Études littéraire - Les Chroniques de Froissart et les débuts de l’Histoire en France

Études littéraire - Les Chroniques de Froissart et les débuts de l’Histoire en France
Revue des Deux Mondes4e période, tome 125 (p. 923-935).
REVUE LITTÉRAIRE

LES CHRONIQUES DE FROISSART
ET LES DEBUTS DE L'HISTOIRE EN FRANCE

L’attention, en ces derniers temps, a été ramenée vers nos vieux chroniqueurs. On s’est occupé de donner de leur œuvre des éditions plus conformes aux manuscrits soigneusement étudiés et classés ; on a discuté la valeur de leur témoignage ; on s’est occupé de faire pénétrer jusque dans l’enseignement classique quelques morceaux choisis parmi ceux qui ont le plus de valeur au double point de vue de l’histoire et de la littérature. Pour ce qui est de Froissart, le mouvement a été donné par le grand travail d’édition qu’avait si heureusement commencé le regretté Siméon Luce. Depuis, M. Debidour lui a consacré une étude judicieuse[1] ; MM. Gaston Paris et Alfred Jeanroy ont publié des extraits accompagnés de notices et dénotes excellentes[2]. Enfin dans la collection des Grands écrivains français, Mme Mary Darmesteter vient d’écrire sur l’auteur des Chroniques et aussi du roman de Meliador des pages d’une lecture très agréable[3] : elle le suit avec une curiosité amusée à travers ses voyages et dans les cours brillantes où il a séjourné. Elle lui sait gré particulièrement d’avoir eu un si gentil esprit et une imagination si facile. Elle aime cet historien parce qu’il a été un poète ; et, comme tel, elle le traite en confrère. — C’est une occasion pour nous de reprendre l’œuvre du chanoine de Chimay, de chercher à travers ses récits comment l’histoire, se dégageant de l’épopée, s’y essaie à naître, et d’étudier par cet exemple comment un genre issu d’un autre se transforme et peu à peu se constitue.

C’est sous la forme de l’épopée que se présente d’abord l’histoire, et l’épopée n’est rien d’autre qu’un récit historique à l’usage des peuples trop jeunes pour avoir réfléchi sur les conditions du vrai. L’auditeur croit s’instruire en entendant ces récits merveilleux ; le poète se considère comme un fidèle dépositaire de la tradition. L’un et l’autre ils sont de bonne foi. C’est pour avoir ignoré cette identité primitive de l’épopée et de l’histoire qu’on s’est si longtemps mépris sur le caractère de l’œuvre homérique. Les hommes du XVIIe siècle tenaient Homère pour un admirable inventeur ; il était à leurs yeux le magicien qui d’un coup de sa baguette et par un effet de sa fantaisie transforme toutes choses, transpose les faits, agrandit les hommes, et prête à la réalité les couleurs séduisantes de son imagination. C’est sur les ressources créatrices de son art qu’ils s’extasiaient. Il a fallu du temps pour qu’on en vînt à comprendre qu’Homère raconte ce qu’il sait, décrit ce qu’il voit, que la simplicité est la marque essentielle de sa poésie et que le trait caractéristique de son art en est le réalisme. — Il n’en va pas autrement pour nos chansons de geste. Leur nom même l’indique. Geste signifie histoire ; ce sont des « chansons d’histoire ». Non seulement elles reposent sur des faits vrais, mais souvent ce sont elles qui ont conservé et versé dans l’histoire le souvenir de ces faits. C’est à Iravers l’épopée que nous est arrivée l’histoire des Mérovingiens ; et Charlemagne n’a fait que rendre plus intense le mouvement de création poétique dont ses prédécesseurs avaient déjà profité. Il n’est pas indispensable d’ailleurs que les faits, pour être haussés aux proportions de l’épopée, soient aperçus dans le recul des temps et embellis par cet optimisme qui nous porte instinctivement à croire que le passé valait mieux que le présent, que l’humanité y était plus forte, la terre plus féconde, et la vie plus digne d’être vécue. Il arrive que l’épopée soit contemporaine des événemens. Dans sa vigoureuse jeunesse, l’imagination des peuples a une force plastique qui ne peut rester sans emploi. Elle est incapable de refléter sans les modifier les choses et les êtres. Elle fait subir aux données de l’expérience un travail immédiat. Elle altère les faits en y mêlant son principe et les organise en légendes. — Ce travail irrésistible et spontané serait pour nous surprendre si nous n’en retrouvions jusqu’à côté de nous l’analogue. Mais c’est en ce siècle, dans celui qui est par excellence un siècle de critique, que nous avons vu se former autour du nom de Napoléon une légende pareille à celle de Charlemagne et qui eut, comme l’autre la consécration de la littérature. Le peuple, quel que soit son âge, a toujours l’âge d’un enfant. À mesure que l’histoire redescend jusqu’à lui, il la revêt des couleurs sous lesquelles elle lui devient acceptable. Il défait à mesure le travail de l’érudition. Les élèves de l’École des chartes auront beau s’évertuer, aux yeux de la foule leur histoire ne prévaudra jamais contre celle du père Dumas. Et de même, chaque fois qu’il se produit un événement de quelque importance, en ce temps de renseignemens précis et de communications rapides, qu’on songe aux transformations qu’a subies la nouvelle avant de se répandre dans la masse illettrée ! Il en est ainsi. La croyance au merveilleux est seule naturelle. L’extraordinaire paraît seul vraisemblable. Il nous faut de longs efforts, toute une lente éducation, pour arriver à dissiper les mirages qui nous cachent le réel et pour acquérir le sens du vrai.

Cette éducation de l’esprit se fait chez nous entre le Xe et le XIVe siècle. La fécondité épique de notre race est épuisée. L’épopée cesse d’être un genre vivant, donnant satisfaction aux tendances de la société, et, à l’exemple des êtres de la nature, réunissant dans sa complexité organique des élémens divers. Ces élémens se dissocient fit chacun s’en va vivre de sa vie propre. Dans l’épopée, les données du réel et l’apport de l’imagination se mêlaient intimement. Histoire et fiction se confondaient. Voici qu’elles se distinguent. Le poème peu à peu se vide de son contenu historique. La matière se réduit presque à rien. La part de mise en œuvre s’augmente d’autant. Le poète est de moins en moins dépendant des faits : il laisse un libre cours à sa fantaisie personnelle ; il n’a plus foi dans ses récits, où ceux qui les écoutent ont aussi bien cessé de chercher un enseignement, pour n’en plus attendre qu’un amusement. Il est devenu un inventeur, et les inventions qui lui plaisent le mieux sont les plus romanesques et les plus folles. Cependant la curiosité des hommes désireux de savoir ne cesse pas d’être éveillée. Elle demande à un autre genre les satisfactions qu’elle ne trouve plus dans l’épopée. Par là même elle crée ce genre. C’est l’histoire, désormais distincte de l’épopée. Mais l’histoire ne rompt pas brusquement les liens qui longtemps encore la rattacheront à la poésie. Ce n’est pas en un jour qu’on se débarrasse d’habitudes ou de servitudes séculaires. La forme des chansons de geste s’impose aux premières histoires, comme on le voit par les chansons d’Antioche et de Jérusalem, qui contiennent l’histoire de la première croisade, et par les Romans de Brut et de Rou, dans lesquels Robert Wace a relaté l’histoire des Bretons et celle des Normands. Vers le même temps c’est en prose qu’écrivent les clercs qui dans les monastères rédigent en latin leurs annales ; c’est la prose qu’a adoptée Villehardouin pour écrire dans la Conquête de Constantinople ses mémoires personnels. L’histoire est définitivement constituée le jour où, grâce à ces exemples, elle substitue le langage de la prose au langage des vers. Elle va être pour les hommes du XIVe siècle ce qu’avait été l’épopée pour ceux du Xe. Le progrès des temps et le hasard des dates va faire un historien de celui qui, né dans une autre époque, n’aurait été qu’un merveilleux trouvère.

En fait, par le genre de vie qu’il a adopté, par la façon dont il conçoit le métier d’écrivain, et par l’idée qu’il se fait de la littérature elle-même, Froissart est un trouvère. Encore n’est-il pas de ceux qu’on voyait jadis, hommes d’action en même temps que poètes, célébrer des exploits auxquels eux-mêmes ils avaient eu part. Fils de bourgeois, d’humeur prudente, craignant les coups et n’aimant de la guerre que les récits qu’il en fait, nullement chevalier, homme d’Église aussi peu que possible et juste autant qu’il est nécessaire pour avoir accès aux bénéfices, Froissart est un littérateur très persuadé que l’écrivain doit vivre de sa plume, comme le prêtre vit de l’autel et le soldat du pillage. De bonne heure il s’est mis à l’école de ses prédécesseurs ; il leur a emprunté leur rhétorique, leurs procédés et leurs sujets. Il va semant sa carrière de compositions poétiques, les unes courtes et les autres interminables, depuis l’Espinette amoureuse et le Joli buisson de Jeunesse jusqu’à Méliador, toujours plates, romanesques et fades, suivant le goût à la mode. Son talent lui a valu tout de suite des protections puissantes. Désormais il ne fera que changer de protecteurs et de patrons. Clerc de la chambre de la reine Philippe, hôte du prince Noir, ami de monseigneur Guy de Blois, il passera d’une cour dans l’autre, remplissant auprès de maîtres différens des fonctions analogues. Il sait quels en sont les devoirs et quelles les corvées ; il n’a garde de s’y soustraire. A Orthez, auprès de Gaston Phébus le métier est particulièrement rude. Le comte de Foix est un grand seigneur dilettante et décadent qui fait du jour la nuit. En plein hiver, à la mi-nuit il faut quitter la salle commune de l’hôtel de la Lune, et s’acheminer par de mauvais chemins dans les ténèbres et dans le froid vers le château où Gaston tient sa cour et prolonge la veillée au bruit des conversations et des divertissemens. C’est là, dans la salle brillamment éclairée, à la lueur de douze torches tenues par douze valets porte-flambeaux, que Froissait lit des fragmens de ses derniers poèmes. Le comte, qui est connaisseur, félicite l’écrivain et envie au beau maître ses riantes imaginations. Ainsi de tout temps les faiseurs de chansons ont eu coutume de dire leurs vers, dans la grande salle des châteaux, à l’issue du repas, pendant que le vin circule, afin de charmer les loisirs des seigneurs. Cela même est l’objet de la littérature : elle a été inventée afin de divertir les barons et les princes, elle est un amusement pour les grands. Parmi les devoirs inhérens à la fonction de poète, il en est un qui même est au premier rang : c’est celui qui consiste à bien louer et flatter ingénieusement. Froissart ne manque jamais de faire honneur de toutes les vertus à l’amphitryon où il dîne. Cette docilité lui vaut de justes récompenses : dons en espèces et dons en nature, sommes d’argent dont nous retrouvons la trace dans les registres des argentiers, nobles et florins, un godet d’argent doré d’or, un muid de blé, une haquenée, une houppelande. Que si la libéralité se fait attendre et le don espéré ne vient pas, Froissart possède l’art de stimuler la générosité de ses protecteurs : il quête avec subtilité et gentillesse ; il sait mendier.

On devine que, passant des vers à la prose et du roman à l’histoire, Froissart y conservera les mêmes habitudes d’esprit. Il écrit pour les grands ; il ne traduira pas d’autres sentimens que les leurs, et ne fera place dans sa chronique à rien qui ne soit de nature à les intéresser. C’est dire qu’il sera uniquement un narrateur de faits de guerre, d’actions militaires et de prouesses chevaleresques. Il s’y engage et nous prévient dans son prologue. Il retracera les « honorables emprises » et les « nobles aventures ». Il mettra en mémoire « les grandes merveilles et les biaus fais d’armes avenus par les grandes guerres de France et d’Engleterre. » Par là il a conscience de faire œuvre utile ; en proposant aux guerriers de l’avenir les illustres exemples du passé, il les instruira de leur métier, excitera leur émulation et leur apprendra à « mieux valoir ». Son sujet, tel qu’il l’a lui-même nettement circonscrit, n’est que le récit d’un duel gigantesque, Anglais contre Français, d’une de ces luttes héréditaires qui se poursuivent de génération en génération, comme dans la Geste des Lorrains ou dans Raoul de Cambrai : « après les pères, la reprendront li fil. » Les épisodes de cette vaste lutte se succèdent pareils et différens, batailles rangées, assaut des places, pillage des villes ou simples escarmouches, chevauchées isolées et défis individuels. Sur ces matières Froissart ne tarit pas. Nul détail ne lui parait insignifiant ou superflu : « Les ordenances et manières des assauts, comment et de quoi, je vous les voel déclarer et plainement devisier. » Ces formules reviennent à chaque instant sous sa plume, rappelant celles qui commencent les laisses épiques : « Or vous dirai une grant apertise d’armes, laquèle doit bien être recordée et tenue à grant proëce… Or vous parlerons dou signeur de Faukemont qui fu uns moult rades chevaliers, d’une grant apertise d’armes qu’il fist… Làpeust on veoir d’une part et d’autre belles envoyés, belles rescousses, biaus fais d’armes et des belles proëces grand fuison… » Ces brillantes actions Froissart véritablement nous les fait voir. Il décrit avec précision et avec éclat. Il montre les enseignes « qui bauloient au vent et venteloient et frételoient. » Il compte les coups et nous fait entendre les cris des combattans : « Quant il deurent approcier, ils ferirent chevaus des espérons tout d’un randon, et se plantèrent en l’ost le duch en escriant : Faukemont ! Faukemont ! et comencièrent à coper cordes et à tuer jus et à abatre tentes et pavillons par terre et à occire et à décoper gens, et d’y aus metre en grant meschief. Li hos se comença à estourmir, et toutes gens à armer et à traire celle part où la noise et li hustins estoit[4]. » Ce ne sont pas seulement les mouvemens des troupes que Froissart nous l’ait suivre, mais il évoque et ressuscite l’animation elle-même du champ de, bataille. Appliqués au récit de grandes journées telles que Crécy ou Poitiers ces procédés aboutissent à des chefs-d’œuvre de narration militaire. Rien n’y manque, ni l’aspect extérieur, ni l’âme du combat. On s’est demandé comment il se faisait que maître Jean, curé paisible, eût traduit comme personne l’enthousiasme de la guerre et l’ivresse de la mêlée. Cela tient d’abord à la méthode de l’historien, qui se borne à transcrire les récits qu’il a recueillis par la tradition orale et qu’il tient la plupart du temps des acteurs eux-mêmes. C’est ensuite et surtout que Froissart s’est mis à l’unisson des sentimens de ceux pour qui il écrit. Écrivain impersonnel, accessible à toutes les influences et façonné exactement par le milieu, il s’est fait une âme à la ressemblance de celle des seigneurs à qui il s’adresse. Ce qui rend ses récits animés et vivans, c’est qu’on y sent passer le frémissement qu’ils devaient soulever dans un auditoire chevaleresque.

Le courage militaire est toute la religion du XIVe siècle. Comme on l’a fait justement remarquer, c’est le seul principe actif de ce culte de « l’honneur » qui peu à peu s’est vidé du sentiment religieux et de la courtoisie. Aux personnages qu’il met en scène Froissart ne demande rien sinon de faire preuve de bravoure. Peu importe que cette bravoure soit inutile et folle, comme celle de ce roi de Bohème, Jean l’Aveugle, qui à Crécy se fait conduire au plus fort de la mêlée pour y mourir après avoir frappé de grands coups au hasard. Peu importe qu’on soit vainqueur ou vaincu : Jean le Bon peut se consoler de sa défaite, et dans le désastre général, il a droit de se réjouir, ayant conquis pour lui-même le haut nom de prouesse et « passé tous les mieux faisans de son côté. » La bravoure se concilie très bien avec la cruauté : Gaston Phébus peut être le meurtrier de son fils et avoir fait périr dans des supplices raffinés les compagnons innocens du jeune homme, il n’en est pas moins pour cela un prince « si très parfait qu’on ne le pourroit trop louer. » Le métier d’homme d’armes ainsi entendu a de fortes analogies avec celui de routier et de brigand. Aussi est-ce un sentiment tout voisin de la sympathie qu’éprouve l’historien pour ces « povres brigands » qui gagnant leur vie à « escheler » les châteaux, dérober et piller, sont parfois si mal récompensés de toute une existence de labeur et finissent leurs jours dans les prisons ou sur l’échafaud. On se souvient en quels termes d’une éloquence attendrie Aymerigot Marcel regrette les beaux jours d’autrefois : « Il n’est tems, esbatemens, or, argent ne gloire en ce monde, que de gens d’armes et de guerroier, ainsi que par cy devant avons fait ! Comment estions-nous resjouis quand nous chevauchions à l’aventure et nous pouvons trouver sur les champs ung riche abbé, ou ung riche prieur, ou ung riche marchant. Tout, estait nostre ou raenchouné à nostre voulenté. Tous les jours nous avions nouvel argent… Par ma foy ceste vie estoit bonne et belle[5]. » Aymerigot Marcel se fit prendre. Il eut tort. S’il eût su se retirer à temps, et mettre en lieu sûr le fruit de ses rapines, comme le Bascot de Mauléon et comme tant d’autres, il eût goûté une vieillesse paisible, respecté de ces contemporains et absous par l’historien.

Écrivain aristocratique, Froissart méprise les petits, bourgeois ou gens du peuple, et il les ignore. Il s’égaie à leurs dépens et s’amuse à nous les montrer dans des postures ridicules. Les bourgeois de Bruxelles s’en vont en guerre, cavaliers grotesques, avec tout un attirail de cuisine, munitions de bouche et paquets de mangeaille. Ceux de Caen se sauvent rien que pour avoir aperçu la belle prestance et l’armement magnifique des gentilshommes : « il eurent si grant paour que tout chil del monde ne les eussent retenus que il rentraissent en leur ville[6]. » À Crécy les gens des communes brandissaient leurs épées à plus de deux lieues de l’ennemi, criant : « À mort ces traîtres anglais ! » ils s’enfuirent avant de les avoir vus. Tout cela d’ailleurs est inexact ; la part des milices des communes devient chaque jour plus grande dans le sort des batailles. Mais c’est une vérité que les nobles vaincus avaient trop d’intérêt à méconnaître. — Si les vilains pressurés par les seigneurs se révoltent, ce n’est pas l’effet de la misère, mais celui seulement de leur mauvais naturel : il n’est que juste de courir sus à ces « meschantes gens », à ces « forcenés », et de donner la chasse à ces « botes féroces » et à ces « chiens enragés ». Le peuple paie les frais de la guerre ; il les paie de son argent quand il s’agit de fournir à la rançon du seigneur, il les paie de son sang les jours d’assaut et de pillage. Froissart décrit, sans s’émouvoir que rarement, les plus épouvantables tueries. Il trouve que tel est le droit de la guerre ; et il estime au surplus qu’un bel incendie est beau. Il vit dans une société où pour un temps encore la force est du côté des seigneurs et le droit du côté de la force. Il s’y trouve bien et n’en souhaite pas d’autre. Il sait d’ailleurs qu’il ne fait pas bon discuter avec les maîtres. Il se borne à présenter à cette société brillante et brutale une image d’elle-même où elle se mire et elle s’admire.

Récits d’aventures, tableaux de batailles, peintures de fêtes, joutes et tournois, enthousiasme belliqueux, idéal chevaleresque, c’est précisément ce que l’épopée a légué à Froissart. Et c’est ce dont on a coutume de le louer ; mais c’est par ailleurs qu’il est historien, c’est pour d’autres causes qu’il a contribué au développement du genre et marqué une étape dans la marche en avant de l’histoire.

D’abord Froissart a voulu faire œuvre d’historien. Un Villehardouin se bornait à raconter les événemens dont il avait été le témoin ; un Joinville écrivait l’histoire édifiante de son saint maître, à la manière des hagiographes ; Froissart fait rentrer dans son récit trois quarts de siècle, toute une société, les affaires de l’Occident tout entier. Par l’étendue son livre excède les dimensions d’une simple chronique ; il en diffère encore par la méthode que l’auteur s’est proposé de suivre. Froissart s’exprime sur ce point avec une netteté qui prouve qu’à tout le moins il avait réfléchi sur les conditions de son art, et que ses intentions étaient bonnes, si l’exécution a laissé à désirer. « Si je disoie : ainsi et ainsi advint en ce temps, sans ouvrir n’esclaircir la matière… ce serait chronique et non pas histoire : et si m’en passeroie très bien, se passer m’en vouloie. Or ne m’en veuil je mie passer que je n’esclaircisse tout le fait au cas que Dieu n’en a donné le sens, le tems, la mémoire et le loisir de chroniquer et historier au long de la matière[7]. » Que l’histoire consiste moins à raconter les faits qu’à en rendre compte, à les expliquer et à les voir naître dans leurs causes, c’est une idée juste ; si Froissart n’a pas eu assez de vigueur d’esprit et de pénétration d’intelligence pour s’y conformer rigoureusement, encore faut-il lui savoir gré de l’avoir aperçue. C’est ainsi qu’ayant pris au lendemain de Poitiers la résolution d’écrire l’histoire de la guerre franco-anglaise, il a cru devoir remonter jusqu’à l’origine des faits : il la suit jusque dans le temps du règne d’Edouard II. Pour mener à bien le projet qu’il avait formé et la tâche qu’il s’était assignée, il n’a rien épargné ; simple homme de lettres, sans situation officielle, sans autorité, sans patrimoine, il s’est créé, à force d’activité et d’ingéniosité, des ressources inespérées ; il s’est mis tout entier dans son œuvre : il y a dépensé cinquante années de sa vie et une fortune.

On sait quel est le procédé de Froissart, celui qu’il applique invariablement et uniquement : c’est celui de l’information personnelle. Il interroge les témoins des faits et s’en tient à leurs dépositions. Il ne s’est pas servi des documens écrits, sauf pourtant de la chronique de son prédécesseur Jean le Bel ; pour ce qui est de celle-ci, il ne se contente pas d’y faire des emprunts, il se l’approprie, il l’incorpore à son œuvre avec un admirable sans-gêne et sans ombre de scrupule, étant l’homme d’une époque où l’art est anonyme et dont les chefs-d’œuvre, étant collectifs, sont sans signature. Quant aux pièces d’archives, ordonnances, édits, chartes privées et papiers d’État, il les néglige, soit qu’il ait conscience qu’il en saurait mal tirer parti, ou soit par instinct de littérateur et parce qu’il comprend que rien ne remplace l’impression directe et rien ne vaut la parole animée et vivante. C’est ce procédé qu’on a tôt fait de flétrir du nom de « reportage ». Mais il convient de distinguer les époques. Qu’on songe à la difficulté des communications dans l’Europe du XIVe siècle ! Or, sur toutes les routes de France et d’Angleterre, d’Allemagne et d’Italie, en Flandre ou dans la sauvage Écosse, on est sûr de rencontrer Jehan Froissart, « en arroi de souffisant homme », juché sur sa haquenée grise et menant en laisse son lévrier blanc. On le trouve à Londres, à la cour d’Edouard III ; en Écosse, auprès du roi David Bruce et dans le château des Douglas ; en Languedoc, auprès du prince de Galles ; en Italie, à la suite de Lionel, duc de Clarence : auprès de Robert de Namur, de Wenceslas de Luxembourg et du comte de Blois ; en Auvergne, en Béarn, en Avignon comme à Paris ; à Bruges, en Zélande, et dans l’Angleterre de Richard II. Ce qui le pousse à entreprendre ces voyages, c’est le besoin où il est de recueillir sur les lieux les matériaux de son histoire. S’apercevant qu’il n’a sur les « lointaines besognes », c’est-à-dire sur les guerres de Gascogne, d’Espagne et de Portugal, que des renseignemens insuffisans, il profite d’une trêve qui vient d’être conclue entre la France et l’Angleterre et part pour les Pyrénées. Alors, commence ce fameux voyage de Béarn où il n’est pas de mur historique ni de tour démantelée qui ne livre son secret à l’enragé questionneur. Sur la route, Froissart a eu la bonne fortune de « s’accointer » d’un chevalier du comte de Foix, messire Espaing de Lyon, dont la mémoire est riche et l’imagination est aussi fertile que la mémoire. Mais ces bonnes fortunes-là n’adviennent, comme on sait, qu’à ceux qui ont l’art de les faire naître. C’est le mérite de Froissart de s’être toujours renseigné auprès de ceux qui avaient chance d’être les mieux informés. Il s’est enquis des guerres d’Écosse auprès du roi David, de Crécy auprès d’Edouard III, de Poitiers auprès du Prince Noir, de la bataille de Rosebecque auprès de Guy de Blois, qui y avait participé, de Wat Tyler auprès de Robert de Namur qui l’avait vu tuer, des campagnes de Frise auprès d’Aubert de Bavière et des troubles de Flandre auprès des bourgeois de Gand. Il a interrogé les croisés de Tunis et de Nicopoli, comme les hérauts d’armes Faucon, Windsor et Chandos, et comme les routiers des grandes Compagnies. À cette curiosité toujours en quête d’informations nouvelles plus détaillées et plus précises, il n’est que juste de restituer son vrai nom : c’est la probité de l’historien[8]. — Le défaut le plus ordinaire des reporters c’est qu’ils défigurent les récits qu’on leur fait. Leurs rapports sont au rebours de la vérité ; il semble que c’en soit la marque, et la condition elle-même de leur métier. L’exactitude de la transcription chez Froissart n’a jamais été contestée. Il ne se fie pas à sa mémoire, étant d’avis « qu’il n’est si juste retentive que de mettre par escript[9]. » C’est un assidu preneur de notes ; soir ou matin, dès qu’il est rentré dans sa chambre, il confie au papier la moisson de ses renseignemens ; au besoin il écrit sous la dictée. Cela est au point qu’on retrouve dans la trame même de son récit la marque particulière du conteur qu’il a écouté, reconnaissable à l’allure du style et pour ainsi dire à l’accent de la parole. Jamais il ne se permet de mêler aux dépositions qu’il a reçues ses inventions personnelles. Il n’intervient pas. Il se borne à être le plus fidèle des échos. Cela même, — et quoi que vaille d’ailleurs la vérité recueillie, — s’appelle le souci de la vérité.

Enfin, cette vérité, Froissart ne l’a pas altérée dans un intérêt de parti. Ici il est nécessaire d’indiquer les nuances et de ne pas faire au bon chroniqueur plus d’honneur qu’il n’en mérite. Froissart s’est maintes fois défendu de céder à aucune complaisance, faveur ou considération intéressée : « Cette histoire…n’est corrompue pour faveur nulle que j’aie à monseigneur Guy, conte de Bloys, qui me commanda de la ordonner comme veoir povés et qui bien m’en a payé tellement que je m’en contente grandement… Nennil vraiement, car je ne vueil parler que de la vérité et aler parmy le tranchant sans coulourer ne l’un ne l’autre[10]. » Voilà de nobles déclarations. Froissart, comme toujours, est de bonne foi. C’est également de la meilleure loi du monde qu’il incline toujours vers qui « bien l’en a payé. » Reprenant à plusieurs années de distance la rédaction d’un même récit, il ne se fait nullement scrupule d’y effacer un nom qui a cessé de plaire et de le remplacer par celui du protecteur d’aujourd’hui. Nul n’a subi plus que lui les influences du milieu et du moment. Du moins les a-t-il subies toutes, tour à tour, et corrigées l’une par l’autre. C’est ainsi qu’à travers les rédactions successives il a atténué l’anglomanie de son premier livre. Anglais avec les Anglais, Français chez les Français cet Hainuyer n’a pas de patrie : il n’a que des résidences. Et il en change souvent. Il est sans passions. Il est indifférent, ce qui est une manière d’être désintéressé. C’est la forme rudimentaire de l’impartialité.

Qu’est-ce donc qui a manqué à Froissart pour être, au sens complet du mot, un historien ? Quelles sont les parties du métier qui après lui restent encore à créer ? Il en est d’essentielles, nous l’avouons. Et il y aurait lieu de reprocher à Froissart de ne s’en être pas avisé, — s’il n’était vrai qu’il a fallu des siècles et le progrès de plusieurs sciences pour que la méthode historique arrivât à se constituer de façon définitive. Froissart est d’abord dépourvu de sens critique ; mais il l’est à un rare degré et à un point tout à fait surprenant. C’est ici le trouvère qui a nui au poète. Il avait trop le goût de l’extraordinaire et voire du fabuleux. Il avait trop lu de Lancelot du Lac. Sa mémoire était encombrée du souvenir des merveilles inventées par les poètes. Il croyait aux enchanteurs, aux chevaliers métamorphosés, aux ours qui parlent, aux génies qui font quatre cents lieues en une nuit et se changent en truie ou en fétu de paille, aux statues de la Vierge qui font des miracles, aux cloches qui se mettent à sonner d’elles-mêmes, aux châteaux mystérieux dont les souterrains furent creusés par le paladin Roland, aux devins, aux astrologues, et aux femmes-fées de l’île de Céphalonie. Cela ne le préparait pas à discerner l’origine exacte et la tournure véritable des faits. Il est crédule au-delà de toute expression. Il est la proie de tous les Gascons, dans un temps où tout le monde était Gascon. Il manque totalement de ce scepticisme qui est le commencement de la critique. Il ignore également l’art de vérifier les dates et celui de contrôler les renseignemens. Il ne s’essaie même pas aux problèmes de la discussion des sources. Au surplus, ce sont, encore aujourd’hui, ceux qui offrent le plus de difficultés. — Après qu’on a précisé la nature des faits, il reste à en montrer l’importance. Les faits ne signifient rien par eux-mêmes ; ils ne prennent de sens qu’autant qu’on les rapporte à un ensemble. Les plus minces peuvent être fertiles en conséquences ; toute leur valeur est relative. Telle bataille perdue ou gagnée a été sans influence sur la destinée d’un peuple qu’il suffira pour bouleverser de quelques deniers ajoutés à un impôt. C’est ce que Froissart ne soupçonne même pas. Les épisodes brillans de l’histoire sont les seuls auxquels il s’attache. Il en mesure l’importance à l’éclat qu’ils ont eu et au bruit qu’ils ont fait ; le lien qui les unit lui échappe. Il laisse dans leurs ténèbres et il néglige les intervalles obscurs, n’ayant souci que des parties lumineuses. Cela est rendu sensible par la manière même dont il compose. Il passe d’un sujet à un autre, quitte celui-ci pour le reprendre, s’arrête en route, revient en arrière, non pour nous montrer la complexité de la matière et le contre-coup des événemens, mais pour nous présenter autant de faits isolés. Ce qu’il n’en a su jamais voir, c’est l’enchaînement et la suite.

C’est une première raison pour que Froissart n’ait compris que médiocrement cela même qu’il a le mieux décrit. Il y en a d’autres et de plus graves. Content de décrire, Froissart ne s’est pas soucié de comprendre. Il n’a rien vu que par l’extérieur : tout l’intérieur lui est resté fermé. Ses personnages ont l’air de vivre. Ils agissent ou ils s’agitent ; ils sont remuans, emportés, violens ; ils se provoquent, ils se défient, pareils aux héros des Chansons, et, comme eux, dessinés d’un trait et marqués d’une épithète. Quel est d’ailleurs leur caractère ? et s’ils en ont un, qu’y a-t-il derrière la parade de leur héroïsme et sous l’étalage de leurs vertus feintes ? quels intérêts les ont déterminés, et comment leurs passions ont-elles été cause de beaucoup de maux ? Ce sont autant de points d’interrogation que Froissart ne se pose pas. Inhabile à analyser le caractère des hommes, il est aussi mal instruit du caractère des peuples. On lui a fait honneur en ce sens de quelques lignes qu’il a rajoutées dans la dernière rédaction de son premier livre touchant le caractère du peuple anglais : elles ne lui ont été dictées que par l’horreur que lui inspirait le meurtre de Richard II. Elles sont sans valeur et sans portée générale. C’est de même qu’il est sévère pour les Allemands parce qu’ils ne se conforment pas à l’idéal de convention de la chevalerie. C’est par leurs institutions que se traduit le caractère des peuples ; ce sont elles qui contiennent les germes de la grandeur ou de la décadence des nations. A lire Froissart, on serait tenté de croire que l’Europe du moyen âge obéissait tout entière aux mêmes lois et qu’elle n’était qu’un vaste champ clos où retentissait la voix des hérauts d’armes pour décerner le prix aux « mieux faisans. » Autour de Froissart tout se transformait, le mode des arméniens comme les rapports des classes, les maximes de la politique comme celles de la morale, les conditions de la fortune et l’idéal de la vie. Il n’a rien vu ; nul signe ne l’a averti que l’édifice où s’abritait son optimisme menaçait ruine. — Expliquer et comprendre, cela mène à juger. Tel est le dernier terme de toutes les démarches de l’esprit humain et sans lequel le reste n’est rien. L’histoire elle-même ne serait qu’une pâture donnée à la plus vaine curiosité, si ses renseignemens n’étaient des enseignemens et s’il ne s’en dégageait de grandes leçons. Froissart n’a ni conception politique, ni doctrine morale. Il n’a rien à nous dire, ni sur la fortune des États, ni sur la destinée des hommes. Il n’a vu que le matériel des faits. Il nous a donné l’histoire, mais dépourvue de tout ce qui en fait la saveur : l’histoire sans la critique, sans la psychologie, sans la philosophie.

Le travail que nous avons fait sur Froissart, nous aurions pu le faire à propos d’un autre historien auquel on l’a souvent comparé et qui, à vrai dire, lui est très supérieur : c’est Hérodote, tout plein des souvenirs d’Homère, comme Froissart est dominé par ceux de la Chanson de geste[11]. A Rome on sait comment l’histoire d’un Tite-Live est encore tout encombrée de légendes et ce qu’il restait à faire après lui à Tacite où à Polybe. Les littératures étrangères nous offriraient des exemples analogues. Apparemment c’est qu’à des dates différentes et sous des latitudes diverses l’esprit humain passe par les mêmes étapes et refait le même chemin. Il est d’abord dupe de lui-même, captif de tous ses rêves et n’aperçoit que des merveilles dans le château enchanté où il s’est enfermé et dont il est le magicien. Peu à peu tombent les murs de sa prison : par les brèches ouvertes il aperçoit les faits ramenés à leurs véritables proportions et les hommes réduits à leur taille. Encore n’aperçoit-il que les premiers plans : il lui faudra du temps pour découvrir la foule massée derrière les héros et pénétrer la fausse perspective du décor. Il s’attache aux faits, jusqu’à ce que vienne le jour où leur constatation lui apparaîtra insuffisante et décevante. Car les faits ne sont que l’aboutissement des causes, parmi lesquelles les plus lointaines sont aussi bien les plus profondes. Elles ont leur lieu, ces causes, dans le cœur de l’homme ; et enfin il nous est donné de toucher quelque chose de solide, de durable et qui ne trompe pas. Tous les tableaux qui se succèdent dans le spectacle mouvant de l’histoire pouvaient être différens et ils pouvaient ne pas être. Ce qui ne change pas ce sont nos passions qu’une nécessité pousse à se satisfaire. L’ambition, l’intérêt, l’égoïsme, la vanité, ne cessent pas de produire leurs effets toujours pareils. De là viennent les conquêtes et la chute des empires, et par là s’expliquent les révolutions. Encore est-il vrai de dire que nous ne faisons que passer dans un monde qui dure. Chacun de nous n’est qu’un comparse dans un drame qui se serait joué sans lui. Nous croyons agir, et nous pensons trouver la source de nos actions dans notre volonté que des mobiles déterminent : nous ne sommes que les instrumens d’une volonté qui nous est supérieure ou d’une force qui nous est étrangère. On l’a appelée du nom de Providence : on l’a supposée intelligente et bienfaisante ; il se pourrait qu’elle fût indifférente, aveugle et impersonnelle. Des idées qui vont à travers le monde, développant leur principe, font une œuvre à laquelle nous concourons comme des ouvriers inconsciens. Des lois s’imposent à nous, créent les faits, suscitent les hommes, lois implacables et permanentes qui sont toute la réalité et la seule matière digne de l’histoire.


RENE DOUMIC.

  1. Debidour, les Grands Chroniqueurs français (Collection des classiques populaires, 2 vol. in-8o ; Lecènec et Oudin.)
  2. 1 vol. chez Hachette.
  3. 1 vol. chez Hachette.
  4. Froissart, II, 13.
  5. Froissart, Ed. Kervyn, XIV, 164.
  6. Ibid., 405.
  7. Froissart, Ed. Kervyn, XII, 153.
  8. Cf. Debidour, op. cit., II, 71, sq.
  9. Froissart, Ed. Kervyn, XI, 74.
  10. Ibid., XII, 151.
  11. Consulter le remarquable travail de M. Amédée Hauvette-Besnault, Hérodote historien des guerres médiques, 1 vol. in-8o ; Hachette.