Etudes et Souvenirs - Frédéric Chopin

Etudes et Souvenirs - Frédéric Chopin
Revue des Deux Mondes3e période, tome 59 (p. 849-878).



ÉTUDES ET SOUVENIRS



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FRÉDÉRIC CHOPIN.


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« Je pourrais en finir des Polonais si je venais à bout des Polonaises, » disait l’empereur Nicolas, C’était là rêver l’impossible, et, dans tous les cas, compter sans la musique de Chopin. On ne vient pas à bout des Polonaises, et moins que jamais quand leur patriotisme aura trouvé dans l’art féminin par excellence la source vive où se retremper à travers les âges. Sous les épisodes entremêlés du poème musical, si bref qu’il soit, la note d’angoisse et d’appel vibrera toujours. C’est assez d’un cliquetis d’éperons parmi le tulle et la gaze pour vous avertir que le bal auquel vous assistez se donne à la veille d’un assaut. On entend à travers ces rythmes de la danse les adieux dont elle cache les soupirs et les pleurs. Ailleurs on saisit comme des terreurs étouffées, craintes, pressentimens d’un amour que la jalousie dévore et qui, se sentant vaincu, prend en pitié, dédaignant de maudire ; c’est un tourbillonnement, un délire où passe et repasse la mélodie, haletante, saccadée comme les palpitations d’un cœur qui se pâme et se brise ; plus loin des souvenirs de gloire éclatent en fanfares, il en est dont le rythme est aussi indéterminé, aussi fluide que le sentiment de deux jeunes amans contemplant une étoilo qui se lève seule au firmament ! Abîme d’imagination et de science, émue, effarée, serpentine, capable même, comme dans la Marche funèbre, de recueillement et de vraie croyance, — la musique de Chopin, par sa distinction, son élégance, sa sveltesse et sa prismatique diversité, ressemble aux filles de la Vistule ; elles ont avec lui cela de commun d’exceller dans la danse et dans la prière, et de pouvoir parler, chanter et danser dans toutes les langues sans que jamais l’accent national en souffre aucune altération.

Le livre publié par Liszt dès 1850, c’est-à-dire beaucoup trop tôt, car l’heure n’avait point encore sonné pour Chopin d’être apprécié à sa valeur, contient sur les femmes polonaises, « moitié almées et moitié Parisiennes, » des observations qui, lorsqu’on les dégage du style volontairement amphigourique dont elles s’enveloppent, vous font presque penser à Balzac : « Leurs poses inconscientes distillent un fluide magnétique, elles séduisent par cette souplesse des tailles qui ne connaissent pas la gêne et que l’étiquette ne parvient jamais à guinder, par ces inflexions de voix qui brisent, par ces impulsions soudaines qui rappellent la spontanéité des gazelles. Elles sont superstitieuses, friandes, enfantines, faciles à amuser, faciles à intéresser comme les belles et ignorantes Orientales qui adorent le prophète arabe, en même temps instruites, intelligentes, pressentant avec rapidité tout ce qui ne se laisse pas voir, saisissant d’un coup d’œil tout ce qui se laisse deviner, habiles à se servir de ce qu’elles savent, plus habiles encore à se taire longtemps et même toujours, étrangement versées dans la divination des caractères qu’on veut leur dérober, qu’un mot éclaire à leurs yeux, qu’une heure met à leur merci. » Et, autre part : « Généreuses, intrépides, enthousiastes, d’une piété exaltée, aimant le danger et aimant l’amour, auquel elles demandent beaucoup et donnent peu : elles sont surtout éprises de renom et de gloire ; l’héroïsme leur plaît, il n’en est peut-être pas une qui craigne de payer trop cher une action éclatante. Discrètes par nature et par position, elles manient avec une incroyable dextérité la grande arme de la dissimulation, elles sondent l’âme d’autrui et retiennent leurs propres secrets si bien que nul ne suppose qu’elles ont des secrets. »

Où de pareilles femmes régnent on conçoit ce que doit être le spectacle d’un bal. C’est l’inconnue de cette poésie que Chopin a dégagée dans ses mazourkes. Conservant leur rythme national, il ennoblit la mélodie, élargit les proportions, intercale des clair-obscurs harmoniques pour rendre, — non plus en toute expression et lumière, comme dans les polonaises, mais dans la nuance, — les émotions d’ordre si divers qui agitent les cœurs pendant que durent et la danse et ces longs intervalles où le cavalier a de droit place à côté de sa danseuse, dont il ne se sépare pas. Coquetteries, vanités, fantaisies, inclinations, élégies, que d’arabesques brodant, illustrant ce thème à la fois amoureux et patriotique ! Dans chaque mazourke qui se danse il y a un homme et une femme cherchant à se faire comprendre l’un à l’autre ce qu’ils tiennent à ne pas prononcer : communauté d’amour pour la patrie, communauté d’horreur pour le vainqueur. Elle implore et elle commande, elle met à prix son sourire, et le prix, c’est l’héroïsme ; si elle détourne la tête, elle semble précipiter l’homme dans l’opprobre ; si elle lui rend l’éclat de son visage, elle semble le retirer du gouffre. Mais, dans les bals, on n’est pas toujours entre soi, il faut danser avec les vainqueurs, il faut leur plaire pour n’en pas être écrasé : le Russe et la Polonaise sont l’unique point de contact entre deux peuples plus antipathiques que l’eau et le feu. La femme espère toujours inoculer à l’homme la pitié, l’homme espère toujours dénationaliser la femme ; à ce double jeu, chacun se passionne, et comme on ne se rencontre guère ailleurs, c’est dans la mazourke qu’on pousse en avant toutes ses ressources, qu’on multiplie les stratagèmes, les embuscades et les assauts. On a l’air de plaider pour soi quand un autre est en cause. C’est le knout, c’est la mort qui attendent celui qu’une sœur, une fiancée, une amie, une compatriote inconnue, douée du génie de la compassion et de la mse, a le pouvoir de sauver entre deux mazourkes. Au second bal, quand la femme et l’homme se retrouvent, l’un des deux finit toujours par être vaincu. Elle n’a rien obtenu, ou elle a tout conquis. Rarement s’est-il vu qu’elle n’ait rien obtenu, qu’on ait tout refusé à un regard, à un sourire, à une larme.

I.

Tout le monde sait aujourd’hui quel noble et précieux trésor Chopin a recueilli dans ce champ d’inspiration ; mais il y a trente-trois ans, lorsqu’il mourut, peu de gens s’en doutaient encore et Liszt écrivant son ouvrage devançait le temps, comme il l’a fait du reste en bien des entreprises qui, toutes, n’obtiendront pas même consécration. Le Chopin de 1834 à 1840 est loin d’avoir l’importance de celui que nous pratiquons maintenant. Il lui arrive ce qui est arrivé à Stendhal, un autre déclassé, ou plutôt un autre mal classé du romantisme. Il a grandi entre temps, mais pour des raisons toutes différentes, affaires de forme et de style auxquelles l’auteur de la Chartreuse de Parme ne peut que rester étranger. Le passé s’était contenté d’applaudir dans Chopin l’improvisateur à la mode : c’est du compositeur que les générations actuelles s’occupent, obéissant moins à des curiosités de dilettante qu’à cet esprit d’information et de recherche qui nous passionne. Chopin se rendait-il bien compte de ce qu’il faisait ? ces trouvailles harmoniques, émerveillement de l’heure présente et dont il a toujours les mains pleines, sont-elles le don gratuit de la bonne fée du piano ou le résultat d’une science acquise ? Ce qu’il y a de certain, c’est que son œuvre demeure un répertoire indispensable à consulter, même pour un musicien de théâtre ; les rythmes surtout y abondent ; les rythmes, cette rareté, cette disette de notre art contemporain, vous les voyez fourmiller, naître les uns des autres par générations spontanées et poudroyer dans un même rayon de soleil. Quelle source de rajeunissement, de vie nouvelle ! car c’est de ce côté principalement que la difficulté d’être se fait sentir. Nous finissons de manger un vieux fonds appauvri ; si j’excepte Verdi, seul inventif en ce genre, je n’aperçois personne allant aux découvertes. Vous connaissez ces mannequins d’atelier qu’un peintre affuble du travestissement qui lui convient pour la séance ; il en est ainsi de nos rythmes, espèces de carcasses montées, toujours les mêmes sous la casaque d’Arlequin ou le manteau d’Agamemnon. Bizet fut, je crois, le premier chez nous à lire dans la musique de Chopin autre chose que de la poésie ondoyante et chatoyante ; il comprit tout le parti qu’une habile rénovation technique pourrait tirer de ce fouillis de richesses : accords étranges, plus qu’étranges, transitions bizarres, incohérences voulues, procédés inopinés d’harmonie contenus dans la Grande Polonaise en fa dièse mineur et dans la Polonaise-fantaisie. Il est vrai que Schumann, dès 1825, avait eu la même intuition, mais cela se passait en Allemagne. « Les meilleurs l’ont formé à leurs leçons, écrivait-il, dans la Gazette de Leipzig, Beethoven, Schubert, Field ; il emprunte à l’un ses audaces de génie, à l’autre ses tendresses de cœur, au tioisième son toucher de velours. » Il voyageait lorsque, en 1830, la voix de son peuple s’éleva ; trop loin des événemens pour accourir, il en reçut cruellement le contre-coup, et son bon génie ne le sauva peut-être de la mort que pour l’employer au combat plus utilement : les mazourkes de Chopin sont des canons braqués sous des roses.

À tout prendre, c’est un Français ; il nous appartient d’origine. Son père, Nicolas Chopin, né à Nancy en 1770, avait accompagné à Varsovie, en qualité de précepteur de ses enfans, une dame noble de la cour du roi Stanislas. C’était un homme instruit, de mœurs cultivées. Nous le trouvons en 1812 professeur à l’école d’artillerie ; marié depuis six ans, il avait à cette époque trois enfans, deux filles, dont l’aînée, Isabelle, a composé des livres d’éducation, et dont la cadette, Emilie, morte jeune, écrivait, à treize ans, des vers annonçant, au dire des biographes, une vocation poétique pareille à celle que son frère Frédéric avait reçue d’en haut pour la musique. Quant à ce frère, organisme plus sensitif ne se rencontrera jamais, fût-ce en nos jours de pathologie universelle, où la névrose est devenue comme un panache qui s’arbore au chapeau et ne semble plus faite que pour rimer avec rose. Celui-là du moins était de bonne foi. Enfant, une sonate qu’on lui jouait le mettait en larmes. Il eut pour premier maître un vieux professeur slave, Albert Zwiny, qui le forma selon les préceptes de Sébastien Bach, dont le Clavecin bien tempéré servait de base à tout enseignement. De là date la religion que Chopin pratiqua toute sa vie envers le grand organiste de Leipzig. Nombre d’années plus tard et quand déjà sa renommée battait son plein, quelqu’un lui demandant comment il se comportait aux approches de ses concerts : « Je m’enferme chez moi et je joue du Bach, répondit Chopin ; mes compositions ne me sont jamais un exercice. » Mais des leçons qui bien autrement influèrent sur le développement de son génie furent celles qu’il reçut de Xavier Elsner, directeur du conservatoire de Varsovie. Elsner, en le dressant au contrepoint, prit tout de suite en considération l’originalité de son élève. Loin d’y contrefaire, il abonda plutôt dans son sens, n’écoutant pas ceux qui lui reprochaient de ne point serrer assez la bride au jeune étalon. « Laissez-le donc libre à sa fantaisie, s’écriait-il ; pourquoi traiter selon la méthode ordinaire une vocation qui n’a rien d’ordinaire, et qui nous le prouvera par la suite. »

Le fait est qu’il y avait orgueil et joie pour un maître de tenir à sa discrétion un tel disciple. Chopin, au cours de ses études, manifestait déjà ses facultés d’improvisateur. Assis à son piano, il racontait en musique à ses amis toute sorte d’histoires fantastiques. Un soir que les élèves de son père, restés seuls dans la classe, commençaient de se mutiner, il leur promit une séance de ce genre s’ils voulaient rester tranquilles. Les ayant rassemblés autour de son clavier, il éteignit les lumières et leur narra sur les touches d’ivoire comme quoi des voleurs s’approchaient de la maison, grimpaient aux échelles et s’introduisaient par la fenêtre, puis, tout à coup, entendant du bruit, s’envolaient vers la forêt et s’y endormaient paisiblement à la douce clarté des étoiles. Il va sans dire que la mélodie, insensiblement assourdie, estompée, peignait la situation, si bien que Chopin, son récit terminé, s’aperçut qu’en même temps que les voleurs il avait endormi tout son monde. Rallumant alors les chandelles, il contempla un instant le pittoresque du tableau, et presque aussitôt, d’un accord brusquement frappé, réveilla l’auditoire. — Cette veine d’humoristique joyeuseté n’est point rare chez les mélancoliques ; ils ont des échappées bruyantes où le comique tourne à la charge, quelquefois au mauvais goût, et ces heures d’expansion sont rachetées par des semaines de réserve. Du reste, cette note drolatique, à la manière de Callot et d’Hoffmann, ne fit que s’accentuer dans la suite ; la plupart de ses biographes l’ont signalée[1] et surtout George Sand, à qui les occasions ne manquèrent pas d’observer et d’analyser d’après nature. « C’est alors qu’après avoir plongé son auditoire dans un recueillement profond ou dans une tristesse douloureuse, — car sa musique vous mettait parfois dans l’âme des découragemens atroces, — tout à coup, comme pour enlever l’impression et le souvenir de sa douleur aux autres et à lui-même, il se tournait vers une glace à la dérobée, arrangeait ses cheveux et sa cravate et se montrait subitement transformé en Anglais flegmatique, en vieillard impertinent, en Anglaise sentimentale, en juif sordide. C’étaient toujours des types tristes, quelque comiques qu’ils fussent, mais parfaitement compris et si directement traduits qu’on ne pouvait se lasser de les admirer[2]. » Il excellait aussi à découper des silhouettes, à crayonner des caricatures, à contrefaire les petits ridicules des amis et des hôtes de la maison. Mme Dorval et Bocage le tenaient pour un mime accompli.

Mais tout ceci concerne la période de Nohant, et nous n’en sommes encore qu’à Varsovie. Laissons-nous ici guider par Liszt, en relevant néanmoins au passage plus d’une erreur, comme quand il nous parle des munificences du prince Radziwill subvenant aux frais d’éducation. Les parens de Chopin n’étaient point gens si besogneux ; son père, suffisamment pourvu d’emplois, dirigeait un pensionnat bien acclienté ; il en sera de la pauvreté de Chopin comme de sa faiblesse de constitution, également exagérée pour les besoins de la légende. Sans être riche, sa famille n’avait aucun besoin du secours des princes, et, quant à son organisme physique, matière à tant de barcarolles et d’élégies, c’était celui d’un hypernerveux capable, — en attendant la maladie qui devait l’emporter, — de défier toutes les fatigues d’une jeunesse de travail, de voyages et d’aventures : « Dans le détail de la vie, il était d’un commerce plein de charmes. Toutes les formes de la bienveillance prenaient chez lui une grâce inusitée, et quand il exprimait sa gratitude, c’était avec une émotion profonde qui payait l’amitié avec usure. Il s’imaginait volontiers qu’il se sentait mourir chaque jour ; dans cette pensée, il acceptait les soins d’un ami et lui cachait le peu de temps qu’il jugeait devoir en profiter. Il avait un grand courage extérieur et s’il n’acceptait pas avec l’enthousiasme héroïque de la jeunesse l’idée d’une mort prochaine, il en caressait du moins l’attente avec une sorte d’amère volupté. » Ceci n’est déjà plus de la légende, c’est du pur roman, et l’auteur de Lucrezia Floriani entre-mêle à sa paraphrase idéaliste d’inconscientes réminiscences de l’auteur d’Elle et Lui. Chopin, Musset, dans le crépuscule du passé, toutes les ombres se ressemblent ; on les confond si aisément l’une avec l’autre, que ce qui se disait du poète s’applique au musicien. Autour des figures de cette époque le romanesque ne messied pas, elles s’en accommodent un peu, comme de leurs boucles d’oreilles en perles fines les portraits du temps des Valois. « Doux, sensible, exquis en toutes choses, il avait toutes les grâces de l’adolescence réunies à la gravité de l’âge mûr. Il resta délicat de corps comme d’esprit, mais cette absence de développement musculaire lui valut de conserver une beauté, une physionomie exceptionnelle qui n’avait pour ainsi dire ni âge ni sexe. » C’est vers cette première période de jeunesse que Chopin eut un attachement pour une jeune fille dont les accidens de la vie d’artiste le séparèrent au moment qu’elle allait devenir sa fiancée.

L’histoire simplement racontée serait touchante, mais ce diable de Liszt ne connaît pas de bornes : au lieu de raser les saules du rivage, le voilà tout de suite dans ces grands courans de mélodrame où l’on se noie : « Elle était douce, cette jeune fille, comme une de ces madones de Luini dont les regards sont chargés d’une grave tendresse. Le père de Chopin ne voulut pas que le portrait qu’elle en avait dessiné dans des jours d’espoir fût jamais remplacé chez lui par aucun autre, fût-il dû à un pinceau plus expérimenté. Bien des années après, nous avons vu les joues pâles de cette jeune femme attristée se colorer lentement comme rougirait l’albâtre devant une lueur dévoilée, lorsqu’on contemplant ce portrait son regard rencontrait le regard d’un ami arrivant de Paris. » Et penser que l’aimable héroïne de cette mystique élégie, Mlle Maria Wodzynska, épousait de son plein gré, quelques mois plus tard, un jeune comte polonais ! Chopin, de son côté, se consola, de même qu’il s’était déjà consolé des récentes infidélités de la séduisante cantatrice Constantia Gladowska. Sans prétendre que Chopin fût incapable d’aimer sérieusement, on peut dire que sa personne et son caractère ressemblaient à sa musique, où tout est modulation, caprice et frénésie : qualités et défauts qui ne vont guère avec un idéal de constance. Rêverie et chevalerie seraient plutôt les deux traits caractéristiques si nous cherchions à définir l’homme d’après ses œuvres. Patriote sincère et vibrant, il flotte entre la désespérance infinie et le fanatisme qui sont l’ahernative ordinaire par laquelle une nationalité opprimée se manifeste. Suivons-le dans sa vie et dans son ait ; toute joie en lui est rapide, instantanée, finit en deuil. Vous diriez un pauvre malade ébauchant un sourire par politesse ; il ignore cette santé de l’âme, cette libre et forte expansion des Bach et des Beethoven, ces grands sérieux. Quoi d’étonnant si de cette impossibilité d’être dans le présent, ses histoires de cœur se ressentirent et s’il n’eut en amour que des épisodes de galanterie ? Nous reviendrons sur le sujet à propos de la rencontre avec Mme Sand ; en attendant, voyons-le faire son tour d’Europe.

II.

En 1830, il avait quitté Varsovie pour une excursion momentanée, lorsque la révolution du 29 novembre éclata. Obligé de rester à Vienne, il s’y fie entendre dans quelques concerts. Que la constellation politique lui fût médiocrement favorable, on le devine ; aux yeux du metternichisme anxieux jusqu’à l’épouvante, un Polonais, même pianiste, ne pouvait passer que pour un émissaire de la révolution. En outre, la noblesse et la riche bourgeoisie avaient déserté la ville à cause des progrès du choléra. « Vous venez de Paris, disait un jour à Liszt le prince de Metternich ; y avez-vous fait de bonnes affaires ? — Excellence, répondit d’aplomb le virtuose, ce sont les diplomates qui font des affaires ; moi, je ne fais que de la musique. » Pour Chopin, affaires et musique tournèrent mal ; il quitta Vienne, dans le dessein de se rendre à Londres, et, traversant Paris, s’y arrêta. Mais, là aussi, la fortune lui devait ajourner ses faveurs. En dépit des lettres de recommandation, les portes restèrent fermées ou ne s’ouvrirent d’abord qu’à demi. Un pianiste de plus ou de moins, une grande ville comme la nôtre ne se dérange pas pour si peu, surtout au lendemain d’une révolution. Qu’était-ce d’ailleurs que ce jeune homme ? Un écolier à qui les oracles de la mode conseillèrent d’aller prendre des leçons chez Kalkbrenner. Le croira-t-on ? Chopin s’y résigna ; le passé et l’avenir, la virtuosité routinière et la subjectivité poétique se rencontrèrent devant un piano d’Érard dans la personne de leurs deux représentans et dès les premiers morceaux qu’on lui joua, le vieux professeur eut conscience qu’un tel élève n’avait que faire de son enseignement. « N’importe, écrivait Chopin à EIsner, son directeur de Varsovie (novembre 1831), je ne serai jamais une copie de Kalkbrenner, et ce n’est pas encore lui qui m’empêchera de réaliser cette idée peut-être bien osée, mais inébranlable, de fonder dans mon art une ère nouvelle. »

Il convient aussi d’ajouter que, pour se distraire de ses tribulations, les jouissances musicales ne lui manquaient pas. Sous ce rapport, ses lettres à EIsner sont pleines d’enchautemens : l’Opéra et les Italiens, Rossini, Meyerbeer, Ballini, le Barbier de Séville, Robert le Diable, et la Norma, Adolphe Nourrit, la Malibran, la Devrient, la Pasta, « le prodigieux Lablache, » Rubini, « le ténor aux roulages, aux trémolos sans fin, à la mezza voce incomparables[3]. » La tentation lui vint de composer un opéra ; heureusement qu’il ne trouva point de librettiste, car avec les pruderies de sa nature et son aristocratique Noli me tangere, comment aurait-il enduré les rebuffades du métier ? « Il est diverses couronnes, disait Goethe ; il en est même qu’on peut commodément cueillir en se promenant. » Celle du pianiste était son lot, mais il ne l’obtint pas d’emblée. Son premier concert passa inaperçu. Liszt, Hiller, quelques rares amis de la colonie polonaise, furent les seuls à s’en occuper (26 février 1832). Il perdait tout à fait courage et voulait émigrer en Amérique ou s’en retourner au pays, lorsqu’un jour, il rencontra au coin d’une rue son vieil ami, le prince Radziwill, qui le remonta et lui arracha la promesse de venir le soir chez le baron de Rothschild. De cette bienheureuse présentation allait dépendre son avenir. On l’invite à s’asseoir au piano, et, deux heures durant, il improvise : musique de danse et rêveries, mazourkes et nocturnes, préludes et scherzos, valses, tarentelles et ballades, une féerie où s’entre-croisent les génies de l’air, des eaux et de la flamme, l’immaiériel, l’impondérable, des modulations, des contextures harmoniques aussi savantes qu’originales, arpèges, batteries, une sorte de trépidation haletante qui semble trahir le voisinage d’êtres surnaturels, un balancement, une morbidesse, dont le secret, jamais plus, ne se retrouvera ! Pendant deux heures, les touches d’ivoire chantèrent sous ses doigts, et quand le virtuose se leva au milieu des applaudissemens redoublés, il n’avait plus qu’à se laisser faire : les femmes et la mode l’avaient adopté. Invitations, engagemens, leçons, dîners, le pauvre délaissé de la veille se voyait maintenant assiégé. « Chopin est, à ce jour, tout florissant de bien-être et de gloire ; vous ne le reconnaîtriez pas, écrivait en 1834 un de ses amis, étudiant en médecine, qui logeait avec lui rue de la Chaussée-d’Antin. — Il compose, donne des leçons à des prix fous et tourne la tête aux belles dames. »

Chopin prenait son enseignement fort au sérieux, très indulgent, mais exigeant de chacun tout ce qu’il pouvait donner et ne tolérant pas le bruit. « Quel chien aboie de ce côté ! » s’écriait-il, en regardant l’élève qui tapait trop dur. Mais, si prompt qu’il fût à s’emporter, une larme avait aussitôt raison de ses colères. Il voulait de l’intelligence, de l’âme, et dans le toucher beaucoup de sensibilité, de naturel, préférait les pianos de Pleyel à ceux d’Érard à cause du moelleux de leur résonance. Il commençait par vous mettre au régime des exercices de démenti, en majeur et en mineur, en allant du piano au fortissimo, du staccato au legato, et la cantilène de Bellini dite par les chanteurs italiens de ce temps-là lui semblait la meilleure école pour apprendre à phraser sur son instrument. Plus tard, lorsque son mal de langueur l’entreprit, il donna ses leçons étendu sur un canapé, ayant à sa portée un piano dont il se servait pour sa démonstration ; mais, à l’heure où nous sommes, aucune consomption physique ni morale ne l’empêchait de vaquer librement à ses travaux comme à ses plaisirs. Le portrait que Scheffer a peint de lui nous le représente, aux environs de cette époque, svelte et d’attitude nonchalante, gentlemanlike au dernier point : le front superbe, les mains d’une distinction rare, les yeux petits, le nez fort, mais la bouche d’une finesse exquise et doucement close comme pour taire une mélodie qui veut s’échapper. J’ai cherché vainement ce charmant portrait à l’exposition du quai Malaquais ; pourquoi n’y figura-t-il pas ? Il est vrai qu’après en avoir, au premier abord, regretté l’absence, on s’en console vite, la musique de Chopin étant, sur l’être même de Chopin, le meilleur et le plus personnel des documens. La moindre de ses œuvres vous le raconte et vous le livre ; il semble, a dit un poète, qu’elle vous apporte avec elle l’odeur de la motte de terre où elle a germé : vous y voyez le rayon de soleil qui se jouait à ce moment-là autour de sa plume, comme vous y surprenez l’ombre funéraire qui l’aura subitement offusqué.

III.

La monarchie de juillet, avec ses mœurs accommodantes, ses formes libres, son luxe financier, son aristocratie intelligente, offrait au dilettantisme l’atmosphère la plus favorable. Chopin s’y établit comme dans de la ouate. S’il y a des tempéramens que les épreuves du milieu n’atteignent pas, il est aussi des organisations délicates qui ne sauraient vivre et se développer partout. La Symphonie héroïque a pu naître dans un grenier, parmi les privations, ayant en elle-même sa substance propre et son calorique, tandis que cet air mondain et précieux d’un Chopin nécessite un certain confort. C’est là, comment dirai-je ? un art de luxe et de dessert, une manière de friandise qui vous met en goût de toute sorte d’autres bonnes choses. Serait-ce à croire que la musique peut, comme la littérature, distiller un poison moral ? Pour effleurer, en passant, une question d’éthique qui, sous la plume d’un Spencer, aurait assurément son intérêt, n’est-il point permis de distinguer entre le beau musical qui parle à notre âme et celui qui ne n’adresse qu’à nos sens, et d’avancer que, s’il y a une musique des honnêtes gens, on en pourrait citer d’autres qui font venir de « coupables pensées ? » Prenez les sonates de Beethoven, si droites, si loyales, de corps et d’esprit si bien portantes, et comparez-les avec ces valses et ces mazourkes dont l’harmonie ne vous entretient que d’images plus ou moins troublantes : aveux, soupirs, désirs, folles étreintes, etc. ; la valse, en tant que valse, disparaît pour faire place à un tableau du bal et de ses mystères les plus équivoques. Musique de soirée et d’après souper, musique galante qui cesse d’avoir pour fonction de marquer simplement les rythmes, et n’en veut qu’aux émotions intimes des couples qu’elle isole et surexcite. Weber, dans l’Invitation à la valse, a créé le type, mais son romantisme à lui est sans danger ; Weber dramatise, il n’enjôle pas. Il est poétique et chevaleresque, il n’est pas érotique ; la franchise et la bonne humeur du sentiment, l’expression ouverte et sincère, laissent entrevoir le mariage. Le poème de Weber se joue dans l’avenir. C’est le toast joyeux d’un fiancé dont le verre déborde ; l’ivresse que Chopin vous inocule est rétrospective et maladive. Elle a tout épuisé, c’est le fond du verre avec le reste du narcotique ; goûtez-y, mais seulement par occasion.

Cette société de 1830 lui convenait à outrance, il en fut vraiment l’enfant gâté : les femmes du temps, très intellectuelles, étaient surtout portées vers la musique, presque toutes pratiquaient, et le choix des virtuoses qui peuplaient leur salon se réglait naturellement sur les aptitudes et les talens de la maîtresse de la maison. La princesse Belgiojoso groupait autour d’elle les pianistes, tandis que les chanteurs affluaient chez Mme Merlin. Qui aimerait à reconstituer ce joli monde trouverait bien des renseignemens dans la correspondance da Heine. Je viens de la relire à ce sujet ; on n’a pas plus d’esprit et de fantaisie, c’est vivant et comme écrit d’hier ; mais quel buisson d’épines ! Il parle de tout dans ces lettres, modes, politique, musique, journalisme, philosophie et bimbeloterie : de Cousin, « qui a compris qu’on trouve chez Marquis le meilleur chocolat, et chez Kant la meilleure critique de la raison pure, » des réceptions académiques, de Villemain et de Vestris, dont le mot : « qu’un grand chanteur doit être vertueux, » lui revient à la mémoire en écoutant, à la chambre, un discours de M. Guizot. Sa logique, brisée, saccadée, procède par fusées de métaphores qu’il vous lance à travers les jambes. Sa justice même, quand il lui arrive d’être juste, ou, pour mieux dire, impartial, conserve un air méchant et vindicatif. Toujours la question de personnes prime les autres. Comment n’a-t-il pas traité Meyerbeer après tant de bienfaits dont celui-ci l’avait comblé ! Il ne fut donné qu’à Richard Wagner de pousser plus loin cette ingratitude féroce qu’un La Rochefoucauld du boulevard a si bien dénommée l’indépendance du cœur. — Je n’affirmerais pas que Heine ait toujours ménagé Chopin ; mais, au moment où nous sommes, le virtuose est à ses yeux « le Raphaël du piano-forte. » « La gracieuse faiblesse, l’élégante impuissance, l’intéressante pâleur, » ne sont encore que pour Döhler, un pianiste blond dont la princesse Belgiojoso protégea beaucoup les débuts, ce qui, naturellement, le fit prendre en grippe par Heine, que rendaient jaloux « ces enthousiasmes hystériques des belles dames. » En fallait-il davantage pour attirer momentanément sur Chopin toutes les faveurs du correspondant de la Gazette d’Augsbourg ? Liszt nous le montre, dans une soirée, attentif à ce que lui raconte Chopin du mystérieux pays où leurs explorations à tous les deux se complaisaient. Chopin et lui s’entendaient à demi-mot, à demi-son : le musicien répondait par de surprenans récits aux questions que le poète lui faisait sur ces régions inconnues dont il lui demandait des nouvelles. — La nymphe badine continuait-elle à draper son voile d’argent sur sa verte chevelure avec la même coquetterie ? — Le dieu marin, à longue barbe blanche, lutinait-il toujours l’espiègle naïade ? — Les roses y respiraient-elles un parfum de flamme ? — Les arbres y chantaient-ils toujours au clair de lune ? — Et Chopin racontait, et tout le monde écoutait dans le recueillement du surnaturel : Meyerbeer, assis à côté de Heine, Eugène Delacroix, Adolphe Nourrit, Mme d’Agoult ; et plus loin, enfoncée dans un fauteuil, subjuguée, absorbée, Mme Sand.

À ce tableau, exclusivement romantique, on opposerait volontiers les soirées de l’hôtel Lariboisière, où la musique se déployait également, mais sous une apparence vocale beaucoup plus humaine. Là, Bellini, souriant et galant, menait le chœur des muses légères. On n’y parlait pas métaphysique ; la conversation affectait, au contraire, un air très mondain, mais seulement pendant les intervalles des morceaux, car, dès le premier accord frappé sur l’ivoire, il fallait se taire, fût-on même le fils aîné du roi. Un soir, la musique allait déjà son train, et le duc d’Orléans paraissait ne pas s’apercevoir qu’elle eût commencé. Entouré d’un groupe de femmes, il continuait de causer avec Mme de Girardin ; tout à coup le chanteur s’interrompt en posant sa main sur le bras de l’accompagnateur, qui s’arrête à son tour. On se regarde, le prince comprend ; il se souvient que le silence est la leçon des rois, s’excuse d’un geste plein de courtoisie, le chanteur s’incline, et la cavatine recommence. J’oubliais de dire que le chanteur s’appelait Rubini, et que c’était Bellini qui tenait le piano. Le prince, au milieu de tant de bonne grâce qui le rendait populaire chez les gens de lettres et les artistes, était un dilettante fort peccable. Ainsi, lors des premières représentations des Huguenots, il venait tous les soirs à l’Opéra, seulement il n’y restait jamais qu’une heure : il arrivait vers le troisième acte et s’en allait avant la fin du quatrième, juste au moment du fameux duo entre Valentine et Raoul. À peine Mlle Falcon finissait-elle de dire : « Raoul, où courez-vous ? » on entendait de la scène un remue-ménage dans la loge royale ; c’était le départ. Au théâtre, on n’y comprenait rien : Meyerbeer avait la mort dans l’âme, et le pauvre Nourrit, facile à s’émouvoir pour des fantômes, voyait là je ne sais quel indice de disgrâce personnelle, si bien qu’un matin, n’y tenant plus, il alla conter sa peine au général de Rumigny. On devine l’étonnement et les regrets du prince en apprenant cette histoire de la bouche de l’aide-de-camp. Comment, sans y penser, avait-il pu chagriner ainsi de tels artistes, et quelle idée à ces artistes de se chagriner pour une cause que le prince regardait comme la plus naturelle ? Son altesse avait l’habitude de quitter l’Opéra vers dix heures et demie, et le sublime duo n’avait qu’un tort, celui de commencer juste à l’heure ordinaire de sa retraite. Il s’agissait bien de disgrâce ! Meyerbeer, Nourrit, Mlle Falcon, n’étaient pour rien dans cette affaire, et le duc d’Orléans le leur prouva en arrivant le lendemain dès le lever du rideau et en ne quittant le spectacle qu’à la fin, après avoir surtout écouté et applaudi le duo de manière à contenter, cette fois, tout le monde et lui-même.

Hôte fêté, adulé de ces divers salons, Chopin fréquentait un peu partout, mais ne se laissait point exploiter. S’il se donnait, c’était entre artistes et parmi les intimes de l’hôtel Lambert, où le vieux prince Adam Czartorisky, sa femme et sa fille réunissaient autour d’eux les débris de la Pologne, que la dernière guerre avait dispersés. Plus encore l’attirait la princesse Marceline, une de ses élèves les plus chères, l’héritière future des secrets de son jeu. Il voyait aussi beaucoup Mme de Komar et ses deux filles : la princesse Ludmille de Beauvau et la comtesse Delphine Potocka, deux noms dont chacun représente un type individuel de beauté, d’esprit, de charité suprême : la princesse Ludmille, rayonnante d’activités multiples et versant davantage du côté des arts décoratifs, un Rubens avec son aiguille à tapisserie ; la comtesse Delphine essentiellement musicale, aérienne et vaporeuse dans son jeu comme dans ses attitudes. C’est elle à qui Chopin a dédié son deuxième concerto, elle encore dont la voix résonna la dernière à son oreille.

Chopin ne jouait que rarement pour tout le monde. Hormis quelques concerts de début en 1831, dans lesquels il se fit entendre à Vienne et à Munich, il n’en donna que peu à Paris et à Londres. « Je ne suis point propre à donner des concerts, disait-il à quelqu’un de ses amis; la foule m’intimide; je me sens asphyxié par ces haleines précipitées, paralysé par les regards curieux ; mais toi, tu y es destiné, car, quand tu ne gagnes pas ton public, tu l’assommes[4]. » Inutile de nommer ce confident; le lecteur a deviné Liszt. Un glorieux tire profit de tout, et louer le prochain lui devient occasion d’affirmer sa propre supériorité. « Chopin savait qu’il n’agissait pas sur la multitude ; » Liszt, au contraire, ne sait que trop quelle est sa puissance en pareil cas, et quand il vous parle ainsi, en l’exagérant, de la faiblesse de Chopin, il vous semble le voir mirer sa force dans cette faiblesse ; vous diriez le géant Goliath caressant de son souffle un roseau, a Sa santé lui faisait souffrir des crises dangereuses ; elle ne lui eût pas permis de se faire connaître dans toutes les cours de toutes les capitales de l’Europe, de Lisbonne à Saint-Pétersbourg, en s’arrêtant aux villes d’université et aux cités manufacturières, comme un de ses amis, dont le nom monosyllabique apercu un jour sur les affiches des murs de Teschen par l’impératrice de Russie la fit sourire et s’écrier : « Comment ! une si grande réputation dans un si petit endroit ! » Non, vraiment on ne se dit point à soi-même ces choses-là, même sous couleur d’oraison funèbre à la mémoire d’un tendre ami. Le nom « monosyllabique » est surtout une chinoiserie qui vaut de l’or, et vous demeurez stupéfait devant cette impératrice ne voulant pas croire qu’une aussi petite ville puisse contenir un seul jour tant d’illustration.

C’est Paganini qui, le premier, ouvrit cette ère toute moderne où la personnalité d’un virtuose et sa légende agissent sur le public plus encore que le talent, si extraordinaire qu’il soit. On se souvient de ce qui se racontait alors : histoires d’enlèvemens, de maîtresses assassinées, de procès criminels, de longues années passées dans un cachot en compagnie de son seul violon, dont les cordes s’étaient toutes rompues, une excepté, la quatrième, sur laquelle il avait coniposé ces variations qui ravissaient d’extase l’univers. Paganini avait beau protester, réclamations, démentis, rien n’y faisait ; l’esprit du temps voulait qu’un homme capable déjouer ainsi du violon eût fatalement débuté dans la vie en tuant ses maîtresses. Les Nuits florentines nous le représentent sous cet appareil démoniaque, si bien qu’un violoniste distingué, Ernst, disait à Heine : « Engagez-vous à me consacrer une telle page et je vais tout de suite assassiner quelqu’un. » La légende de Paganini précéda les triomphes non moins fantastiques de Liszt, qui, à son tour, amena l’apothéose de Chopin. Paganini n’avait eu pour lui que les revenans et les vampires ; Liszt et Chopin fondèrent le règne du pianiste lovelace et grand seigneur. La ligne de démarcation qui jusqu’alors séparait l’artiste du public était levée. La salle de concert devenait un salon où le virtuose recevait en prince ses invités. Si la gloire vient lentement, la renommée a vol d’aigle. Liszt et Chopin eurent bientôt ce qu’ils voulaient ; divers épisodes galans dont s’émut la société rehaussèrent aussi leur prestige. Un trait suffira pour nous peindre ce qu’il y avait de froufrou mondain et de dandysme dans tout ce bruit. Liszt faisait à Vienne sa première apparition. Il entre, joue le concerto de Weber, on l’applaudit, mais sans que le succès dépasse la mesure ordinaire de l’approbation, rien de plus. L’entr’acte arrive ; Liszt en profite pour se répandre dans la salle, distribuer des poignées de main d’une loge à l’autre et lier tout haut conversation en français avec les princesses, les duchesses et les feldmaréchales de sa connaissance. Le tour était joué : à la reprise du concert, le succès devint fanatisme ; on n’applaudissait plus, on trépignait d’enthousiasme.

À ces concerts-soirées succédaient aux frais du pianiste des soupers-gala où l’on fraternisait entre gens du bel air au cliquetis des verres et des sabres. Personne mieux que Liszt n’aura compris l’emploi du charlatanisme ad majorem artis gloriam. Ce Magyar brandissant son glaive sur une estrade, ce chambellan cosmopolite, cet abbé, autant de personnages inventés pour réveiller l’imagination du public, autant de vocations postiches greffées habilement sur l’ancienne, — la seule vraie, — pour en réparer la vigueur qui décroît. Charles-Quint, à Saint-Just, ne rêvait que de politique ; Liszt, l’abbé Liszt, dans sa logette du Vatican, composera des psaumes et des motets, formera de jolies élèves, et, quand nous le reverrons à Paris, évangélisant et wagnérisant, en soutanelle, le grand virtuose n’en aura qu’un attrait de plus sur ses ouailles.

Chopin, je le répète, et cela sur la foi de son plus sérieux biographe[5], n’était pas le valétudinaire de naissance qu’on nous donne. Un homme peut mourir à quarante ans d’une maladie de poitrine et n’être point à vingt ans ce poitrinaire de Millevoye qu’il plaît à Liszt et à George Sand de mettre en scène, chacun des deux subissant à sa manière l’influence du romantisme ambiant. Personnellement, je l’ai peu connu, quoique la maison de mon père ait été l’une des premières qu’il visita en arrivant à Paris ; mais j’ai des raisons de croire que sa santé fut surtout compromise par le genre de vie qu’il menait ; il y avait, en outre, bien de l’afféterie aristocratique dans sa réserve comme dans sa haine du vulgaire. Sa prétendue modestie n’était que de l’orgueil retourné, et sa complexion morale ultra-féminine l’eût exposé à tous les froissemens, je dirais presque à tous les martyres de l’amour, s’il n’avait eu pour s’en défendre son amour-propre, j’entends par là un sentiment de dignité hautaine dont il savait ne jamais se départir dans ses conflits avec lui-même.

IV.

Mme Sand fut-elle pour Chopin la femme surnaturelle qui fit rétrograder les ombres de la mort et « changea ses souffrances en langueurs adorables ? » On le croirait en lisant Lucrezia Floriani. Mais de cette aventure où le picaresque se mêle à ce que le sentimentalisme a de plus incorporel, Lucrezia Floriani ne contient que la poésie, tandis que, pour en avoir la vérité, ce serait plutôt le Voyage à Majorque qu’il faudrait interroger. Mme Sand, comme du reste tous les écrivains de notre temps, ne négligeait rien de ce qui peut fournir matière à copie. Condamnée à produire sans relâche, elle se dédoublait, idéalisant dans ses romans les impressions de son existence et nous les livrant telles quelles dans des volumes à côté. Cette méthode aura peut-être l’avantage de procurer un jour des moyens de contrôle aux critiques de l’avenir, si tant est qu’ils s’occupent de nos affaires ; mais, en ce qui regarde le présent, elle me semble incompatible avec les conditions d’une œuvre d’art. Elle offre surtout l’inconvénient de déséquilibrer les personnages à ce point que les contemporains ffuissent par ne plus savoir si c’est Musset ou Stenio, Chopin ou le prince Karold qu’ils ont connu.

Le sylphe avait senti l’attrait ; un moment, il essaya de se dérober, on vint au-devant de lui : « Quand deux natures pareilles se rencontrent et se rapprochent, elles ne peuvent se fondre l’une dans l’autre ; l’une des deux doit dévorer l’autre et n’en laisser que des cendres. » C’est Lucrezia Floriani qui parle ; Mme Sand, dans ses Mémoires, ne veut pas que le prince Karold soit Chopin sous prétexte que le prince n’est pas artiste, et que Chopin, en lisant chaque jour sur son bureau le manuscrit, n’y avait rien vu. En revanche, plus tard, il n’en vit que trop, et lorsque vint la réaction, tout le monde s’aperçut que si l’histoire n’est pas la même, elle n’en contient pas moins d’affligeantes révélations sur le caractère de Chopin. Mme Sand, qui l’appelait « son malade ordinaire, » avait pris chez elle en pension cette âme tourmentée et douloureuse. De tous temps, les cures de ce genre la passionnèrent ; elle y trouvait à la fois l’apaisement moral que donne le sentiment du devoir accompli et cette suprême satisfaction d’affirmer à ses yeux sa propre supériorité sur le maître qu’elle s’était choisi. À ce point de vue, le voyage avec Chopin aux Baléares ne serait qu’une réminiscence du voyage avec Musset en Italie : toujours des malades, et quels malades ! Capricieux, inconséquens, fantasques, passant de l’engouement à l’aversion, et réciproquement ; on connaît les tragiques discordes de Venise pendant la liaison avec Musset ; à Majorque , pareilles scènes se renouvellent , amenant à leur suite le découragement et l’impatience finale aux cœurs du malade et de son infirmière. Tandis que Chopin ne pouvait encore quitter la. chambre. Mme Sand s’en allait battre la campagne, le laissant seul enfermé dans son appartement. Un jour, elle partit pour explorer quelque site sauvage de l’île ; un orage terrible éclata. Chopin, qui savait sa chère compagne égarée au milieu des torrens déchaînés, en conçut une telle inquiétude qu’une crise nerveuse des plus violentes se déclara. Il se remit pourtant avant le retour de l’intrépide promeneuse ; n’ayant pas mieux à faire, il revint à son piano et y improvisa l’admirable Prélude en fa mineur. Au retour de la femme aimée, il tomba évanoui. Elle fut peu touchée, fort agacée même, de cette preuve d’un attachement qui semblait vouloir empiéter sur la liberté de ses allures. Le lendemain, quand Chopin lui joua le prélude, elle ne comprit pas l’angoisse qu’il lui racontait, ou plutôt elle ne voulut pas comprendre, inflexiblement résolue qu’elle était alors, comme toujours, à se réserver un droit absolu et discrétionnaire de propriété sur sa personne. Son cœur, à lui, éclatait et se brisait à la pensée de perdre celle qui venait de le rendre à la vie ; son esprit , à elle , ne voyait qu’un passe-temps amusant dans cette course aventureuse, dont le péril ne contrebalançait pas l’intérêt et la nouveauté.

Cet incident suffirait pour montrer tout ce qu’il y avait d’antipathique entre ces deux natures, qu’un attrait subit et factice avait rapprochées, et qui secrètement se repoussaient. Dans cette garde-malade admirable l’amante n’existait plus. — Avait-elle jamais été ? — Le passage suivant des Mémoires nous permet d’en douter : « J’étais encore assez jeune pour avoir peut-être à lutter contre l’amour, contre la passion proprement dite. Cette éventualité de mon âge, de ma situation et de la destinée des femmes artistes m’effrayait beaucoup et, résolue à ne jamais subir d’influence qui pût me distraire de mes enfans, je voyais un danger moindre, mais encore possible, dans la tendre amitié que m’inspirait Chopin. » Convenons que l’aveu n’est guère flatteur. Celui que les duchesses avaient bercé sur leurs genoux devait, à certains momens d’aspiration intense, exiger plus, et qui nous racontera ses révoltes et ses désespoirs, en découvrant, — lui, si inquiet, si jaloux, si fureteur en matière de perception, — ce qu’une femme ne saurait longtemps cacher au moins enquêteur des amans? On a beau vivre dans un empyrée de nuages d’or et de parfums, noyer son imagination dans l’absolu et les monologues, on n’en éprouve pas moins un affreux malaise quand, au sortir de son rêve d’idéal, on s’aperçoit que cette femme, cette maîtresse tant aimée et désirée, n’a pour vous que de la compassion, et qu’à défaut de sa fidélité, elle vous garde sa constance. « Chopin m’accordait un genre d’amitié qui faisait exception dans sa vie. Il avait sans doute peu d’illusions sur mon compte, puisqu’il ne me faisait jamais redescendre dans son estime ; c’est ce qui fit durer longtemps notre bonne harmonie[6]. » Cette bonne harmonie dura huit ans, labourée des plus atroces alternatives. « Chopin, fâché, était effrayant, et comme, avec moi, il se contenait toujours, il semblait près de suffoquer et de mourir. »

Modeste par principes, doux par habitude, langoureux par tempérament et plein d’orgueil, Chopin était un résumé d’inconséquences, il se dégoûtait et se reprenait avec la même facilité ; un mot maladroit, un sourire équivoque le désenchantait. Un trait qu’on raconte prouve combien peu il mesurait ce qu’il accordait de son cœur à ce qu’il exigeait de celui des autres. Il s’était vivement épris de la petite-fille d’un maître célèbre ; il songea à la demander en mariage dans le même temps où il poursuivait la pensée d’un autre mariage d’amour en Pologne. La jeune fille lui faisait bon accueil et tout allait pour le mieux lorsqu’un jour qu’il entrait chez elle avec un autre monsieur, plus célèbre à Paris qu’il ne l’était encore, elle s’avisa de présenter une chaise à ce dernier avant de songer à faire asseoir Chopin ; il ne la revit jamais et l’oublia tout de suite. Avec ces aspériiés de caractère, l’existence devient impossible. À Nohant, il s’irritait de tout, querellait le fils de la maison, s’opposait au mariage de la fille, et le plus curieux, c’est de voir le sang-froid de la mère, que pas un détail de cette vie en commun n’épouvante. Il y a même tout à travers ces confidences, souvent gênantes pour le lecteur, et qu’un Anglais qualifierait d’impropers, tel passage qui, par sa grâce littéraire, sauverait les apparences, si c’était possible. Ainsi, parlant de son fils, Mme Sand écrit : « Nous n’avons pas, lui et moi, les mêmes idées sur toutes choses, mais nous avons ensemble de grandes ressemblances d’organisation, beaucoup des mêmes goûts et des mêmes besoins ; en outre, un lien d’affection si étroit qu’un désaccord quelconque entre nous ne peut durer un jour et ne peut tenir à un moment d’explication tête à tête. Si nous n’habitons pas le même enclos d’idées et de sentimens, il y a du moins une grande porte toujours ouverte au mur mitoyen, celle d’une affection immense et d’une confiance absolue. » C’est par cette porte-là que Chopin dut finalement se décider à sortir. « Tout fut supporté, mais un jour, Maurice, lassé de coups d’épingle, parla de quitter la partie. Cela ne pouvait pas et ne devait pas être. Chopin ne supporta pas mon intervention légitime et nécessaire ; il baissa la tête et prononça que je ne l’aimais pas. Quel blasphème, après huit années de dévouement maternel ! » Dévoûment maternel ! et, autre part : « On m’a dit qu’il m’avait appelée, regrettée, aimée filialement jusqu’à la fin. » Mots cruels sur lesquels on insista trop et que Chopin vivant eût désavoués avec indignation comme entachés de perfidie.

V.

Cependant la révolution de février arriva et Paris devint momentanément odieux à cet esprit incapable de se plier à un changement quelconque dans les formes sociales. Libre de retourner en Pologne ou certain d’y être toléré, il avait préféré languir dix ans loin de sa famille, qu’il adorait, à la douleur de voir son pays transformé et dénaturé. Il avait fui la tyrannie, comme maintenant il fuyait la liberté. En avril 18/18, Chopin, se trouvant mieux, partit pour Londres. Néanmoins, avant de s’éloigner, il donna un concert dans les salons de Pleyel, où son public d’élite et ses amis entendirent ses derniers accens. Il s’était aussi rencontré dans une soirée avec Mme Sand et l’avait froidement éconduite. « Je serrai sa main tremblante et glacée et voulus lui parler, il s’échappa. C’était à mon tour de dire qu’il ne m’aimait plus, je lui épargnai cette souffrance et je remis tout aux mains de la Providence et de l’avenir. » À quoi elle ajoute philosophiquement cet aphorisme consolant dont semble s’être inspiré M. Chapu dans son bas-relief qui décore le monument de Mme d’Agoult[7] : « Je ne suis pas de ceux qui croient que les choses se résolvent en ce monde ; elles ne font peut-être qu’y commencer et à coup sûr, elles n’y finissent point. Cette vie d’ici-bas est un voile que la souffrance et la maladie rendent plus épais, qui ne se soulève que par momens pour les organisations les plus solides et que la mort déchire pour tous. » Involontairement, on est porté à rapprocher de cette métaphysique un peu drapée en son éloquence le mot simple et bourgeois de Ninon : « Si l’on savait retrouver dans l’autre monde ceux qu’on a aimés dans celui-ci, il serait doux de le penser. » On se demande aussi comment ces désenchantemens redoublés n’amenèrent pas le renoncement et pourquoi ces retours à des expériences toujours déçues, pourquoi jusqu’à la un ces imperturbables récidives ? C’est une nature constituée normalement que je voudrais voir en présence de pareils faits. Qu’en dirait Shakspeare, lui qui s’écriait : « Fragilité, ton nom est femme ? » Et s’il inclinait à l’indulgence, comme c’est son habitude, un certain effroi ne se mêlerait-il pas à sa compassion ?

À Londres, les ouvrages de Chopin étaient généralement connus et admirés. L’accueil qu’il y reçut l’électrisa. Présenté à la reine par la duchesse de Sutherland, tous les salons le recherchèrent, il alla beaucoup dans le monde, prolongea ses veilles, s’exposa à toutes les fatigues sans se laisser arrêter par aucune considération de santé et ne changea de climat que pour se rendre à Édimbourg, où les brouillards de l’Écosse l’attendaient. Là, recommencèrent les tyrannies de la mode, dîners, soirées, hommages sous toutes les formes que documentent des fragmens de correspondance intercalés dans les écrits des récens biographes. Après un brillant concert donné a Glascow, Chopin revient à Londres, où il entend Jenny Lind et fait la connaissance du duc de Wellington : « En le voyant, impassible et sévère devant sa reine, je me figurais avoir devant les yeux un vieux chien de garde accroupi sur le seuil du château de son maître. » Il court à Manchester prendre part à un concert où chante l’Alboni, et de retour à Londres, il joue une dernière fois pour les Polonais : « Je quitte jeudi cet affreux Londres ; dites à Pleyel de m’envoyer un piano pour ce jour-là et, de votre côté, n’épargnez pas les violettes ; que l’instrument en soit couvert afin que mon salon sente bon. » À Paris, son mal augmenta visiblement. Il avait projeté d’écrire une Méthode de piano, dans laquelle il eût résumé ses idées sur la théorie et la technique de son art, mais ses forces le trahirent. Bientôt, il ne se leva plus, ne parla plus. Enfin, l’état du malade empirant toujours, arrivèrent les amies de la mort sans phrase, celles que la vie disperse et que la dernière heure convoque, la princesse Marceline Czartoryska, la comtesse Delphine Potocka. Comme il se sentait mourir, il l’aperçut au pied de son lit, grande, svelte, vêtue de blanc et lui demanda de chanter. Le piano du salon fut roulé jusqu’à la porte de sa chambre et la comtesse chanta le cantique de Stradella. « Que c’est beau ! s’écriait Chopin, mon Dieu, que c’est beau ! Encore ! encore ! » Et la comtesse, étouffant ses sanglots, commença un psaume de Marcello.

La musique, après l’avoir doucement endormi dans la mort, conduisit son deuil le 30 octobre 1849. Outre le Requiem de Mozart qu’il avait spécialement réclamé, on y exécuta sur l’orgue deux de ses préludes, ainsi que la Marche funèbre orchestrée par Reber : Manibus date lilia plenis. Le chemin fut jonché de fleurs, et l’air s’emplit des plus divines résonances.

VI.

Appliquer aux œuvres de Chopin la loi ordinaire des classifications, les ranger, les cataloguer comme on fait pour Beethoven et pour Schumann, serait une tâche impossible, par cette simple raison que Chopin n’a point eu de développement progressif. Il fut, dès le premier jour, tout ce qu’il devait être, et les amateurs d’allusions mythologiques peuvent à leur aise le comparer à la Minerve antique sortant toute harnachée du cerveau de Jupiter. Aucune influence d’école ; tout au plus, dans ses premières compositions, un vague ressouvenir de Hummel et de Field. Chopin n’écrit pas une ligne qui ne lui appartienne, l’idée et la forme s’offrent à lui de compagnie. S’il eut des défaillances, elles vinrent de l’accablement suprême, dans ces feuilles à peine ébauchées qu’il avait d’avance condamnées à l’oubli. Nul n’a poussé plus loin le respect de sa pensée ; ses manuscrits portent la marque de cette propreté, de cette minutie, ses ratures sont des guillochages calligraphiques, et cette imperturbable correction ne l’abandonna pas même dans la mort. On ne nous parle que du jabot et des manchettes de M. de Buffon se coiffant à l’oiseau royal avant d’aborder son écritoire ; mais qu’est-ce que cette marotte de savant comparée au formalisme de Chopin exagérant le savoir-vivre jusqu’à ne point vouloir comparaître en négligé devant le souverain juge et se faisant enterrer dans sa toilette de concert : habit noir, cravate blanche, escarpins vernis et bas de soie !

Pour revenir à cette question de classement, le mieux serait encore de procéder par genres et carrés de culture. Nous met- trions ainsi dans un premier groupe les sonates, les concertos, le trio pour piano, violon et violoncelle, la sonate pour piano et vio- loncelle, les concertos en mi mineur et fa dièse mineur, bref, toutes les pièces de forme classique, qui sont en général ce qu’il a produit de moins parfait. Chopin n’était pas en musique un dialecticien, il n’a rien de ce don de nature si prodigieux chez Beethoven, si remarquable chez Mendelssohn et chez Schumann, de cet art magistral de la phrase et de l’antiphrase, qui consiste à développer un thème et à le poursuivre jusqu’en ses derniers retran- chemens. Sous une sonate de Beethoven vous sentez toujours l’orchestre, il semble que le piano ne soit là que pour vous faire attendre la partition. Avec Chopin, c’est absolument le contraire, il ne voit et ne connaît que son instrument, dont le génie le gouverne à ce point que, lorsqu’il écrit pour l’orchestre, sa parution n’est jamais que de la musique de piano symphonisée. Dans cette complète absorption de son âme dans l’âme du clavier se trouve le secret de sa virtuosité sans pareille, de cette coloration technique, de cette vie nouvelle qui caractérise les Études et les Préludes. Car il n’y a pas à dire ; un monde inconnu vous est révélé, vous parcourez des régions que ni les Huramel ni les Clementi n’ont exploiées, un pays où l’étude elle-même se fait attrayante pour l’écolier, où c’est la fée Morgane et Titania qui professent, où la difficulté cache ses épines sous des fleurs. Chopin laisse aux pédagogues leurs jardins de racines grecques ; ses exercices, à lui, sont œuvres d’art ; au mécanisme ingrat il marie l’idée, et sa leçon vous promène en plein Parnasse au lieu de vous en indiquer le chemin. À ce compte seul, Chopin eût mérité de survivre. Ses Études seront pour le piano moderne ce que représente dans le passé le Clavecin bien tempéré de Sébastien Bach, et si jamais le public devait désapprendre ces grâces légères et divinement élégiaques dont Chopin a parlé la langue, il appartiendrait à l’historien de se souvenir du maître virtuose qui sut, pac la plus heureuse alliance de la fantaisie poétique et du style dans l’exécution, par l’union étrange des deux sensibilités de l’âme et du toucher, ouvrir une nouvelle voie à la technique du piano. Avant de quitter le chapitre des œuvres classiques, disons un mot des sonates (op. 35 et op. 58), non que les principes traditionnels du genre y soient plus respectés, mais à cause des renseigneraens que leur caractère passionnément capricieux et fantastique nous donne sur la nature même de l’auteur. « De dissonance en dissonance par la dissonance, » écrit Schumann parlant de la Sonate en ré mineur. Puis aussitôt il ajoute : « Notons pourtant, dès cette première partie, un chant superbe ; il semble un moment que l’accent national se détende, vous diriez qu’il regarde en Italie par-dessus l’Allemagne. Mais bast ! le chant fini, notre Sarmate se réveille dans son originalité barbare ; — la deuxième partie développe cette sauvagerie humoristique et fantasque, après quoi vient le trio, rêverie et tendresse, tout à la manière de Chopin. — Un trio qui ne l’est que de nom, — fort sombre, et la Marche funèbre, plus sombre encore. » Cette marche sublime, qui ne la connaît ? Quelle âme sensible, comme on disait au dernier siècle, n’a tressailli d’horreur tragique à cet enchaînement harmonique de l’accord parfait de si hcmol et de sol bémol ? Sa grandeur fe fait sortir du cadre, elle est elle-même un poème, une cérémonie. Comment se reprendre ensuite à la sonate ? Ce linge blanc à côté de ce crêpe lugubre a l’air d’une ironie, et cependant on écoute ce finale, peu mélodique, presque terne, mais qu’un souffle mystérieux traverse et qui vous attire et vous intrigue comme une énigme. Un des chefs-d’œuvre de Beethoven est intitulé : la Sonate-fantaisie ; celle de Chopin pourrait aussi bien s’appeler : la Sonate-sphinx.

Passons maintenant aux pièces de proportions moindres, à cet inépuisable répertoire de Polonaises, de Valses, de Mazourkes, de Barcarolles, de Ballades, de Tarentelles et de Nocturnes, où le génie et l’individualiié du maître se déploient librement, sans entrave aucune. On ne saurait dire que Chopin ait inventé la danse, mais il l’a certainement idéalisée et stylisée. Avant lui, Schubert et Weber s’y étaient appliqués, le premier avec ses Polonaises à quatre mains et ses nombreuses valses, l’autre avec sa Polonaise en ut majeur, et surtout avec son Invitation, qui a fait époque. Mais de Chopin date l’ère de la danse musicalement érigée en forme d’art ; de même que Sébastien Bach traduisait en contrepoint les sarabandes et les gavottes de son temps, Chopin aura compris, saisi, fixé en des tableaux d’une attraction irrésistible l’idéal poétique de la danse moderne. « Les autres , comme Lanner et Strauss, dansent avec leurs jambes, a dit spirituellement un de ses récens criii(|ijes, M. Ehlert : il danse, lui, avec son âme. » Chopin connaît les dessous du bal ; il les commente en psychologue et donne à ces rythmes de la vie mondaine et du plaisir toutes les expressions troublantes qu’ils renferment : désirs jaloux, peines d’amour perdues, convoitises, remords, effaremens. Il danse la joie et la douleur, la volupté, la colère et le deuil ; dans la salle aux mille bougies, au clair de lune et dans les ténèbres, jusque sur les pierres tombales du cimetière, il danse partout, cavalier servant et vampire, attendri, songeur, sarcastique, Jean qui pleure à sanglots et Jean qui rit aux éclats, tout cela dans la même minute, par cascades et soubresauts. Qu’il ait pour types de prédilection la polonaise et la mazourke, ses origines nationales nous l’expliquent. Ses Polonaises sont des trésors de grâce et d’élégance ; il y a mis son orgueil de race, ses douleurs concentrées, toutes ses haines : en écoutant la Polonaise en fa dièse mineur, par exemple, conception d’une envergure immense et dans la pensée et dans les moyens d’exécution, vous songez à Leopardi gémissant sur l’asservissement de son pays, et vous vous rendez compte en même temps de ces modulations inouïes qui se succèdent, amenant la phrase du trio, si navrante d’éploration patriotique. Écoutez cette fin, — un long regard ému, passionné vers le sol maternel, un adieu encore, le dernier ; puis, brusquement, deux accords frappés, et c’est tout.

Quand vous avez affaire à un de ces génies primesautiers, n’aimez-vous pas à voir comment l’apprécièrent à son aurore les hommes de la tradition ? Field appelait Chopin « le pianiste d’une chambre de malade ; » Moschelès, louant et blâmant, écrivait en 1833 : « Je passe mes soirées de liberté à me familiariser avec les Études de Chopin et à parcourir ses autres compositions. J’y trouve du charme et de l’originalité, la couleur nationale de ses motifs me plaît beaucoup ; mais, l’avouerai-je ? il m’est impossible de ne pas récriminer contre ces aspérités inartistiques où mes doigts butent et contre la barbarie chaotique de certaines modulations. En outre, tout cela me paraît efféminé, douceâtre et peu digne d’un musicien ayant fait de bonnes classes. » En revanche, Mendelssohn, plus franc du collier dans ses éloges, mandait à sa mère en 1835 : « Chopin est maintenant un des premiers ; son piano vaut le violon de Paganini pour les merveilles qu’il en tire. Près de ce mirliflor et de cet incroyable, je me fais, moi, l’effet d’un maître d’école. » Et, autre part, dans une lettre à sa sœur : « Chopin m’a de nouveau ravi. On se sent avec un musicien de race qui a sa vocation et ses idées ; et ces idées-là, si éloignées des miennes qu’elles soient, je puis, en somme, m’en accommoder, tandis que je ne saurais vivre avec ces faux bonshommes, moitié romantiques et moitié classiques, qui s’arrangent de manière à joindre ensemble les plaisirs du vice et les honneurs de la vertu. » Citons encore ces lignes de Schumann, lorsque Chopin vint à Leipzig, en 1836 : «Nous passâmeshier la journée ensemble ; il m’a joué ses Études, ses Nocturnes, ses Mazourkes, tout cela est incomparable. C’est quelque chose de touchant de le voir à son piano. Tel que je vous connais, vous l’aimeriez. »

L’ouvrage de Liszt sur Chopin n’est pas une biographie ; encore moins on y pourrait chercher une étude critique. Cela devrait plutôt s’intituler une effusion poétique et religieuse. Le célèbre abbé y parle de tout, et même de bien d’autres choses à propos de son « cher pianiste. » Et quelle abondance, justes dieux! quel art singulier du prolégomène et du paralipomène ! Voulant dire comment Chopin et Mme Sand se sont rencontrés, il débute ainsi : « Brune et olivâtre Lélia, tu as promené les pas dans les lieux solitaires, sombre comme Lara, déchirée comme Manfred, rebelle comme Caïn, mais plus farouche, plus impitoyable, plus inconsolable qu’eux ! Il ne s’est pas trouvé un cœur d’homme assez féminin pour t’aimer comme ils ont été aimés, pour payer à tes charmes virils le tribut d’une soumission confiante et aveugle, d’un dévoûment muet et ardent, pour laisser protéger ses obéissances par ta force d’amazone… Après avoir émoussé son ciseau à polir cette figure de Gorgone, dont la vue stupéfiait et arrêtait le battement des cœurs, Mme Sand cherchait en vain une autre forme au sentiment qui labourait son âme insatisfaite, etc. » Liszt a pu être génial, il n’a jamais été un génie. En musique, en littérature et dans presque tous les actes de sa vie publique, ses visées ont dépassé ses facultés de réalisation ; mais s’il rate à peu près tout ce qu’il entreprend, ses avortemens sont d’un maître. Ainsi, dans cette espèce de galimatias encyclopédique sur Chopin, vous rencontrerez çà et là des nomenclatures tapageuses où semble passer comme un souffle des Orientales, du Victor Hugo après du d’Arlincourt. L’auteur, traitant de la Pologne et de ses anciennes danses, imagine d’en faire revivre le costume et la mise en scène : « En écoutant quelques-unes des polonaises de Chopin, on croit voir des groupes magnifiques tels que les peignait Paul Véronèse. L’imagination les revêt du riche costume des vieux siècles : épais brocarts d’or, velours de Venise, satins ramages, zibelines serpentantes et moelleuses, manches accortement rejetées, sabres damasquinés, joyaux splendides, turquoises incrustées d’arabesques, chaussures rouges du sang foulé ou jaunes comme l’or, » — côté des hommes, et, pour ce qui regarde les femmes, — « guimpes sévères, dentelles de Flandre, corsages en carapace de perles, traînes bruissantes, plumes ondoyantes, coiffures étincelantes de rubis ou verdoyantes d’émeraudes, souliers mignons brodés d’ambre, gants parfumés des sachets du sérail. Ces groupes se détachent sur le fond incolore du temps disparu, entourés des somptueux tapis de Perse, des meubles nacrés de Smyrne, des orfèvreries filigranées de Constantinople, de toute cette fastueuse prodigalité de ces magnats qui ferraient légèrement d’argent leurs coursiers arabes lorsqu’ils entraient dans les villes étrangères, afin qu’en se perdant le long des voies, les fers tombés témoignassent de leur libéralité princière, » Ces lignes pourraient servir de programme à la Polonaise en fa majeur, et encore, que de choses dans la musique de Chopin qui ne sont pas dans ce paragraphe : pensées de haine et de vengeance, souvenir de la victoire et du triomphe au plus profond de la misère ; ces octaves sourdes, ce rythme obstiné, monotone, imitant la marche d’une armée au bruit des tambours, ce cliquetis des baïonnettes qui, peu à peu, s’estompe, se dissipe et laisse transparaître dans l’azur une mazourke en ut majeur annonçant des aurores nouvelles.

Les mazourkes de Chopin, en y joignant ses craroviennes, ses valses et ses boléros plus nombreux encore que les polonaises, il faudrait un volume pour approfondir ces énigmes de grâce et de mélodie, qu’une pointe épigrammatique souvent assaisonne. Parcourons le petit bois, délices du musicien, nous y surprendrons avec lui ses deux poètes : Heine, Lenau, celui qui ricane et celui qui pleure. La coquetterie dans le rêve était le charme de son exécution, il rêvait d’un printemps invisible : palmiers secouant leurs branches métalliques, oiseaux qui vous apostrophent au passage, ruisseaux qui chantent, serpens dont les écailles vibrent, clochettes qui tintent, et parmi son paysage et son clair de lune, ici et là, des mausolées ! Il avait, en vous racontant au clavier ses ballades, en vous jouant un scherzo, un nocturne, je ne sais quoi de mystérieux, d’inconscient, d’inexprimé, comme ces demi-aveux qu’une réticence complète. Son jeu ressemblait à son caractère : on y sentait la délicatesse de tempérament en antagonisme avec des velléités de véhémence, d’où cette brusquerie étrange, ces saccades ; on y sentait aussi le Slave, sinueux, réservé, poli, se gardant et se dérobant. À tout prendre, il n’était lui-même qu’un tempo rubato perpétuel. Oacques ne se vit au piano plus merveilleux ornemaniste : détails chromatiques et enharmoniques, arpèges, batteries, petits groupes de notes surajoutées tombant comme des gouttelettes de rosée par-dessus la figure mélodique. Nos pédans d’aujourd’hui eu diront ce qu’ils voudront, l’arabesque ainsi maniée a bien du charme. L’ornement est dans l’art ce que la fleur est dans la nature, la toilette dans la vie des femmes. Entre lui et la beauté il y a pourtant échange de bons procédés : l’ornement apporte un surcroît et le beau lui communique en retour l’étincelle de vie ; la grande affaire est de ne pas l’appliquer indistinctement. À l’éclat d’une belle main, une bague bien choisie n’a jamais nui ; ainsi de la volute corinthienne, de la roulade rossinienne et du grupetto de Chopin. Joaillerie, si l’on veut, mais d’un Cellini taillant sa note à facettes de diamant. Le Nocturne en fa majeur, si goûté cependant, si admiré, n’est qu’une suite d’ornemens, d’arabesques dramatisées, je dirais presque de symboles se jouant sous leurs voiles.

Le scherzo de Chopin n’a, de celui de Beethoven, que la structure : la phrase principale et le trio, rien du reste qui sente l’école, si ce n’est le mouvement à trois-quatre ; aucune dialectique, la pure fantaisie ; raffinement, dandysme, virtuosité. Chopin n’aimait pas Beethoven, le redoutant ; il n’aimait pas non plus Shakspeare[8], appréciait médiocrement Schubert, qu’il trouvait « commun et trivial, » et Mozart lui-même ne réussissait à le satisfaire qu’à demi. Liszt a, cette fois, mis le doigt sur la plaie : « Dans les grands modèles et les chefs-d’œuvre il recherchait uniquement ce qui correspondait à sa nature ; ce qui s’en rapprochait lui plaisait, ce qui s’en éloignait obtenait à peine justice. » En présence de ces deux Titans, Shakspeare et Beethoven, son démon personnel lui soufflait la défiance, il se croyait alors chétif et pauvre plus qu’il n’était. Inconséquence bizarre ! lui, si altier, si indépendant, si prompt à s’affranchir de toutes règles, il n’admettait pas chez les autres cet esprit d’audace et de conquête ; peut-être aussi ne se connaissait-il pas bien lui-même, car, à ce Shakspeare, à ce Beethoven, qu’il brusquait et gourmait à plaisir, il leur avait emprunté sa manière épisodique, ces longues échappées dans la grâce et la terreur qui font l’enchantement de ses poèmes. Souvenez-vous, dans le Marchand de Venise, du clair de lune « mollement endormi sur les collines, » et dites si tel prélude ou tel nocturne de Chopin n’en est pas le reflet.

Les Préludes que Schumann (ce Jean-Paul de la musique) appelle des « plumes d’aigle, » et que Mme Sand, plus simplement, traite de chefs-d’œuvre, ont été en partie composés à Majorque, dans la chartreuse de Valdemosa, séjour d’un romantisme plus que lugubre et peu fait pour distraire de ses ennuis l’imagination d’un malade. « Jamais je n’ai entendu le vent promener des voix lamentables et pousser des hurlemens désespérés comme dans ces galeries. » Le bruit des torrens, la course précipitée des nuages, la grande clameur monotone interrompue par le sifflement de l’orage et les plaintes des oiseaux de mer, qui passent tout effarés et tout déroutés dans les rafales, on conçoit qu’une femme de génie, inapaisée et de santé robuste, s’éprit hautement d’une mise en scène pareille, mais ce pauvre diable de sigisbée endolori, que devenait-il au milieu de tout ce pittoresque ? Hélas ! combien souvent il arrive ainsi à la souffrance de servir d’occasion au plaisir ! Tandis que les gens valides s’en allaient joyeusement gravir la montagne, il se promenait à couvert sous les arcades du monastère, puis rentrait s’assoir au piano dans sa cellule. Il ne le disait pas, mais ce cloître était pour lui plein de terreur. Plusieurs de ces préludes évoquent en nous les impressions qui l’assiégèrent alors : visions nocturnes de moines trépassés, chants funèbres entendus à la lueur des torches ; d’autres sont mélancoliques et suaves, ils lui venaient aux heures de soleil et de santé, au bruit du rire des enfans sous la fenêtre, au son lointain des guitares, au chant des oiseaux sous la feuillée humide, à la vue des petites roses pâles épanouies sur la neige. C’est dans ces pièces légères, ces esquisses, qu’il faut admirer son art des variantes harmoniques. Imaginez une source vive qui jaillirait du même sol par vingt jets différens, tous se dessinant et s’irisant à leur manière propre, et vous aurez sa Berceuse composée avec un point d’orgue. Ailleurs, son Inpromptu va nous offrir un égal modèle d’originalité dans la fioriture ; seulement ici le problème, au lieu d’être résolu harmoniquement, le sera mélodiquement. Ces coups de pouces-là n’appartiennent qu’aux maîtres. Les quakers du contrepoint reprochent à Chopin d’être incorrect ; les quintes, en effet, ne lui causent aucun scrupule, il les emploie allègrement, capable même de s’en montrer prodigne, comme dans la huitième Étude (op. 25) et de nous en donner des girandoles. Mais, de ce que son indépendance d’allure exclut certaines formes, on aurait tort d’en conclure qu’il les ignore. Son style, parmi ses caprices et ses audaces, a des évolutions instantanées dont serait jaloux un vieux savant de profession ; le canon à l’octave, par exemple, qui termine la Mazourke.

Quand Chopin se chamaille avec la règle, c’est presque toujours la règle qui a tort, et vous pouvez lui prêter de confiance la riposte fameuse de Victor Hugo à Mlle Mars : « Si le mot qui vous embarrasse n’est pas français, rassurez-vous, madame, il le sera. » C’est avec de pareils barbarismes qu’une langue se renouvelle. L’action de Chopin sur le présent ne se discute pas : tous nos maîtres de l’heure actuelle, Bizet, Massenet, Saint-Saëns, sont des pianistes ; à ce titre, tous l’ont fréquenté, et c’est en le jouant, en le respirant qu’ils se sont imprégnés de son génie par inoculations atomistiques. Que de choses, bonnes et mauvaises, semblent nous venir de Wagner et lui doivent leur origine ! notamment cette altération (moins réelle qu’apparente) du sentiment de la tonalité qui nous fait souvent prendre pour faux ce qui n’est que le résultat voulu d’un accelerando plus ou moins pressé de se fondre dans le ritardando, ou mieux encore, l’art porté à sa dernière perfection de déguiser, sans en rien ôter, les quantités mathématiques. L’influence de Chopin nous enveloppe en quelque sorte à notre insu ; ses accords, ses enharmoniques, ses rythmes surtout nous régénèrent.

Est-il maintenant nécessaire d’ajouter qu’il ne saurait être question dans tout ceci de réhabilitation ? La gloire de Chopin n’en a pas besoin. Tout au plus s’agirait-il de liquider une situation, et c’est justement le regain de crédit où nous le voyons qui nous a inspiré cette étude. Un souci pourtant nous tracasse ; il n’y a de durable en ce monde que ce qui s’appuie sur la nature, et la musique de Chopin ne connaît pas ce sentiment. En elle jamais rien de cette fraîcheur matinale, de ce calme et de cette majesté que vous respirez à pleins poumons chez Haydn et chez Beethoven. La musique de Chopin ne visite que les salons du high hife, elle n’a jamais vu ni se lever l’aurore, ni le soleil se coucher dans l’infini du soir. Pour vous dont Schubert et Schumann sont aussi les hôtes familiers, quelle différence ! Leur musique à eux sent l’aubépine et le fenouil, la rosée y dégoutte des arbres où l’oiseau chante, la truite y gambade dans l’eau courante qui fait aller le moulin, elle spécifie et localise, vous dit le temps et la saison ; repassez au piano la Belle Meunière, et dans Schumann, souvenez-vous de ce petit chef-d’œuvre intitulé : Im Walde, « En forêt. » C’est fait de rien ; un mouvement d’allégresse au début, le soleil brille ; printemps, jeunesse, amour, la noce passe : puis, soudainement, une modulation, et tout aussitôt, la nuit, l’hiver, le deuil : les feuilles qui tombent et les cœurs qui se ferment ! Avec Chopin, ni bois, ni ruisseau, ni prairie ; il laisse à Beethoven son rustique décor de la Pastorale, des paysans en manches de chemise, des fermières et des vachères en sabots, un vrai village, de la vraie pluie, un vrai tonnerre, fi donc ! Le froufrou des salons et la clarté des bougies, voilà son atmosphère ! Il faut à cet art exquis, mais de serre chaude, un entourage de duchesses. Ses langueurs, ses aveux, ses ivresses, ses désespoirs, même sincères, ont besoin d’être mis en valeur par l’encadrement. Chopin, cependant, survivra. Ses Études, sans les comparer au Clavecin bien tempéré, œuvre tout organique du génie musical le plus vaste et le moins psychologique qu’il y ait eu, ses Études resteront par cette double originalité qu’elles ont d’être pratiques, d’être des études en toute liberté, verve et fantaisie d’inspiration. Quant à ses autres compositions, quelle que soit la place que l’histoire leur assignera, m’est avis qu’elle ne sera point de celles où l’araignée tend ses toiles.

Le passé s’était contenté d’applaudir l’improvisateur à la mode, c’est au compositeur, à l’écrivain que les générations nouvelles s’intéressent. Mme Sand, jugeant en quelques lignes le musicien après avoir raconté l’homme, n’hésite pas à le classer au rang des dieux. Elle en fait une individualité « encore plus exquise que celle de Sébastien Bach, encore plus puissante que celle de Beethoven, encore plus dramatique que celle de Weber. » Il serait, à la croire, a tous les trois ensemble et encore lui-même, » et, lancée sur ce chemin de l’hyperbole et du pur lyrisme, l’illustre femme va jusqu’à prédire à ses œuvres la popularité dans l’avenir quand sera venu le jour où l’on orchestrera sa musique de piano. Parler de popularité au sujet de Chopin, c’est méconnaître la propre nature de son art, et cette prophétie de popularité appliquée à Chopin vaut pour la justesse l’épithète « d’exquis » décernée à Sébastien Bach. Il y a deux manières d’agir sur les hommes, les entraîner par l’enthousiasme ou les charmer. Chopin fut un charmeur ; il vous enjôlait à ses rêveries, à ses souffrances, mais son attraction féminine jamais ne s’imposera de haute lutte ; il vous faut être de son cercle, sympathiser, conditions qui sont la négation de toute popularité. Une grande séduction d’esprit et de cœur, beaucoup de sensualisme, de souplesse, de la variété, du tact dans l’expression, une prodigieuse faculté d’invention dans la forme, celui qui reçut des dieux de pareils dons peut se tenir pour satisfait. Chopin est cet artiste d’élection ; il fut avant tout et demeure intéressant :


« Ô Zeus, disait un jour, dans l’Olympe d’Homère,
La Beauté, — pourquoi donc m’as-tu faite éphémère ? »
Et Zeus lui répondit : « Mais parce qu’en effet
Est éphémère tout ce que de beau j’ai fait. »
Les Grâces et l’Amour, à ces mots, s’inclinèrent
Et du trône éternel à pas lents s’éloignèrent…


Je ne sais pourquoi ces vers de Goethe me reviennent en terminant cette étude sur Chopin, dieu éphémère, lui aussi, dieu comme la jeunesse, comme l’amour, comme le talent, comme tout ce qui charme, réjouit et passe.

Henri Blaze de Bury.
  1. Voyez Moritz Karazowski, Friedrich Chopin’s Leben und Werke. Voyez aussi A. Niggli sur Chopin.
  2. George Sand, Histoire de ma vie.
  3. À croire ce que Liszt rapporte, Chopin aurait eu si peu de goût pour les correspondances que son écriture resta comme inconnue à la plupart de ses amis. « Une de ses bizarreries consistait à s’abstenir de tout échange de lettres, de tout envoi de billets. Maintes fois, il préféra traverser Paris d’un bout à l’autre pour refuser un dîner ou faire part de légères informations plutôt que de s’en épargner la peine au moyen d’une petite feuille de papier. » Cette assertion a son côté plaisant, ce qui ne la rend pas plus vraie. Si Chopin n’écrivait jamais, d’où seraient venues tant de lettres intéressantes citées par son récent biographe polonais ? d’où viendront encore celles qu’on nous annonce in posse ?
  4. Ce « Tu l’assommes » est à double sens et contient peut-être plus d’ironie qu’il n’en a l’air. Car, il faut bien aussi réfléchir aux petites animosités de profession et ne pas croire que tout fût « argent comptant » entre ces deux compères toujours si prompts à se canoniser devant le public, sans que le diable y perdît rien.
  5. Le Polonais Moritz Karazowski, déjà cité.
  6. George Sand, Histoire de ma vie.
  7. Où l’âme, écartant ses voiles, mesure l’infini, un des chefs-d’œuvre de la statuaire moderne.
  8. Du moins sans de fortes restrictions : « Il trouvait ses caractères trop étudiés sur le vif et parlant un langage trop vrai ; il aimait mieux les synthèses épiques et lyriques qui laissaient dans l’ombre les pauvres détails de l’humanité. C’est pourquoi il parlait peu et n’écoutait guère, ne voulant formuler ses pensées que quand elles étaient arrivées à une certaine élévation. » Ce passage de Lucrezia Floriani, si particulièrement applicable à Chopin, est la meilleure réfutation qui se puisse opposer au témoignage de George Sand dans son Histoire de ma vie.