Études d’un homme d’État sur la société moderne
Un Russe, M. Pobédonostzeff, qui fit l’éducation politique de deux empereurs, et qui est aujourd’hui le procureur général du Saint-Synode, a publié récemment, sous le titre de Recueil de Moscou, des essais sur la société et les idées modernes. Fort remarqués en Russie, ces essais ont été traduits en français et en allemand, et méritaient de l’être[1]. L’auteur joint une grande élévation de pensée à une dialectique serrée et pressante, et il a prouvé dans mainte page de son recueil que le mysticisme n’est pas toujours en guerre avec le bon sens. Mais cet homme grave a l’esprit rigide et tout d’une pièce ; aussi entier dans ses haines que dans ses admirations, il n’admet pas que les astres qu’il aime aient leurs taches ; il n’admet pas non plus que jamais un rayon de soleil s’égare dans la nuit de l’erreur. Dès le premier jour de la création, la lumière fut séparée des ténèbres ; n’essayez pas de les réconcilier, il n’est pas de ténèbres lumineuses. Le bien est le bien, le mal est le mal, et le mal n’est jamais mêlé de bien.
Ce juge inflexible condamne en bloc toutes les idées modernes, il les tient pour un poison, et il déplore qu’importées de l’Occident, elles soient propagées en Russie par de dangereux utopistes, par des doctrinaires fourvoyés et par « la petite comtesse moscovite, » qui se fait une loi et un plaisir d’admirer tout ce qui se dit et s’écrit en France. Malheur aux peuples qui les acceptent ! Malheur surtout aux peuples qui les ont inventées ! Ils sont si malades qu’il faudrait un miracle pour les sauver.
Les médecins qui nous déclarent que nous sommes malades ne nous apprennent rien ; mais si M. Pobédonostzeff était plus philosophe, il se dirait que depuis que le monde est monde, il n’y eut jamais de sociétés parfaitement saines, que les plus prospères, les plus florissantes ont eu leurs maladies, et que toutes les maladies sont mortelles. Il en est des nations comme des individus, nous passons toute notre vie à nous défendre contre la mort ; notre corps est une triste machine où s’élaborent sans cesse d’invisibles poisons, et nous ne vivrions pas un jour si par un divin secret la nature n’avait mis en nous ce que les physiologistes appellent des agens de protection et les défenses normales de l’organisme. « Plus on étudie les relations de l’état physiologique et de l’état pathologique, a dit un savant professeur de médecine, plus on s’aperçoit de leur pénétration réciproque. Il n’est pas le plus souvent nécessaire d’aller chercher au loin l’élément morbifique ; cet élément est à proximité ; il s’introduit à l’instant où fléchit la vigilance de l’organisme, à l’heure où l’une des défenses qui le protègent contre les agens physiques, chimiques, infectieux, se laisse mettre en défaut. » Comme les individus, toutes les sociétés ont d’excellentes raisons de mourir ; celles qui meurent ne sont pas les plus malades, ce sont celles qui ne se défendent plus, qui s’abandonnent, qui désertent le combat et passent à l’ennemi.
— Comment l’homme moderne se défendrait-il contre ses maladies ? répondra M. Pobédonostzeff. Il en est si passionnément épris qu’il veut mal de mort aux médecins qui tentent de l’en guérir. L’homme moderne aime ses maux et il adore ses erreurs. La plus grave de toutes, celle qui engendre toutes les autres, est l’estime déraisonnable qu’il professe pour sa raison et pour les idées abstraites ; il se croirait perdu s’il ne les faisait intervenir dans toutes les affaires de ce monde : « Et cependant il n’y a que le sot pour avoir des pensées et des notions claires sur toutes choses. Les idées les plus précieuses de l’esprit humain se trouvent au fond du tableau, près de l’horizon, dans un demi-jour ; et c’est autour de ces idées confuses que les pensées lucides évoluent, s’élargissent, se développent, s’élèvent. Si on nous privait de cet arrière-plan, il ne resterait en ce monde que les géomètres et les animaux intelligens ; les sciences exactes elles-mêmes y perdraient leur grandeur, qui est faite de leurs rapports occultes avec les vérités infinies que nous ne faisons qu’entrevoir et que nous n’apercevons que par instans. Le mystère est l’apanage le plus précieux de l’homme ; ce n’est pas en vain que Platon enseignait que tout ici-bas n’est qu’une faible image de l’ordre qui règne là-haut. »
Tant que l’homme est heureux, sa raison lui suffit. Viennent les chagrins, les soucis, les déceptions, la faillite du bonheur et de la justice, le mystère seul peut apaiser l’âme troublée : « Elle voit alors reparaître les astres de son enfance et de sa jeunesse, la pureté des premières sensations, l’amour désintéressé des parens, leurs caresses et leurs conseils, les leçons oubliées du respect de Dieu et du devoir, tout ce que l’éternité a légué à l’homme à l’origine de son être, tout ce qui l’a nourri, instruit et éclairé aux débuts de sa vie. Il a fallu que l’âme fût plongée dans les ténèbres de la nuit pour que ses flambeaux célestes lui apparussent des profondeurs du passé. » Mais l’homme moderne ne croit pas au passé, il ne croit qu’au présent. Il méprise la tradition, il méprise l’histoire, il méprise le mystère, et il n’a garde de chercher dans l’inconscient l’explication de la vie consciente des âmes et des sociétés.
L’homme moderne réduit tout en système, en formules, en thèses, et ses thèses lui sont sacrées. Il a remplacé les vieilles idoles par de nouveaux fétiches, qui lui démontrent tous les jours leur vanité ou leur malfaisance ; il ne laisse pas de les adorer ; n’y touchez point, ce sont des dieux. L’homme moderne s’est fait une théorie de la liberté ; il a décidé qu’il n’y a pas d’autres peuples libres que ceux dont la destinée est réglée par l’opinion publique, que l’opinion publique n’est une puissance que dans les pays où la presse est libre. C’est la presse qui révèle aux gouvernemens la vérité, et le plus souvent la presse est une officine de mensonges, le mensonge à l’état d’institution. L’homme moderne s’arroge le droit de penser par lui-même, il ne reconnaît d’autre autorité que celle de sa conscience, et la plupart du temps c’est le journal qu’il lit chaque matin qui lui apprend ce qu’il doit penser et croire. Il rougirait d’obéir à un roi, et le maître qu’il s’est donné est un journaliste inconnu qu’il n’a jamais vu, qu’il ne verra jamais, et qui n’a peut-être d’autre génie que celui des affaires louches. Nous entendons sonner les cloches, dit le proverbe russe, mais nous ne savons où elles sont.
L’homme moderne a inventé le gouvernement représentatif et les institutions parlementaires ; il pose en principe que les parlemens représentent l’intérêt public, et l’expérience nous enseigne qu’ils n’ont jamais représenté que les ambitions des intrigans et leurs intérêts particuliers. L’homme moderne a substitué au droit divin le dogme de la souveraineté du peuple, et il lui plaît de croire que le suffrage universel est l’expression sincère de la volonté nationale. Quand donc s’avisera-t-il qu’une nation n’a point de volonté, qu’elle ne veut que ce que ses meneurs lui persuadent de vouloir, qu’elle est un jouet dans leurs mains, la marionnette dont ils tiennent les fils ? L’homme moderne veut que l’État soit laïque et reste neutre dans toutes les questions confessionnelles ; il entend que la société civile soit affranchie de toute influence ecclésiastique, que le prêtre ne se mêle jamais des affaires des hommes. Il ne comprend pas qu’il est de l’essence de la religion de se mêler à toutes les choses de ce monde ; il ne comprend pas non plus qu’un État qui ne croit à rien n’a aucun droit au respect et ne possède qu’un semblant d’autorité.
Vouloir que les sociétés soient gouvernées par des abstractions, c’est méconnaître les premiers principes de la nature humaine, et l’homme moderne fait violence à nos instincts, à nos inclinations, à nos penchans innés. Nous sommes des êtres faibles et dépendans, et quand nous rencontrons la force, nous nous sentons en présence de quelque chose qui nous dépasse et nous fait plier le genou. Nous sommes en proie aux incertitudes de l’esprit et du cœur, et la force qui nous gouverne nous rend service en nous imposant sa volonté. Nous cherchons le bonheur et nous craignons de nous méprendre ; nous désirons que la force choisisse pour nous, qu’elle nous montre notre chemin et nous aide à remplir notre destinée. Tant que notre cœur n’a pas été faussé par des sophismes et notre intelligence obscurcie par une ténébreuse métaphysique, nous nous soumettons facilement à la force lorsqu’elle nous paraît respectable, et elle est sûre de se faire aimer de nous si, à une autorité consacrée par le temps et les traditions, elle joint le souci du bien public, le respect du droit et de la justice, l’abnégation, le sentiment de la mesure, les vertus et l’art du commandement : « Grande et sainte est la vocation du pouvoir. Le pouvoir digne de sa mission inspire les hommes, il prête des ailes à leur activité ; il est pour tous le miroir de l’équité, de la dignité et de l’énergie. C’est un grand bonheur pour ceux qui aiment la vérité, la lumière et le bien que d’être soumis à un tel pouvoir et de subir son action inspirée. Et c’est une grande calamité que de trouver, à la place du pouvoir, la puissance éphémère de la majorité, du nombre, de la foule, et l’arbitraire dans l’illusion de la liberté. »
Cependant, M. Pobédonostzeff en convient, la puissance ne s’applique pas toujours à se modérer, elle n’a pas toujours les vertus et l’art du commandement, « et elle s’oublie parfois jusqu’à croire qu’elle n’existe que pour elle-même et non pour le service de l’humanité. » Il est dur de servir quand on peut tout, cette fantaisie ne vient pas souvent aux vainqueurs. C’est une question de savoir si la pauvre humanité souffre davantage de l’excès du pouvoir ou de sa faiblesse, et partant faut-il s’étonner que l’homme moderne, à tout événement, ait pris à tâche de se procurer, vaille que vaille, des garanties contre les abus de la force ?
C’est une belle chose que la force qui se respecte et se modère, et elle a donné au monde de grands spectacles ; mais il ne faut pas compter sur sa sagesse ; l’empereur Alexandre Ier a dit un jour à Mme de Staël « qu’un despote intelligent et bienfaisant n’est qu’un accident heureux. »
Il est certain que notre idéologie politique nous a souvent fait beaucoup de tort ; il est certain qu’il en coûte quelquefois de se soumettre à la tyrannie et aux caprices du nombre, et qu’il se trame bien des intrigues dans les parlemens ; mais dans les pays où le nombre n’a pas voix au chapitre, les intrigues des cours causent souvent de grands désordres. Sir Robert Walpole déclarait, après la mort de la reine Caroline, que désormais il s’appuierait exclusivement sur Mme de Walmoden, la maîtresse du roi, et un publiciste du temps de George IV écrivait : « Le roi nous est favorable, et, ce qui vaut mieux encore, la marquise de Conyngham est aussi pour nous. » Il est permis de douter si un peuple se trouve mieux d’être gouverné par la marquise de Conyngham que par des idéologues ou des journalistes. La force bien employée et que dévore le zèle de l’intérêt public a sauvé plus d’un peuple ; mais souvent elle ne songe qu’à se rendre la vie agréable, elle se distrait, elle s’amuse, et ce n’est pas ce qu’elle peut faire de pis. « Il peut arriver qu’un imbécile monte sur le trône, a dit un homme d’État anglais ; dans ce cas, il serait bon de lui réserver beaucoup d’occupations d’une nature telle qu’il ne puisse pas faire trop de mal. » Conclusion : tous les régimes, toutes les formes de gouvernement ont leurs vices manifestes ou secrets, et encore un coup, toutes les sociétés ont leurs maladies. L’essentiel est que l’organisme ne perde pas ses défenses naturelles ; pour parler le langage de la médecine moderne, si ses humeurs conservent leurs propriétés antitoxiques ou bactéricides, le cas n’est pas désespéré.
Il y a bactéries et bactéries, dira M. Pobédonostzeff, et tous les microbes ne sont pas également pernicieux. Ce qui prouve que les nôtres sont de l’espèce la plus dangereuse, c’est que jamais il n’y eut dans le monde si peu de bonheur, si peu de joie véritable, tant de séditieux, de révoltés et de mécontens.
L’homme moderne attribuait une sorte de vertu magique aux abstractions, aux formules sacrées qui devaient lui servir à transformer le monde, et ses grandes espérances ont fait naufrage. Il ne refusait rien à son imagination, il caressait des rêves insensés, il n’a réussi qu’à multiplier à l’infini ses désirs et ses besoins. « Notre vie est devenue incroyablement difforme, extravagante et fausse, parce qu’il n’y a plus ni ordre ni suite dans notre développement, parce que toute discipline s’est relâchée dans nos pensées, dans nos sentimens, dans notre morale. Les rapports simples et naturels ont fait place, dans la vie publique comme dans la vie domestique, à des relations artificielles, et nous découvrons que nos principes abstraits s’adaptent mal aux réalités. L’amour-propre, qui jadis se développait sans secousse, surgit maintenant, grandit d’un seul coup de toute la hauteur de notre moi. Affranchi de toute discipline, ce moi affiche dès le début des prétentions exorbitantes et se flatte de dominer sa propre destinée. » L’homme moderne a désappris la soumission aux lois de la vie. Il croit à la liberté, et il se sent en servitude ; il croit à l’égalité, et il se révolte contre l’inégalité fatale des conditions, contre l’injustice qui préside à la distribution des lots ; il croit à la fraternité, et il s’aperçoit que jamais l’égoïsme ne fut plus féroce, que jamais il n’y eut plus de zizanies entre les classes, les races et les peuples. Les fétiches dans lesquels il plaçait sa confiance lui ont manqué de parole.
À vous entendre, votre idéologie devait ennoblir les âmes et les sociétés : elle a créé des besoins factices, réveillé les instincts sensuels, répandu partout le culte du veau d’or, le matérialisme pratique et comme une épidémie d’orgueilleuses souffrances. Les mécontens abondent ; ils avaient ajouté foi trop légèrement à une grande promesse, qui n’a pas été tenue. Vous leur parliez sans cesse de leurs droits, et rarement de leurs devoirs ; ils ont pensé qu’ils ne devaient rien, que tout leur était dû, et que tout était possible, et ils ont fondé leur existence sur l’imprévu, sur le hasard, sur la chance. Ils ont regardé ce qui se passait autour d’eux, et ils se sont dit qu’en fin de compte les gros lots échoient toujours aux effrontés, fussent-ils des sots ou des impuissans : « Un journaliste illettré devient tout à coup un personnage ; un avocat médiocre acquiert la réputation d’un orateur célèbre ; un charlatan de la science se pose en savant professeur ; un adolescent sans études devient magistrat, juge, député et fait passer des projets de loi ; un brin d’herbe poussé d’hier prend la place d’un arbre robuste. » Jamais les valeurs fictives n’ont plus afflué sur le marché de la vie. Tel de leurs possesseurs en retire jusqu’à la fin de gros intérêts, et on attend qu’il soit mort pour découvrir qu’il avait volé son bonheur ; tel autre fait faillite, et sa gloire n’est plus que cendre et poussière. L’âge des abstractions et des grands principes est aussi l’âge des réputations usurpées, des bonheurs impudens, des hasards immoraux, des fausses valeurs, des déconfitures et des banqueroutes. Malheur aux vaincus ! malheur aux faillis ! Comment s’y prendraient-ils désormais pour adoucir leurs peines, pour tromper leurs chagrins ? L’idéologie a tari la source des consolations. Jadis nous sentions quelque chose au-dessus de nous, nous relevions d’une puissance souveraine et mystérieuse, qui réglait nos destinées, nous dispensait les biens et les maux, et il nous en coûtait peu de nous soumettre à ses rigueurs, que nous tenions pour des épreuves.
Nous avons appris depuis peu que nous étions nos propres maîtres ; il suit de là que, quoi qu’il nous arrive, nous ne pouvons imputer qu’à nous nos mécomptes, nos défaites, nos sinistres aventures ; nous n’avons plus d’autre répondant, ni d’autre caution, ni d’autre appui, ni d’autre consolateur que nous-mêmes. L’astronomie de Ptolémée faisait tourner le ciel autour de la terre ; la philosophie du jour fait tourner autour de nous la vie et le monde, elle nous enseigne que nous sommes le centre de l’univers ; nous nous imaginions autrefois que ce centre n’est pas dans l’homme, mais hors de lui et plus haut que lui, plus haut que la terre, plus haut que l’univers entier. Plus vous exaltez en nous le sentiment du moi, plus vous aggravez nos maux et irritez nos blessures. A toutes les misères inévitables, vous avez ajouté celle des espérances déçues et des chagrins superbes. Les mécontens, qui sont légion, ont le droit de vous dire : « Au nom de la sainte liberté et de la sainte égalité, vous nous aviez tout promis ; nous avions tout accepté et vous ne nous avez rien donné. »
Ceux de ses lecteurs à qui M. Pobédonostzeff aura persuadé que nous vivons dans les temps les plus malheureux de l’histoire, dans un siècle maudit, que les principes abstraits et les institutions parlementaires nous ont corrompus jusqu’aux moelles, lui demanderont avec anxiété quel remède il a trouvé au mal cruel qui nous ronge. Il n’en connaît qu’un : c’est le retour à l’état d’antique innocence. Grâce à Dieu, il y a encore des simples dans le monde ; appliquez-vous à en grossir le nombre. Vous vous targuez d’instruire, d’éclairer le peuple ; faites-lui la grâce de le laisser à lui-même et à sa candeur originelle. Ne le traitez pas comme une machine à raisonner, mais comme une âme dont il faut écarter avec soin les mauvais levains qui ne servent qu’à aigrir la pâte.
Selon M. Pobédonostzeff, ce ne sont pas les prêtres qui enseignent aux peuples à croire, ils sont croyans par une sorte d’instinct naturel, et le rôle de l’Église se réduit à protéger cet instinct précieux contre les influences malsaines du dehors. Le procureur général du Saint-Synode croit à la génération spontanée de la foi ; c’est une plante mystérieusement éclose, qui ne demande qu’à pousser et à fleurir, pourvu que des jardiniers imprudens ou pervers ne contrarient pas sa croissance. Chacun de nous sent en lui l’existence d’une âme vivante et immortelle, que nous ne confondons ni avec la nature ni avec l’humanité : Dieu est en elle, et nous n’avons pas besoin de le chercher pour l’y trouver. Le peuple croit parce qu’il croit, et il n’aura jamais de meilleure raison de croire. Ne lui apprenez pas à raisonner sa foi ; les sentimens vrais sont des sentimens simples ; dès qu’ils se transforment en idées, ils se troublent, ils s’altèrent. « Défiez-vous des formules ; elles représentent toujours quelque chose d’incomplet, d’incertain, de conditionnel et de faux. Ce qui est infiniment au-dessus de moi, ce qui a été et ce qui est depuis des siècles, ce qui est invariable et infini, ce que je ne puis embrasser par la pensée, mais ce qui emplit et embrasse mon être, voilà l’objet de ma croyance, et on ne saurait emprisonner dans une formule de logique l’infini de l’univers et le principe de la vie. »
M. Pobédonostzeff estime que le peuple russe a sur tous les peuples de la terre cet avantage qu’il est celui dont le clergé se pique le moins d’enseigner, de catéchiser, de réduire en formules ce qu’il y a de divinement enfantin dans la foi populaire. Le peuple russe est le plus religieux des peuples. D’où lui vient sa vie religieuse ? Lorsqu’on essaie de remonter à la source, on ne trouve rien. La Bible n’existe pas pour ceux qui ne savent pas lire ; restent le service divin, l’office, quelques prières qui se transmettent de la mère et du père aux enfans, et qui sont le seul trait d’union entre l’Église et ses ouailles. Quelquefois, dans des districts perdus, le peuple ne comprend rien ni aux paroles rituelles, ni même à l’oraison dominicale, que souvent il répète en altérant le texte au point de lui ôter tout sens.
Et cependant, au fond de tous ces esprits incultes, comme à Athènes, a été élevé, on ne sait par qui, un autel au Dieu inconnu : « Pour tous, cette vérité que la Providence préside à tous les événemens de la vie est tellement incontestable, elle entraine une telle certitude, qu’à l’heure de la mort, ces hommes, auxquels personne n’avait parlé de Dieu, lui ouvrent les bras comme à un hôte connu et depuis longtemps attendu. A la lettre, ils rendent leur âme à Dieu. » Respectons l’innocence du peuple, et quand il l’a perdue, tâchons de la lui rendre : « S’il est quelque chose qui approche du bonheur, ce doit être l’état de l’âme, lorsque, à l’heure primitive des sensations pures, elle se sent vivre et se repose, se recueille dans ce sentiment, ne cherchant pas à savoir, mais reflétant l’infini comme une goutte d’eau claire reflète la lumière du soleil. »
Hélas ! les plus dangereux ennemis de notre bonheur sont les doctrinaires de la pédagogie. L’instruction universelle, l’enseignement primaire, obligatoire et gratuit, triste invention de l’Occident, commence à se répandre en Russie et y cause déjà un mal incalculable : « Nous avons pris en goût l’école officielle et ses ambitieux programmes, et elle se développe partout au détriment de la véritable école, de l’école moralisatrice, constituée par les influences vitales de la famille, du milieu social, du travail professionnel, l’école où l’homme acquiert les forces nécessaires pour conserver son équilibre moral, pour lutter avec succès contre les penchans mauvais, contre les tentations du cœur et de la pensée. »
Consultez le peuple, il est plus sensé que vous. Il vous dira qu’il est bon de savoir lire, écrire et compter, mais que le travail manuel exige, dès le plus bas âge, une préparation physique : que le marin se prépare à son métier en passant sur l’eau son enfance ; le mineur, en descendant, tout petit encore, dans les profondeurs de la terre ; l’agriculteur, en vivant dès ses premières années auprès du bétail et de la charrue, au milieu des champs et des prés, dans l’intimité de la nature. Mais vous ne seriez pas fâché qu’il aspirât à s’élever au-dessus de sa condition. Vous désirez qu’il soit un homme, et vous pensez que pour être un homme, il faut savoir la physique, la chimie, la géologie ; vous lui enseignerez demain la médecine, les sciences politiques, la jurisprudence. Vous entendez surtout lui apprendre à raisonner ; vous vous êtes mis en tête que le jour où tout paysan, tout ouvrier sera capable de construire et d’enchaîner des syllogismes, le monde sera sauvé. Vous oubliez qu’un génie bienfaisant a doué l’esprit des simples d’une force d’inertie sans laquelle il n’y aurait plus rien de stable dans les institutions humaines, que les hommes qui ne raisonnent pas ou raisonnent peu sont le lest des sociétés, et que les navires sans lest s’en vont à la dérive. Vous oubliez aussi que vous-mêmes, dans les affaires de la vie, vous faites moins de cas de la capacité logique de vos semblables et de leur raison raisonnante que de leur bon sens naturel. Ce ne sont pas les syllogismes et les formules qui sauvent le monde, ce sont les esprits sincères et les cœurs droits.
Vous tâchez d’inspirer au peuple l’amour des notions abstraites, et vous lui prêchez aussi le culte des faits. Vous entendez par-là les faits palpables, certains, indiscutables, matériellement réels et garantis par la science. Mais ces faits demandent à être interprétés, expliqués ; et dès qu’il s’agit d’en pénétrer le vrai sens, le savant lui-même n’a que des hypothèses à vous proposer, et les hypothèses de la science varient de siècle en siècle. Vous invitez le peuple à résoudre les questions du jour. Quelle prudence éclairée, quelle sagesse profonde vous lui supposez !
Le sphinx de la fable attendait les passans au croisement des chemins ; il leur proposait des énigmes ; malheur à qui ne devinait pas son secret ! Plus doux et bienfaisant était le sphinx de l’ancienne Égypte, être pacifique, moitié humain, moitié animal. On le rencontrait dans le voisinage des temples, et des sépultures royales, et on reconnaissait en lui l’image de la contemplation mystérieuse, repliée en elle-même, se repaissant de la sainte présence de la majesté divine. Tout autre est le sphinx du monde nouveau, création de la fantaisie des Grecs. Être pernicieux, féroce, d’origine démoniaque, engendré par le monstre Typhon et par Echidna, il représente la puissance du Tartare, et le mystère qu’il exprime n’est pas celui de la contemplation, c’est le mystère de la pensée violente et destructive, du génie ergoteur, de l’esprit de dispute et de révolte. Ne mettez pas les simples aux prises avec le mauvais sphinx ; il dévore ceux qui répondent de travers à ses questions captieuses.
Laissez au peuple ses légendes et, au nom de la vérité historique, ne l’empêchez pas de croire au bien et au vrai. Ses croyances s’incarnent dans des images vivantes ; le priver de ces images, c’est appauvrir son cœur et attrister sa vie. La lecture favorite du peuple russe est l’histoire des saints. Ces héros étaient des hommes ; ils ont connu comme nous et les faiblesses de la chair, et les incertitudes de la pensée et les hésitations de la volonté ; mais ils sont sortis vainqueurs de la lutte, et si l’imagination de leurs biographes a parfois embelli leurs glorieuses aventures, elles ne laissent pas d’être aussi vraies qu’un fait. L’analyse, appliquée aux choses saintes est un grand trouble-fête et vient souvent du malin. C’est le malin qui dit à tel simple d’esprit : « Pourquoi adresses-tu des prières à ton saint Nicolas ? As-tu jamais vu que saint Nicolas vienne en aide à qui le prie ? » Respectez et les légendes et les superstitions innocentes ; on risque, en épurant les croyances, d’arracher le froment avec l’ivraie.
Un célèbre poète arabe raconte que Moïse rencontra un jour dans le désert un berger qui priait avec ferveur. Il disait à Dieu : « Que dois-je faire pour te trouver ? Mon cœur te désire si ardemment ! Je voudrais te servir, te chausser de tes sandales, laver tes vêtemens, peigner tes cheveux, baiser tes pieds et t’offrir le lait de mes troupeaux. » Moïse entra en courroux et s’écria : « Tu blasphèmes, berger, Dieu est un pur esprit, et il n’a besoin ni de sandales, ni de vêtemens, ni du lait de tes troupeaux. » Le pauvre homme fut pris de désespoir, et ne pouvant se représenter un être sans corps, il cessa de servir le Seigneur. Mais Dieu, s’adressant à Moïse, lui dit : « Pourquoi as-tu contristé mon serviteur ? Tout homme a reçu de moi la forme de son esprit et le mode de son langage. Ce qui pour toi est le mal est le bien pour un autre, ce qui est un poison pour toi est pour un autre du miel. » Laissons aux simples leur miel, et si nos poisons nous sont chers, gardons-les pour nous.
Nos professeurs de pédagogie liront avec étonnement et un peu de mépris le livre de M. Pobédonostzeff ; et pourtant il y trouveront des jugemens, des vérités, des leçons utiles dont ils pourraient faire leur profit. Mais je crains que le procureur général du Saint-Synode ne soit à sa façon, lui aussi, un utopiste. Est-il possible de maintenir les peuples dans l’état d’innocence quand tout les en éloigne, les mœurs, les institutions, les idées, le génie du siècle, les industries nouvelles, les inventions miraculeuses, qui de jour en jour transforment le monde, nos habitudes, nos désirs et nos rêves ? Et lorsqu’ils ont perdu leur candeur, est-il possible de la leur rendre ? Il en va de la virginité de l’esprit comme de l’autre : « Tu es partie, tu t’es envolée, disait Sapho, et jamais, jamais tu ne reviendras. »
Au surplus, est-il prouvé que nous vivions dans les temps les plus malheureux de l’histoire ? L’innocence de l’esprit est-elle vraiment une garantie de bonheur ? Faut-il croire que le mécontentement soit une maladie particulière aux peuples gouvernés par des abstractions ? M. Pobédonostzeff parle avec complaisance de cette antique Égypte où les sphinx étaient des êtres bienfaisans et pacifiques, et ne révélaient aux hommes que les mystères qu’il est bon et doux de méditer. Assurément l’Égypte des Pharaons était de toutes les sociétés la mieux réglée, la mieux ordonnée, la plus différente de la nôtre, la plus étrangère aux grands principes, aux théories abstraites, à la critique destructive, à l’analyse indiscrète et tracassière, et on ne l’a jamais accusée d’avoir inventé le suffrage universel, les parlemens et la séparation de l’Église et de l’État.
Cependant, s’il en faut croire un vieux scribe qui vivait sous la douzième dynastie, la vallée du Nil était une vallée de misères, où l’on n’entendait que plaintes et doléances, où les humbles et les simples avaient des chagrins, d’amers dégoûts que leurs sphinx ne consolaient point : « J’ai vu la violence, la violence ! J’ai vu le forgeron à la gueule du four, ses doigts sont rugueux comme la peau d’un crocodile. L’artisan en métaux n’a pas plus de repos que le laboureur ; la nuit il est censé libre, et la nuit il travaille encore. Le tailleur de pierres reste accroupi dès le lever du soleil, ses genoux et son échine sont rompus. Le barbier se rompt les bras pour remplir son ventre. Le batelier descend jusqu’à Natho pour gagner son salaire, et à peine arrive-t-il à son verger, il lui faut s’en aller. Le maçon s’use au travail ; quand il a son pain, il rentre dans sa maison et bat ses enfans. Le tisserand est aussi triste qu’une femme et sa misère lui pèse. Les doigts du teinturier exhalent l’odeur des poissons pourris, et ses yeux sont battus de fatigue. Le cordonnier est très malheureux, il suce le cuir pour se nourrir. »
A la vérité, le vieux scribe, qui traçait ces désolans tableaux, ne se plaignait point de son métier et engageait son fils à le préférer à tous les autres ; mais ce jeune homme ne l’en croyait pas, il avait vu son père à l’œuvre et acquis la conviction que les scribes, les intellectuels d’alors, étaient de pauvres hères, que les os qu’ils rongeaient contenaient peu de moelle, que la littérature est de tous les moyens de parvenir le plus chanceux, le plus ingrat. Qu’on soit scribe ou teinturier, cette terre sera toujours la patrie des mécontens, et après tout, il est bon qu’il y en ait. La plupart sont fort incommodes et causent aux gens tranquilles de grands et inutiles ennuis ; quelques-uns remplissent une mission, ils rendent à l’humanité des services essentiels : ils lui communiquent l’inquiétude de leur esprit, ils l’empêchent de s’endormir, et ce monde n’est pas une tente dressée pour le sommeil. Les grands saints, dont le peuple russe aime à méditer la légendaire histoire, étaient eux-mêmes de la race des éternels mécontens. Nourris, eux aussi, d’abstractions, la société où ils étaient nés leur plaisait si peu qu’ils brûlaient du désir de la changer, et que leur vocation, selon la parole d’une sainte, les hantait tout le jour comme un péché.
G. VALBERT
- ↑ Questions religieuses, sociales et politiques, pensées d’un homme d’État. Paris, 1897, Haudry et Cie, éditeurs. Streilfragen de Gegenwart, autorisirte deutsche Ueberselzung. Berlin, 1897.