Etienne Lamy (René Doumic)

Etienne Lamy (René Doumic)
Revue des Deux Mondes6e période, tome 49 (p. 692-697).
ETIENNE LAMY

Ce triste jour de décembre où nous avons dit au cher poète Edmond Rostand un dernier adieu, fut deux fois un jour néfaste. Nous nous étions d’abord étonnés de ne pas voir Etienne Lamy parmi nous ; et, sachant son assiduité à remplir ses devoirs académiques, dont le premier, hélas ! est d’assister aux obsèques des membres de la Compagnie, nous fûmes tout de suite inquiets. Seule, la maladie pouvait l’avoir empêché d’apporter ce suprême hommage à l’écrivain que, comme nous tous, il admirait et il aimait. Jusque-là, rien ne nous avait avertis qu’il dût bientôt nous quitter. Son activité était toujours la même ; et quand nous entendions dans les couloirs de l’Institut son pas rapide, ou que nous voyions venir à nous, de son air pressé, ce petit homme alerte, nous oubliions les soixante-douze ans qu’il portait si allègrement.

Dès le début de la guerre, il avait repris du service, échangeant le vert académique contre le bleu horizon. « Je sais bien, disait-il, qu’à mon âge je n’irai pas au front. Du moins, le poste que j’occuperai à l’arrière, j’empêcherai qu’un plus jeune que moi ne s’y embusque. » De tout temps, lui, le plus pacifique des hommes, il avait eu le culte de l’armée, comprenant bien, comme nous venons d’en avoir la preuve éclatante, que des jours viennent dans l’histoire d’une nation et y reviennent immanquablement, où elle ne vit que par son armée. Il se souvenait de l’Année terrible, où il avait vaillamment porté les armes. En 1870-1871, il avait commandé les mobiles du Jura ; lia belle conduite fut une des raisons qui le désignèrent au choix de ses compatriotes, lors des élections législatives. Depuis lors, il accomplissait avec régularité ses périodes d’officier de réserve : ce fut une des joies de sa vie qu’une promotion dans la Légion d’honneur lui ait été accordée à titre militaire. Et s’il est mort trop tôt pour l’affection de ses amis et l’intérêt des lettres, c’est notre consolation qu’il ait pu être témoin de la victoire et en connaître la fierté.

Il s’était prodigue, et sans doute au delà de ses forces. Partout où il pouvait rendre un service à la cause des Alliés, il accourait. L’été dernier, lorsque eut lieu l’imposante manifestation pour la reconstruction de l’Université de Louvain, il accepta d’être l’orateur qui allait, devant le monde témoin, flétrir l’Allemagne pour le crime commis contre la pensée. L’effet produit par sa conférence, prononcée devant l’armée belge, fut considérable. Lui-même avait rapporté une impression profonde de ce contact avec les combattants, comme une gratitude émue pour l’accueil qui lui avait été fait par les nobles souverains de Belgique. Après avoir, pendant toute la guerre, gardé la même confiance inébranlable et partagé la belle crânerie de ce Paris qu’il n’avait jamais quitté, il abordait maintenant avec une impétuosité juvénile les problèmes qui se posent à notre avenir. La mort l’a surpris, comme il édifiait maints projets. Le même fléau qui s’est déchaîné au lendemain de la guerre et qui devait être à peine moins meurtrier qu’elle, celui qui venait de nous enlever Edmond Rostand, frappait ce jour-là Étienne Lamy.


Ce Franc-Comtois devenu Parisien, était quand même resté fidèle à son Jura natal. Chaque année, en dépit de ses multiples occupations, et quoiqu’une humeur aventureuse qui était en lui l’ait entraîné à de fréquents voyages en Orient, en Tunisie, en Amérique, au Canada, il ne manquait jamais de revenir passer quelques jours dans cette demeure de Vannoz, datant de Henri IV, où il aimait à se retrouver parmi les souvenirs du passé. L’âpre terroir avait mis sur lui son empreinte. Du montagnard il avait une sorte de rudesse que voilait à merveille la grâce de ses manières, une franchise que la courtoisie adoucissait sans l’entamer, le goût d’une simplicité presque rustique qui faisait un contraste piquant avec l’élégance d’allures du parfait homme du monde. Mais chez lui la marque d’origine était surtout cet esprit d’indépendance contre quoi rien ne pouvait prévaloir, et qui l’empêcha d’être jamais le prisonnier d’un parti, d’une doctrine, d’une opinion, fût-ce de la sienne.-

II avait été élevé à Sorrèze. Il y puisa, comme dans les enseignements de la famille, cette foi catholique qui fut l’inspiratrice de toute sa conduite, la source de toute son action et vraiment le fond de l’homme. Le catholicisme, à la manière libérale des Lacordaire et des Montalembert, explique chacun de ses actes, comme il anime chacun de ses écrits. C’est dans une histoire de la pensée et de l’action catholiques pendant ces cinquante dernières années, qu’il faudra faire à son œuvre et à son influence une belle et large place. Il fut avant tout un grand chrétien.

Il s’était tourné d’abord vers la politique, où ses brillants débuts ont laissé dans la mémoire des contemporains un souvenir ineffaçable. Il fut le plus jeune représentant à l’Assemblée nationale. On sait l’éclat, la hauteur de vues, l’atmosphère généreuse, la profusion de talents qui font à cette première de nos modernes assemblées parlementaires une physionomie si exceptionnelle. Ce n’est pas un mince honneur pour Etienne Lamy d’y avoir conquis, en dépit de son extrême jeunesse, une grande situation. Il montra tout de suite une merveilleuse faculté d’assimilation. Son Rapport sur la marine est resté célèbre pour la lucidité et la belle ordonnance. Il avait quelques-uns des dons les plus précieux de l’orateur, et d’abord le charme d’une parole persuasive. Tout semblait lui prédire un avenir d’homme d’Etat. Or, cette carrière, commencée sous de si heureux auspices, allait être promptement brisée. Conservateur épris de nouveautés, d’ailleurs persuadé qu’un irrésistible courant emporte les sociétés vers la forme démocratique, et qu’au surplus une affinité d’origine unit christianisme et démocratie, Etienne Lamy s’était prononcé pour la République. Il fut l’un des trois cent soixante-trois. Il lui arriva ce qui arrive souvent à ceux qui ont tenté d’unir deux idées dont la conciliation leur paraissait devoir être bienfaisante. Ses amis de la veille ne lui pardonnèrent pas ce qu’ils considéraient comme une défection ; ses nouveaux amis ne le tinrent jamais tout à fait pour l’un des leurs : des deux côtés de la barricade, on tira sur lui.

Alors son activité connut une période de transition et d’adaptation, pénible comme elles le sont toutes. Pendant d’assez longues années, il ne devait pas retrouver le juste emploi de son beau talent. Il ne s’en plaignit pas ; il en souffrit peut-être : nous en souffrions pour lui. Ç’a été le tort de ce régime, de laisser trop souvent inutilisées des forces qui eussent travaillé utilement pour le pays. Un Etienne Lamy aurait dû avoir une largo part aux affaires de l’Etat. Le suffrage universel le lui interdit. Ce fut une de ses erreurs : elle se remarque entre tant d’autres qu’il a commises. De par son verdict, cette vive intelligence, les facultés si diverses de cette riche nature turent perdues pour la vie publique.

Sachons gré à la grande Revue catholique, le Correspondant, de l’avoir appelé à elle, en dépit de certaines divergences d’opinion auxquelles elle sut ne pas s’arrêter. Il y succédait à Léon Lavedan, qui fut un admirable directeur, resté célèbre et quasiment légendaire pour son activité débordante et impérieuse, sa passion de l’actualité, et l’exubérance de vie qu’il imprimait à son recueil. Je le dis, pour avoir vu à l’œuvre ce maître journaliste. Etienne Lamy eut sa manière, très personnelle, plus discrète, non moins féconde. Toutefois, il ne s’attarda pas dans cet absorbant labeur, se rendant compte que, pour le mener à bonne lin, il faut s’y consacrer entièrement. Sollicité par des questions qu’il jugeait vitales pour la patrie, il voulait continuer à les étudier et à en écrire. Il donna sa mesure, exerça l’essentiel de son action, puis, en toute confiance, remit le gouvernail entre les mains expertes et sûres de M. Edouard Trogan.

Peu de temps après, il fut nommé au secrétariat perpétuel de l’Académie française. Fonctions délicates, qui demandent surtout de la souplesse et du tact, et où chacun de ceux qui s’y succèdent apporte des qualités différentes : on sait que la Compagnie a du goût pour les contrastes dont le piquant la réjouit. Je n’ai pas connu Camille Doucet, mais j’ai retrouvé son souvenir très présent parmi les plus anciens de nos confrères : il gouvernait par la diplomatie, où sa finesse et sa pénétration spirituelle faisaient merveille. En revanche, j’ai beaucoup pratiqué Gaston Boissier, qui fut mon maître à l’Ecole normale. Sa grande force était dans sa belle humeur. Nulle difficulté ne résistait à sa verve et a son emportement cordial. Et il fallait le voir aux séances solennelles : sa joie de vivre, et d’être là, et précisément à cette place, éclatait sur son visage épanoui qui faisait centre et lumière dans la salle. Puis ce fut la haute figure de Thureau-Dangin, sa grande manière empreinte de tant de noblesse, cette sorte d’austérité courtoise qui faisait son charme grave. Il semblait un homme d’un autre temps qui ramenait dans cette Compagnie, fille du XVIIe siècle un air d’autrefois. Etienne Lamy s’était acquis toutes les sympathies par son aménité, par sa douceur et par son incomparable bonne grâce.


Cet orateur, dont la voix a été trop tôt étouffée, était très vile devenu un remarquable écrivain. Là non plus, il ne s’enferma pas dans un genre. Sa curiosité l’attirait en divers sens et comme son but, en écrivant, était de se rendre utile et de servir le pays, dès qu’il en apercevait une occasion, il s’empressait de la saisir. C’est ainsi qu’on l’a vu tour à tour aborder l’histoire, la biographie, la relation de voyages, les sciences politiques, les études morales et sociales.

L’historien du Gouvernement de la Défense nationale, l’auteur de la France du Levant, le biographe d’Aimée de Coigny, le théoricien de la Femme de demain était surtout un essayiste. Cette forme ramassée de l’Essai, qui est au livre ce que la nouvelle est au roman, convenait à son esprit amoureux de brièveté saisissante. Les lecteurs de cette Revue connaissent ce style si original, qui attestait la familiarité de l’écrivain avec certains maîtres classiques, un Tacite, un Sénèque, un Saint-Simon. Il aimait le mot qui fait image, la formule qui résume, le trait qui grave comme au burin. Il visait à la concision lapidaire. Rien n’était, à ce point de vue, plus curieux que de suivre le travail auquel il soumettait sa phrase. D’une épreuve à l’autre, — et ses épreuves étaient célèbres parmi les typographes qu’elles désespéraient ! — il raturait, corrigeait, surchargeait, et, de ratures en corrections, il condensait, condensait, condensait. De là ces pages d’un style parfois tendu et d’une forme un peu brillantée, mais si pleines et si fortes, et dont quelques-unes resteront comme des pages de maître.


Ce qu’était l’homme, il suffisait d’approcher Etienne Lamy pour le deviner : tout de suite, on était gagné à la séduction qui émanait de sa personne. On allait lui rendre visite dans son appartement hospitalier de la place d’Iéna, où on était sûr de le rencontrer aux dernières heures du jour. On le trouvait en train de lire ou d’écrire à sa table de travail, dans l’encadrement de la fenêtre d’où la vue, par les pentes verdoyantes du Trocadéro, descendait jusqu’à la Seine ; ou parfois, l’hiver, frileusement pelotonné dans la cheminée où mourait un feu de bûches à demi consumées. L’accueil était toujours prêt, la main tendue, et le visage s’éclairait du plus gracieux des sourires. Il causait volontiers et il causait à ravir. Il aimait le jeu des idées, et cela l’amusait d’attraper soudain, dans la conversation, de ces bonheurs d’expression et de ces traits ingénieux qu’il affectionnait dans ses écrits.

Pour quelques intimes il avait des trésors d’affection délicate et de dévouement. J’en puis témoigner, pour avoir connu, dans ses plus touchants détails, l’amitié qui l’unissait à mon frère. Tant de fois leurs âmes généreuses communièrent dans un même idéal de justice et de charité ! Quand je dus apprendre à Etienne Lamy que son cher Max avait été tué à l’ennemi, je n’eus besoin de rien dire : sa tendresse avait deviné tout ce que mes lèvres n’avaient pas pu prononcer. Il avait été de ces fils qui ne se résignent jamais à quitter une mère adorée : ce fut sa récompense de ne lui survivre que quelques années. Depuis lors, une seule pensée l’occupa : faire du bien qui demeurât après lui. Fortement convaincu que la question d’où dépend tout l’avenir de la France est celle de la natalité, il ne se borna pas à la traiter dans des articles, dont aussi bien nos lecteurs n’ont pas oublié la pressante éloquence : il fit à l’Académie française cette donation magnifique destinée à récompenser chaque année une famille nombreuse. Il voulait compléter cette fondation par celle d’un orphelinat agricole : il en traçait les plans, aux approches de la mort.

Parmi ceux qui conduisaient le deuil se trouvait la vieille servante que nous connaissions tous, une de ces servantes d’autrefois qui consacraient à une même famille un demi-siècle de dévouement : en la saluant, parmi ses larmes, nous honorions en elle ces pauvres et ces humbles dont son maître avait voulu être le bienfaiteur.


RENE DOUMIC.