, » avait bien saisi la position de La Rochefoucauld dans le monde des idées. Il voulait dire : « La fausseté des vertus purement humaines, vous l’avez montrée ; après vous, vient le christianisme, qui montre à quelle condition et avec quel secours cette impuissance humaine est réparée. »

Quoi qu’il en soit, c’est dans cette société et tout pénétré de son esprit que La Rochefoucauld vivait. C’est d’elle autant que de lui que le livre des Maximes est sorti. M. Grandsaignes d’Hauterive en a suivi attentivement les éditions successives pour guetter les repentirs de La Rochefoucauld. De cette étude sort plus que jamais cette constatation, déjà faite, que La Rochefoucauld avait cédé d’abord à la tentation, si fréquente chez les auteurs, de frapper fort pour attirer l’attention et que sa parole avait un peu dépassé sa pensée. Car certains mots restrictifs, certaines atténuations à la dureté des sentences étaient dans le manuscrit, n’étaient plus dans le texte publié et reparaissent dans les éditions suivantes. Là où l’auteur affirmait que telle vertu n’est qu’un faux-semblant, on le voit ajouter un souvent, un d’ordinaire, un chez la plupart des hommes, qui diminue beaucoup la dureté de la négation. La Rochefoucauld n’est point systématique et il aime l’exactitude. L’exactitude consiste ici à affirmer, non pas que la vertu est inexistante, mais qu’elle est rare.

Quelque soin que La Rochefoucauld ait mis à atténuer sa misanthropie ou plutôt l’expression rude de sa misanthropie, il en reste assez, à vrai dire, et l’on peut s’en contenter. Le livre est dur et il sent le parti pris. Il sent le parti pris parce qu’il laisse voir le procédé. Le procédé est celui-ci : dissoudre les vertus, pour ainsi dire, dans les mobiles intéressés qui les avoisinent et assurer qu’elles ne sont que cela et que, par conséquent, elles sont fausses. L’amitié s’accompagne sourdement du désir d’échanger des services et par conséquent d’en recevoir.) Et elle n’est que ce désir, déclare La Rochefoucauld : « Ce que les hommes ont nommé amitié n’est qu’une société, un ménagement réciproque d’intérêts… ce n’est enfin qu’un commerce où l’amour-propre [l’intérêt] se propose toujours quelque chose à gagner. » Le courage s’accompagne du désir de la gloire et de mobiles d’ambition. Et il n’est que cela, dit La Rochefoucauld : « L’amour de la gloire, la crainte de la honte, le dessein de faire fortune… sont souvent les causes de cette valeur si célèbre parmi les hommes. » La pitié ne va guère sans un secret retour sur soi-même et sur les maux qu’on pourrait souffrir puisqu’on les voit soufferts par les autres. Et la pitié n’est pas autre chose que cette réflexion, dit La Rochefoucauld : « La pitié est souvent un sentiment de nos propres maux dans les maux d’autrui… » — Le procédé est constant. Il est très ingénieux ; mais il ne prouve rien, si ce n’est que tout est mêlé dans le cœur de l’homme, et que rien peut-être n’y est à l’état pur ; et « ce n’est pas toujours par valeur et par chasteté que les hommes sont vaillans et que les femmes sont chastes, » cela ne prouve pas que ni valeur n’existe, ni chasteté. La Rochefoucauld, qui aimait si peu Sénèque, emprunte ici pour en faire un procédé cette rude et fausse doctrine stoïcienne qui veut que toutes les fautes soient égales et que, par conséquent, là où il y a mélange de faute, il n’y a que faute et faute impardonnable. Le bon sens proteste.

Mais il faut reconnaître qu’à y regarder de près, La Rochefoucauld est beaucoup moins radical négateur des vertus qu’il n’y paraît. D’abord, faut-il tenir compte de ces souvent, de ces d’ordinaire et de ces non pas toujours, de ces correctifs qui sont si fréquens chez lui et que, presque, je trouve qu’il prodigue. Il faut remarquer ensuite qu’il y a des vertus qu’il n’a pas niées. Il n’a signalé aucun mélange d’intérêt dans l’amour paternel ou maternel ; il n’a signalé aucun mélange d’intérêt personnel dans l’amour de Dieu chez certains hommes. Et ceci est bien remarquable que La Rochefoucauld ait évidemment évité la question des sentimens religieux. Il n’y a dans tout le livre des Maximes qu’une seule ligne sur la dévotion : « La plupart des amis dégoûtent de l’amitié, et la plupart des dévots dégoûtent de la dévotion. » Incontestablement, cette maxime n’épuise pas la question. Il me semble que La Rochefoucauld évite d’envisager les états extrêmes de l’âme humaine, où il entrevoit des choses qui contrarieraient son système. Il a aperçu dans l’humanité des régions inconnues, des sentimens irréductibles à l’amour-propre, et il s’en est détourné, ne s’étant nullement engagé à tout expliquer par son idée générale, mais seulement la plupart des choses. Au vrai, le titre de son ouvrage pourrait être : coup d’œil sur la moyenne de l’humanité.

Mais surtout il y a à remarquer que La Rochefoucauld, non seulement par omission, mais par déclarations expresses, a été beaucoup moins sévère pour les hommes qu’on ne s’obstine à le dire. Il a affirmé que l’homme n’agit que par intérêt. Donc il nie la bonté. Soit. Mais pourquoi ne remarque-t-on pas que, du même coup il nie la méchanceté ? Il affirme que l’homme n’obéit jamais qu’à son amour de soi. Donc par amour du bien, jamais ; mais par amour du mal, jamais non plus. Pour La Rochefoucauld, la méchanceté n’existe pas. Peut-on dire que cet homme-là calomnie l’humanité ? Mais… il la flatte ! Un satirique pourrait prendre une aune les maximes de La Rochefoucauld et montrer à quel point elle est flatteuse pour l’homme en supposant que jamais il n’agit par goût du mal. « Défiez-vous de votre optimisme, disait Mérimée, et persuadez-vous qu’il n’y a rien de plus commun que de faire le mal pour l’amour du mal. » Voilà le contempteur de l’humanité. La Rochefoucauld est précisément le contraire. A La Rochefoucauld qui a cru que la méchanceté n’existe pas, l’humanité reconnaissante.

Paradoxe à part, il est bien certain que La Rochefoucauld croit peu à la perversité humaine. Il ne croit qu’à l’amour de soi et à son admirable habileté à se déguiser. Il ne croit qu’à l’intérêt et à ses subterfuges. Il se fait ainsi de l’humanité une idée fausse ; car plût à Dieu que l’homme ne fût qu’intéressé ! Il l’est, mais surtout il croît l’être et il est mené surtout par des passions qui se déguisent en intérêts. Des intérêts se travestissant en vertus, c’est ce qu’a vu La Rochefoucauld ; des passions se travestissant en raisons d’intérêt, c’est plutôt ce qu’il aurait fallu voir. C’est de quoi surtout nous sommes dupes.

Toutefois, tant s’en faut que tout soit faux dans la vue générale de La Rochefoucauld. Il a vu une partie des choses ; mais il l’a bien vue. Il a vu les artifices de l’amour de soi pour se faire passer pour vertus et ceci n’est pas tout, mais est d’une très grande importance. C’est une partie essentielle de l’examen de conscience. La Rochefoucauld a combattu les faux témoignages de la conscience. Il a combattu cette fausse conscience que nous nous faisons pour nous habiller en vertueux et nous complaire en nous-mêmes. C’est une œuvre très utile, et il l’a menée avec une pénétration, une sagacité et un éclat d’expression admirables. Il nous a dit : « Défiez-vous de votre facilité à vous trouver louables et de votre habileté à vous persuader que vous l’êtes. » Cette grande leçon d’humilité est déjà chrétienne — encore que la malice avec laquelle elle est donnée ne le soit pas complètement.


Émile Faguet.