L’ORGANISATION


DE LA JUSTICE


DANS L’ANTIQUITÉ ET LES TEMPS MODERNES




Un des principaux problèmes que notre génération ait à résoudre est celui de l’organisation de la justice. L’esprit français aime mieux en général s’élever dans les hauteurs de la politique et même se perdre dans les rêveries humanitaires que de porter son attention sur le terrain de la pratique. Il n’est guère douteux que nous ne voyions surgir prochainement une riche moisson de constitution politiques et sociales, et peu d’hommes penseront peut-être à réfléchir sur la constitution de la justice. Il est bien tentant, à ce qu’il paraît, de créer des systèmes de gouvernement, d’organiser des états, et il semble bien petit de s’occuper de la manière dont les procès et les crimes seront jugés. Cependant il s’agit ici, si l’on y regarde de près, de quelque chose qui est plus précieux encore que nos droits politiques : il s’agit des droits individuels de chacun de nous, c’est-à-dire de ce qui assure notre liberté civile, notre propriété, notre conscience, tout ce dont nous vivons, tout ce qui fait notre existence matérielle et morale.

Il y a des peuples qui sont convaincus que la constitution judiciaire d’une société a beaucoup plus d’importance que sa constitution politique. Ils s’occupent peu de celle-ci, et l’acceptent telle quelle comme chose, à peu près indifférente ; mais ils se soucient fort de celle-là, parce qu’elle est la garantie de tous leurs intérêts et de tous leurs droits. Au rebours, le peuple français n’a jamais donné à son organisation judiciaire qu’une attention distraite. Les hommes de 1789 sont passés à côté du problème sans l’étudier ; ils se sont hâtés de détruire l’ancienne organisation de la justice royale, et n’ont pas pris le temps de chercher ce qu’il fallait mettre à la place. Le consulat est venu, et il a établi un système judiciaire qui était beaucoup plus monarchique que celui de l’ancien régime. Ce qui est singulier, c’est que la génération des hommes de cette époque ait assisté à cette transformation de la justice par le premier consul avec une indifférence parfaite ; elle paraît ou ne l’avoir pas comprise ou ne s’en être pas souciée. Ensuite sont venus d’autres régimes politiques, trois sortes de monarchie et une république, et aucun de ces gouvernemens n’a songé à toucher à l’organisation judiciaire qui avait convenu au consulat.

Cette indifférence à l’égard de choses si graves est l’une des fautes les plus déplorables des générations d’hommes qui se sont succédé dans la vie politique depuis quatre-vingts ans. Il ne serait pas difficile de montrer que notre instabilité, nos révolutions, nos souffrances, sont en grande partie venues de là. L’imperfection de la justice pendant la première république a produit d’abord la terreur, puis la faiblesse du directoire, enfin la chute du régime républicain. Cette même imperfection de la justice a été l’une des causes de l’impopularité du gouvernement de la restauration, et a certainement contribué dans une assez forte mesure à faire tomber le second empire. La France doit se préoccuper d’un problème dont la solution importe si fort à la stabilité de toute espèce de gouvernement.

Nous ne saurions avoir la prétention de résoudre un si grand problème ; mais il nous a semblé que l’étude de l’histoire devait servir à quelque chose. L’histoire ne dira sans doute pas ce qu’il y faut faire, mais elle aidera peut-être à le trouver. Si elle ne nous indique pas clairement ce qui serait bien, elle nous signalera du moins ce qui pourrait être funeste, et nous mettra en garde contre les écueils. Nous pouvons apprendre par l’expérience des générations passées quels sont les divers systèmes judiciaires qui ont été essayés, comment et dans quelles conditions ils ont fonctionné, enfin ce qu’il y avait de bon et de mauvais dans chacun de ces systèmes.


I. — la justice démocratique. — athènes. modifier

De toutes les cités grecques, Athènes a été la moins troublée, la mieux gouvernée, la plus intelligente et en même temps la plus prospère. Quels qu’aient été ses défauts et ses fautes, on doit reconnaître que, parmi les républiques anciennes, c’est elle qui a le moins mal pratiqué la démocratie. En faisant d’elle cet éloge, nous pensons surtout à cette partie de son existence qui s’écoula depuis le temps de Périclès jusqu’à celui de Démosthène. Le peuple athénien se gouvernait lui-même ; réuni tout entier dans ses assemblées, il ne se bornait pas à nommer ses chefs et ses délégués, il faisait directement ses lois, décrétait ses impôts, déclarait lui-même la guerre, concluait les traités de paix et de commerce. Il n’y avait aucune affaire publique qui ne fût discutée et décidée publiquement ; le peuple et le gouvernement ne faisaient qu’un. Entre les citoyens, l’égalité était parfaite. On distinguait des pauvres et des riches ; mais il n’y avait pas d’aristocratie, puisqu’il n’y avait ni caste ni privilèges légaux. Tous avaient les mêmes droits comme les mêmes devoirs politiques. Tous avaient le même rang dans la vie publique ; ils siégeaient tous dans l’assemblée, pouvaient tous faire partie du sénat, pouvaient s’élever tous aux plus hautes fonctions. Quelle était l’organisation judiciaire qui correspondait à cette organisation politique ?

Pour se faire une idée juste de ce qu’était la justice chez les Athéniens, il faut commencer par oublier ce qu’elle est chez nous. Les sociétés anciennes n’avaient rien qui ressemblât à la magistrature telle qu’elle existe chez-nous, c’est-à-dire à une classe d’hommes voués à la pratique des lois et chargés par profession de vider les procès et de punir les crimes. La justice n’était pas rendue par des hommes spéciaux, elle l’était par tout le monde. Tout citoyen était un juge. On était juge à peu près comme chez nous on est juré. Une liste de 6,000 noms était dressée chaque année par la voie du sort, et les 6,000 citoyens désignés formaient le corps judiciaire pendant toute une année.

Dans la langue d’Athènes, cet immense tribunal s’appelait l’héliée. Or ce mot, dont la signification est digne de remarque, n’avait pas un autre sens que celui d’assemblée populaire. Héliée et ecclésie étaient deux termes synonymes que les autres villes grecques employaient indifféremment ; l’usage d’Athènes était d’appliquer le second au peuple assemblé pour s’occuper d’affaires politiques, et le premier au même peuple assemblé pour rendre la justice. Entre les deux réunions, les différences n’étaient pas fort grandes. Il est vrai que, dans l’assemblée politique, tous les citoyens, c’est-à-dire environ 15,000 personnes, pouvaient siéger ; seulement il était rare que le nombre des assistans atteignît le tiers de ce chiffre. L’assemblée judiciaire ne pouvait jamais dépasser 6,000 membres ; mais elle atteignait nécessairement ce nombre, car c’était un devoir rigoureux d’y siéger dès qu’on avait été désigné par le sort. Il se trouvait ainsi dans la pratique que l’assemblée judiciaire était ordinairement plus nombreuse que l’assemblée politique.

Pour être inscrit sur la liste, il fallait avoir trente ans accomplis. La sagesse grecque jugeait qu’un homme de vingt ans pouvait bien être capable de voter sur les lois, sur les impôts, sur la guerre, mais qu’il fallait en avoir au moins trente et posséder quelque expérience de la vie pour prononcer un arrêt sur les biens ou sur la vie d’un autre homme. En principe, les six mille juges formaient un tribunal unique. Dans la pratique, il avait bien fallu partager ce tribunal en sections. Chaque section était de deux cents membres au moins, le plus souvent de cinq cents, quelquefois de mille. Il arrivait parfois que, vu l’importance des débats, toutes les sections se réunissaient, et l’héliée siégeait tout entière en un seul corps[1].

Il n’y a presque aucune analogie entre ce grand tribunal athénien et notre jury français. Les héliastes n’étaient pas de simples jurés ayant pour unique mission d’exprimer leur avis sur un fait ; ils étaient de véritables juges, et ils l’étaient aussi bien au civil qu’au criminel. Chacune des sections était présidée par un des chefs de la cité, soit archonte, soit stratège ; mais ce personnage devait se contenter de convoquer les juges, d’introduire les témoins, de veiller au bon ordre des débats. Ce n’était pas lui qui jugeait. Il n’avait à prononcer ni sur le fait en litige, ni sur l’application de la peine. La sentence n’appartenait qu’aux héliastes ; ils décidaient avec une liberté et une souveraineté parfaite, sans recevoir aucune direction étrangère et sans que leurs jugemens pussent être frappés d’appel. Il est donc vrai de dire que tout citoyen était un juge. Le tribunal n’était pas autre chose que la population même ; c’était la cité rendant la justice. Comme le peuple se gouvernait lui-même, il se jugeait aussi lui-même. Il jugeait ses procès et ses crimes au même titre qu’il votait ses lois et ses traités de paix.

Assurément cette organisation judiciaire était en accord parfait avec le gouvernement de l’état athénien, et l’on ne pourrait pas imaginer une justice plus démocratique. De là ressortaient plusieurs avantages. D’abord il n’était pas à craindre que l’action de la justice fit échec aux institutions politiques ou les énervât. Elle assurait au contraire et rendait inébranlables la liberté publique et l’égalité. Aucune tyrannie, aucun privilège, ne pouvait songer à s’élever en face d’une justice ainsi constituée. Les droits de tous se trouvaient garantis par tous. Pour les crimes frappant les individus, chaque victime avait pour vengeur la cité tout entière. Les plus pauvres et les plus faibles étaient sûrs d’être puissamment protégés. Qu’on ajoute à cela que la justice était absolument gratuite, que les débats étaient publics, qu’enfin il n’existait pas d’emprisonnement préventif, et l’on estimera qu’Athènes avait trouvé quelques-uns des vrais principes d’une bonne organisation judiciaire.

Pourtant, si nous regardons de près comment cette justice était appliquée et comment ce bel organisme fonctionnait, bien des défauts se laissent apercevoir. C’en était un d’abord qu’il fallût un si grand nombre de juges, et que la justice ne pût être rendue qu’à la condition que la moitié des citoyens y emploieraient toutes leurs journées d’un bout de l’année à l’autre, au grand préjudice de leurs affaires et de leurs travaux. C’en était un autre de confier la justice, cette mission si difficile et si délicate, à des hommes à qui l’on ne demandait aucune instruction préalable, aucune aptitude particulière. Il ne suffit pas d’avoir du bon sens et un cœur droit pour bien juger, encore faut-il connaître les lois. Ce n’est même pas encore assez, et l’on ne peut être un bon juge, si l’on n’a pas fait une étude suffisante du cœur humain, de ses passions, de ses travers, de ses hypocrisies ; il faut s’être rendu capable de discerner la vérité du mensonge dans les dépositions des témoins ou dans les plaidoiries ; les faits connus, il faut démêler encore les intentions. Parmi ces juges improvisés, combien il devait être facile de trouver des dupes ! Athènes croyait naïvement que les tribunaux auraient d’autant plus de sagesse que leurs membres seraient plus nombreux ; mais dans de telles foules chacun compte sur l’ensemble. Augmentez le nombre des juges, vous n’augmentez, pas le soin que le tribunal apporte à l’examen des affaires, et la somme d’attention sera peut-être moindre chez cinq cents juges qu’elle ne le serait chez douze. Peut-être Athènes, en multipliant les juges, avait-elle compté que la vénalité et la corruption seraient plus difficiles et plus rares. En ce point, elle se trompait encore ; l’intrigue s’exerce plus aisément sur des foules irresponsables qu’elle ne s’exercerait sur un petit nombre d’hommes se surveillant l’un l’autre. Les comédies d’Aristophane et mieux encore les plaidoyers des orateurs attiques prouvent que les tribunaux d’Athènes n’étaient pas au-dessus du soupçon.

Les assemblées nombreuses ont un autre désavantage, l’éloquence et l’habileté de parole y ont trop d’empire. C’est une vérité que chacun connaît par expérience ; on sait que la même affaire, suivant qu’elle sera examinée par une quinzaine d’hommes ou qu’elle sera débattue devant une assemblée de plusieurs centaines de membres, sera presque toujours jugée différemment. L’âme humaine n’est pas exactement la même quand elle est seule ou quand elle se trouve au milieu d’une foule. Seule ou presque seule, elle a la réflexion et le calcul. Enveloppée de la foule, elle n’a presque que des entraînemens et des passions. Il se passe dans toute multitude réunie des faits incompréhensibles qui sont comme des contagions ; ils bouleversent et transforment chaque esprit, ils lui enlèvent sa vue et sa pensée propre. Ce ne sont plus des hommes que vous avez devant vous, c’est un être collectif, d’une nature particulière et indéfinissable ; il ne ressemble nullement à ce que serait chaque individu pris à part, il pense autrement que chacun d’eux, il veut autre chose, il a une autre intelligence et un autre cœur. Jetez aux oreilles de cet être étrange certains mots, certaines phrases, et le voilà qui s’agite comme enivré ; il tourbillonne d’abord au gré de l’orateur ; bientôt l’orateur même n’en est plus maître, et il roule comme une mer furieuse sous l’action de je ne sais quel souffle. Athènes pouvait-elle espérer que de telles multitudes auraient le sang-froid et la sérénité qui conviennent à l’action judiciaire ? De nos jours, les assemblées politiques, qui sont forcément assez nombreuses, prennent du moins la précaution de confier à des commissions l’examen sérieux de toutes les affaires. Athènes au contraire confiait à des foules le soin si délicat de décider de la culpabilité d’un homme, de prononcer sur sa vie. Supposez une douzaine de juges éclairés, ils n’eussent pas condamné Socrate ; mais le tribunal comptait plus de cinq cents membres : des orateurs y vinrent parler de religion outragée, de jeunesse corrompue, de cité trahie, et l’honnête homme fut condamné à mort.

Mais, si je ne me trompe, voici le plus grand vice de la justice athénienne. Le tribunal, avons-nous dit, était la cité même. En théorie, cela paraît fort beau ; dans la pratique d’incalculables dangers sont inhérens à cette sorte de justice. Que dans un régime démocratique le peuple juge lui-même les procès et les crimes, c’est exactement la même chose que si, dans un état monarchique, le roi était seul investi du droit de juger. Tous les pouvoirs étant ainsi réunis dans les mêmes mains, que reste-t-il pour la liberté ? L’individu a des droits à part, il a des droits vis-à-vis de l’état ; il en a même qui peuvent se trouver parfois en opposition avec l’état. Comment ces droits individuels seront-ils protégés par le juge, si le juge est l’état lui-même ? Il nous paraîtrait sans doute monstrueux que dans une monarchie les procès et les crimes politiques fussent jugés par le monarque. C’est précisément ce qui avait lieu dans la démocratie athénienne, où le peuple souverain jugeait tous les procès et tous les débats, même ceux où il était partie. On sait quels sentimens l’animaient alors, et quels étaient ses passions ou ses préjugés, ses engouemens ou ses colères. Représentons-nous Démosthène accusé deux fois devant de tels tribunaux ; l’un, dans le procès sur la couronne, l’absout glorieusement ; l’autre, dans l’affaire d’Harpale, lui inflige une condamnation ignominieuse. Croirons-nous que dans ces deux cas les juges aient examiné avec un soin scrupuleux les faits et la légalité ? Nullement ; dans l’un et l’autre cas, l’esprit de parti et les dispositions actuelles du peuple ont déterminé l’arrêt. La première fois, ces mille ou quinze cents juges se sont laissés aller à leur enthousiasme patriotique ; la seconde fois, ils ont obéi à la peur, au soupçon, à l’envie. Justice variable suivant les opinions, suivant les partis, suivant les passions ! La démocratie athénienne, nous le savons, était fort soupçonneuse. Que devenait l’homme accusé de trahison ou seulement d’incivisme devant cette cité qui jugeait ? Que devenait l’homme suspect de tendances aristocratiques devant cette démocratie érigée en tribunal ? Cette sorte de justice protégeait sans nul doute le pauvre contre les violences et les ruses du riche ; mais protégeait-elle aussi efficacement le riche contre la jalousie et la convoitise du pauvre ? Il y a dans les plaidoyers des orateurs attiques une chose qui frappe : c’est le soin avec lequel chaque plaideur cherche à prouver aux juges qu’il est pauvre, et que son adversaire est riche. C’était donc une recommandation d’être pauvre, et nous sommes bien forcés de croire que, devant de tels tribunaux, la richesse était déjà un commencement de culpabilité. La justice, dans cette démocratie envieuse, était souvent une manière indirecte de faire la guerre à la richesse. Il faut dire aussi que ces juges devaient éprouver une tentation bien forte de frapper les riches. En effet, la loi athénienne, qui infligeait rarement la mort ou la prison, prodiguait les amendes et la confiscation des biens. Déclarer que le riche était coupable, c’était donc servir les intérêts du trésor public. Or le trésor public était le trésor de tous les citoyens en général et des juges tout particulièrement. Si les juges ne se chargeaient pas d’enrichir l’état, comment l’état leur paierait-il leurs trois oboles de chaque jour ? Combien d’arrêts de confiscation ne fallait-il pas pour indemniser ces 6,000 juges !

En résumé, les principes de la justice athénienne étaient fort beaux ; mais l’application en fut mauvaise en beaucoup de points. Cette justice exercée par le peuple était nécessairement subordonnée aux intérêts ou aux passions populaires. Elle ne garantissait suffisamment ni la liberté individuelle, ni le droit de propriété, ni la conscience de l’homme, ni sa vie. Elle condamna Anaxagore, Socrate et Phocion.


II. — la justice dans une république sans liberté. — rome. modifier

À Rome, l’organisation de la justice a varié avec la constitution de l’état ; mais on n’a jamais songé à la séparer de la politique. Tout au contraire, le principe romain était que la justice émanait nécessairement de l’autorité publique et ne faisait qu’un avec elle. On n imaginait point à Rome que la fonction de juger dût appartenir à des hommes spécialement voués à cette œuvre ; on imaginait moins encore que les juges dussent être indépendans de l’état. Notre mot magistrat, par lequel nous désignons un homme chargé par profession de connaître et d’appliquer les lois, est un vieux mot de la langue des Romains ; seulement il avait chez eux un tout autre sens que chez nous. Magistrat (magister, magistratus ; le titre officiel du dictateur était magister populi signifiait chef et maître absolu. Il s’appliquait aux hommes que la cité avait revêtus de l’autorité publique avec les titres divers de consul, de dictateur, de préteur, etc. Or c’étaient ces chefs de l’état qui rendaient la justice. Ils étaient en même temps administrateurs de la cité, commandans des armées, juges des procès et des crimes. La division des pouvoirs ne fut jamais comprise par les Romains. Ils eurent beau multiplier les magistratures, ils ne surent jamais séparer le domaine de la justice de celui de l’administration, de la politique ou de la guerre. On se ferait une idée très fausse des préteurs, si on se les représentait comme de simples juges uniquement chargés de fonctions judiciaires. Ils étaient des chefs militaires et des administrateurs ; leur titre même signifiait général d’armée, et il avait été porté à l’origine par les consuls. Il est vrai qu’à quelques-uns de ces préteurs on confiait spécialement le soin de juger (c’était ce qu’on appelait provincia urbana) ; mais ils pouvaient tout aussi bien être mis à la tête des armées ou des provinces. Les préteurs ne ressemblaient donc nullement à nos magistrats modernes. Ils étaient plutôt semblables aux consuls ; ils étaient des consuls inférieurs, et leur charge annuelle n’était en effet qu’un des échelons qui conduisaient au consulat. Il faut ajouter que les consuls conservaient, à côté ou au-dessus des préteurs, l’autorité judiciaire, et qu’ils l’exerçaient toutes les fois qu’ils en avaient la volonté ou le loisir.

Ainsi le vrai, l’essentiel caractère de la justice, dans la république romaine, était d’être rendue par les mêmes hommes qui étaient les chefs de l’état. Elle était attachée à l’autorité publique ; elle en faisait partie intégrante. Qu’un débat eût lieu entre deux hommes, ou entre un homme et l’état, c’était un des chefs de l’état qui prononçait le jugement. Le droit, d’après le principe romain, découlait de l’autorité seule. Il n’avait pas sa source dans l’équité, dans la raison et la conscience ; il résultait uniquement de l’intérêt social ; il était, parce que la cité voulait qu’il fût : c’était donc aux chefs de la cité à l’appliquer. Il ne pouvait pas avoir d’organes particuliers et spéciaux. Il devait être prononcé par celui-là même qui exerçait l’autorité publique. C’était ce chef de l’état qui était l’organe du droit, qui l’énonçait, jus dicebat ; le droit résidait en lui et parlait par sa bouche.

Il est bien vrai que ce chef de la cité, qui était souvent un général d’armée et un administrateur, ne pouvait pas examiner tous les débats et peser le pour et le contre dans chaque procès. Il chargeait donc un homme de faire cet examen et cette instruction préalable ; mais cet homme, que l’on appelait judex, n’était pas un juge. Il n’avait d’autre fonction que celle d’étudier les faits du débat ; c’était toujours le consul ou le préteur qui, éclairé par lui, prononçait la sentence. L’examen du fait pouvait bien appartenir au judex ; mais l’énoncé du droit ne pouvait appartenir qu’au magistrat, c’est-à-dire à l’un des chefs de la cité. Pour juger, il fallait être revêtu de l’autorité publique. La justice était inhérente à l’autorité et ne se séparait pas d’elle.

Telle était la conception que l’esprit romain se faisait de la justice. Cette conception était simple et pratique ; mais il est douteux qu’elle puisse convenir aux sociétés modernes. Aujourd’hui nous séparons nettement le droit de la politique, et nous ne confondons plus la justice avec le gouvernement. Il y a une équité supérieure aux pouvoirs sociaux. Il existe aussi des droits individuels qui ne peuvent être asservis aux volontés publiques. Les intérêts privés ne peuvent pas toujours être jugés par l’état, et la conscience ne doit jamais l’être par lui. Chez les anciens, le gouvernement, le droit, la religion, formaient un ensemble indivisible, une unité, un seul objet à faces diverses. Chez nous, le gouvernement, le droit, la religion, sont choses distinctes et indépendantes. La liberté et la dignité humaine ont le plus grand intérêt à ce que cette distinction soit maintenue dans la pratique.

Comprise comme la comprenaient les Romains, la justice devait nécessairement être subordonnée à l’intérêt public et à la raison d’état. Aussi professaient-ils cette maxime : salus populi suprema lex esto, il salut de l’état doit être la loi suprême, maxime qui viole le droit, qui opprime la liberté, et qui ne peut s’excuser que dans des cas fort rares. De ce principe est venue toute cette justice inique que les anciens comprenaient sous le nom de crimes de lèse-majesté. Elle ne date pas de l’empire romain, comme on le croit généralement ; l’empire n’a fait que l’emprunter à la république. Le mot « majesté, » au temps des consuls, désignait l’autorité de l’état, comme au temps des empereurs il désignait l’autorité du prince. À l’une et à l’autre époque, il signifiait également un pouvoir absolu devant lequel s’effaçaient tous les droits individuels. Les accusations de lèse-majesté furent pour le moins aussi fréquentes sous la république que sous l’empire. Manquer de respect à un consul, mettre en doute l’autorité du sénat, rire en public d’un augure, avoir des aspirations aristocratiques quand la démocratie dominait, avoir des goûts démocratiques quand l’aristocratie avait le dessus, s’isoler des affaires publiques et vouloir vivre libre, c’étaient là autant de crimes contre la « majesté » de l’état. Or ces crimes étaient jugés par l’état lui-même dans la personne d’un consul ou d’un préteur. Il devait y avoir peu de débats où le juge ne fût intéressé, soit personnellement, soit comme chef de la cité.

Les anciens n’ont jamais bien aperçu que le despotisme d’une république n’est pas moins écrasant que celui d’un homme. Celui-ci, ils l’appelaient la tyrannie ; l’autre, ils l’appelaient volontiers la liberté. Les Romains sentirent bien vite combien l’autorité judiciaire dans la main d’un consul, sans contrôle et sans appel, était exorbitante et pouvait devenir funeste ; mais ils n’y virent d’autre remède que le jugement par le peuple lui-même. Ils autorisèrent donc tout citoyen condamné à mort par le consul à en appeler au peuple. C’est ce que le langage officiel appelait la provocation. Ce droit d’appel, s’il faut en croire les historiens romains, remonterait à la première année du consulat ; toutefois un esprit attentif ne manquera pas de concevoir bien des doutes sur ce point. Il ne suffit pas d’ailleurs de savoir que l’homme condamné par le consul avait le droit d’en appeler au peuple ; il faudrait savoir encore comment ce droit pouvait être exercé, à quelle sorte de comices l’appelant devait s’adresser, de quelle façon il pouvait défendre son appel. Il y a de fortes raisons, de croire que, du moins pour les premiers siècles de la république, l’appel devait être porté devant les comices par curies ou par centuries. — Or l’on sait que ces comices étaient présidés par le consul, et que nul n’y pouvait prendre la parole sans une autorisation spéciale du président. On ne voit donc pas qu’il fût facile à un citoyen de parler au peuple et de le faire voter malgré le consul contre l’arrêt de ce consul lui-même. L’appel au peuple ne fut peut-être, comme tant d’autres institutions de la république romaine, qu’un vain mot et un leurre. La preuve que cette loi sur l’appel n’était guère exécutée et restait d’ordinaire à l’état de lettre morte, c’est que nous pouvons compter dans les historiens que, dans l’espace de trois siècles, il fallut la renouveler sept fois, et Tite-Live fait même cette remarque, que ce fut seulement à la septième fois, c’est-à-dire à l’avant-dernier siècle de la république, qu’elle fut réellement appliquée.

Il arrivait souvent qu’en dehors même de tout appel le peuple romain jugeait directement et par lui-même. Les exemples les plus frappans de cette sorte de justice sont les procès de Coriolan, de Claudius Pulcher et de Scipion l’Africain. Il était sans aucun doute admis que le peuple, c’est-à-dire la cité, avait toujours le droit d’évoquer une cause, de s’ériger en tribunal pour juger un accusé. Les anciens voyaient là une garantie de liberté ; mais les exemples mêmes que nous connaissons prouvent le vice de cette juridiction populaire. Dans le procès de Coriolan, c’est la passion et la haine qui décidèrent du sort de l’accusé. Dans l’affaire de Scipion l’Africain, l’audace de l’attitude et l’emploi des mots sonores eurent raison du peuple et des lois. Il est fort difficile qu’une foule, subitement érigée en cour de justice, ne se laisse pas entraîner par des motifs absolument étrangers à l’équité. Ce grand tribunal n’était pas autre chose que l’assemblée politique, et ce serait une grande erreur de croire qu’une assemblée politique offre des garanties particulières à la liberté individuelle et au droit. Habituée à délibérer sur des intérêts d’un autre ordre, une assemblée de cette nature n’est guère disposée à fixer les yeux sur la justice absolue. Elle représente l’état, elle est l’état ; comment espérer qu’elle soit assez désintéressée de cœur et d’esprit pour juger un accusé dont la situation est précisément d’être en conflit avec l’état ? Une telle justice était contraire à la liberté, et ce qu’il y avait de pis en elle, c’est précisément qu’elle avait toutes les apparences et tous les dehors de la liberté !


III. — la justice aristocratique. — le jury romain. modifier

Dans les cent dernières années de la république romaine, nous voyons fleurir une institution judiciaire qui à première vue paraît analogue à nos jurys modernes. La justice n’était plus rendue par le consul ou le préteur siégeant seul et prononçant souverainement à titre d’autorité publique ; elle appartenait à des tribunaux composés chacun d’une trentaine de juges. Ces tribunaux, que la langue officielle appelait quæstiones perpetuæ, étaient renouvelés chaque année, et restaient en permanence pendant l’année entière. Les membres se réunissaient sous la présidence d’un préteur, d’un questeur ou d’un édile, comme nos jurés sous la présidence d’un magistrat. En principe, ils n’étaient en effet que des jurés, et leur fonction devait se borner à écouter les dépositions des témoins et les plaidoiries, à énoncer leur avis sur les faits en litige ; en réalité, leur pouvoir allait plus loin, et le préteur ou le questeur qui les présidait n’avait guère qu’à donner lecture de l’arrêt qu’ils lui avaient dicté. Ils étaient ainsi les véritables juges. Ce n’était pas le préteur qui les choisissait ; ils étaient désignés par le sort, comme nos jurés, et la moitié d’entre eux pouvaient être récusés, soit par l’accusation, soit par la défense. Plusieurs tribunaux siégeaient à la fois, et, par une singularité digne de remarque, chacun d’eux ne jugeait qu’une seule nature de délits, l’un le péculat, l’autre la concussion, un troisième la brigue, un quatrième les crimes de lèse-majesté, d’autres le meurtre, l’incendie, le faux, l’adultère.

Cette organisation était assurément préférable à la juridiction arbitraire d’un consul et d’un préteur, ou à la juridiction passionnée et inintelligente de la foule. Il semble même qu’elle dût offrir toutes les garanties désirables à l’équité et aux droits individuels. Si pourtant on l’examine de près, surtout si l’on observe comment elle était appliquée, on reconnaît qu’elle était fort loin de remplir tout ce que l’on doit attendre d’une bonne justice. On la croirait établie dans le seul intérêt du droit ; nous allons voir qu’elle ne l’avait été que dans l’intérêt d’une classe d’hommes. Elle paraît à la fois démocratique et libérale ; au fond, elle fut un instrument pour refouler la démocratie et étouffer la liberté.

Pour la bien comprendre, il faut songer avant tout que la république romaine ne fut jamais franchement démocratique. Rome a été en tout point l’opposé d’Athènes. Athènes a fondé la démocratie, et son histoire en présente le modèle le moins imparfait qu’il y ait eu dans l’antiquité. Rome n’a jamais voulu ou n’a jamais su établir chez elle cette sorte de gouvernement. Il ne faut pas que les dehors et les apparences nous fassent illusion. Le jour où la caste patricienne, vaincue, s’effaça, l’aristocratie ne disparut pas de Rome, car il se forma aussitôt une nouvelle noblesse composée des familles les plus riches, et cette noblesse ne tarda pas à devenir une véritable caste, dans laquelle les hommes nouveaux ne pénétrèrent qu’avec la plus grande difficulté. En apparence, tous les citoyens étaient égaux, et le gouvernement appartenait à tous ; en réalité, la richesse gouvernait ; tous les droits, tous les honneurs, toutes les fonctions publiques étaient pour elle. Les rangs étaient marqués par la fortune. Il fallait un certain chiffre pour être sénateur, un autre pour être chevalier. Suivant le cens, on figurait dans les premières centuries ou dans les dernières, c’est-à-dire dans celles qui votaient ou dans celles qui ne votaient pas. Même dans les comices par tribus, qui étaient ce que Rome avait de plus démocratique, on avait fait en sorte que la classe des propriétaires eût trente et une voix, et que celle des prolétaires n’en eût que quatre. Par-dessus tout, il fallait être riche pour arriver aux fonctions et aux magistratures, car la première condition pour les obtenir était d’acheter les suffrages du peuple. Enfin le sénat formait véritablement une corporation héréditaire, non en vertu des lois, mais en vertu des mœurs et par la force de ses richesses. Cette corporation, qui s’intitulait la noblesse ou l’ordre sénatorial, était seule en possession des dignités, des sacerdoces, des grades de l’armée, enfin de l’administration des provinces.

C’est surtout vers l’an 150 avant Jésus-Christ que cette constitution tout aristocratique s’affermit dans Rome. Or c’est à la même époque précisément que s’établirent les jugemens par jurys. Cette coïncidence est significative. La manière dont ces tribunaux étaient composés ne l’est pas moins. Il est vrai que le sort en désignait les membres ; mais il ne les prenait que sur une liste dressée à l’avance, et cette liste ne comprenait que les sénateurs. Ainsi ceux qui avaient institué cette sorte de juridiction, d’apparence si libérale, n’avaient songé qu’à enlever le pouvoir judiciaire aux magistrats et au peuple pour le mettre dans les mains de la corporation oligarchique. Par là le sénat, qui était déjà le maître du gouvernement, se trouvait du même coup le maître de la justice. C’était donc toujours l’application du même principe romain que nous signalions plus haut : la justice restait liée et subordonnée à la politique ; au lieu d’être chose distincte et indépendante, elle continuait à être une partie du gouvernement, et se trouvait dans les mêmes mains qui avaient déjà l’autorité publique.

Il est bien clair que cette sorte de justice fut pour l’oligarchie un moyen de conserver son pouvoir. Si nous prenons pour exemple le tribunal qui jugeait sur la lèse-majesté, c’est-à-dire sur tous les crimes ou délits atteignant l’autorité de l’état, il est manifeste que ce jury, composé de sénateurs, devait entendre par crime de majesté tout ce qui portait atteinte à l’autorité du sénat et aux privilèges de l’oligarchie. Le tribunal qui jugeait sur la brigue et l’achat des suffrages n’empêchait certainement pas (l’histoire le montre bien) que les suffrages ne fussent au plus offrant ; mais, si quelque ennemi du sénat les avait achetés, il était poursuivi et condamné. Le tribunal qui jugeait sur les contestations relatives au droit de cité était libre d’accorder ou d’enlever les droits politiques aux amis ou aux ennemis du gouvernement. Qu’un consul ou un proconsul se fût montré hostile au sénat, il lui était bien difficile d’échapper à l’un des tribunaux qui jugeaient le péculat ou la concussion.

L’oligarchie romaine se servait ainsi de la justice comme d’un puissant bouclier pour défendre son pouvoir. Elle s’en servait en même temps pour accroître ses richesses. On doit en effet se représenter Rome comme une ville dans laquelle ce que nous appelons aujourd’hui le monde des affaires tenait autant de place pour le moins qu’il en peut tenir dans nos sociétés modernes. Les intérêts et les spéculations s’y agitaient comme chez nous, et ils avaient aussi sur le gouvernement la même influence qu’on voit qu’ils exercent chez quelques peuples de nos jours. Il y avait seulement à Rome cette particularité, que les intérêts et les spéculations ne portaient pas sur l’industrie, sur le mouvement des capitaux, sur les divers modes de travail ; ils se concentraient sur l’exploitation des fruits de la conquête. Les provinces étaient le vaste champ où se produisait la richesse. Leurs revenus étaient de plusieurs sortes. Il y avait d’abord les impôts réguliers qui enrichissaient la république et plus encore les compagnies de chevaliers chargés de les percevoir. Il y avait ensuite l’immense domaine de l’état, qui fournissait une redevance au trésor public et des revenus plus beaux aux compagnies fermières. Il y avait enfin les bénéfices irréguliers et plus ou moins légitimes que l’administration des provinces devait fournir aux gouverneurs. Ces bénéfices n’étaient sans doute autorisés par aucune loi ; mais l’usage et les mœurs publiques les toléraient dans une assez large mesure. Il ne pouvait pas en être autrement. Les gouverneurs de provinces étaient des proconsuls ou des propréteurs, c’est-à-dire des hommes qui avaient exercé les magistratures dans Rome. Or les magistratures romaines étaient non-seulement gratuites, mais fort coûteuses, et il paraissait juste qu’elles eussent pour compensation et pour dédommagement l’administration lucrative des provinces. L’oligarchie sénatoriale se serait ruinée bien vite à exercer le pouvoir dans Rome, si elle n’eut sans cesse renouvelé et accru sa richesse par l’exploitation des pays conquis ; or, pour que cette exploitation fût sans péril, il fallait que la justice fût organisée de façon à la favoriser. Le meilleur moyen pour cela n’était-il pas de confier le jugement des actes où les proconsuls étaient en cause à des tribunaux composés exclusivement de sénateurs ? De cette façon, les juges appartenaient à la même corporation que les accusés ; ils avaient les mêmes intérêts qu’eux, ils avaient été proconsuls ou aspiraient à l’être, ils avaient commis les mêmes délits ou espéraient bien les commettre un jour. Si jamais hommes furent véritablement jugés par leurs pairs, ce furent bien ces gouverneurs de provinces jugés par les sénateurs. On pourrait presque dire qu’ils étaient jugés par leurs complices. Une telle justice semblait organisée tout exprès pour assurer l’impunité aux membres de l’oligarchie. Elle n’était pas, ce que la justice doit être la garantie des droits de tous ; elle était la garantie des intérêts et même des crimes d’une classe. Elle connivait avec la concussion et la violence. Elle sauvegardait les richesses les plus mal acquises et autorisait à les accroître indéfiniment. C’est par elle surtout que se fonda la grande opulence des familles romaines.

Deux sortes d’hommes étaient les victimes de cette espèce de justice, les provinciaux et les chevaliers. Les provinciaux souffraient directement des pillages ou de la tyrannie des gouverneurs ; les chevaliers en souffraient indirectement. On conçoit en effet que les intérêts des compagnies qui étaient fermières de l’impôt ou fermières du domaine étaient inévitablement en concurrence avec les intérêts du gouverneur ; si les bénéfices augmentaient d’un côté, ils diminuaient infailliblement de l’autre. Les provinciaux savaient rarement le moyes de faire parvenir leurs plaintes ; mais les chevaliers, qui étaient puissans à Rome par leur richesse et surtout par la parfaite union qui existait entre eux, savaient faire entendre leur réclamations. Ils ne manquèrent pas de faire ressortir la partialité et les vices de la justice sénatoriale. Ce n’est pas qu’ils fussent eux-mêmes fort épris de l’équité. Ils prétendaient non pas changer la nature de la justice, mais prendre pour eux-mêmes les avantages qu’elle procurait. Ils demandaient simplement à remplacer les sénateurs dans les tribunaux. Il s’en serait suivi que les gouverneurs de provinces auraient eu les chevaliers pour accusateurs au lieu de les avoir pour juges complaisans, et que, dans tous les débats, la partie gagnante aurait été la compagnie fermière au lieu d’être le gouverneur. Les fruits de la conquête et les bénéfices du gouvernement auraient passé tout entiers de l’ordre sénatorial à l’ordre équestre. Sur cette prétention, la guerre éclata entre les deux classes, et l’on vit le droit de juger devenir un objet de convoitise, une cause de lutte, un motif de guerre civile. Le principal et presque unique effet de l’entreprise des Gracques fut de donner les jugemens aux chevaliers, et c’est par là surtout qu’ils frappèrent la noblesse ; mais, dans la réaction qui suivit, la noblesse reprit le pouvoir judiciaire : elle se le vit enlever de nouveau par Marius, et fut encore remise en possession par Sylla. On trouva enfin un compromis par lequel on partagea les tribunaux entre les deux ordres Les luttes, qui remplirent le dernier siècle de la république, et qui lurent pour beaucoup dans la chute de ce régime, sont la meilleure démonstration des vices inhérens à une telle organisation judiciaire. Le jugement par une sorte de jury aurait pu être excellent à la condition qu’on n’en eût pas fait un instrument de politique, une source et une garantie de privilèges, un moyen de domination.


IV. — la justice dans le despotisme. — l’empire romain. modifier

Lorsque le régime républicain fit place au régime impérial, la justice se transforma aussi bien que le gouvernement de l’état Les deux choses étaient trop liées l’une à l’autre pour qu’elles ne suivissent pas la même destinée et ne fussent pas entraînées dans la même révolution. La justice resta enchaînée à la politique, et le droit de juger continua de faire partie du droit de gouverner. Le seul changement fut que la justice, au lieu d’être dans les mains d’une oligarchie maîtresse, fut dans les mains d’un empereur omnipotent. L’empereur avait réuni en sa personne l’autorité politique de tous les anciens magistrats ; il possédait donc aussi tout leur pouvoir judiciaire. Le peuple, suivant le langage des jurisconsultes, avait délégué au prince toute sa souveraineté ; il lui avait donc délégué aussi son droit de justice. Voilà pourquoi l’empereur romain fut le juge suprême, et en principe le juge unique de l’empire. Comme l’autorité judiciaire n’avait jamais été distincte de l’autorité politique, il dut prendre l’une et l’autre en même temps. Il fut seul juge comme il fut seul maître.

Toute justice émanait du prince ; il pouvait déléguer à des hommes de son choix son pouvoir judiciaire comme son pouvoir administratif. Il plaçait dans les provinces des officiers chargés de juger, de percevoir les impôts, de commander les troupes ; mais tous ces personnages, qui portaient le titre modeste d’envoyés du prince (legati), ou d’agens d’affaires (procuratores), n’exerçaient d’autre autorité que celle que le prince leur prêtait pour un temps. Ils ne jugeaient que par délégation du prince. Ils prononçaient les arrêts en son nom, et c’est de là que nous est venu cet usage, alors très nouveau, mais consacré depuis par le temps, que la justice soit rendue au nom du prince au lieu de l’être au nom de la société ou au nom de la loi.

Avec ce principe, il ne pouvait exister ni un jury ni un corps de juges indépendans. Un jury eût représenté l’intervention souveraine de la société, et cette intervention n’était pas plus admise dans l’ordre judiciaire qu’elle ne l’était dans l’ordre politique. Un corps de juges indépendans n’aurait pas même été compris, puisqu’il était admis en principe que la justice n’émanait que de l’empereur. Les princes ne songèrent même pas à établir deux classes distinctes d’agens, les uns pour administrer, les autres pour juger. La nécessité de séparer ces deux fonctions ne semble pas s’être présentée aux esprits. N’avaient-elles pas été longtemps réunies sur la tête des magistrats de la république ? Ne l’étaient-elles pas encore dans la personne du prince ? Il sembla donc assez naturel que l’agent du prince les exerçât conjointement et au même titre. Les fonctions administratives et judiciaires furent absolument confondues.

Si l’on se transporte au vie siècle de l’ère chrétienne, on trouve que l’ordre des fonctionnaires, c’est-à-dire des agens du prince, se composait de la manière suivante : l’empire était partagé en six préfectures, y compris celles de Rome et de Constantinople, et chacune avait à sa tête un préfet du prétoire. La préfecture se divisait en plusieurs vicariats ou diocèses, dont chacun était administré par un vicaire ou vice-préfet. Le vicariat enfin se subdivisait en provinces ; on en comptait cent seize pour tout l’empire ; elles avaient à leur tête des gouverneurs que l’on appelait tantôt proconsuls, tantôt recteurs, plus souvent présidens. Ces fonctionnaires étaient avant tout des administrateurs, leur premier devoir était de percevoir les impôts, d’opérer le recrutement des soldats, de faire exécuter les ordres du prince, de veiller à tous les intérêts de l’état ; en même temps ils se trouvaient investis du droit de juger.

Le gouverneur de province était juge au civil comme au criminel. Meurtre, incendie, adultère, vol, procès relatifs à la propriété, à la succession, aux contrats, tout ressortissait à lui. Il existait à la vérité dans les divers cantons de la province des juges de rang inférieur, que l’on appelait juges pédanés ; mais ils étaient nommés par le gouverneur, ils n’étaient considérés que comme des délégués sur lesquels il se déchargeait d’une partie de son travail, et qui examinaient en son nom les affaires de peu d’importance. Ce n’étaient pas d’ailleurs des juges permanens ; ils ne recevaient leur mandat que pour une affaire déterminée ou une série d’affaires, et leur délégation expirait en tout cas à chaque changement de gouverneur. On peut constater aussi qu’il existait une juridiction municipale : elle appartenait aux magistrats que les villes élisaient annuellement pour les administrer ; mais ces juges, dont on pouvait toujours appeler au gouverneur, n’étaient guère que de simples arbitres, et leurs arrêts n’avaient en effet de valeur qu’autant que les deux parties consentaient à s’y soumettre. Il n’y a donc pas d’exagération à dire que, sous l’empire romain, toute justice était rendue par les fonctionnaires qui gouvernaient les provinces.

Le droit d’appel existait, il est vrai ; seulement ce n’était plus l’appel au peuple comme au temps de la république. On appelait du juge pédané au gouverneur, du gouverneur au vice-préfet, du vice-préfet au préfet du prétoire, c’est-à-dire que du jugement d’un fonctionnaire on appelait à son supérieur. Il y avait autant de degrés d’appel qu’il y avait de degrés dans la hiérarchie des fonctions ; mais il fallait toujours être jugé par un fonctionnaire, et l’on ne connaissait pas d’autre juridiction.

l’iniquité d’une telle justice est évidente. Il se trouvait que le même homme qui, à titre d’autorité politique, gouvernait la société et décidait des intérêts généraux prononçait aussi, à titre d’autorité judiciaire, sur les intérêts privés et sur les droits individuels. Le gouvernement, qui disposait déjà de toutes les forces publiques, avait encore à sa discrétion la propriété et la vie des particuliers. Il fallait lui obéir comme à un maître, et il fallait encore lui soumettre ses affaires d’intérêt et ses débats comme à un juge. On se ferait une idée assez exacte de ce que devait être cette justice de l’empire romain, si l’on supposait chez nous un régime tout à fait despotique, sans limite, sans contrôle, et en même temps, tous les tribunaux supprimés, la justice rendue au civil et au criminel par des préfets, agens du pouvoir absolu. Pour sentir encore tout l’odieux de cette sorte de justice, il faut songer qu’à cette époque il n’y avait de lois que celles qui émanaient de l’empereur. La loi était ce que le prince avait dit (edictum), ou ce qu’il avait écrit rescrip'tum, ou ce qu’il avait répondu au fonctionnaire qui l’avait consulté (responsum). La loi n’était autre chose que la volonté de l’empereur, quidquid principi placuit legis habet vigorem. Ainsi toute autorité, politique, législative, judiciaire, se trouvait concentrée dans les mains d’un seul homme ou dans les mains de ses agens.

Il va sans dire qu’avec une pareille justice le simple particulier n’avait aucun recours contre les abus de pouvoir des gouverneurs. Or on reconnaît une bonne organisation judiciaire surtout à ce signe, qu’elle garantit les droits de l’individu contre les exigences excessives des pouvoirs publics. Rien de semblable ne pouvait exister dans la justice impériale. S’agissait-il de ce qu’on appelait crimes de majesté, c’est-à-dire d’un de ces nombreux délits qui portaient atteinte à l’état ou à la personne du prince, c’étaient les agens de l’état et les représentans du prince qui étaient juges. S’agissait-il d’une simple question d’impôt, d’un refus de paiement ou d’une réclamation, l’homme qui jugeait était précisément celui qui était chargé de la perception des impôts, et qui mettait son intérêt et même son devoir à condamner. S’agissait-il d’une plainte contre un fonctionnaire, d’une de ces mille vexations auxquelles les gouvernés sont toujours exposés de la part des gouvernans, c’était devant un fonctionnaire qu’il fallait porter sa plainte.

Le despotisme alors imprima sa marque sur toutes les parties de la justice. La procédure fut simplifiée outre mesure pour la plus grande commodité du juge et aux dépens du justiciable. Un texte de loi donne une idée de la latitude qui était laissée au juge. « Pour les affaires de peu d’importance, y lit-on, il devra les expédier rapidement, de plano, et bien vite renvoyer l’accusé ou lui infliger la peine du bâton ou du fouet. » Or quelles étaient les affaires de peu d’importance ? C’était au juge lui-même à le décider. L’état se gardait bien d’imposer des règles étroites à un juge qui était son agent. En général, la loi l’enchaînait fort peu ; il pouvait presque toujours, suivant l’expression du code lui-même, porter un arrêt plus doux ou plus dur à son choix, ce qui signifiait qu’il appliquait la peine qu’il voulait, et qu’il lui était permis de se montrer, suivant les circonstances ou suivant son intérêt, indulgent ou sévère. L’accusé n’avait aucune garantie. Il existait, à la vérité, des avocats pour l’assister, pour lui faire connaître la loi, pour faire valoir son droit devant le juge ; mais le juge pouvait interdire à un avocat l’exercice de sa profession, ou lui défendre de plaider dans une affaire ; il n’y avait donc d’avocats qu’autant qu’il plaisait au juge.

Avec ce régime judiciaire, la détention préventive parut toute naturelle. Elle était inconnue dans les anciennes cités ; l’accusé, moyennant qu’il fournît caution, restait libre, et pouvait ainsi préparer sa défense. Sous l’empire, l’emprisonnement préventif s’établit. La torture devint aussi à cette époque un moyen d’information judiciaire. L’ancienne Rome ne l’autorisait que contre les esclaves ; l’empire l’infligea aux hommes libres. La pénalité devint aussi plus sévère que dans l’époque précédente ; on imagina des supplices nouveaux, la flagellation, la confiscation des biens, le travail forcé dans les mines, enfin la servitude.

La confiscation surtout paraît avoir été du goût des législateurs et des juges impériaux. Toute condamnation à mort ou à la déportation entraînait avec elle la confiscation des biens du condamné ; la famille et les enfans se trouvaient ainsi condamnés pour la faute d’un seul. Le même châtiment fut prononcé pour une foule de délits ; par exemple, si un décurion épousait une esclave, si un propriétaire donnait asile à un voleur, si, pour diminuer sa part d’impôt, on dissimulait la valeur de ses biens, pour beaucoup d’autres fautes assez légères, la confiscation était prononcée. Ainsi l’état s’enrichissait par les fautes des particuliers, et il avait intérêt à ce qu’il y eût des coupables. Nous pouvons bien penser que, lorsqu’un accusé était amené devant le juge, ce juge, qui était l’agent de l’état et le percepteur des impôts, devait calculer ce que la condamnation pouvait rapporter et se sentir disposé par devoir à condamner. Loin que la justice assurât le droit de propriété, elle lui faisait la guerre. Les documens de cette époque nous le montrent. En effet, les terres sortaient peu à peu des mains des particuliers et passaient dans celles de l’état, qui les convertissait en domaines emphytéotiques. Ce grave changement dans la nature de la propriété foncière, ou plutôt cette disparition graduelle de la propriété fut la conséquence de la mauvaise organisation de la justice. La justice, qui doit avoir pour objet de protéger l’existence et la propriété des hommes, semblait au contraire établie tout exprès pour mettre l’une et l’autre à la discrétion du pouvoir. Le mal qu’elle fit peut se mesurer à la ruine générale et à la pauvreté qui frappa les populations. Le droit de propriété et la liberté civile n’étant plus garantis, le travail cessa, les métiers chômèrent, l’agriculture languit, les champs restèrent en friche, et furent souvent abandonnés par leurs propriétaires. Le nombre des esclaves s’accrut, et celui des hommes libres diminua. Le despotisme stérilise et corrompt par sa justice même.

Fustel de Coulanges.
(la seconde partie au prochain numéro.)
  1. Sur le détail de cette organisation, voyez l’Essai sur le droit public et privé de la république athénienne, par M. George Perrot.