Etudes anglaises - La vie et les œuvres de Geoffrey Chaucer

Etudes anglaises – La vie et les œuvres de Geoffrey Chaucer
J.-J. Jusserand

Revue des Deux Mondes tome 116, 1893


ETUDES ANGLAISES

LA VIE ET LES ŒUVRES DE GEOFFREY CHAUCER

Sous les voûtes de Westminster, dort Sebert le Saxon ; non loin s’élève, entre des colonnes torses privées de leurs mosaïques, la tombe du confesseur, pur spécimen de l’art de Byzance, souvenir de la lointaine époque où la ville des empereurs grecs était encore pour les occidentaux la ville des merveilles et le centre de la civilisation et des arts. Entre ces deux tombes brillent obscurément sous les lueurs que tamise un vitrage pâle les statues dorées des derniers Plantagenets. Ici Richard II, « beau de corps, » dit l’inscription, dépossédé et assassiné par son cousin premier Lancastre ; à ses pieds, son grand-père, le vainqueur de Crécy, Edouard III, la barbe flottante, étalée, non pas sur le costume de guerre qu’il portait dans ses campagnes de France, mais sur la tunique aux larges plis, vêtue pour l’éternel repos. Plus bas, Philippine de Hainaut, la bonne reine, qui sauva, dit-on, les bourgeois de Calais.

À côté de la série des rois, la série des poètes. Des ogives surbaissées, de marbre gris, fleuries de volutes épanouies, marquent le lieu où fut enseveli, dans une solitude qui allait se peupler au cours des siècles et devenir le « coin des poètes, » le premier en date des grands hommes de la littérature anglaise, Geoffrey Chaucer, contemporain, ami, protégé, de Philippine la bonne reine, d’Edouard, héros de Crécy, et de Richard, dernier Plantagenet. Après une longue période au cours de laquelle on pouvait à peine prévoir si l’île de Bretagne ne finirait pas par devenir française, une nation nouvelle s’était formée au XIVe siècle, différente de ses ancêtres malgré les liens du sang, une nation toute jeune qui déjà se couvrait de gloire et arrêtait, comme par un choix délibéré, les traits définitifs de son caractère. Déjà elle a son parlement qui contrôle tout le pays et met en accusation les ministres et le roi lui-même. Elle est commerçante, industrieuse, pratique ; elle aspire, dès ce moment, à la domination des mers. Déjà, dans la salle capitulaire de l’abbaye où se réunissent les communes, on les a entendues réclamer pour les princes anglais le titre de « rois de la mer » (1372). Les gloires militaires ne leur font pas défaut, les gloires littéraires non plus ; ils ont tout un groupe de poètes que Chaucer domine de haut.

Chaucer appartient aux temps nouveaux ; sa biographie n’est guère moins caractéristique que son œuvre, car il ne décrit rien par ouï-dire ou par supposition ; il est lui-même acteur dans les scènes qu’il raconte ; il ne les rêve pas, il les voit. Son histoire est comme un reflet de celle de la nation. La nation s’enrichit par le commerce, et Chaucer, fils de commerçans, grandit parmi eux ; elle cesse d’aller étudier à Paris, et Chaucer n’y va pas ; elle fait la guerre en France, et Chaucer suit Edouard sur les routes militaires de notre pays. Elle met sa foi dans le parlement, et Chaucer en fait partie comme député du Kent ; elle s’intéresse aux choses de beauté, elle aime les arts et les veut riches et sourians ; Chaucer est conservateur des palais royaux et en surveille les embellissemens et l’entretien ; les monotonies saxonnes, les tristesses du lendemain d’Hastings sont oubliées et effacées ; l’Angleterre nouvelle sait rire et sourire aussi ; elle est la merry England aux explosions joyeuses et l’Angleterre des légendes, des complaintes et des Vierges attendries. L’Angleterre rieuse comme l’Angleterre souriante est tout entière dans les œuvres de son premier poète.


I

La vie de Chaucer remplit exactement la période qui nous occupe, où le peuple anglais acquit ses caractères définitifs ; il naquit sous Edouard III et vit la fin des Plantagenets ; il mourut peu après l’avènement d’Henri de Lancastre. À cette époque Pétrarque et Boccace étaient morts depuis longtemps, la France ne comptait aucun poète de nom, et Chaucer était sans comparaison le plus grand poète de l’Europe.

Sa famille appartenait à la bourgeoisie commerçante de la cité. Son père Jean Chaucer, son grand-père Richard, son oncle Thomas Heyroun, faisaient tous partie de la corporation des marchands de vin. Jean Chaucer était fournisseur de la cour, et il accompagna Édouard III dans sa première expédition sur le continent. De là des relations avec la famille royale dont le futur poète devait profiter. L’établissement des Chaucer était situé dans Thames street, rue qui subsiste encore, mais qui ne compte plus que des maisons modernes ; c’est là que Geoffrey dut naître vers 1340.

Chaucer passa à Londres ses années d’enfance et de jeunesse, un Londres que le grand incendie de 1666 a fait presque totalement disparaître, ce vieux Londres alors tout jeune, dont les miniatures de manuscrits nous ont conservé la pittoresque image. La maison paternelle était près du fleuve, et sur le bord du ruisseau de Wallbrook, recouvert depuis, mais qui coulait alors en plein air. Sur la noble rivière dont les eaux n’étaient peut-être pas aussi bleues que les miniaturistes les peignent, mais qui n’était pas encore la boue liquide que nous connaissons, les navires venus de la Méditerranée et de la Baltique glissaient lentement, portés par la marée. Les maisons aux toits pointus et à plusieurs étages bordaient l’eau et formaient au rez-de-chaussée des colonnades servant d’entrepôts et sous lesquelles les marchandises étaient débarquées. Le fameux pont de Londres construit sous Jean sans Terre, presque neuf encore, car il entrait seulement dans son deuxième siècle et devait vivre six cents ans, avec ses nombreuses piles, ses contreforts aigus, les maisons qu’il portait, sa chapelle Saint-Thomas, coupait la ligne de l’horizon et reliait la cité au faubourg de Southwark. De ce côté, encore des maisons, une belle église gothique qui subsiste, des hôtelleries en abondance, car c’était le point d’arrivée par la route de terre ; et, avec les hôtelleries, des lieux de divertissement de toute sorte, tradition si bien établie que la majorité des théâtres du temps d’Elisabeth y furent construits, et notamment le fameux Globe où se jouaient les pièces de Shakspeare. Sauf ce faubourg, la rive droite de la Tamise offrait au regard, au lieu des entrepôts d’aujourd’hui, la rase campagne, des arbres et des prés verts. Un peu plus bas, sur la rive gauche, se dressaient les murs de la Tour de Londres ; plus haut, vers l’intérieur de la cité, l’ample masse de Saint-Paul dominait les maisons. C’était alors une cathédrale gothique ; Wren, après le grand incendie, la remplaça par l’édifice renaissance qu’on voit aujourd’hui. La ville était entourée de murailles dont il reste des parties et dont la base, à certains endroits, est romaine. De distance en distance étaient percées des portes que défendait un bastion et dont les noms de rues nous conservent le souvenir : Aldgate, Bishopsgate, etc.

La ville elle-même était populeuse et affairée. Les rues dans lesquelles se passa l’enfance de Chaucer étaient resserrées, bordées de maisons aux étages avançant, avec des enseignes surplombant la chaussée, des appentis (pentys) barrant le passage et toute sorte d’encombremens contre lesquels protestaient en vain d’innombrables règlemens municipaux. La tête des cavaliers s’embarrassait dans les enseignes, et on prescrivait de faire les perches moins longues ; les mœurs étant violentes, on interdisait le port des armes, mais les honnêtes gens seuls se conformaient à la loi, ce qui facilitait la besogne des autres ; la propreté était médiocre ; les porcs couraient çà et là ; une ordonnance d’Edouard Ier avait inutilement prescrit qu’ils seraient tous tués, sauf ceux de l’hospice de Saint-Antoine qu’on reconnaîtrait à la sonnette pendue à leur cou : « Et qui porc voudra nourrir, le nourrisse dans sa maison. » Cette facilité fut même retirée un peu plus tard, tant les mœurs devenaient élégantes.

Dans cette ville laborieuse, parmi les marchands et les marins, prenant le goût des aventures et des histoires de pays lointain, écoutant son père décrire les belles choses qu’on voit à la cour, Geoffrey grandit, d’enfant devint jeune homme et, grâce aux relations de sa famille, fut nommé à dix-sept ans page d’Elisabeth, femme de Lionel, fils d’Edouard III. À son tour, et non pas comme marchand, il avait accès à la cour et en faisait partie. Il s’habille à la mode et dépense 7 shillings pour un manteau, des souliers et une culotte rouge et noire. En 1359, il prit part à l’expédition conduite en France par le roi. Il semblait que ce dût être pour notre pays le coup de grâce : le désastre de Poitiers n’était pas encore réparé, on était au lendemain de la Jacquerie, des émeutes parisiennes, de la trahison et de la mort de Marcel ; le roi de France était prisonnier à Londres, et le royaume avait pour chef un jeune homme de vingt-deux ans, frêle, savant, pieux, inhabile aux armes. On eût cru qu’il n’y avait qu’à prendre ; mais une fois de plus, on vit se vérifier le dire de Froissart : dans la fragile poitrine du dauphin battait le cœur d’un grand citoyen, et il parut à l’user que le royaume n’était pas « si déconfit qu’on y trouvât bien toujours à qui combattre. » La campagne ne fut heureuse ni pour Edouard, ni pour Chaucer ; le roi d’Angleterre n’eut que des échecs : échec devant Reims, échec devant Paris, et fut trop heureux de conclure la paix de Brétigny ; Chaucer fut capturé par les Français, et sa destinée eût été assez peu enviable si le roi n’avait payé sa rançon. Edouard versa 16 livres pour ravoir le page de sa bru. Chaque chose a son prix ; le même prince avait payé 50 livres un cheval du nom de Bayard et 70 un autre du nom de Labryt, qui était gris pommelé. Après son retour, Chaucer fut attaché à la personne d’Edouard en qualité de valet de chambre, valetus camerœ regis ; c’est exactement le titre que Molière devait plus tard honorer à son tour. Ses fonctions consistaient à faire le lit royal, tenir les torches, porter les messages. Un peu plus tard il fut écuyer (armiger, scutifer), et comme tel servit le prince à table et chevaucha à sa suite dans ses voyages. Il ne semble pas que ses devoirs aient absorbé toutes ses pensées, car il trouva le temps de lire force livres, d’écrire force poésies, d’aimer éperdument une belle personne inconnue, qui ne répondit pas à sa passion, d’épouser une demoiselle Philippine, attachée au service delà reine, puis au service de Constance, deuxième femme de Jean de Gand, duc de Lancastre, sans cesser, du reste, — parce qu’il ne pouvait faire autrement, à ce qu’il nous assure, — d’aimer toujours son inconnue.

Il lit, il aime, il écrit, il est poète. Nous ne savons pas qui il aima, mais nous savons ce qu’il lisait et ce qu’il écrivait à cette époque. Il lisait les ouvrages à la mode dans le milieu élégant où il vivait, romans de chevalerie, chansons d’amour, romans allégoriques, depuis Roland et Tristan jusqu’au Roman de la rose. Les poètes, même les plus grands, montrent rarement leur originalité à vingt ans et Chaucer ne fit pas exception à la règle. Il imita les écrits qu’il voyait jouir de la faveur autour de lui, et qui, à la cour du roi, étaient surtout des livres français. Quoi qu’il en fût de la nation, les princes étaient restés Français ; notre langue était leur langue naturelle ; les beaux livres richement illustrés qu’ils gardaient, pour se distraire les jours d’ennui, dans leur « chambre de retrait » étaient des livres français, qui avaient la plupart du temps pour sujet l’amour. À ce point de vue, même à cette époque, nulle différence entre le nord et le midi. Froissart séjourne à Orthez chez Monseigneur Gaston Phébus de Foix en 1388 et à Eltham à la cour de Richard II en 1394. Il s’y prend exactement de la même manière pour plaire dans les deux cas : les deux personnages sont des gens de même ordre, ayant le même idéal dans la vie, imbus des mêmes idées et représentant la même civilisation. Il les trouve tous deux parlant fort bien français ; Gaston « parlait à moi, non pas en son gascon, mais en beau et bon français ; » Richard de même « moult bien parlait et lisait français. » L’historien était dûment recommandé à chacun d’eux ; mais il comptait surtout, pour se faire bien venir, sur un cadeau qu’il avait apporté, le même dans les deux cas, un manuscrit contenant des poésies amoureuses, lequel manuscrit « le comte de Foix vit moult volontiers, et toutes les nuits après son souper je lui en lisais. Mais en lisant nul n’osait parler ni mot dire ; car il voulait que je me fisse bien entendre. » Mêmes précautions quand il va en Angleterre où il n’avait pas paru depuis un quart de siècle et où il ne connaissait plus personne : « Et avais de pourvéance fait écrire, grosser et enluminer et recueillir tous les traités amoureux et de moralité que, au terme de trente-quatre ans j’avais, par la grâce de Dieu et d’Amour faits et compilés. » Il attend une occasion favorable, et un jour que les conseils sur les affaires d’État sont terminés, « voulut voir le roi le livre que je lui avais apporté. Si le vit en sa chambre, car tout pourvu je l’avais ; et lui mis sur son lit. Il l’ouvrit et regarda dedans et lui plut très grandement : et plaire bien lui devait, car il était enluminé, écrit et historié et couvert de vermeil velours, à dix clous d’argent dorés d’or, et roses d’or au milieu, et à deux grands fermaux dorés et richement ouvrés au milieu de rosiers d’or.

« Donc, me demanda le roi, de quoi il traitait, et je lui dis : d’amours !

« De cette réponse fut-il tout réjoui, et regarda dedans en plusieurs lieux et y lut, car moult bien parlait et lisait français ; et puis le fit prendre par un sien chevalier, qui se nommait messire Richard Credon, et porter en sa chambre de retrait, et me fit de plus en plus bonne chère. »

Longtemps avant ce dernier voyage de l’illustre chroniqueur, Chaucer était familier avec ses poésies, et il connaissait, comme on connaissait autour de lui, celles de tous ses contemporains français, Deguilleville, Machault, Des Champs, plus tard Granson. Il chante comme eux l’amour, le printemps, la marguerite des prés ; il avait lu avec une admiration passionnée le poème, composé au siècle précédent, qui était le plus aimé de toute la littérature du temps, le Roman de la rose.

Ce fameux poème était alors à l’apogée d’une réputation qui devait se prolonger par-delà la renaissance. Les défauts qui nous en éloignent contribuaient autant à sa popularité que ses mérites ; les digressions, les dissertations et les sermons n’inspiraient pas l’horreur qu’ils causent aujourd’hui ; vingt-trois mille vers de moralités, d’analyse psychologique, de discours abstraits, débités par des abstractions personnifiées, ne lassaient pas la jeune imagination de nos ancêtres. La forme est allégorique : la rose est la jeune fille que l’amant veut conquérir ; cette forme, tombée plus tard en défaveur, ravissait les lecteurs du XIVe siècle, pour qui c’était un plaisir supplémentaire de deviner ces faciles énigmes. L’Église avait contribué à la vogue dont jouissait l’allégorie ; les commentateurs avaient expliqué de bonne heure le Nouveau-Testament par l’Ancien, l’un étant l’allégorie de l’autre ; l’aventure de Jonas et de la baleine était une allégorie de la résurrection ; les bestiaires étaient des suites d’allégories ; les litanies de la Vierge, des listes de symboles. Les procédés des auteurs pieux furent adoptés par les auteurs mondains ; Amour eut sa religion, ses allégories, ses litanies, sans parler de son paradis, de son enfer et de ses dix commandemens. Il eut toute une cour céleste d’abstractions personnifiées, tous ces êtres ténus et transparens qui accueillent ou repoussent l’amant dans le jardin de la rose. C’était une religion nouvelle, cette religion de la femme, inconnue des anciens ; Ovide ne suffisait pas, on ne pouvait l’imiter qu’en le transformant ; il fallait pour ce nouveau culte un évangile, ce fut le Roman de la rose.

Les disparates du livre ne choquèrent pas la masse des lecteurs ; l’âge en était rempli, et c’était chose si usuelle qu’on ne la remarquait même pas : les saints priaient au seuil des églises et les gargouilles riaient des saints. Guillaume de Lorris construisit le porche de sa cathédrale d’amour et mit dans les niches de grandes, longues figures à l’air noble et pur. Jean de Meun, quarante ans après, continua l’édifice et les gargouilles n’y furent pas épargnées, gargouilles railleuses, grotesques, indécentes. Il s’en suivit des discussions interminables, les uns tenant pour Guillaume et les autres pour Jean, les uns rejetant tout le Roman et les autres, les plus nombreux, l’acceptant tout entier ; ces disséminions accrurent encore la renommée de l’œuvre qui devint si grande qu’on possède plus de deux cents manuscrits du poème. La sage biographe du sage roi Charles V, Christine de Pisan, protesta au nom des femmes insultées : « À vous qui belles filles avez et bien les désirez à introduire à vie honnête, baillez-leur, baillez le Roman de la rose, pour apprendre à discerner le bien du mal ; que dis-je, mais le mal du bien ! Et à quelle utilité ne à quoi profite aux oyans oïr tant de laideurs ? » L’auteur « onques n’eut accointance ne hantise de femme honorable ne vertueuse ; » il n’en a connu que de « dissolues et de male vie » et a jugé toutes les autres d’après celles-là.

L’illustre Gerson, au XVe siècle, fit au Roman l’honneur de le réfuter par un traité dans les règles ; mais le poème n’en fut pas moins traduit en italien, en flamand, en anglais, imprimé nombre de fois à la renaissance, rajeuni et édité par Marot.

Il y eut plusieurs traductions anglaises, et l’une d’elles fut l’œuvre de notre jeune valetus camerœ regis. Cette traduction, par Chaucer, est perdue ; nous savons toutefois non-seulement qu’elle existait, mais même qu’elle était célèbre ; on en connaissait le mérite en France, et Des Champs, en envoyant ses œuvres à Chaucer, le félicite par-dessus toutes choses d’avoir « planté le rosier » dans « l’île aux géans : »


Tu es d’amours mondains dieu en Albie,
Et de la rose en la terre angélique…
En bon anglais le livre translatas.


Cette autorité que Des Champs prête au poète anglais dans les questions d’amour était réelle ; nous savons que Chaucer composa à ce moment une foule de poèmes amoureux, à la française, pour lui, pour d’autres, pour se distraire, pour soulager ses peines ; « le royaume en était rempli. » La plupart sont perdus. Nous savons, par des allusions contemporaines, qu’ils pullulaient, et, par lui-même, qu’il composa beaucoup « d’hymnes » au dieu d’amour, de ces hymnes « qu’on appelle ballades, rondeaux, virelais. » Quelques poèmes de cette première période nous sont parvenus. Ce sont, entre autres, sa Complainte à la pitié, rude ébauche d’un sujet que Sidney devait reprendre et porter à sa perfection, et son Livre de la Duchesse, composé à l’occasion de la mort de Blanche de Lancastre, femme de Jean de Gand. L’occasion est triste, mais le cadre est ravissant, car Chaucer veut élever à la duchesse disparue un monument durable, qui prolongera son souvenir, élégant et charmant comme elle, où son portrait, tracé d’une main amie, rappellera les charmes d’une beauté que « chaque matin renouvelait. » Déjà les descriptions ont une fraîcheur que les contemporains n’égalent pas et font paraître un souci de la vérité, un don d’observation qui ne se trouvent pas souvent dans les innombrables écrits à forme de songe que nous a laissés la littérature du XIVe siècle.

Tourmenté par ses pensées et privé de sommeil, le poète se fait apporter un livre pour passer le temps de la nuit, un de ces livres qu’il aima toute sa vie, « où les clercs de jadis » avaient rimé des histoires du vieux temps. L’histoire, si intéressante qu’elle fût, l’endort, et il lui semble que ce soit le matin ; le soleil se lève dans un ciel pur ; les oiseaux chantent sur les tuiles du toit, la lumière inonde la chambre qui est toute peinte d’après le goût des Plantagenets ; sur les murs est représenté le Roman de la rose ; le vitrail des fenêtres offre au regard l’histoire de Troie ; des rayons colorés tombent sur le lit ; au dehors, « le firmament était si beau, brillant et bleu ! » Une chasse passe, c’est la chasse de l’empereur Octavien ; le jeune homme monte à cheval et la suit sous ces grands arbres « aux innombrables feuilles » que les Anglais chérissent, parmi des prairies « plus gaies que le ciel, avec plus de fleurs que le firmament n’a d’étoiles. » Un petit chien s’approche ; ses mouvemens sont observés et notés avec une justesse à faire envie à nos animaliers ; le chien a envie d’être bien reçu et peur d’être battu, il s’approche en rampant et s’écarte soudain : « Il vint vers moi comme s’il m’avait connu, marchant bas sur ses pattes, la tête ras terre, les oreilles rapprochées, les poils allongés ; j’allais le prendre, mais soudain il s’enfuit et le voilà loin. » Dans une clairière à l’écart, un chevalier vêtu de noir, c’est Jean de Lancastre ; Chaucer n’essaie pas de le consoler ; il sait l’unique adoucissement des peines pareilles et le fait parler de la morte. Jean rappelle sa grâce et sa douceur et vante des qualités qui nous reportent à un temps fort loin du nôtre. Elle n’était pas de ces femmes qui, pour éprouver leurs amoureux, les envoient « en Valachie, Prusse, Barbarie, Égypte ou Turquie… Elle n’usait pas de ces menues coquetteries. » Par ces « menues coquetteries, » on peut juger des autres. Ils discourent ainsi longtemps ; l’horloge sonne midi, et le poète s’éveille, la tête sur le livre qui l’avait endormi.


II

Dans l’été de 1370, Chaucer quitta Londres et se rendit sur le continent pour le service du roi ; ce fut la première de ses missions diplomatiques qui se succédèrent rapidement dans les dix années suivantes. Le moyen âge n’était pas l’âge des nuances ; la nuance qui distingue un ambassadeur d’un messager était tenue pour insignifiante et échappait à l’observation ; les deux fonctions n’en faisaient qu’une. Vous, disait Eustache des Champs :


Vous, ambasseur et messager,
Qui allez par le monde ès cours
Des grands princes pour besogner,
Votre voyage n’est pas court !..
Il faut que votre fait soit mis
Au conseil, pour répondre à plein :
Attendez encor, mon ami !..
Temps passe et tout vient à rebours.


Pour ces fonctions mêlées, on avait souvent recours aux lettrés, et elles furent remplies par les plus illustres écrivains du siècle : Boccace en Italie, Chaucer en Angleterre, Des Champs en France. Ce dernier, dont la carrière ressemble fort à celle de Chaucer, a tracé les plus lamentables peintures de la vie que menait un « ambassadeur et messager » sur les grands chemins d’Europe : Bohême, Pologne, Hongrie ; c’est dans ces régions que le service du roi le faisait voyager. Son cheval est à moitié mort et « des genoux s’assied ; » les habitans ont l’incivilité de ne parler que leur propre langue, si bien qu’on ne peut commander son dîner ; il faut prendre ce qu’on vous sert :


Mal fait manger à l’appétit d’autrui.


Le coucher est pire :


Chacun ne gît mie à part soi,
Mais deux à deux en chambre obscure,
Ou le plus souvent trois à trois,
En un seul lit à l’aventure.


C’est le cas de regretter douce France, où l’on est si bien :


Où chacun a ce qu’il veut demander
Pour son argent et à prix raisonnable,
Chambre à part soi, feu, dormir, reposer,
Lit, oreiller, blancs draps flairant la graine.


Heureusement pour Chaucer, c’est en Flandre, en France et en Italie qu’il négocia pour le compte d’Edouard III et de Richard. En décembre 1372, il traverse toute la France et se rend à Gênes pour traiter avec le doge d’affaires commerciales, puis il gagne Florence, et, ayant ainsi passé tout un hiver loin des brouillards de Londres (qui existaient déjà au moyen âge), il rentre en Angleterre dans l’été de 1373. En 1376, nouvelle mission, celle-là d’un caractère secret ; le secret a été bien gardé jusqu’aujourd’hui ; autres missions en 1377 et 1378. « Le jour de la Trinité » 1376, dit Froissart, « trépassa de ce siècle la fleur de chevalerie de par les Anglais, messire Edouard d’Angleterre, prince de Galles et d’Aquitaine, au palais de Westmoutiers lez Londres, et fut embaumé et mis en un vessel de plomb. » Après les obsèques, « le roi d’Angleterre fit reconnaître à ses enfans,.. le jeune damoisel Richard à être roi après son décès. » Il envoie des délégués à Bruges traiter du mariage de son héritier, âgé de dix ans, avec « Madame Marie, fille du roi de France ; » en février, d’autres ambassadeurs sont désignés de part et d’autre : « Environ carême prenant, se fit un secret traité entre les deux rois pour leur partie, à être à Montreuil-sur-Mer. Si furent envoyés à Calais, de par les Anglais, messire Guichard d’Angle, Richard Stury et Geoffrey Chaucer. » La négociation avorta, mais les services du poète semblent avoir été appréciés néanmoins, car l’année d’après, il est de nouveau en route ; il négocie en France, en compagnie du même sir Guichard, devenu comte de Huntingdon, puis encore en Italie, où il se trouve avoir à traiter avec son compatriote Hawkwood, qui menait le plus agréablement du monde la vie de condottiere au profit de toute république le payant bien.

Ces voyages en Italie eurent sur l’esprit de Chaucer une influence considérable. Déjà sur cette terre privilégiée commençait la renaissance. L’Italie eut dans ce siècle trois de ses grands poètes : celui que Virgile avait conduit « chez la race damnée » était mort ; mais les deux autres vivaient encore, Pétrarque et Boccace, retirés au lieu où ils devaient s’éteindre, l’un, à Arqua, près de Padoue ; l’autre, dans le petit village fortifié de Certaldo, près de Florence. Dans les arts, c’est le siècle de Giotto, d’Orcagna, d’André de Pise. Chaucer vit, toutes fraîches encore de leurs vives couleurs, ces fresques que le temps a fanées ; ces vieilles choses alors étaient jeunes, et ce qui nous semble les premiers pas d’un art mal assuré paraissait aux contemporains le suprême effort des audacieux qui représentaient l’avenir et les temps nouveaux.

Le propre témoignage de Chaucer nous est garant qu’il vit, écouta et apprit le plus de choses possible ; qu’il s’avança le plus loin qu’il put, se laissant guider par « Aventure mère des nouvelles ; » il arrivait sans idée préconçue, curieux de connaître ce dont les esprits étaient occupés, aussi attentif que sur le seuil de sa Maison de Renommée, « car sachez bien que celui qui m’a fait venir m’a assuré que je pourrais voir et entendre ici des choses extraordinaires. » Il put ainsi constater de ses yeux cette activité admirable qui couvrait alors l’Italie de monumens où se mêlaient toutes sortes d’aspirations contradictoires et dont l’ensemble est pourtant harmonieux ; monumens dont le campanile de Giotto est le type, où l’on retrouve le moyen âge, tout en prévoyant la renaissance, dont les fenêtres sont ogivales et l’aspect général classique, où la préoccupation du réalisme et de la vie quotidienne s’associe à la vénération de l’art antique, où Apelle est représenté peignant un triptyque ogival. Pise avait déjà sa tour penchée, sa cathédrale, son baptistère dont on venait de changer l’ornementation extérieure, son Campo Santo dont les peintures n’étaient pas finies et n’étaient pas encore attribuées à Orcagna. Le long des murs du cimetière, Chaucer put voir cette première collection d’antiques dont s’inspiraient les artistes toscans, ce sarcophage avec l’histoire de Phèdre et Hippolyte que Nicolas de Pise prit pour modèle. Il put voir à Pistole la chaire sculptée par Guillaume de Pise, avec un magnifique torse de femme nue, imité de l’antique. À Florence, le Palais vieux, qui ne s’appelait pas encore ainsi, était achevé ; de même le Bargello, Sainte-Croix, Sainte-Marie-Nouvelle. Or-San-Michele était en construction ; la loge des lansquenets était à peine commencée ; le baptistère n’avait encore qu’une de ses fameuses portes de bronze ; la cathédrale disparaissait sous les échafaudages ; on travaillait à la grande nef et à l’abside ; le campanile de Giotto avait été achevé par son élève Gaddi ; le Ponte Vecchio, qui ne méritait pas plus ce nom que le Palais, venait d’être reconstruit par le même Gaddi, et, par la chaussée qui le continuait, à travers les bouquets de cyprès et d’oliviers, on montait à San-Miniato, tout resplendissant de ses marbres, de ses mosaïques et de ses peintures. Sur d’autres rangées de collines, parmi d’autres cyprès et d’autres oliviers, à côté de ruines romaines, se dressait l’église de Fiesole, et à mi-chemin de Florence, ondulaient au soleil les ombrages de cette villa où s’étaient retirés pendant la grande peste les seigneurs et les dames du Décaméron.

Le mouvement était général ; chaque ville rivalisait avec sa voisine, non-seulement sur les champs de bataille, qui étaient un lieu de rendez-vous des plus fréquens, mais dans le progrès artistique ; peintures, mosaïques, ciselures brillaient dans tous les palais et toutes les églises de toutes les cités ; l’activité était extrême ; Giotto, qui avait son atelier, sa « botega » à Florence, peignait aussi à Assise, Rome, Padoue. Sienne faisait couvrir les murs de son palais public de fresques, dont certaines figures ressemblent à des peintures de Pompéi. Une statue antique trouvée sur son territoire provoquait une admiration universelle ; elle était dressée sur la fontaine Gaïa par décret de la municipalité ; mais le moyen âge ne perdait pas ses droits, et, la république ayant eu des revers, la statue tomba en disgrâce, le dieu ne fut plus qu’une idole ; on brisa le marbre et on alla traîtreusement l’enterrer sur le territoire de Florence.

Le goût des collections commençait ; le commerce des antiquités était florissant dans l’Italie du Nord. Pétrarque achetait des médailles et comptait parmi ses trésors artistiques une madone de Giotto, « dont la beauté, dit-il dans son testament, échappait aux ignorans et ravissait les maîtres de l’art. » L’épanouissement qui se produisait était à la fois voulu et observé ; les villes jouissaient de leurs chefs-d’œuvre et, comme jeunes femmes, « se miraient en leur beauté. » Les contemporains ne laissaient pas à la postérité le soin de couronner les grands poètes du moment ; l’Italie, mère des arts, voulait que le laurier ceignît des fronts vivans et ne fût pas le simple ornement des tombeaux ; Rome avait couronné en 1341 celui qui, « nettoyant la fontaine de l’Hélicon du limon et des joncs marécageux, avait rendu à l’onde sa limpidité primitive, qui avait ouvert la grotte de Castalie, fermée par un entrelacement de rameaux sauvages, et fait disparaître les ronces du bosquet de laurier : » l’illustre François Pétrarque. Pour être un peu plus tardif, l’honneur n’était pas moins grand pour Dante : des cours publics sur la Divine comédie avaient été institués à Florence et ils étaient faits par Boccace.

Il était impossible qu’un esprit, dès l’enfance ami des arts et des livres, ne fût pas frappé d’un épanouissement si général ; le charme de ce printemps littéraire était trop pénétrant pour que Chaucer n’y fût pas sensible. Il suivit un mouvement si conforme à ses goûts et nous en avons la preuve. Avant ses voyages, il ignorait la littérature italienne ; maintenant il sait l’italien et a lu les grands classiques du pays toscan, Boccace, Pétrarque, Dante ; le souvenir de leurs œuvres hante sa mémoire ; le Roman de la rose cesse d’être son principal idéal littéraire. Il connaissait les classiques anciens avant ses missions ; mais le ton dont il en parle maintenant a changé ; c’est aujourd’hui le ton de la vénération ; il faut « baiser la trace de leurs pas. » il s’exprime sur eux comme faisait Pétrarque ; on croirait, tant la ressemblance est grande, retrouver dans ses vers l’écho des conversations qu’ils eurent très probablement tous deux à Padoue en 1373.

Dans l’intervalle de ses missions, Chaucer rentrait à Londres, où des fonctions administratives lui avaient été confiées. Il fut pendant douze ans, à dater de 1374, contrôleur des douanes, et durant les neuf premières années il dut, d’après son serment, écrire de sa propre main les calculs et dresser le rôle des recettes. Il faut voir au Record Office, pour se rendre compte de ce travail, les immenses feuilles de parchemin attachées à la suite les unes des autres qui constituent ces rôles. Après avoir assisté lui-même au pesage et à la vérification de la marchandise, Chaucer inscrivait le nom du propriétaire, la qualité et la quantité des objets taxés, la somme à percevoir. Les fraudeurs étaient mis à l’amende ; John Kent, de Londres, ayant voulu expédier en contrebande des laines à Dordrecht, le poète, tout poète qu’il était, s’apercevait du délit ; les laines étaient confisquées et vendues, et Chaucer recevait 71 livres k shillings et 6 pence sur le montant de la saisie.

Chaucer habitait maintenant une de ces tours qui défendaient les portes de Londres ; la municipalité lui avait cédé un logis au-dessus de la porte d’Aldgate : il devait l’évacuer au premier avis au cas où la défense de la ville l’exigerait ; il y demeura douze ans, de 1374 à 1386. C’est là qu’il rentrait, son labeur terminé, commençant chaque soir son autre vie, sa vie de poète, lisant, pensant, se souvenant. C’est alors que tout ce qu’il avait connu en Italie lui revenait à la mémoire, campaniles, fresques d’azur, bois d’oliviers, sonnets de Pétrarque, poèmes de Dante, contes de Boccace. Il avait rapporté de quoi émouvoir et égayer merry England elle-même. Sitôt rentré dans sa tour, où il revenait sans parler à personne, « muet comme une pierre, » dit-il, c’en était fini avec le monde réel. Ses voisins étaient pour lui, dit-il encore, comme s’ils eussent vécu aux confins du monde ; ses vrais voisins étaient Dante et Virgile.

Il écrivit pendant cette période, et principalement dans sa tour d’Aldgate, la Vie de sainte Cécile, 1373 ; la Complainte de Mars, 1380 ; une traduction en prose de Boèce ; le Parlement des oiseaux ; Troïlus et Cressida, 1382 ; la Maison de la Renommée, 1383-1384 ; la Légende des femmes exemplaires, 1385. Dans toutes ces œuvres, l’idéal est principalement italien et latin, en même temps qu’on y voit poindre le Chaucer de la dernière période, qui, ayant fait le tour du monde littéraire, se repliera sur lui-même à l’exemple de sa propre nation et se montrera purement anglais.

Dans ce moment, il est sous le charme de l’art du Midi et de l’art antique ; il ne se lasse pas d’invoquer les dieux de l’Olympe et de les peindre. La nudité que les imagiers des cathédrales avaient infligée comme châtiment aux damnés ne le scandalise pas plus qu’elle n’indignait les peintres d’Italie. Il voit Vénus étendue sur sa couche, vêtue de voiles transparens, ou encore « nue, flottant sur la mer, la tête couronnée de roses blanches et rouges. » Il l’invoque dans ses poèmes : « Belle et radieuse Cypris, sois ma protectrice aujourd’hui, et vous qui demeurez sur le Parnasse, près des claires fontaines de l’Hélicon, inspirez mes vers et mon récit. » Sa complainte d’Anélida est dédiée « au cruel dieu des armes, Mars le rouge, » et à Polymnie : « Sois-moi favorable aussi, ô Polymnie, qui habites avec tes sœurs heureuses sur le Parnasse, près de l’Hélicon, non loin de Cyrrha, toi qui chantes d’une voix immortelle, à l’ombre du laurier qui se ne fanera jamais ! » Les vieux livres de l’antiquité ont pour lui, comme pour les savans de la renaissance, ou comme pour Pétrarque qui chérissait un manuscrit d’Homère sans pouvoir le déchiffrer, un caractère presque divin : « De même, dit-il, que d’un vieux champ sort tous les ans un blé nouveau, de même, des vieux livres sortent en vérité les nouvelles connaissances des hommes. » Pogge ou Politien n’auraient pu mieux dire : « Gloire et honneur à ton nom, Virgile de Mantoue, » s’écrie-t-il ailleurs. « Va, mon livre, dit-il à son Troïlus, et baise les traces de Virgile, d’Ovide, d’Homère, de Lucrèce et de Stace. »

Avec cela des disparates étranges : nul n’échappe entièrement à son temps. La déesse des amours est en même temps une sainte, « sainte Vénus. » Son temple est aussi « une église. » Avant d’y pénétrer, le poète s’écrie : « O Christ, qui es au Paradis, garde-moi des illusions et des fantômes, — et avec dévotion je levai les yeux au ciel. » Ce mélange était inévitable ; faire mieux eût été dépasser les Italiens, et Dante lui-même qui enferme dans le cercle de son enfer chrétien les Érinnyes, ou Giotto qui faisait peindre un triptyque par Apelle.

Quant aux Italiens, il leur emprunte tantôt un vers, une pensée, une comparaison, tantôt de longs passages traduits d’assez près, ou bien encore la donnée ou l’inspiration générale de ses récits. Dans la Vie de sainte Cécile, un passage (vers 36-51) est emprunté au Paradis de Dante. Le même poète est cité dans le Parlement des oiseaux, où se trouve une paraphrase du fameux Per me si va ; un autre passage est imité de la Teseide de Boccace ; Anélida et Arcite contient plusieurs strophes empruntées au même original ; le Troïlus est une adaptation du Filostrato de Boccace ; Chaucer y introduit un sonnet de Pétrarque. L’idée de la Légende des femmes exemplaires est tirée du De claris mulieribus de Boccace. Les voyages de Dante au monde des esprits ont servi de modèle à la Maison de la Renommée, où le poète anglais est emporté par un aigle couleur d’or. Dante y est nommé à côté des classiques anciens : « Lisez Virgile ou Claudien, ou Dante. » L’aigle n’est pas une invention de Chaucer ; il avait déjà figuré dans le Purgatoire.

Malgré la quantité de réminiscences antiques ou italiennes qui reviennent à chaque page, malgré l’histoire d’Énée racontée tout entière d’après Virgile, dont les premiers vers sont traduits mot pour mot, malgré d’incessantes allusions et citations, la Maison de la Renommée est un des premiers poèmes où Chaucer laisse voir nettement sa personnalité propre. Déjà se manifeste le don du dialogue familier, poussé si loin dans le Troïlus, et déjà paraît ce jugement sain et bienveillant que le poète portera sur les choses de la vie dans ses Contes de Cantorbéry ; le mal ne lui cache pas le bien ; les tristesses qu’il a connues ne le mettent pas en révolte contre la destinée ; il a souffert et pardonné ; les joies se fixent mieux dans sa mémoire que les peines. Malgré ses retours mélancoliques, il est, au fond, optimiste par la tournure de son esprit ; optimiste comme La Fontaine et Addison, dont les noms reviennent souvent à l’esprit en lisant Chaucer. Sa philosophie ressemble à celle du bonhomme ; plusieurs passages dans la Maison de la Renommée, le Troïlus, la Légende des femmes exemplaires ressemblent à des essais d’Addison.

Il est moderne encore par la part faite à son moi, qui n’est pas du tout haïssable, mais est au contraire charmant ; il raconte ses longues veillées dans sa tour où il passe les nuits à écrire, ou d’autres fois assis devant un livre qu’il lit jusqu’à ce que sa vue se trouble « dans sa solitude d’ermite. »

L’aigle venu du ciel pour être son guide l’emporte là où déjà volait sa fantaisie, au-dessus des nuages, par-delà les sphères, au temple de la Renommée, bâti sur un rocher de glace ; d’illustres noms gravés sur la roche étincelante fondent au soleil et sont presque indéchiffrables. Le temple lui-même est construit dans le style gothique du temps, tout hérissé de « niches, clochetons et statues, » et percé de fenêtres « nombreuses comme les flocons d’un jour de neige. » Là, se trouvent ces foules bruissantes auxquelles Chaucer aimait se mêler, dont les murmures berçaient sa pensée ; musiciens, harpeurs, jongleurs, ménestrels, diseurs de récits « pleins de rires et de larmes, » magiciens, sorciers et prophètes, spécimens curieux de l’humanité. Dans le temple, la statue de ses dieux littéraires, les chantres de la guerre de Troie : Homère, Darès, et même l’Anglais Geoffroy de Monmouth (English Gaufride), et avec eux Virgile, Ovide, Lucain, Claudien, Stace. Sur l’ordre de la Renommée, les noms des héros sont portés par les vents aux quatre coins du monde ; une éclatante musique célèbre les exploits des guerriers, « car c’est l’usage de célébrer par de joyeuses sonneries les batailles et le sang répandu » ; des troupes diverses accourent pour obtenir la gloire ; le poète n’oublie pas le groupe, déjà formé à son époque, des fanfarons du vice : « C’est notre bonheur d’être tenus pour vicieux. » Aussi pressans que pas un, ils réclament avec instance une mauvaise réputation, faveur que la déesse leur concède gracieusement. Ailleurs, nous sommes transportés dans la Maison des nouvelles, bruyante et houleuse comme la place d’une ville italienne, le jour où est survenu « quelque chose. » On se presse, on s’écrase ; on monte les uns sur les autres pour voir, bien qu’il n’y ait rien à voir : Chaucer décrit d’après nature. Il y a là, en foule, des messagers, des voyageurs, des pèlerins, des marins, chacun portant son sac, plein de nouvelles, plein de mensonges : « Savez-vous pas la nouvelle ? — Non, quoi donc ? .. — Un tel a dit ceci, — et voici ce qu’il fait, — et voilà ce qu’il en sera, — du moins, c’est ce qu’on m’a dit. — On verra bien ! .. » Le vrai et le faux, étroitement unis, forment un tout inséparable et s’envolent ensemble. Le moindre petit rien murmuré en secret dans une oreille d’ami grandit, et puis grandit encore, comme dans la fable de La Fontaine : « Pour une étincelle malencontreuse, voilà toute une ville en feu. »


III

Jusqu’ici, Chaucer a composé des poèmes aux vives couleurs, principalement consacrés à l’amour « et autres choses heureuses, — rondeaux, virelais, ballades, » imitations du Roman de la rose, poèmes inspirés par l’antiquité, telle qu’on la voyait à travers le prisme du moyen âge. Ses écrits sont supérieurs à ceux de ses contemporains anglais ou français, mais ils sont de même ordre ; il a de belles pages, des pensées charmantes, mais nulle œuvre bien ordonnée ; ses couleurs sont fraîches, mais crues, on dirait des couleurs de miniatures, de blasons et d’oriflammes ; ses nuits sont de sable et ses prairies de sinople ; ses fleurs sont « bleues, blanches, jaunes et rouges. » Dans le Troïlus, nous trouvons un autre Chaucer autrement complet et puissant ; il surpasse maintenant les Italiens eux-mêmes, qu’il avait pris pour modèle, et écrit le premier grand poème de la littérature anglaise renouvelée.

La fortune de Troïlus avait grandi peu à peu au cours des siècles. Homère le nomme sans plus ; Virgile lui consacre trois vers ; Darès, qui a tout vu, fait son portrait ; Benoît de Sainte-Maure, le premier, lui attribue des amours d’abord heureuses, ensuite tragiques ; Gui de Colonna entremêle au récit des réflexions sentencieuses ; Boccace développe l’histoire, ajoute des personnages et en fait un roman, histoire élégante où de jeunes seigneurs italiens, également beaux, jeunes, amoureux et peu scrupuleux, gagnent le cœur des dames, le perdent et discourent subtilement à propos de leurs désirs et de leurs mésaventures.

Chaucer s’approprie la donnée, transforme les personnages, change la couleur du récit, en rompt la monotonie, met des différences d’âge et de caractère, pétrit à sa guise la matière qu’il emprunte, en homme maintenant sûr de lui, qui ose juger et critiquer, qui croit possible d’améliorer un roman de Boccace même. Le progrès littéraire marqué par cette œuvre est surprenant, pas plus surprenant toutefois que le progrès réalisé dans le même temps par la nation : avec le parlement de Westminster, comme avec la poésie de Chaucer, c’est la vraie Angleterre définitive qui commence.

Chez Chaucer en effet, comme dans la nouvelle race, le mélange des origines est devenu intime et parfait. Dans son Troïlus, la pétulance d’esprit, le don de repartie, le sens dramatique du Celte, le soin de la forme et de l’ordonnance du récit cher aux races latines, le don d’observation des Normands, s’allient aux émotions et aux tendresses du Saxon. La lenteur avec laquelle la fusion s’est préparée fait que, le moment venu, sa réalisation a paru aux regards complète, presque subite ; hier encore les auteurs de langue anglaise en étaient aux bégaiemens, aujourd’hui ils ne se contentent plus de parler, ils chantent.

Sous sa forme demi-épique, le Troïlus se rattache à l’art du roman et à l’art du drame, au développement desquels l’Angleterre devait si puissamment contribuer. C’est déjà le roman et le drame à l’anglaise, où le tragique et le comique sont mêlés, où l’héroïque et le trivial vont côte à côte, comme dans la vie, où la nourrice de Juliette interrompt les amoureux penchés sur le balcon des Capulets, où les princesses n’ont pas de confidentes, reproductions réduites de leurs propres personnes, inventées pour leur donner la réplique ; où les sentimens sont examinés de près, d’un esprit attentif, ami de la psychologie expérimentale, et où néanmoins, bien loin de s’en tenir à de subtiles dissertations, tout ce qui est fait matériel est nettement exposé, en bonne lumière, sous nos yeux, et non pas simplement raconté. La scène n’a pas de coulisses où se passe la partie la plus vivante du drame ; les héros ne sont pas de purs esprits et ne sont pas non plus de pures images ; nous sommes aussi loin des miniatures coloriées des derniers trouvères que des romans héroïques de La Calprenède ; les personnages ont des muscles, des os et des nerfs et en même temps une âme et un cœur ; ce sont des hommes complets ; la date du Troïlus est une grande date dans la littérature anglaise.

Le livre, comme le recueil poétique de Froissart, traite « d’amour. » Il raconte comment Cressida, fille de Calchas, demeurée dans Troie, pendant que son père retournait au camp des Grecs, aime le beau chevalier Troïlus, fils de Priam. Rendue aux Grecs, elle oublie Troïlus, qui se fait tuer.

Comment cette jeune femme, aussi vertueuse que belle, aima-t-elle ce jeune homme qu’au début du roman elle ne connaissait pas ? Quelles circonstances extérieures les rapprochèrent et quels mouvemens de l’âme les firent passer de l’indifférence à la crainte, puis à l’amour ? Les deux ordres d’idées sont exposés parallèlement par Chaucer, ce rêveur qui avait tant vécu de la vie réelle, cet homme d’action qui avait tant rêvé.

Troïlus dédaignait l’amour et se moquait des amoureux, un jour il aperçoit Cressida au temple, et c’en est fait de lui ; il ne peut détacher ses regards d’elle ; le vent d’amour a passé, toute sa force a disparu ; sa fierté s’est effeuillée comme s’effeuille une rose. Il a peine à respirer tant son émotion est grande, il boit à longs traits un invincible poison. Loin d’elle son imagination achève ce qu’avait commencé la réalité ; assis sur le pied de son lit, absorbé dans sa pensée, il revoit Cressida et la revoit si belle, en traits si présens et en couleurs si vives que cette image divine, formée par son cerveau, est la seule qu’il verra désormais ; toujours il aura devant les yeux cette figure céleste, d’une beauté surhumaine, jamais plus la vraie Cressida terrestre. Troïlus est atteint pour sa vie du mal d’amour.

Il a un ami plus âgé que lui, sceptique, trivial, expérimenté, le seigneur Pandare, oncle de Cressida. Il lui confie son mal et demande conseil. Pandare, dans Boccace, est un jeune chevalier sceptique aussi, mais frivole, dédaigneux, élégant ; on dirait un personnage de Musset. Chaucer transforme tout le drame et donne place aux épaisses réalités de la vie, en transformant le caractère de Pandare. Il en fait un homme mur, dépourvu de scrupules, bavard, impudent, rusé, dont la sagesse consiste en proverbes choisis parmi les plus aisés à suivre. Pandare fait songer aux héros comiques de Molière ou de Shakspeare ; il aime les comparaisons comme Gros-René, les dictons comme Polonius. Il est indécent et grossier, sans le vouloir et par nature, comme la nourrice de Juliette. Son inconscience est parfaite, il se croit le meilleur ami et le plus réservé de la terre ; il conclut d’interminables discours par : « Comptez sur moi, je ne suis pas un bavard. » Chacune de ses idées, de ses paroles, de ses attitudes, est la contre-partie de celles de Cressida et de son amant et leur donne du relief par un contraste d’ombres. Il est tout aux réalités tangibles et présentes et ne croit pas qu’il faille jamais se priver d’un plaisir immédiat et certain par la considération de conséquences seulement possibles.

Dans ces dispositions d’esprit et avec ce caractère, il aborde sa nièce pour lui parler d’amour. La scène, qui est toute de l’invention de Chaucer, est une vraie scène de comédie ; les gestes et les poses sont notés minutieusement ; Cressida baisse les yeux, Pandare tousse. Le dialogue est si vit et si coupé qu’on croirait le morceau écrit pour une pièce de théâtre et non pour un récit en vers. L’oncle arrive ; la nièce, assise, un livre sur les genoux, lisait un roman. — Ah ! vous lisiez ! Que lisiez-vous donc ? Où en étiez-vous ? — Elle en était fort loin, car elle lisait le Roman de Thèbes, lecture assurément prématurée au temps de. la guerre de Troie. Elle s’excuse d’une distraction si frivole, elle ferait peut-être mieux de lire « la Vie des saints. » Chaucer, tout à l’analyse des passions, se préoccupe peu d’histoire : que ceux qui s’y intéressent « consultent Homère ou Darès ; » les mouvemens du cœur, voilà son véritable sujet, et non la marche des armées ; à peine né, le roman anglais est psychologique.

Avec mille précautions, et tout en restant dans la vulgarité de son rôle, Pandare ramène le sérieux sur le front de la rieuse Cressida, s’arrange pour qu’incidemment elle fasse l’éloge de Troïlus avant même qu’il l’ait nommé ; il mêle à ses frivolités des choses graves et de sages conseils pratiques, en bon oncle, pour mieux inspirer confiance, puis il se lève pour partir avant d’avoir dit ce qui l’amène. Voilà Cressida piquée au jeu, et d’autant plus que la réticence n’est pas habituelle à Pandare ; sa curiosité, irritée de strophe en strophe, devient de l’inquiétude, presque de l’angoisse ; car Cressida a beau être du XIVe siècle, et la première d’une longue lignée d’héroïnes de roman, déjà paraît avec elle la « femme nerveuse ; » elle tressaille au moindre rien, elle est « l’être le plus impressionnable qui soit » (the ferfullest wight that might be) ; l’état même de l’atmosphère agit sur elle. Qu’y a-t-il donc ? — Oh ! seulement ceci : « Le fils du roi, le bon, le sage, le valeureux, le brillant et noble Troïlus, dont chaque action est un exploit, — vous aime, — et si vous n’y mettez pas ordre, il en peut mourir, — voilà tout ! » La conversation continue, de plus en plus habile de la part de Pandare ; son ami demande si peu : faites-lui moins mauvais visage, et ce sera assez. Mais là paraît l’art de Chaucer dans ce qu’il a de plus raffiné ; les ruses de Pandare, poussées aussi loin que son caractère le permet, eussent pu suffire pour amener une simple Cressida de roman à céder ; mais c’eût été jeu trop facile pour un maître déjà si sûr de ses moyens. Il fait dire à Pandare un mot de trop ; Cressida le démasque sur-le-champ, lui fait avouer qu’en demandant moins il souhaitait plus pour son ami, et la voilà rougissante et indignée. Chaucer ne veut pas qu’elle cède par l’effet de discours et de descriptions ; toutes les habiletés de Pandare ne sont là que pour mieux faire apprécier le lent travail intérieur qui s’accomplit au cœur de Cressida ; l’oncle aura suffi à la troubler ; voilà tout, et c’est à vrai dire quelque chose. Elle n’éprouve pour Troïlus aucun sentiment défini, mais il lui reste de la curiosité. Et tandis qu’elle en est là, l’entretien durant encore, voici de grandes clameurs, la foule se précipite, les balcons se remplissent, des chants éclatent : c’est le retour, après une sortie victorieuse, d’un des héros qui défendent Troie. Ce héros est Troïlus, et c’est au milieu de ce décor triomphal que la jolie, fragile, rieuse, tendre Cressida aperçoit pour la première fois son royal amant.

À son tour elle rêve, elle médite, elle raisonne. Elle n’est pas encore prisonnière d’amour comme Troïlus. Chaucer ne va pas si vite. Elle conserve son regard lucide ; l’imagination et les sens n’ont pas encore pu faire leur œuvre et dresser devant elle ce fantôme étincelant, toujours présent, qui cache la réalité aux amoureux. Elle est encore assez maîtresse d’elle pour discerner des motifs et des objections ; elle discute avec elle-même et passe en revue des raisons hautes, des raisons basses et même quelques-unes de ces raisons pratiques qui seront congédiées sur-le-champ, mais non sans avoir produit de l’effet. Ne nous faisons pas un ennemi de ce fils de roi. Du reste, puis-je l’empêcher de m’aimer ? Son amour n’a rien que de flatteur ; n’est-il pas le premier chevalier de Troie après Hector ? Quoi de surprenant à sa passion pour moi ? Ne suis-je pas jolie ? « Je ne voudrais pas que personne me crût capable de le penser.., mais toute la ville de Troie prétend que si. » Après tout, je suis libre, pas de mari pour me dire : « échec et mat, » et je ne suis pas « une religieuse ! » Mais « de même qu’en mars, la face étincelante du soleil se voile de moment en moment des nuages que chasse le vent… ainsi des pensées comme des nuages traversaient son esprit et en obscurcissaient les riantes images. » La voilà qui déroule des raisonnemens en sens contraire, appuyés de considérations également décisives ; elle souffre de cette « diboulie » familière aux amoureux qui ne sont pas encore bien amoureux. Il y a en elle deux Cressida ; le dialogue commencé avec Pandare se continue en son cœur ; la scène de comédie s’y renouvelle sur un mode plus recueilli.

Sa décision n’est pas prise ; quand le sera-t-elle ? À quel moment précis commence l’amour ? On ne le sait guère ; quand il est venu, on fixe la date dans le passé par hypothèse. On dit : ce fut ce jour-là ; mais quand ce jour-là était le jour présent, on ne disait rien, on ne savait rien ; une sorte de « peut-être » remplissait l’âme, un peut-être délicieux, mais qui n’était qu’un peut-être. Cressida est dans cette période obscure, et le travail qui se fait en elle est montré par l’impression que produisent sur son esprit les incidens de la vie quotidienne. Il semble que tout lui parle d’amour et que le hasard soit ligué contre elle avec Pandare et Troïlus. C’est une apparence, œuvre de son imagination et suscitée par son état d’âme ; il se produit simplement dans la réalité que maintenant les menus incidens de la vie la frappent davantage lorsqu’ils ont trait à l’amour ; les autres passent inaperçus, si bien que l’amour a toute la place. Elle eût pu s’inquiéter sur elle-même si elle avait discerné cette différence entre maintenant et autrefois ; mais l’aveuglement a commencé, elle n’observe pas que les choses d’amour ont un bien facile accès à son cœur et que, là où on entre si aisément, c’est d’ordinaire que la porte est ouverte. Elle va promener sa mélancolie dans les jardins du palais ; tandis qu’elle erre dans les allées ombreuses, une jeune fille chante un chant de passion, dont les paroles émeuvent Cressida.jusqu’au fond de l’âme. La nuit tombe, a les choses blanches deviennent grises et obscures, » les étoiles commencent à éclairer le ciel. Cressida rentre pensive, les murmures de la ville s’éteignent. Accoudée à sa fenêtre, en face des horizons bleus de la Troade, les arbres du jardin à ses pieds, baignée des pâles lueurs de la nuit, Cressida songe, et comme elle songe, une mélodie trouble le silence ; un rossignol caché dans le feuillage d’un cèdre se fait entendre ; eux aussi les oiseaux célèbrent l’amour. Et quand le sommeil viendra, à quoi pensera-t-elle en ses rêves, sinon à l’amour ?

Elle est troublée, mais non vaincue ; il faudra encore bien des incidens ; ils seront tous menus, vulgaires, vraisemblables et lui paraîtront tous solennels, surhumains, voulus par les dieux. Elle pourra recouvrer par momens sa présence d’esprit en face de Pandare, retrouver son rire d’enfant, deviner ses ruses, car le roman continue en partie double. Cressida est toujours en état de déjouer les projets les mieux combinés de Pandare, mais elle sait de moins en moins débrouiller l’obscur entrelacs de ses sentimens. Le réseau se resserre ; elle promet maintenant une amitié de sœur : on avait déjà inventé cela au XIVe siècle. Elle ne peut plus voir Troïlus sans rougir ; le voici qui passe et qui salue : comme il est beau ! « Je crois bien qu’elle est maintenant piquée d’une épine qu’elle ne pourra pas ôter de toute la semaine qui vient. »

La passion et le mérite de Troïlus, les inventions de Pandare, le bon vouloir secret de Cressida, un orage qui éclate à propos (nous savons combien Cressida est impressionnable), ont la conséquence qu’ils devaient avoir : les deux amans sont en présence ; Troïlus, en héros sensible, s’évanouit. Car il est sensible à plaisir : quand la ville l’acclame, il rougit et baisse les yeux ; quand il croit son amie indifférente, il se met au lit de chagrin, et y reste toute la journée ; en présence de Cressida, il perd connaissance. Pandare le réconforte, et n’est pas long à s’apercevoir que « la chandelle ni lui ne servent plus à rien. » Que dit Cressida ? « Que dit l’alouette prise ? » Cressida pourtant dit quelque chose et des innombrables formes de l’aveu, ne choisit pas la moins délicieuse : « Serais-je ici, si je n’étais à vous, en mon âme, depuis longtemps déjà ? »

Furent-ils heureux ? u Jugez-en, vous qui avez été à ces fêtes. » Le gris matin paraît au ciel ; les amans chantent leur chanson d’aube. Toutes les vertus de Troïlus sont accrues et aiguisées par le bonheur ; c’est la thèse éternelle des poètes qui aiment l’amour.

Les jours, les semaines passent ; chacun de nos personnages continue son rôle. Pandare est très fier du sien ; que pourrait-on lui reprocher ? Il fait aux autres ce qu’il voudrait qu’on lui fît ; il est désintéressé ; il a du reste certains principes d’honneur, qui se bornent, il est vrai, à recommander le secret ; et il n’y manque pas. Une femme raisonnable peut-elle demander davantage ?

Calchas et les Grecs réclament Cressida, et les Troyens décident de la lui rendre. La malheureuse s’évanouit, mais il faut bien se soumettre. Dans une excellente scène de comédie, Chaucer la représente recevant les félicitations des bonnes âmes de la ville : elle va donc revoir son digne père, comme elle doit être heureuse ! Les bonnes âmes insistent le plus qu’elles peuvent et font d’interminables visites.

Elle part, jurant de revenir, quoi qu’il arrive, dans les dix jours. Le beau Diomède l’accompagne ; et l’événement montre, ce que l’expérience seule pouvait faire connaître, et ce dont Cressida était loin de se douter elle-même, qu’elle aimait Troïlus sans doute pardessus tous les hommes, mais aussi et à part l’amour. Elle s’est accoutumée au poison et ne peut plus s’en passer. Elle préfère Troïlus, mais le retour près de lui n’est pas si facile qu’elle croyait ; et aimer ou ne pas aimer, c’est pour elle maintenant une question d’être ou de n’être pas. Troïlus, qui, dès le début, avait eu les plus affreux pressentimens, sentant que, quoi qu’il advienne, son bonheur est fini, et, sans douter pourtant de Cressida, écrit les lettres les plus pressantes et les signe en français : « le vostre T. » Cressida répond par des petites lettres courtes (qu’elle signe : « la vostre C. »), où elle s’excuse de sa brièveté : la longueur des lettres ne signifie rien ; du reste, elle n’a jamais aimé écrire et là où elle est, il ne lui est pas commode de le faire. Que Troïlus se tranquillise, il peut compter sur son amitié ; elle reviendra sûrement ; ce ne sera pas, il est vrai, dans dix jours ; ce sera « quand elle pourra. » On apprend à Troïlus son malheur, mais il n’y croira jamais : « Tu mens, sorcière ! » Une broche arrachée à Diomède ne lui permet plus de douter, et il se fait tuer par Achille après une lutte furieuse.

À mesure qu’on s’est avancé vers la catastrophe, le ton du poème est devenu plus mélancolique et plus doux. Le conteur ne peut se défendre d’aimer ses deux héros, même l’infidèle Cressida ; il lui garde du moins sa pitié, et par pitié, au lieu de nous la montrer comme jadis, de près, dans les allées, ou à son balcon rêvant aux étoiles, il ne la fait plus voir que de loin, perdue dans la foule où elle a voulu se mêler, la foule de toute manière, celle des hommes et des sentimens, tous vulgaires. Ne nous rappelons, pense-t-il, que l’ancienne Cressida. Il termine par des réflexions résignées, presque tristes, et contemple d’un regard apaisé ces passions juvéniles qu’il vient de peindre. Troïlus, résigné comme lui, revoit, du ciel, le champ sous les murs de Troie où il fut tué et sourit au souvenir de ses misères ; et Chaucer, transformant, comme tout le reste, la conclusion de Boccace, adresse un appel attendri et des conseils sages et même religieux à « Elle et à Lui, » à tous ceux dont la jeunesse est « en sa fleur. » Ce retour sérieux est aussi caractéristique que ce mélange de vie commune, ajouté par le poète à la donnée de son modèle ; par ces deux traits qu’on retrouvera de siècle en siècle chez nos voisins, Chaucer manifeste son caractère de vrai Anglais ; et si l’on veut voir à nu en quoi consiste la différence de ce tempérament avec celui des hommes du midi, dont Chaucer était pourtant si proche, il suffit de comparer cette fin à celle du Filostrato, traduit dans le même temps en français, par Pierre de Beauvau : « Vous ne croirez pas légèrement à celles qui vous donneront oreilles ; jeunes femmes sont volontarieuses et amiables et se mirent en leur beauté, et se tiennent fières et orgueilleuses entre leurs amans, pour la vaine gloire de leur jeunesse, lesquelles, combien que elles soient gentes et mignotes plus que on ne pourrait dire, si n’ont-elles ne sens, ne fermeté, mais sont muables comme la feuille au vent. » À la différence de Chaucer, Boccace se contente de cette moralisation gracieuse, qui ne laissera pas dans les esprits de trace bien profonde et ne le saurait, car elle est légère elle-même « comme la feuille au vent. »


IV

Après 1379, Chaucer cessa de voyager sur le continent, et jusqu’à sa mort, il vécut en Angleterre de la vie anglaise. Il en vit alors plusieurs grands côtés qu’il ne connaissait pas encore par expérience personnelle. Après avoir été page, soldat, prisonnier des Français, écuyer du roi, négociateur en Flandre, en France et en Italie, il entre le 1er octobre 1386 à Westminster, en qualité de député ; le comté de Kent avait élu pour ses représentans : « Willielmus Betenham » et « Gallridus Chauceres. » Ce fut une des grandes sessions du règne et une des plus orageuses ; les ministres de Richard II y furent mis en accusation et notamment le fils du marchand de laine de Hull, Michel de La Pôle, chancelier du royaume. Pour être resté fidèle à ses protecteurs, le roi et Jean de Gand, duc de Lancastre, Chaucer, mal vu des puissans du jour dont Gloucester était le chef, perdit ses places et tomba dans la misère. Puis la roue de la fortune tourna, et de nouveaux emplois offrirent un nouveau champ à son activité. Au bout de trois ans, Richard, ayant congédié le conseil que le parlement lui avait imposé, prit le pouvoir en ses mains et le poète, soldat, député, diplomate, vut nommé clerc des travaux royaux (1389). Pendant doux ans il fut chargé des constructions et des réparations à Westminster, à la Tour de Londres, à Berkhamsted, Eltham, Sheen, à la chapelle Saint-George de Windsor et dans beaucoup d’autres de ces châteaux et palais qu’il avait décrits, « aux fenêtres nombreuses comme les flocons d’un jour de neige. »

Sa grande occupation littéraire pendant cette période lut la composition de ses fameux Contes de Cantorbéry. L’expérience l’avait mûri, il avait lu tout ce qu’on pouvait lire et vu tout ce qu’on pouvait voir ; il avait visité les principaux centres de la civilisation européenne, il avait vu ses compatriotes à l’œuvre dans leurs guerres et dans leurs parlemens, dans leurs palais et dans leurs boutiques ; marchands, marins, chevaliers, pages, savans d’Oxford et charlatans de faubourg, gens du peuple et gens de la cour, ouvriers, bourgeois, moines, curés, sages et tous, héros et coquins avaient passé en foule sous son regard observateur ; il les avait pratiqués, devinés, compris ; il était prêt à les peindre.

Un jour d’avril, sous le règne de Richard II, dernier Plantagenet, le bruyant faubourg de Southwark, point de départ et d’arrivée, aux rues bordées d’auberges, encombrées de chevaux et de charrettes, où retentissent les cris, les appels, les aboiemens, une de ces troupes mêlées, comme les hôtelleries d’alors en réunissaient souvent, s’assoit à la table commune dans la grande salle du « Tabart, près de la Cloche, » — les auberges se touchaient toutes. C’était le printemps, saison des fleurs nouvelles, saison d’amour, saison aussi des pèlerinages. Les chevaliers, de retour de la guerre, vont remercier les saints de leur avoir fait revoir la patrie, les malades remercient de leur guérison, les autres vont demander la grâce du ciel. Tout le monde n’en a-t-il pas besoin ? Tout le monde est là, toute l’Angleterre. Il y a un chevalier qui a fait la guerre, par toute l’Europe, aux païens et aux Sarrasins : ils étaient faciles à rencontrer, on les trouvait en Prusse et en Espagne, et notre « parfait gentil chevalier » en avait massacré énormément « en quinze batailles » pour « notre foi. » À côté de lui, un écuyer qui avait fait, comme Chaucer, la guerre en France, le mois de mai dans le cœur, des chansons aux lèvres, amoureux, élégant, charmant, brodé « comme un pré » de fleurs blanches et rouges ; un gros marchand, si riche d’aspect, si bien fourré, « que personne ne se doutait de ses dettes ; » un modeste clerc, venu de la jeune université d’Oxford, pauvre, rapiécé, râpé, aux joues creuses, monté sur un cheval efflanqué et dont tout l’avoir consistait « en. vingt volumes reliés de rouge et de noir alignés au-dessus de son lit ; » un brave propriétaire de campagne, figure rubiconde et barbe blanche, sorte de « squire Western » du XIVe siècle, accueillant, hospitalier, de bonne humeur, tenant table ouverte, avec poissons et rôtis et sauce piquante et bière tout le long du jour, populaire dans le pays, si bien qu’il est « constamment élu député du comté ; » un marin qui connaît toutes les criques d’Ecosse jusqu’en Espagne, et « dont la barbe a été secouée par bien des tempêtes ; » un médecin qui a fait des affaires admirables pendant la peste, savant homme « qui connaît la cause de toutes les maladies, » qui sait par cœur Hippocrate et Galien, mais qui est mal avec l’Église « et qui étudie peu la Bible. » Avec cela un groupe d’ouvriers de Londres, merciers, charpentiers, teinturiers, tisserands, cuisiniers ; des gens de campagne, un laboureur, un meunier à la bouche fendue large comme une fournaise, un groupe de gens de loi rongés de soucis, tondus de près, aigres dans leur langage, « aux jambes comme des bâtons et sans mollets, » sortant leur latin à tout propos, terribles comme adversaires, mais faciles à gagner pour de l’argent ; « au demeurant, les meilleurs fils du monde, » dit en propres termes Chaucer : A better felaw schulde men nowher fynde. » Puis un groupe de gens d’église, hommes et femmes, de tout habit et de tout caractère, depuis le pauvre curé qui vit comme un saint, obscur et caché, visitant par la pluie et le froid les chaumières éparses de ses paysans, oubliant de toucher sa dîme, modèle d’abnégation, héros et saint ; jusqu’au moine chasseur, vêtu comme un laïque, gros, gras, la tête brillante comme une boule, qui fera un jour un abbé, le plus beau du monde ; jusqu’au frère dégénéré qui vit aux dépens d’autrui, médecin devenu empoisonneur, qui tue les âmes au lieu de les guérir ; au pardonneur, fripon de bas étage, qui accorde le ciel « de sa propre autorité » à quiconque paie et qui fabrique de précieuses reliques avec des morceaux de « sa vieille culotte ; » enfin des nonnes, réservées, recueillies, nettes comme des hermines, qui vont entendre sur la route de quoi se scandaliser tout le reste de leur vie. Parmi elles, Madame Églantine, l’abbesse, avec son français de Stratford, « car le français de Paris lui était inconnu, » qui imitait le ton de la cour et en conséquence « ne trempait pas les doigts dans sa sauce. » Elle avait « si bon cœur » qu’elle pleurait à voir une souris prise ou si un de ses petits chiens mourait. Peut-on avoir meilleur cœur ?

Il y avait tous ces personnages et bien d’autres encore, il y avait la bourgeoise de Bath, incomparable commère, criant d’autant plus fort « qu’elle était un peu sourde. » Il y avait l’hôte jovial, Harry Bailey, habitué à gouverner et à commander, à dominer de sa voix de cuivre le tumulte de la table commune. Il y a aussi un personnage à l’air pensif et bon, qui parle peu, mais observe tout et qui va rendre immortelles les plus insignifiantes paroles prononcées, hurlées, grognées ou murmurées par ses compagnons d’un jour, c’est Chaucer lui-même. Avec ses coureurs d’aventures, ses riches marchands, ses clercs d’Oxford, ses députés au parlement, ses ouvriers, ses laboureurs, ses saints, son grand poète, c’est bien toute la nouvelle Angleterre, joyeuse, bruissante, épanouie, toute jeune et toute vivante qui s’assoit en ce soir d’avril à la table « du Tabart, près de la Cloche. » Où sont maintenant les Anglo-Saxons ? Mais où sont les neiges d’antan ? L’avril est venu.

Les personnages de roman, les statues des cathédrales, les figures de missels, avaient été jusqu’ici grêles, ou minces, ou gauches, ou raides ; ceux surtout que des Anglais avaient produits. Par l’un ou par l’autre de ces défauts, ces représentations s’écartaient de la nature. Voici à présent dans un livre anglais une foule d’êtres vivans, pris sur le lait, aux mouvemens souples, aux types variés comme dans la vie, représentés au naturel, dans leurs sentimens et dans leur costume, si bien qu’on croit les voir et que, lorsqu’on les quitte, ce n’est pas pour les oublier ; les connaissances faites « au Tabart, près de la Cloche, » ne sont pas de celles qui s’effacent du souvenir ; elles durent toute la vie.

Rien de ce qui peut servir à accrocher, à ancrer dans notre mémoire la vision de ces personnages n’est omis. Un demi-vers qui dévoile le trait saillant de leur caractère devient inoubliable ; leur posture, leurs gestes, leur costume, leurs verrues, le son de leur voix, leurs défauts de prononciation (somwhat he lipsed, for wantonnesse), leurs tics, la figure rouge de l’hôte et jaune du bailli, leurs élégances, leurs flèches à plumes de paon, leurs cornemuses, rien n’est omis. Leurs chevaux et la manière dont on les monte sont décrits ; Chaucer regarde même dans le sac de ses personnages et dit ce qu’il y trouve.

La nouvelle Angleterre a donc son Froissart, qui va conter des apertises d’armes et des histoires d’amour aux couleurs éclatantes et nous promener deçà, delà par les villes et par les chemins, prêtant l’oreille à tout récit, observant, notant, racontant ? Ce jeune pays a Froissart et mieux que Froissart. Les peintures sont aussi vives et aussi claires, mais deux grandes différences distinguent les unes des autres : l’humour et la sympathie. Déjà, chez Chaucer, l’humour existe ; ses malices pénètrent plus profondément que les malices françaises ; il ne va pas jusqu’aux blessures, mais il fait plus que piquer l’épiderme ; et ce faisant, il rit d’un rire silencieux : « Un homme jadis était fort riche, c’est pourquoi tout le monde vantait sa sagesse… » Le Sergeant of lawe était « l’homme le plus affairé de la terre, et pourtant il paraissait encore plus affairé qu’il n’était. » De plus, Chaucer sympathise ; il a un cœur vibrant que les larmes émeuvent et que toutes les souffrances touchent, celles des pauvres et celles des princes. Le rôle du peuple, si marqué dans la littérature et la politique anglaises, s’affirme ici dès la première heure : « Il y a des gens, dit pour sa justification un conteur français, qui croient au-dessous d’eux de jeter un regard sur ce que l’opinion a traité d’ignoble ; mais ceux qui sont un peu plus philosophes, qui sont un peu moins dupes des distinctions que l’orgueil a mises dans les choses de ce monde, ces gens-là ne seront pas fâchés de voir ce que c’est que l’homme dans un cocher et ce que c’est que la femme dans une petite marchande. » Ainsi s’exprime, — par un effort d’audace, à ce qu’il lui semble, — Marivaux en 1731. Chaucer, dès le XIVe siècle, est curieux de voir ce que c’est que l’homme dans un « cuisinier de Londres » et que la femme dans une « bourgeoise de Bath. » Combien de misérables périssent dans Froissart ! Que de sang, quelles hécatombes ! et combien peu de larmes ! À peine de loin en loin un mot prononcé distraitement sur tant de souffrances : « Et mouraient les petites gens de faim, dont c’était grand’pitié. » À quoi bon s’attendrir longuement ou s’émerveiller ? C’est la fonction propre des petites gens d’être taillés en pièces ; ils sont la matière première des apertises d’armes et ne figurent pas à un autre titre dans le récit.

Ils figurent dans le récit de Chaucer, parce que Chaucer les aime ; il aime son laboureur, « vaillant ouvrier et bon, » qui a de la force de reste dans ses deux bras et aide pour rien ses voisins ; il souffre à l’idée des sentiers boueux que son pauvre curé suit l’hiver, pour aller par la pluie visiter une chaumière lointaine. La sympathie est large chez le poète ; il aime comme il déteste, de tout cœur.

L’un après l’autre tous ces personnages d’états si divers se sont réunis, une trentaine en tout, lis ont pour un jour le même objet et vont vivre de la vie commune. À cinquante-six milles de Londres se trouve la châsse fameuse dans l’Europe entière, où sont enfermés les restes de l’ancien ennemi d’Henri II, le chancelier Thomas Becket, assassiné sur les marches de l’autel et canonisé. Chacun sur sa monture bonne ou mauvaise, le chevalier sur une bête solide, mais de peu d’apparence ; le moine chasseur sur un superbe palefroi brun ; la bourgeoise de Bath à califourchon sur son cheval, armée de grands éperons, et laissant voir ses bas rouges, se mettent en route, emmenant avec eux l’hôte du Tabart, et les voilà qui s’avancent au petit pas sur le chemin ensoleillé, bordé de haies, parmi les douces ondulations du terrain. On franchira la Medway ; on passera sous les murs du sombre donjon de Rochester, une des premières forteresses du royaume, mise à sac récemment par les paysans révoltés ; on verra la cathédrale construite un peu plus bas et comme à son ombre ; il y a des femmes dans le groupe et de mauvais cavaliers ; le meunier a trop bu et se tient mal en selle ; la route sera longue. Pour la faire paraître courte, chacun racontera deux histoires, et la troupe fêtera dans un souper le meilleur conteur au retour.

À l’ombre des grands romans, les contes avaient grandi. La forêt romantique perdait maintenant ses feuilles et les contes s’épanouissaient au soleil. Le recueil le plus célèbre en Europe était celui de Boccace, écrit en délicieuse prose italienne, ouvrage multicolore, édifiant et licencieux à la fois, œuvre audacieuse de toute manière et même au point de vue littéraire. Boccace le sait et se justifie. À ceux qui lui reprochent de s’être occupé de « fadaises, » négligeant les « Muses du Parnasse, » il répond : « Qui sait si je les ai tant abandonnées ? Peut-être quand j’écrivais ces récits d’apparence si modeste, sont-elles venues parfois s’asseoir à mes côtés. » Elles ont fait la même faveur à Chaucer.

L’idée de Troïlus, empruntée à Boccace, avait été transformée ; la donnée générale et le cadre des Contes sont modifiés plus profondément encore. Chez Boccace, ce sont toujours de jeunes seigneurs et de jeunes dames qui parlent : sept jeunes dames, a toutes de bonne famille, belles, élégantes, honnêtes, » et trois jeunes hommes, « tous trois affables et élégans, » que les malheurs du temps « n’attristaient pas assez pour leur faire oublier leurs amours. » La grande peste a éclaté à Florence ; ils cherchent une retraite pour « s’y livrer à la joie et aux plaisirs ; » ils s’établissent dans une villa à mi-chemin de Fiesole (aujourd’hui villa Palmieri). « Une belle et grande cour, ménagée dans le milieu, était entourée de galeries, de salles et de chambres, toutes ornées des plus riantes peintures. La demeure s’élevait au milieu de prairies et de jardins magnifiques ; des eaux fraîches les arrosaient ; les caves étaient pleines de vins excellens. » Défense à chacun, « de quelque part qu’il vienne, quelque chose qu’il entende ou qu’il voie, d’apporter ici aucune nouvelle du dehors qui ne soit agréable. » Ils s’installent « dans un endroit du jardin que le feuillage des arbres rendait impénétrable aux rayons du soleil, » alors que, « la chaleur étant dans toute sa force, on n’entendait rien que les cigales chantant dans les oliviers. » Grâce aux récits qu’ils se font les uns aux autres, ils oublient fort agréablement le fléau qui les menace et le malheur public ; là-bas on meurt, eux s’amusent.

Chaucer a trouvé une donnée plus vraisemblable, plus humaine et plus vivante. Ce n’est pas assez pour lui que de se promener chaque jour d’un palais à un jardin, il ne se contente pas d’une allée, il lui faut une route. Il met toute sa troupe de conteurs en mouvement ; il les arrête aux auberges, les mène boire aux cabarets, leur fait presser le pas quand le soir vient, nouer connaissance avec des passans. Son monde se remue, s’agite, écoute, parle, crie, chante, échange des complimens, parfois des coups, car si ses chevaliers sont de vrais chevaliers, ses meuniers sont de vrais meuniers qui jurent et tapent comme dans un moulin.

L’intérêt de chaque conte est doublé par la manière dont il est conté, et même par la manière dont il est écouté. Le chevalier enchante son auditoire que le moine endort et le meunier fait rire ; l’un est écouté en silence et l’autre est interrompu à tous les mots. À chaque récit succède ainsi une scène de comédie vive, brève, inattendue, amusante ; on discute, on approuve, on s’emporte ; point de règles strictes, mais toute l’indépendance de la grande route et l’inattendu de la vie réelle ; nous ne nous promenons pas dans des allées ! L’hôte lui-même, avec sa grosse voix et ses décisions péremptoires, ne parvient pas toujours à se faire obéir ; après l’histoire du chevalier, il en voudrait une autre du même genre pour faire pendant : non, il aura celle du meunier qui, tout au rebours, fera contraste. Il insiste, le meunier crie ; il crie « comme Pilate ; » il les « plantera là » si on l’empêche de parler : « Parle donc, et le diable t’emporte, ivrogne ! » Qu’auraient dit, en entendant ce langage, Madame Pampinée et Madame Philomène ?

D’autres fois, c’est le chevalier qui doit intervenir, et alors le ton est bien différent ; il n’a pas besoin de crier ; de lui un mot suffit, et les tempêtes s’apaisent. L’hôte lui-même du reste s’adoucit par momens ; cet aubergiste sait son monde ; il a, avec toutes ses rudesses, une notion grossière des différences et des distances ; toutes ses paroles sont des paroles d’aubergiste : jamais Chaucer ne commet la faute de le faire sortir de son caractère ; mais le poète est trop bon observateur pour ne pas discerner les nuances jusque chez un jovial hôtelier. Il faut voir avec quelles politesses et quelles salutations et quels complimens embarrassés il avertit la prieure que son tour est venu de faire un récit : « Madame l’abbesse, s’il vous plaît, si je pensais que cela ne vous ennuierait pas, je vous dirais que c’est votre tour de dire une histoire, si vous voulez bien. Le voulez-vous bien, ma chère dame ? » — « Volontiers, reprit-elle, et commença ainsi. » La réponse n’est pas mieux en situation que la demande.

On revoit ainsi en action, dans ces petites scènes, les descriptions du prologue. Les portraits sortent de leur cadre et descendent dans la rue ; leurs membres sont tout aussitôt devenus souples et agiles ; le sang circule dans leurs veines, la vie déborde en eux ; à peine sur leurs pieds, les voilà qui font des culbutes ou des révérences, et qui, par leurs discours, charment, égaient, édifient, scandalisent. Leur personnalité est si accentuée qu’ils en sont encombrans ; leur tempérament les domine ; ils ne sont pas maîtres de leur langage ; le frère veut conter une histoire, mais la colère l’aveugle tellement qu’il ne sait où il va ; il bégaie, il s’étrangle, et son récit demeure informe ; le pardonneur a si bien pris le pli de son métier que son conte est comme un sermon et qu’il conclut comme à l’église : « Braves gens, Dieu vous pardonne vos fautes et vous garde du péché d’avarice ! Vous allez avoir le bienfait de mon pardon si seulement vous m’apportez des nobles ou des esterlins ou des cuillers d’argent, des broches, des anneaux ; courbez la tête sous cette bulle sacrée. Avancez, braves gens, faites votre offrande, et j’inscris votre nom sur ma liste, et vous irez tout droit au ciel… Et j’oubliais de vous le dire, j’ai des reliques et des pardons dans mon sac aussi précieux que ceux de pas un en Angleterre… Vous êtes là à cheval ; quelqu’un de vous peut tomber et se casser le cou. C’est un fameux bonheur pour vous tous de m’avoir dans votre troupe pour vous absoudre l’un ou l’autre, juste au moment où l’âme quitte le corps. C’est notre hôte qui commencera, car il est le plus embarbouillé de péché. Avance, sire hôte, fais ton offrande, tu embrasseras toutes les reliques, ouvre ta bourse ! » C’était bien s’adresser ! L’hôte fait une réponse qu’on ne saurait traduire.

Dans d’autres cas, le personnage est tellement verbeux et impétueux qu’on ne peut l’arrêter, ni le redresser, ni l’interrompre. Il ne saurait se décider à entrer dans son récit, il faut qu’il reste sur la scène et se raconte lui et les siens, il est à lui seul toute une comédie. On est bien obligé de se faire quand la bourgeoise de Bath prend la parole, irrésistible commère, joufflue, repue, gonflée, inépuisable en discours, intarissable en raisonnemens, pleine de joie. Elle parle de ce qu’elle sait, de sa spécialité. Sa spécialité est le mariage ; elle a eu cinq maris dont le dernier vit encore ; elle pense déjà au sixième parce qu’elle n’aime pas attendre et que les maris sont chose fragile ; avec elle ils ne durent guère ; pour elle, le sexe faible est le sexe masculin. Pour un mari qui rend l’esprit, elle ne va pas se mettre la mort dans l’âme ; elle a la conscience tranquille, l’époux s’en va tout prêt pour un monde meilleur : « elle a été son purgatoire sur terre, et c’est pourquoi elle pense que son âme est dans la gloire. » Certains vantent le célibat, ou raisonnent sur les droits du mari ; la commère va leur dire leur fait, elle discute la chose à fond et elle expose le pour et le contre, donne la parole à son mari, la lui retire, se la donne à elle-même. Elle a les meilleurs argumens du monde, le mari en a aussi d’excellens, mais c’est elle qui a raison. Elle est à elle seule toute une École des maris.

Les contes eux-mêmes sont de toute espèce et de toute provenance. Chaucer ne prit pas la peine d’en inventer un seul, il les reçut de toutes mains, mais les façonna à sa manière et les adapta à ses personnages. Ils sont empruntés à la France, à l’Italie, à la Rome antique ; le récit du chevalier est tiré de Boccace ; celui du chapelain de l’abbesse, du roman de Renart ; celui du moine, des auteurs latins et de Dante, « le grand poète de l’Italie. » Le meunier, le bailli, l’huissier, le marin, racontent des histoires grossières, dont la licence embarrasse un peu le bon Chaucer, qui s’en excuse : ce n’est pas lui qui parle, ce sont ses compagnons de route, et c’est la bière de Southwark qui les inspire et non pas lui ; blâmez la bière de Southwark. Les mœurs des gens de la basse classe, leurs amours grossières, leurs animosités et leurs jalousies sont décrites au naturel dans ces récits. On y voit comment le joyeux Absalon s’y prend pour plaire à la femme du charpentier qui préfère Nicolas ; il joue de la musique sous ses fenêtres, lui fait des petits cadeaux ; il soigne sa mise et fait bouffer ses cheveux sous son bonnet. Si on joue un mystère, un jour de fête, sur la place de l’église, il se fait donner le rôle d’Hérode : on ne saurait résister à un personnage si en vue. Alison résiste pourtant, non par vertu, mais parce qu’elle préfère Nicolas. Il ne lui faut pas de grandes phrases pour repousser les avances d’Absalon ; on n’y met pas tant de façons au village : « Va-t’en ou je vais te jeter une pierre. » Les coups pleuvent dans les histoires de cette espèce, et les personnages s’en vont « le dos aussi mol que le ventre, » comme on lit dans un des récits français dont Chaucer s’inspira.

À côté de ces grandes scènes tapageuses, de petites scènes familières observées à merveille et contées en perfection, des scènes d’intérieur à tenter le pinceau d’un Hollandais ; des descriptions du laboratoire mystérieux où l’alchimiste, dupe et trompeur à la fois, entouré de cornues, les vêtemens troués et brûlés, cherche la pierre philosophale. On chauffe, on prend garde, on remue le mélange, « le pot éclate et, bonsoir, il n’y a plus rien. » Alors on discute : C’est la faute du pot, du feu, du métal ; c’est bien ce que je pensais ; c’est ce que j’avais toujours dit. Nous allons recommencer.

Ou bien, voici des représentations de ces visites intéressées que les frères mendians faisaient aux moribonds. Le frère, bas, trivial, papelard, s’approche : « Dieu soit ici ; Thomas, mon ami, bonjour. » Il se débarrasse de son bâton, de sa besace, de son chapeau ; il va s’asseoir, le chat était sur le banc, il le fait sauter à terre ; il s’installe ; la femme s’empresse, il la laisse faire et même l’encourage. Que pourrait-il bien manger ? Oh ! presque rien, un peu de poulet, une tête de cochon rôtie, le repas le plus léger ; il se « nourrit de la Bible, » il a « l’estomac perdu. » Il adresse au malade un long sermon intéressé, mêlé de mots latins, où le verbe « donner » revient à chaque vers : surtout ne donnez pas aux autres, donnez à mon couvent, ne donnez pas au couvent d’à côté : « avouez-le, vous voudriez avoir nos prières pour rien ; » payez donc, donnez donc, donnez-moi ceci, ou seulement cela ; Thomas donne moins encore.

Des scènes familières, d’une égale vérité, mais d’un style plus aimable, se trouvent dans d’autres récits, par exemple, dans l’histoire du coq Chanteclair, si bien localisée en quelques mots, dans un coin verdoyant de campagne, à l’écart : « Une pauvre veuve, un peu cassée par l’âge, vivait jadis dans une pauvre chaumière, à côté d’un bouquet d’arbres, dans un vallon. » Son étable, sa basse-cour sont décrites ; on entend les mugissemens des vaches et les chants du coq ; le ton se hausse peu à peu et on arrive au style héroï-comique. Chanteclair, le coq, « chantait d’une voix plus joyeuse que l’orgue le plus joyeux. » Il chantait les heures plus juste que « l’horloge de l’abbaye ; » sa crête était « rouge comme du corail et crénelée comme un mur de château. » Il avait un bec noir, des griffes blanches et des pieds bleus ; il régnait incomparable sur les poules de la basse-cour ; une des poules était sa favorite, les autres jouaient auprès de lui des rôles subalternes. Un jour, — « l’histoire est aussi vraie que celle de Lancelot du Lac, » — il cherchait un papillon, a boterflye, et que voit-il, sinon un renard ! Cok, cok, crie-t-il en sautant et veut s’enfuir. « Pourquoi partir, gentil seigneur ? » dit le bon renard ; « avez-vous peur de votre ami ?… Je ne suis venu que pour vous entendre chanter, » vous avez là un talent de famille. « Mylord, votre père, » chantait si bien ! Mais vous chantez encore mieux. Pour chanter encore mieux, le coq ferme l’œil, et le renard l’emporte. La fâcheuse aventure ! C’était un vendredi : « O Geoffroy, s’écrie Chaucer parodiant une prosopopée ridicule de Geoffroy de Vinesaub, maître incomparable, qui, lorsque le vaillant roi Richard lut percé d’une flèche, lamentas sa mort si douloureusement, que n’ai-je ton verbe et ton éloquence pour apostropher le vendredi comme tu as fait ! » Grand émoi dans la basse-cour, et ici un tableau charmant de vivacité : « Au renard ! au renard ! » Tout le monde crie, hurle, court ; les chiens aboient, « en fuite la vache et le veau, et les cochons même. » Les canards crient, « les oies s’envolent de peur jusque par-dessus les arbres, » et les abeilles sortent des ruches. On délivre le prisonnier, qui sera plus prudent une autre fois ; et l’ordre règne de nouveau dans les États de Chanteclair.

À côté de cette histoire d’animaux, d’élégantes histoires de la Table-Ronde, empruntées « aux lais des gentils Bretons, » qui nous reportent au a bon vieux temps du roi Arthur, » alors que « la reine des fées et sa suite joyeuse dansaient dans les prés verts, » des légendes orientales que nous contera le jeune écuyer, avec des enchantemens, des miroirs magiques, un cheval de cuivre qui transporte son cavalier à travers les airs, ici ou là, selon qu’on tourne une cheville qu’il a dans les oreilles, ancêtre de Chevillard le léger que monta don Quichotte ; des aventures tragiques d’Appius et Virginie, de César, de Néron, d’Holopherne, d’Hugolin dans la tour de la faim, empruntées à l’histoire romaine, à la Bible et à Dante ; des aventures de chevalerie, où figure Thésée, duc d’Athènes, où le sang monte à la cheville des héros, avec toutes les digressions et tous les embellissemens qui plaisaient encore aux seigneurs et aux dames ; et c’est pourquoi l’histoire est racontée par le chevalier, et Chaucer y laisse exprès tous les défauts du genre : à l’inverse de ses autres récits, il se contente ici de prêter un peu de vie à des miniatures de manuscrits.

Les personnages recueillis racontent des histoires recueillies, semblables à des cantiques ou à des sermons, colorées d’une lumière de vitrail, parfumées d’encens, accompagnées d’une musique d’orgue : histoire de la pieuse Constance, de sainte Cécile, d’un enfant tué par les Juifs, dissertations de dame Prudence (récit d’un ennui rare et que Chaucer s’attribue modestement à lui-même), histoire de la patiente Grisélidis, discours du pauvre curé. Nous étions tout à l’heure à l’auberge ; maintenant nous entrons à l’église ; on aimait au moyen âge les couleurs tranchées, les contrastes nets. Les teintes passées qu’on a vues à la mode depuis, mauve, crème, vieux rose, n’attendrissaient personne ; et nous savons que Chaucer, quand il était page, avait un superbe costume dont une jambe était rouge et l’autre noire ; le rire était inextinguible et rejaillissait en ricochets indéfinis ; les désespoirs étaient sans mesure ; le sens précisément de la mesure manquait ; ce fut un des résultats de la renaissance que sa vulgarisation. Panégyriques et satires étaient volontiers poussés à l’extrême. L’esprit logique, propagé parmi les lettrés par l’éducation scolastique, produisait ici son effet : on tirera part une qualité simple et on disserte sur elle, négligeant tout le reste. C’est ainsi que Grisélidis devient Patience et Janicola Pauvreté et que, par une transition facile et imperceptible, on en arrive à créer les personnages abstraits des romans et du théâtre : Couardise, Vaillance, Vice. On trouvait ces personnages, dont le seul nom nous fait frémir, parfaitement naturels ; ils ressemblaient à s’y méprendre à Grisélidis, à Janicola et à maints autres personnages ayant des noms à eux, leur appartenant en propre.

Le succès de Grisélidis en est la preuve. Cette pauvre fille, épousée par le marquis de Saluées, qui la répudie pour éprouver sa patience et lui rend ensuite sa place d’épouse, eut une popularité immense. Boccace avait conté ses malheurs dans le Décaméron ; Pétrarque trouva l’histoire si belle qu’elle lui parut digne de cet honneur suprême : une traduction latine. Chaucer la fit passer du latin en anglais ; ce fut son conte du clerc d’Oxford. Elle lut mise plusieurs fois en français. Pinturicchio représenta les aventures de Grisélidis en une série de tableaux conservés à la Galerie-Nationale de Londres. L’histoire fournit le sujet de pièces en Italie, en France et en Angleterre. Cette peinture excessive était juste ce qu’il fallait pour aller au cœur ; on pleura sur elle au XIVe siècle, comme sur Clarisse au XVIIIe. Pétrarque, écrivant à Boccace à propos de Grisélidis, emploie presque les mêmes termes que lady Bradshaigh écrivant à Richardson au sujet de Clarisse.

« Si vous m’aviez vue, dit la dame, vous auriez été sûrement pris de pitié. Livrée à moi-même, dans mes angoisses, je posais le livre, je le reprenais, je marchais dans la chambre, je laissais couler un flot de larmes ; puis, les yeux essuyés, je me remettais à lire, — trois lignes au plus, — en m’écriant : pardonnez-moi, bon M. Richardson, je ne peux continuer. C’est votre faute, si vous êtes allé plus loin que je ne peux supporter. »

Je fis lire cette histoire, écrit Pétrarque, « à un de nos amis communs, de Padoue, homme d’un esprit très élevé et d’un vaste savoir. À peine arrivé au milieu de l’écrit, il s’arrêta tout à coup, suffoqué de larmes ; un moment après, s’étant remis, il le reprit dans ses mains pour en continuer la lecture, et voilà qu’une seconde fois les sanglots lui coupèrent la voix. Il déclara qu’il lui était impossible de continuer, et chargea une personne fort instruite qui l’accompagnait d’en achever la lecture. » Vers ce même temps, selon toute probabilité, Pétrarque, qui aimait à renouveler cette expérience, comme on le voit dans la même lettre, donnait ce récit à lire au poète et négociateur anglais qui était venu le visiter dans sa retraite, et Chaucer, moins libre par là même que pour ses autres récits, ne changeait presque rien au texte de Pétrarque. Chez lui, comme chez son modèle, Grisélidis, c’est Patience, sans plus ; à cette vertu tout est sacrifié ; Grisélidis n’est plus femme, ni mère ; elle n’est que l’épouse patiente, Patience faite épouse. On lui retire sa fille, pour la tuer, lui dit-on, sur l’ordre du marquis. « Ainsi soit-il, » répond Grisélidis, qui toutefois se risque à demander qu’on enterre « le petit corps à l’abri des bêtes et des oiseaux, » à moins cependant « que mon seigneur n’en ait décidé autrement. » Chacun, sur ce, de s’extasier et de s’attendrir. L’idée de supplier son mari, de se jeter à ses pieds, de le fléchir, ne lui vient pas à l’esprit ; elle sortirait de son rôle qui n’est pas d’être mère, mais d’être Patience.

Chaucer laissa son recueil de contes inachevé ; nous n’en avons pas la moitié ; mais c’est assez pour pouvoir le juger. On y voit suffisamment, lorsqu’on passe en revue cette série si variée, de quels dons d’observation, de compréhension, de sympathie, il était doué ; on voit comme il sait bien mettre ses personnages en scène, et comme ses personnages sont habilement choisis pour représenter toute l’Angleterre contemporaine. Le poète y paraît plein de cœur et en même temps plein de sens. Il n’est pas sans se douter que ses histoires pieuses, indispensables pour que sa peinture soit complète, pèchent par la monotonie et l’exagération des bons sentimens. En leur donnant place dans son recueil, il est de son époque et contribue à la faire connaître ; mais quelques notes railleuses disséminées çà et là montrent qu’il est supérieur à son temps, que, malgré ses longues dissertations et ses digressions, il a, — chose rare à ce moment, — une certaine notion, du moins théorique, de l’importance de la mesure. Il laisse parler ses héros, mais n’est pas leur dupe ; si peu leur dupe, que parfois même il n’y peut tenir et les interrompt ou leur rit au nez. Il rit au nez de l’ennuyeuse Constance le soir de son mariage ; il montre ses compagnons s’assoupissant sur leurs montures au son des solennelles histoires du moine, et à peine préservés d’un sommeil complet par le bruit des sonnettes du cheval. Il se fait interrompre brusquement lui-même par l’hôte, lorsqu’il raconte en vers de mirliton, rym doggerel, pour satiriser les romans de chevalerie, les apertises d’armes et les merveilleuses aventures de l’incomparable sire Thopas. Avant que nous ayons pu murmurer le mot invraisemblance, il nous avertit que le temps des Grisélidis est passé et qu’il n’en existe plus de nos jours. Quand on approche de Cantorbéry et qu’il convient de finir sur un mode plus recueilli, il donne la parole à son pauvre curé, et celui-ci nous avertit que son discours sera un sermon, un vrai sermon, avec verset des Écritures ; Incipit sermo, porte un des manuscrits ; il parlera en prose comme à l’église : « Pourquoi sèmerais-je de l’ivraie, quand je peux semer du blé ? » Tous consentent, et c’est avec l’assentiment de ses compagnons, devenus plus sérieux à l’approche de la ville sainte, qu’il commence pour le bien de leurs âmes son ample « méditation. »

Ce bon sens, qui a fait donner aux Contes de Cantorbéry un agencement si conforme à la raison et à la nature, est une des qualités les plus éminentes de Chaucer. Elle paraît dans les détails comme dans l’ensemble et lui inspire, au milieu de ses récits les plus fantaisistes, des remarques rassurantes qui nous montrent que la terre et la vie réelle ne sont pas loin et que nous ne courons pas le risque de tomber des nues. Il rappelle avec à-propos qu’il y a une certaine noblesse, la plus haute de toutes, qu’on ne saurait léguer par testament, que les échantillons corrompus d’une classe sociale ne doivent pas faire condamner toute la classe : Of every ordre some schrewe is, pardee ; que, dans l’éducation des enfans, il faut se garder d’en faire trop tôt des hommes ; si on les mène avant l’âge aux fêtes, ils deviennent « effrontés, » to soone rype and bold… which is ful perilous ; sur les grands capitaines, qu’on eût traités de « brigands » s’ils eussent fait moins de mal. Cette dernière idée est indiquée en quelques vers d’un humour si vraiment anglais qu’ils font songer à Swift et à Fielding ; et l’on peut d’autant mieux en effet songer à Fielding qu’il a consacré tout son roman de Jonathan Wild le Grand à développer exactement la même thèse.

Enfin à ce même bon sens de Chaucer on doit une chose plus remarquable encore ; c’est que, avec sa connaissance du latin et du français, vivant dans un milieu où ces deux langues avaient une grande faveur, il écrivit uniquement en anglais ; sa prose comme ses vers, son traité sur l’Astrolabe, comme ses contes, sont en anglais. Il appartient à la nation anglaise et c’est pourquoi il écrit dans cette langue ; c’est assez pour lui de cette raison. « La noble lignée des clercs de Grèce ne s’est-elle pas contentée du grec ? et les Arabes ne se sont-ils pas contentés de l’arabe, et les Juifs de l’hébreu, et les Romains du latin ? » Chaucer se servira donc du franc anglais naked wordes in englissh ; il emploiera le langage national, « l’anglais du roi », — the king that is lord of this langage. Et il l’emploiera, comme en vérité il l’a fait, pour traduire au juste ses pensées et non pour les embellir ; il hait les travestissemens, il adore la vérité ; il veut que les mots et les choses soient dans la plus étroite relation possible : « Les mots doivent être cousins des faits. »

La même sagesse fait encore que Chaucer ne se perd pas en vains efforts pour tenter d’impossibles réformes et pour marcher à contre-courant. On lui en a adressé des reproches de notre temps ; et certains, par amour des Anglo-Saxons, se sont indignés de la quantité de mots français que Chaucer emploie : que n’est-il remonté aux origines du langage ! Mais Chaucer n’était pas de ceux qui, comme dit Milton, croient arrêter un tremblement de terre en collant leur épaule au sol ou qui ferment les grilles de leur parc pour empêcher les corneilles de s’en aller. Il s’est servi du langage national tel qu’il existait de son temps ; la proportion des mots français n’est pas plus grande chez lui que chez la masse de ses contemporains ; les mots dont il s’est servi étaient vivans et féconds puisqu’ils vivent encore, eux et leurs familles ; la proportion des disparus est prodigieusement petite, étant donné le temps écoulé. Quant aux Anglo-Saxons, il a gardé en lui, comme la nation elle-même, quelque chose de leur génie recueilli et puissant ; mais sans le savoir, et ce n’est pas de sa faute s’il ignore ces ancêtres ; tout le monde les ignorait de son temps. La tradition était rompue ; on remontait dans le passé littéraire jusqu’à la conquête et de là, on allait d’un trait aux « gentils Bretons d’autrefois. » Dans son énumération des bardes célèbres, Chaucer donne place à Orphée, Orion, au « Bret » Glascurion ; mais l’auteur de Beowulf lui est inconnu. Shakspeare de même s’inspirera dans ses pièces du passé national ; il remontera au temps des Deux-Roses, au temps des Plantagenets, au temps de la grande charte, et, passant par-dessus la période anglo-saxonne, demandera aux Bretons l’histoire de Lear et de Cymbeline.

L’éclat avec lequel Chaucer employa la nouvelle langue, la renommée immédiate de ses écrits, la manière dont il avait plié l’anglais aux sujets les plus hauts et les plus bas assura à cet idiome sa place définitive parmi les grands langages littéraires. Il avait, même du temps de Chaucer, une tendance à se résoudre en dialectes, comme, au temps de la conquête, le royaume tendait à se résoudre en sous-royaumes. Chaucer le savait et s’en préoccupait ; il s’inquiétait de ces différences de langue, d’orthographe, de vocabulaire ; il fit son possible pour régulariser ces différences ; il avait sur ce sujet des idées arrêtées. Les fantaisies des copistes, chose bien rare dans ce temps, le faisaient frémir, et rien ne montre mieux la foi qu’il avait dans la langue anglaise comme langue littéraire que ses recommandations réitérées aux lecteurs et aux copistes qui liront ses poèmes à haute voix ou les transcriront. Ses efforts contribuèrent à l’œuvre de concentration ; les dialectes après lui perdirent de leur importance et celui qu’il employa (East midland) devint le langage de la nation.

Son vers est aussi le vers de la nouvelle littérature, formé par une transaction entre l’ancienne et la nouvelle prosodie. L’allitération, qui n’est pas encore morte et qu’on emploie encore de son temps, ne lui plaît pas ; ces bruits de grelots lui semblent ridicules :


I can not geste, run, ram, ruf by letter.


Ridicule aussi à ses yeux la rym doggerel des romans populaires du type sire Thopas. Son vers est le vers rimé, aux accens fixes et aux syllabes variables. La presque totalité des Contes est écrite en « vers héroïques » rimant deux à deux et contenant cinq syllabes accentuées.

Le même bon sens optimiste et tranquille qui lui a fait adopter la langue de son pays et la versification usuelle, qui l’a empêché de réagir avec excès contre les idées reçues, l’a empêché aussi de se faire, par patriotisme, piété ou orgueil, des illusions sur sa patrie, sa religion ou son temps. Il en fut cependant autant que personne, les aima et les honora mieux que pas un. L’impartialité de jugement de cet ancien prisonnier des Français est extraordinaire, supérieure même à celle de Froissart qui, originaire de pays mitoyen, était par naissance impartial et qui, de plus, à mesure que l’âge vint, montra par la révision de ses Chroniques des préférences décidées : vers la fin du siècle, Froissart était une des reprises de la France. Chaucer, d’un bout à l’autre de sa carrière, demeure le même, et le fait est d’autant plus remarquable que sa tournure d’esprit, son inspiration et son idéal littéraire deviennent de plus en plus anglais à mesure qu’il prend des années. Il reste impartial ou plutôt en dehors de la grande querelle à laquelle cependant il avait participé dans la vie réelle ; ses œuvres ne contiennent pas un vers qui soit dirigé contre la France, ni même un seul éloge de son pays où celui-ci soit loué en tant que rival heureux du nôtre. Aussi Des Champs, grand ennemi des Anglais qui avaient non-seulement ravagé le royaume en général, mais même en particulier, brûlé sa maison de campagne, faisait-il exception dans ses haines et rendait-il hommage à la sagesse et au génie du « noble Geoffrey Chaucer, » ornement du « royaume d’Énée, » l’Angleterre.

La rédaction des Contes de Cantorbéry occupa les dernières années de la vie de Chaucer. Il composa encore à ce moment son traité de l’Astrolabe en prose, pour l’instruction de son fils Louis, et quelques poésies détachées, pièces mélancoliques où il parle de fuir le monde et la foule, où il demande au roi de le secourir dans sa misère, où on le voit se replier sur lui-même, se recueillir, se résigner. Il était alors, malgré cette mélancolie, le roi incontesté des lettres anglaises ; une amitié de la vie entière l’unissait à Gower ; les jeunes poètes venaient à lui : Hoccleve, Scogan et Lydgate le proclamaient leur maître. Sa figure, dont les traits nous sont connus grâce au portrait dessiné par Hoccleve, avait pris une expression de douceur et de recueillement ; il aimait plus à écouter qu’à parler et, dans les Contes de Cantorbéry, l’hôte le raille pour son air pensif, ses yeux baissés, « qui semblent chercher un lièvre à terre, » et pour cette corpulence que l’âge lui a donnée et qui le rend comparable à Harry Bailey lui-même. Quand Henri IV monta sur le trône, dans les quatre jours qui suivirent son avènement, il doubla la pension du poète (3 octobre 1399) qui loua alors pour deux livres seize shillings et quatre pence par an une maison et un jardin dépendant de Sainte-Marie de Westminster ; le bail est encore conservé dans les archives de l’abbaye. Il s’éteignit l’année d’après dans cette tranquille retraite et fut enterré à Westminster, non loin des sépulcres où dormaient ses protecteurs, Edouard III et Richard II, dans le bras du transept appelé depuis le coin des poètes, où nous voyions naguère descendre le cercueil de Browning et où l’on déposait hier celui de Tennyson.

Nul poète anglais ne jouit plus vite d’une renommée plus grande et plus constamment égale à elle-même. Au XVe siècle, on ne fît guère que le pleurer et le copier. — « Hélas ! dit Hoccleve, celui qui fut l’honneur de la langue anglaise est mort ! O maître chéri, père révéré, Chaucer, mon maître, fleur de l’éloquence, miroir d’entendement fécond, poète au savoir incomparable, que n’as-tu, sur ton lit de mort, légué à tes élèves ta merveilleuse sagesse ! » À la renaissance, Caxton imprime ses œuvres, Henri VIII les excepte de sa prohibition des livres de « fantaisie ; » sous Elisabeth, Thynne les annote, Spenser voit dans Chaucer « la source pure du vrai anglais, » et Sidney le porte aux nues. Au XVIIe siècle, Dryden rajeunit ses contes ; au XVIIIe, l’admiration est universelle et gagne Pope et Walpole. De notre temps, les savans de tous les pays se sont appliqués à commenter ses œuvres et à débrouiller sa biographie. Une société s’est fondée pour publier les meilleurs textes de ses écrits, et sa Légende des femmes exemplaires inspirait naguère un délicieux poème à ce lauréat qui dort aujourd’hui tout près du grand ancêtre, sous les dalles de la fameuse abbaye.


J. J. JUSSERAND.