État social et politique de l’Australasie britannique - Un homme d’État australien : Sir Henry Parkes et la fédération des colonies australasiennes

État social et politique de l’Australasie britannique – Un homme d’État australien : sir Henry Parkes et la fédération des colonies australasiennes
E. Marin La Meslée

Revue des Deux Mondes tome 111, 1892


L'ETAT SOCIAL ET POLITIQUE
DE
L'AUSTRALASIE BRITANNIQUE

UN HOMME D'ETAT AUSTRALIEN : SIR HENRY PARKES ET LA FEDERATION DES COLONIES AUSTRALASIENNES.

Le continent australien occupe sur la carte du monde une situation unique. Sentinelle avancée au milieu de la grande masse liquide qui couvre les trois quarts de la surface du globe, il divise trois océans et n’est relié au reste des terres que par une chaîne de grandes îles volcaniques formant une barrière au-delà de laquelle les races peu aventureuses de l’Asie méridionale n’osèrent jamais s’établir. Sans doute l’existence d’une grande terre australe était connue des Malais et même des Chinois dès la plus haute antiquité, car ils ont laissé des traces évidentes de leur passage au milieu des tribus du nord-ouest et sur tes côtes du golfe de Carpentarie, mais leur influence ne s’étendit pas au-delà du rivage. Si jamais ils s’aventurèrent dans l’intérieur, l’aspect de l’aride et désolante solitude, couverte de cette végétation monotone qui caractérise d’une manière si remarquable ce monde isolé à l’extrémité de la terre, les engagea bien vite, une fois passée la saison de la pêche des holothuries et des perles qui les attirait vers ces côtes, à reprendre le chemin de leurs îles, où la nature se complaît au contraire à étaler toutes les séductions de la flore la plus merveilleuse.

Les navigateurs portugais, espagnols et hollandais, qui pendant deux siècles monopolisèrent le commerce des grandes Indes, ne tentèrent point non plus de fonder d’établissemens sur ces côtes inhospitalières vers lesquelles les courans entraînaient parfois leurs galions. Seuls, les Hollandais, prenant comme base d’opération la capitale de leurs possessions asiatiques, équipèrent à Batavia une série d’expéditions ayant pour but de s’assurer des ressources que ces contrées australes pouvaient offrir à leur entreprise. Ces expéditions leur apprirent qu’à une grande distance vers le Sud s’étendait une terre inculte, habitée par des tribus sauvages, généralement composées d’un nombre restreint d’individus à l’aspect repoussant et farouche. De produits naturels d’une exploitation facile, il n’y avait point trace, et les indigènes étaient trop peu nombreux, trop misérables et trop sauvages pour que l’on pût espérer en tirer aucun parti. Les Hollandais n’étant pas colonisateurs dans le sens véritable du mot, ne trouvant sur ces rivages arides ni richesses dont ils pussent aisément s’emparer, ni populations industrieuses et paisibles à exploiter, se contentèrent de donner au continent austral un nom que la postérité ne devait même pas conserver, car, depuis la découverte de l’or et la formation des divisions politiques qui existent aujourd’hui, le nom de la Nouvelle-Hollande a disparu de la nomenclature géographique.

Ce ne fut que vers la fin du XVIIIe siècle que les Européens commencèrent à songer sérieusement à s’établir en Australie. La Hollande ayant abandonné la partie, la France et l’Angleterre entrèrent dans la lice, poussées toutes deux par le même instinct colonisateur qui les entraînait à peupler des plus virils élémens de leurs races, les vastes solitudes du Nouveau-Monde, et par la même rivalité commerciale qui les mettait alors aux prises dans la péninsule hindostanique. Cette rivalité, doublée d’une égale ardeur pour les découvertes géographiques et la solution des importans problèmes d’astronomie pratique qui intéressaient à un si haut degré l’Europe intelligente, amena donc presque en même temps ces deux nations, représentées chacune par leurs plus célèbres marins, Cook et La Pérouse, dans les mers si longtemps inconnues qui baignent au levant et au sud les rives du continent austral. Engagée bientôt après dans une lutte formidable, la France dut abandonner à sa rivale plus heureuse la tâche de réaliser le rêve.de colonisation que toutes deux poursuivaient, et l’Angleterre s’empressa de constituer son occupation à Botany-Bay, en une prise de possession du continent tout entier. Le XVIIIe siècle était près de sa dernière décade, lorsque le capitaine Phillip débarqua à la Nouvelle-Hollande avec la première flotte de prisonniers que les philanthropes du royaume-uni prétendaient régénérer en les transportant aux antipodes. On peut donc dire que l’Australie moderne est uniquement un produit du XIXe siècle, on peut même ajouter que son état politique et social actuel est l’œuvre des dernières quarante années.

« Heureux les pays qui n’ont pas d’histoire, » a dit quelque part un homme d’Etat célèbre. L’Australie n’a pas d’histoire, si par ce terme, l’on comprend une succession d’événemens plus ou moins glorieux dont les guerres de races, de religion et de dynasties font à peu près tous les frais. Isolée aux antipodes, placée à l’abri des convoitises européennes par sa position naturelle et par sa situation politique sous l’égide protectrice d’une puissance à laquelle appartient depuis longtemps la souveraineté des mers, l’Australie est en effet un heureux pays. Les élémens qui constituent sa population proviennent en grande majorité de l’émigration de races, sinon d’origine commune, liées du moins entre elles depuis des siècles par une communauté de langage, de traditions glorieuses et d’aspirations politiques identiques, et les pages de son histoire intime ne sont ensanglantées par aucun de ces bouleversemens soudains, si communs dans les pays de l’Amérique du Sud colonisés par la race latine. Au point de vue commercial, politique et religieux, le développement de l’Australie n’a pas même d’analogie avec celui des États-Unis où l’émigration de grandes masses appartenant à des nationalités et à des types variés a créé un état social qui n’existe nulle part ailleurs. Il ne peut être non plus comparé à celui du Canada, où deux races et deux religions sont en présence, travaillant ensemble à la consommation de l’œuvre de sa colonisation, sans cependant abandonner ni leur langage, ni leurs mœurs respectives, et chérissant toujours des traditions de luttes passées non moins glorieuses que l’émulation paisible d’aujourd’hui.

La colonisation de l’Australasie est une œuvre essentiellement et purement britannique ; elle est le fruit des efforts d’une démocratie intelligente et laborieuse, démocratie dont jusqu’ici les tendances ont été plutôt conservatrices que révolutionnaires, guidée qu’elle est par des hommes plus remarquables par leur bon sens et le calme de leur jugement que par des qualités plus brillantes, mais aussi plus superficielles. On serait tenté de croire que les arènes politiques australiennes offrent une carrière bien limitée à l’exercice des facultés que la science parlementaire moderne demande à ses adeptes, car dans ces petites assemblées les questions de clocher doivent naturellement absorber la grande majorité des débats ; et sans doute cela est vrai jusqu’à un certain point. Lorsque le gouvernement impérial britannique eut concédé à ses colonies les bénéfices du gouvernement parlementaire, aussi bien en Australie qu’au cap de Bonne-Espérance ou au Canada, il reconnut la parfaite autonomie de chacune d’elles en matière de politique locale, mais il se réserva seul le droit et le pouvoir absolu de décider de toutes questions de politique générale, affectant les intérêts de l’empire dans ses relations avec les autres puissances. Chaque colonie constitue, sous certaines réserves cependant, un État autonome ; l’Angleterre impériale seule constitue l’État souverain ; mais, si les questions de politique extérieure restent en dehors des programmes parlementaires coloniaux, liberté entière est donnée aux colonies britanniques de traiter en dernier ressort, dans leurs juridictions respectives, des plus graves et des plus hautes questions de politique économique et sociale. N’est-ce point là un des phénomènes les plus remarquables de notre temps, que de voir ces questions débattues librement et dans un sens ultra-libéral, dans un pays destiné, il y a un siècle, à servir de lieu d’exil à ceux qui, à cette époque et pendant les cinquante et quelques années qui suivirent, s’insurgèrent contre toutes les lois d’ordre social, moral ou politique de leur pays d’origine ?

C’est donc dans la solution que les législatures australiennes cherchent aux grandes questions sociales qui éliraient nos vieilles sociétés, que gît surtout l’intérêt qu’il convient de concentrer sur ces jeunes pays. Les constitutions respectives des colonies australasiennes diffèrent sous certains rapports les unes des autres, mais le principe fondamental sur lequel elles sont fondées est partout le même. Il ne serait donc pas sans intérêt d’examiner les résultats obtenus aux antipodes par l’exercice de la liberté absolue que la Grande-Bretagne a octroyée à ses rejetons, et d’étudier l’histoire du progrès de leur organisation. Malgré la distance qui les sépare du reste du monde civilisé, et précisément à cause de cet isolement, ce qui peut sembler paradoxal, mais n’en est pas moins vrai, ces jeunes nations sont appelées à jouer un rôle très important dans la réforme économique prochaine. Au fait, l’évolution pratique de ce problème, telle qu’elle se produit en Australie, est suivie en Europe par les classes intéressées avec la plus grande attention, et par ceux qui s’occupent autrement de ses conséquence », avec le même intérêt qui s’attachait il y a un peu plus d’un siècle au mouvement républicain et révolutionnaire en Amérique. Mais les temps sont changés, l’ère des révolutions sanglantes est passée. Il y a cent ans, l’oppressé ignorant opposait à l’oppresseur, également ignorant de la science sociale, une résistance purement physique devant laquelle ce dernier devait nécessairement succomber ; c’était la guerre d’une nombreuse plèbe contre une poignée de patriciens. Aujourd’hui, ce n’est plus à la tyrannie de l’aristocratie de race que le peuple en veut, mais à une ploutocratie dont la création est due à l’expansion extraordinaire de l’industrie moderne. Or, cette ploutocratie est en grande partie, surtout dans les pays anglo-américains, sortie des rangs du peuple ; et c’est peut-être cela qui rend toute réforme si difficile, car celui qui entrevoit la chance de devenir maître lui-même à son tour hésite à détrôner celui dont il envie le succès, de peur de détruire par là même ses espérances intimes. La révolution de 1789 fut en partie une révolution agraire, c’est le paysan qui souffrait alors le plus, qui en a le plus profité, la transformation sociale universelle qui se prépare, et dont les signes ne sont que trop évidens et trop sensibles, devra se faire pour le bénéfice des classes ouvrières qui souffrent le plus aujourd’hui. Dans les colonies australasiennes du reste, et, en général, dans tous les pays nouvellement colonisés, la question agraire n’a pas encore eu le temps de se développer : il n’y a pas de paysans, et le propriétaire qui emploie une main-d’œuvre quelconque, fût-il fermier lui-même, est un patron de même que tout autre industriel.

Une lutte intelligente entre le capitaliste et l’ouvrier pour une répartition plus égale et plus équitable du résultat de leur travail et de leurs risques respectifs, au lieu d’une lutte brutale entre le vilain et l’aristocrate, telle est la forme que prend la révolte sociale à la fin du XIXe siècle. La démocratie australienne a conçu cette lutte d’une manière essentiellement pratique ; elle ne perd pas son temps à philosopher et ne prétend point avoir de théories nouvelles à promulguer. Placée dans des conditions toutes spéciales, l’émancipation politique de cette classe dans presque toutes les colonies est depuis quelques années parfaite ; non-seulement elle a fait reconnaître son droit à une part dans les conseils de la nation, mais elle y a obtenu la première place, et c’est elle en réalité qui tient les rênes du pouvoir. Les membres des assemblées parlementaires australiennes sont bien les représentans du peuple dans l’acception la plus vraie du terme ; d’aucuns prétendent qu’ils ne le sont que trop. Le temps des luttes du forum est donc passé, la démocratie y a conquis tous ses droits ; il ne lui reste plus qu’à songer à ses devoirs. Le conflit engagé sur le terrain politique passe sur le terrain économique, et c’est là qu’il lui faut maintenant préparer des réformes. Elle entre sur cette nouvelle scène avec d’uniques avantages, car elle n’a plus à se préoccuper du passé ; sa parfaite émancipation la place à l’avant-garde du mouvement universel actuel. Aucune autre nation, pas même l’Amérique du Nord, n’a atteint le même niveau de liberté dont jouissent les colonies parlementaires de l’Australasie britannique. En Allemagne, où l’empereur s’amuse à faire du socialisme d’État, l’émancipation des masses laborieuses est encore à l’état de rêve ; en Angleterre la liberté n’existe qu’en apparence, le peuple est toujours l’esclave des vieilles coutumes et courbe toujours facilement l’échine devant une aristocratie qui n’abandonne aucun de ses privilèges. En France la classe des agriculteurs qui doit son émancipation à la révolution de 1789, satisfaite de sa condition présente et se renfermant dans son égoïsme, oppose une résistance passive à l’émancipation des classes ouvrières ; ces deux grandes sections du peuple manquent de sympathies l’une pour l’autre. En Amérique même, malgré toute la liberté dont il jouit, l’ouvrier est à la merci du monopole qui, à chaque tentative de révolte, puise à pleines mains dans la fourmilière où grouille la misère de la vieille Europe, et jette sur le pavé des grandes cités industrielles de l’Union cette main-d’œuvre hétérogène composée de juifs polonais, de mendians italiens et hongrois et de paysans russes, à l’aide de laquelle il maîtrise toute résistance locale. En Australie, rien de tout cela ; point de question agraire, point de traditions de servilité, point de compétition étrangère ; le champ est libre, le capitaliste et l’ouvrier sont seuls en présence. Or un tel état de choses n’est possible que par suite de l’existence de conditions politiques uniques, et si l’on songe qu’il y a cent ans à peine l’Australie fut occupée pour servir de déversoir aux prisons de la Grande-Bretagne, et qu’elle fut gouvernée pendant près d’un demi-siècle sous un régime plus autocratique que la plus arbitraire des monarchies, il est vraiment intéressant de rechercher les causes de cette transformation magique et d’en connaître les auteurs. L’isolement dans lequel l’Australie se trouve placée à cause de sa position géographique si loin du centre autour duquel bat le cœur de l’humanité, et le caractère essentiellement britannique de sa colonisation tendent à diminuer à l’étranger l’intérêt qui s’attache à son développement. Depuis quelques années cependant, on remarque un accroissement considérable dans le chiffre des émigrans de nationalités diverses qui débarquent dans les ports australiens ; le commerce commence à se diriger vers d’autres centres, et sans abandonner Londres, Liverpool, Glascow et Aberdeen, avec lesquels les échanges augmentent en quantité et en valeur d’année en année, il prend néanmoins le chemin d’Anvers, de Brème et de Marseille. Il s’ensuit tout naturellement que les événemens australiens ont cessé de n’intéresser que les seuls Anglais et attirent peu à peu l’attention des autres nations. Jusqu’en 1883, l’Australie n’avait d’autre voisine dans le Pacifique que la France ; elle a aujourd’hui l’Allemagne, dont les intérêts commerciaux augmentent dans une proportion énorme, et il est question maintenant d’introduire la main-d’œuvre italienne sur les plantations de Queensland pour remplacer l’émigration polynésienne qui n’est pas compatible avec les principes acceptés par les associations ouvrières. Ces trois grandes puissances se voient donc directement intéressées à ce qui touche à l’Australie, et les hommes qui, chez elles, s’occupent de questions politiques, économiques et sociales ne peuvent rester indifférens aux choses des antipodes. Faut-il ajouter que l’union des provinces indépendantes de l’Australasie amènera sur la scène une nouvelle nationalité dont il est nécessaire de bien connaître les ressources matérielles ainsi que les intérêts et les tendances politiques ?


I

Les provinces qui constituent l’Australasie britannique sont : sur le continent, la Nouvelle-Galles du Sud, Victoria, Queensland, l’Australie occidentale et l’Australie méridionale, avec les colonies insulaires de la Tasmanie et de la Nouvelle-Zélande. On pourrait y ajouter les îles de Fidji et la Nouvelle-Guinée anglaise, toutes deux d’acquisition relativement récente et gouvernées directement par le Colonial Office à Londres.

Les provinces orientales ainsi que la Tasmanie ont une origine commune et doivent leur colonisation, dans sa première période, à l’application du système pénitentiaire ; l’Australie occidentale également. Mais l’Australie méridionale fut, au contraire, colonisée au début d’après les principes du système Wakefield. Quant à la Nouvelle-Zélande, bien qu’elle ait été, à l’origine, annexée par la Nouvelle-Galles du Sud, elle n’a pas été colonisée par les mêmes élémens, et sa population tend aujourd’hui à constituer une nationalité distincte, plutôt disposée à se tenir à l’écart qu’à prendre une part active au mouvement qui pousse les autres colonies vers- la fédération. Il y a donc une distinction bien marquée entre les colonies australasiennes et les provinces purement australiennes, car ces dernières ne comprennent que le continent et la Tasmanie, tandis que l’Australasie comprend toutes les possessions britanniques dans cette partie de l’hémisphère méridional.

L’histoire de la colonisation du continent tout entier se confond avec celle de ses grandes provinces orientales ; l’application fort malheureuse, du reste, de la méthode Wakefield dans l’Australie du Sud est un épisode de peu d’importance qui n’a eu aucune influence sur l’occupation subséquente du pays ; il est donc suffisant de constater sans autre commentaire l’insuccès d’une tentative d’application d’une théorie attrayante dont la logique des événemens devait démontrer l’impraticabilité. Quant aux colonies de Victoria et de Queensland, elles se détachèrent de la Nouvelle-Galles du Sud, la première en 1851, et la seconde en 1859, dès que leur population fut devenue assez nombreuse et leurs intérêts assez importans pour qu’il fût plus longtemps impossible de gouverner d’un centre commun une population disséminée sur un territoire aussi vaste. Depuis cette époque, leur existence a été soumise aux mêmes phases que celle de la colonie mère, et à part la différence qui existe entre leurs politiques fiscales et certaines nuances dans l’application des principes qui servent de base à leurs constitutions respectives, leur histoire n’offre aucun point suffisamment saillant pour la distinguer de celle de la Nouvelle-Galles du Sud, type général de toutes les provinces du groupe. En outre, le mouvement qui amena la métropole à reconnaître la nécessité de concéder à ses colonies une constitution en rapport avec leurs intérêts eut son origine à Sydney, et la plupart des questions d’importance australienne plutôt que provinciale ont été soulevées et leur solution déterminée dans la colonie mère. Aucune autre province ne compte parmi ses législateurs un homme d’État aussi remarquable que l’ancien premier ministre de la Nouvelle-Galles du Sud, sir Henry Parkes, qui est considéré avec justice comme une des grandes figures du monde impérial britannique de pair avec sir John Macdonald, le célèbre premier ministre du ''Dominion of Canada. Ce dernier, mort en 1891, a eu sur le ministre australien l’avantage de jouir du fruit de ses efforts et de présider à l’administration d’une vaste fédération d’États autrefois divisés, à l’union desquels il avait puissamment contribué. Sir Henry Parkes poursuit toujours, malgré ses soixante-dix-sept ans, avec une ardeur toute juvénile alliée à la persévérance de l’âge, un rêve semblable dont la réalisation est beaucoup plus difficile que ne l’a été celle de la consolidation des États canadiens. Cette dernière était, en quelque sorte, rendue impérative par la présence, sur une frontière commune ouverte sur une immense étendue, d’une puissance formidable avec l’hostilité possible de laquelle il fallait compter. La fédération des colonies australiennes, divisées par des intérêts commerciaux opposés et une politique fiscale différente, est une œuvre autrement difficile et au-dessus des forces d’aucun autre ministre colonial. Toutes les tentatives faites dans ce sens depuis dix ans n’avaient abouti à rien de pratique, mais la convention fédérale de Melbourne en février 1890, réunie sur la proposition de sir Henry Parkes, qui en fut en quelque sorte l’âme, de même qu’il en avait été le promoteur, aplanit enfin les difficultés du commencement en apportant dans l’esprit des représentans des diverses provinces la conviction que l’union des colonies australiennes était à la fois nécessaire et opportune.

La carrière du premier ministre de la Nouvelle-Galles du Sud, destiné, peut-être, à présider tôt ou tard au gouvernement général du Commonwealth of Australia, se confond avec l’histoire de l’Australie depuis les premiers jours de l’agitation en faveur de l’établissement du gouvernement parlementaire. Il apparaît sur la scène politique à l’époque où la colonisation, entrant dans une phase nouvelle, cesse d’être une expérience philanthropique pour le bénéfice d’une classe infortunée, pour devenir une entreprise pratique entre les mains d’hommes libres, vigoureux et énergiques qui abandonnaient sans esprit de retour le toit paternel et le home de leurs aïeux pour s’en aller chercher aux antipodes les faveurs que la fortune leur refusait chez eux. Sorti des rangs du peuple, fils de fermier et artisan lui-même, il représente un type remarquable parmi les énergiques pionniers auxquels est due la création de ces jeunes communautés en passe de développer une nationalité nouvelle. Sa puissante personnalité commande l’attention de quiconque étudie l’intéressante histoire de la colonisation de l’Australie depuis l’époque où l’existence d’une opinion publique y devint possible. Décrire en quelques pages rapides les diverses phases par lesquelles les colonies ont passé depuis ce temps, c’est en quelque sorte écrire la biographie de cet homme d’État, car il n’est pas un mouvement ayant pour but le développement politique, matériel ou moral de ces jeunes contrées auquel il n’ait pris une part active. Il avait peut-être raison, lorsqu’un jour, en plein, parlement, dans un éclat de colère dédaigneuse, répondant aux violentes attaques de l’opposition, il terminait une brillante péroraison par cette phrase à la fois orgueilleuse et mordante : « Sans moi, messieurs, le livre des statuts qui nous gouvernent n’aurait que des pages blanches. »

Nous sommes peut-être un peu trop accoutumés à considérer l’Europe et les grands pays de l’Amérique avec lesquels il y a un contact constant, comme la seule scène où puissent se développer à leur aise les grandes passions et les aspirations de l’humanité. Sans doute, aux antipodes la scène est moins vaste, le public moins nombreux. Mais les aspirations n’y sont pas plus modestes, ni les passions moins fougueuses, et la tâche de créer une nationalité nouvelle, d’unir sous la même bannière un nombre de communautés indépendantes que leurs intérêts particuliers tendent à isoler plutôt qu’à rapprocher les unes des autres, demande certainement pour celui qui l’entreprend et la mène à bonne fin autant de génie que celle de détruire par exemple, par des guerres brillantes, les résultats des travaux séculaires d’une nation. Or c’est à la tâche de consolider en une puissance homogène les colonies que des conditions économiques, et par suite des intérêts commerciaux différens séparent depuis le début de leur existence parlementaire, que sir Henri Parkes a consacré les dernières années de sa carrière. Il vise à la création, sous le drapeau de la Croix du Sud et l’égide de la Grande-Bretagne, d’une plus grande Bretagne australe, où se perpétueraient à jamais, dans un autre hémisphère, les formes, les idées et les aspirations d’une démocratie d’origine essentiellement britannique.

Les colonies australiennes, malgré leur immense étendue, leur richesse actuelle et leurs vastes ressources, ne sont encore connues que comme les dépendances d’une des grandes puissances de l’Europe aux destinées de laquelle elles paraissent absolument liées. Bien qu’infiniment plus vastes que la mère patrie, leur importance politique est en raison inverse de leur étendue, et par suite de la faible densité de leurs populations respectives et surtout de leur manque de cohésion, elles parviennent à peine à attirer l’attention des hommes politiques de la métropole elle-même, car beaucoup d’entre eux montrent dans les débats du parlement britannique une grande ignorance de la situation politique et économique de leur empire austral. A l’étranger, à plus forte raison, a-t-on peine à comprendre l’organisation et la constitution de ces communautés que l’on confond fréquemment les unes avec les autres. Aussi peut-on difficilement déterminer les causes qui ont amené des divisions si marquées, dans le système fiscal, par exemple, entre des provinces colonisées par la même race, dans un pays d’une homogénéité géographique si parfaite que, faute de lignes de démarcation naturelle suffisamment accentuées, il a fallu, pour séparer les différentes colonies, adopter des bornes artificielles passant par des lignes méridiennes et des parallèles imaginaires. La nécessité de réunir ces communautés éparpillées sur le sol australien et les dépendances insulaires du continent, divisées entre elles par des raisons que nous examinerons tout à l’heure, ne pouvait manquer de frapper les hommes politiques intelligens qui siègent dans les parlemens locaux. Au reste, l’idée n’était pas nouvelle, car à l’époque où Charles Wentworth, le fondateur de la constitution et le père du parlementarisme en Australie, préparait son premier projet de loi pour l’émancipation politique de la Nouvelle-Galles du Sud, il songeait déjà à la création d’une assemblée fédérale représentant les intérêts généraux des futures colonies, et exerçant un pouvoir législatif et exécutif sur l’Australie tout entière.

Depuis Wentworth, cette idée fut plus d’une fois le sujet des études ou des pensées de bien des membres des législatures coloniales, mais il ne s’en est trouvé aucun, en dehors du grand ministre de la Nouvelle-Galles du Sud, qui paraisse avoir réalisé au premier abord toute la grandeur de cette conception ; tous semblent avoir succombé à l’influence d’étroits intérêts locaux. Les représentans de certaines colonies hésitaient à sacrifier les principes de leur politique fiscale, d’autres, craignant la concurrence d’énergiques voisins, tremblaient à l’idée d’un gouvernement fédéral dont le premier soin serait nécessairement de détruire les barrières factices érigées contre ces derniers. Aussi, le premier effort dans le sens de la fédération n’aboutit qu’à la création d’un conseil fédéral boiteux, sans autorité législative et sans pouvoir exécutif. Ce conseil, dont le premier ministre de la colonie de Victoria, M. James Service, était la principale figure, se réunit pour la première fois dans la capitale de la Tasmanie en 1883. Dès cette première réunion, la faiblesse inhérente de sa constitution se fit sentir et les décisions qui y furent prises n’aboutirent à rien de pratique ; le conseil fédéral ne possédant d’autre droit que celui d’émettre des vœux sur certaines questions d’importance générale que les parlemens des différentes colonies pouvaient ensuite accepter ou refuser de débattre, voire même de prendre en considération. À ce conseil, la Nouvelle-Galles du Sud, dans la personne de sir Henri Parkes, refusa de prendre part. Il avait rêvé, lui, quelque chose de bien différent, une véritable fédération sur des bases à la fois plus larges et plus solides. Quel pouvait être le rôle politique d’un corps composé de représentans nommés par le pouvoir exécutif seul, sans l’assentiment des législatures locales et dont la constitution limitait les pouvoirs au point de le réduire à l’état d’une assemblée purement consultative ? Depuis son entrée dans les arènes politiques, sir Henri Parkes s’était déclaré l’apôtre d’un système de gouvernement établi sur le principe fondamental du suffrage électoral ; la doctrine d’un exécutif élu par les représentans autorisés de la nation l’avait toujours compté parmi ses plus ardens disciples, et il ne pouvait concevoir la possibilité d’une fédération dont la constitution fût édifiée sur des principes différens de ceux qui forment la base du système parlementaire dans les États appelés à en faire partie. Or le mode de nomination des membres du conseil fédéral était diamétralement opposé à l’esprit de la constitution ; par ce fait seul, il devenait dangereux, sinon impossible, de confier le pouvoir exécutif à un corps ainsi composé ; un conseil fédéral avec des attributions aussi limitées ne pouvait être que d’une utilité douteuse, mais il exercerait fatalement une action gênante sur le développement politique des colonies dans le sens démocratique. Sir Henri Parkes refusa donc obstinément d’engager la colonie mère à reconnaître le conseil fédéral de Hobart, attendant une occasion favorable pour s’adresser à l’opinion publique et faire comprendre aux électeurs non-seulement dans la Nouvelle-Galles du Sud, mais indirectement dans les autres provinces, la nécessité d’une fédération constituée sur une base inattaquable.

Conscient de l’existence d’un sentiment nouveau grandissant rapidement au milieu d’une population qui devient de moins en moins européenne et de plus en plus australienne par le fait seul de l’excédent des naissances, il voyait avec des yeux de prophète l’avenir réservé à cette nouvelle nationalité, à la consolidation de laquelle il s’était voué tout entier. La visite d’un officier-général anglais, venu pour étudier l’organisation militaire des différentes colonies, lui offrit l’occasion qu’il cherchait, et, en appelant l’attention générale sur la faiblesse des moyens de défense dont chaque province disposait, il fit comprendre à tous la nécessité d’une action uniforme et unanime au point de vue de leur défense mutuelle. Mais une organisation militaire fédérale ne pouvait être créée sans l’existence antérieure d’une organisation politique fédérale complète. Pour bien comprendre la portée de la pensée de sir Henri Parkes, il faut d’abord savoir que l’Angleterre n’exerce aucun contrôle sur la défense militaire des colonies australiennes ; elle se contente de pourvoir à la police des mers et à la protection de ses propres intérêts commerciaux, ce qui entraîne par le fait la défense navale de ses colonies. Mais cette branche du service n’est même pas sous le contrôle absolu de l’amirauté anglaise, car les colonies sont parties contractantes à un arrangement connu sous le nom de l’Australian naval force act of 1887. Par cette convention, l’Angleterre s’est engagée à augmenter ses forces navales sur la station des mers australes et du Pacifique occidental, à la condition que les colonies paient un subside annuel pour l’entretien de cette force auxiliaire dont le commandement reste entre les mains de l’amiral anglais chef de la station du Pacifique occidental. La plupart des grandes colonies possèdent en outre l’embryon d’une marine militaire locale directement contrôlée par leurs autorités respectives.

Quant à la défense militaire, elle est absolument indépendante de toute influence étrangère. Il n’y a pas un seul soldat anglais sur le sol australien ; quelques officiers instructeurs seuls sont quelquefois engagés en Angleterre et payés par telles colonies qui les emploient pour ce service spécial, mais c’est tout. Chaque province ayant adopté un système de recrutement et une organisation militaire intérieure différens, il est facile de comprendre que ce manque d’uniformité nuirait considérablement à leur défense effective, en supposant le cas fort peu probable d’une attaque étrangère. En outre, les soldats de telle ou telle province ne pouvant pénétrer sur le territoire de la colonie voisine sans une autorisation qui ne peut être obtenue que des mains du parlement local, on conçoit quelles difficultés pourraient surgir en cas de guerre, par suite de la rapidité des mouvemens militaires modernes ; une colonie pourrait être envahie, rançonnée et dévastée pendant que ses voisines délibéreraient encore sur l’opportunité de l’aider à se défendre. Et puis comment s’entendre sur la question du commandement en chef, celle de l’intendance et des transports, et cent autres détails pouvant, au moment du danger, créer une confusion dont les résultats pourraient être désastreux ?

Le rapport du major-général Edwards, qui soulevait toutes ces questions et mettait à nu la faiblesse des moyens de défense dont les colonies, dans leur état de division actuelle, pouvaient disposer à un moment donné, servait admirablement les projets de sir Henri Parkes. Ce fut alors qu’il adressa une série de remarquables dépêches à ses collègues des différentes provinces, requérant leur concours pour réunir une convention nouvelle devant laquelle serait discutée non-seulement la question de la défense nationale, mais celle bien autrement importante à ses yeux de la fédération parlementaire des colonies de l’Australasie britannique. Les provinces déjà représentées au conseil fédéral de 18S3 ne voulant point condamner leurs actes passés par une adhésion trop ouverte à une convention nouvelle et indépendante, sir Henri Parkes se déclara prêt à rencontrer sur terrain neutre les membres du conseil fédéral, et entraîna les autres colonies, qui avaient jusque-là suivi la ligne de conduite indiquée par la Nouvelle-Galles du Sud, à envoyer également leurs délégués. La conférence se réunit au mois de février 1890 dans la grande capitale de la colonie de Victoria, sous la présidence de l’honorable Duncan Gillies, alors premier ministre de cette importante province. Là, malgré son grand âge et une santé qui à ce moment donnait de grandes inquiétudes, sir Henri Parkes prit part aux principales séances, et prononça plusieurs discours empreints d’une ardeur et d’une énergie d’expression qui finirent par triompher de l’hostilité ouverte de plusieurs délégués, et il réussit à obtenir l’assentiment de tous à la motion suivante qu’il avait déposée sur le bureau de la conférence à sa première séance : « Les délégués des colonies de l’Australasie britannique, en conférence assemblés, déclarent dans leur opinion unanime :


« Que les meilleurs intérêts et la prospérité présente et future des colonies seront favorisés et développés par leur union, sous la dépendance de la couronne britannique. En outre, tout en reconnaissant la valeur des services rendus par les membres de la convention de 1883 en créant le conseil fédéral, la présente conférence déclare que, dans l’opinion de ses membres, les changemens survenus pendant les sept années qui se sont écoulées depuis cet événement ont amené dans l’existence nationale de l’Australasie, par suite de l’accroissement de la population, l’augmentation de la richesse publique, la découverte des ressources jusqu’alors ignorées, et surtout en raison des progrès de l’éducation politique du peuple dans la pratique du gouvernement parlementaire, des développemens tels que l’union, depuis longtemps contemplée, de ces colonies sous une forme de gouvernement législatif et exécutif basé sur le principe d’une répartition équitable des responsabilités et des droits de chaque colonie participante, est devenue à la fois justifiable et opportune. »

Que l’on nous pardonne la longueur de cette phrase d’une traduction d’autant plus difficile que le langage politique officiel anglais ne prête pas à la forme légère, gagnant au contraire en solidité ce qu’il perd en élégance.

Sir Henri Parkes avait hautement proclamé, dans le cours d’une péroraison pleine de vigueur, qu’il n’avait aucune hésitation à se présenter devant les délégués, prêt à s’engager, au nom de la colonie qu’il représentait, à faire tous les sacrifices de sentimens et d’intérêts particuliers nécessaires pour arriver à une entente cordiale sur cette grande question de la fédération des colonies, qui, dans son esprit, n’avait d’autre signification que celle de la création d’une nationalité nouvelle destinée à un immense avenir non-seulement dans l’hémisphère austral, mais dans le monde civilisé. Bien que la motion de sir Henri Parkes ait été acceptée à l’unanimité des voix, un amendement assez important fut introduit ; le mot « Australie » fut substitué dans le texte au mot « Australasie » afin de laisser à la Nouvelle-Zélande et aux autres colonies insulaires éloignées dont les intérêts sont, en somme, fort peu liés à ceux des colonies continentales et de la Tasmanie, le droit de rester en dehors de cette combinaison politique ou d’y adhérer plus tard suivant les circonstances. La conférence de Melbourne se sépara après avoir adopté trois autres résolutions : 1° que les colonies insulaires australasiennes éloignées auront droit à être admises dans l’union projetée des colonies australiennes à telle époque et dans telles conditions qu’il sera jugé convenable d’adopter plus tard ; 2° que les membres délégués par les colonies participant à la présente conférence devront prendre les mesures nécessaires pour inviter les législatures de leurs colonies respectives, à nommer, dans le cours de l’année actuelle, un nombre fixé de délégués à une « convention nationale australasienne » dont le but sera de délibérer sur un projet de loi pour la création d’une constitution fédérale ; 3° que cette convention devra se composer au maximum de sept membres nommés par chaque colonie parlementaire et de quatre membres nommés par chaque colonie encore sous la dépendance directe de la couronne britannique.

Depuis la clôture de la conférence de Melbourne, l’Australie occidentale, qui était encore une colonie administrée directement par la couronne, a reçu sa charte d’indépendance et une constitution semblable à celle dont jouissent les autres colonies continentales ; l’union fédérale de ces provinces et de la Tasmanie en sera d’autant plus facilitée. En conséquence des résolutions précédentes, toutes les législatures coloniales nommèrent leurs délégués, la première Convention nationale australasienne se réunit dans le courant du mois de mars 1891 à Sydney, première capitale des établissemens anglais en Australie.

Il n’en faudrait pas cependant conclure avec trop de précipitation que la fédération des colonies australiennes est sur le point d’être un fait accompli. Outre les rivalités politiques et commerciales qui existent entre les principales provinces, la différence de leur système fiscal présente un obstacle très grand à l’union tant désirée sous bien d’autres rapports. Quelle que soit la constitution du parlement fédéral, la question d’une douane commune et de l’établissement d’un zollverein australien devra être décidée dans ses premiers débats et avant de souscrire à l’acte d’union, les représentans des colonies intéressées devront consentir d’avance au sacrifice de leurs prédilections économiques, du moins en ce qui concerne leurs relations mutuelles. Il ne peut y avoir de fédération solide et durable sans l’échange absolument libre de toutes denrées et produits commerciaux entre les différentes provinces de l’union, quelle que puisse être la décision du parlement fédéral en ce qui concerne les relations commerciales de l’Union avec l’étranger. Peut-on donc espérer que les représentans des colonies protectionnistes montreront assez de courage et d’intelligence politique pour risquer un tel sacrifice ? Sir Henry Parkes n’a point hésité à se déclarer prêt à sacrifier les intérêts particuliers de la colonie qu’il représente en faveur de l’intérêt général, confiant qu’il est dans l’espoir de voir triompher plus tard au parlement fédéral le principe du libre échange qui a toujours gouverné sa politique. Est-il exact de croire et d’espérer que les représentans des autres colonies seront prêts à traiter la question d’aussi haut et dans un sens aussi libéral ? Inutile de pousser plus loin les conjectures au sujet de l’accomplissement à courte ou à longue échéance de la fédération australienne ; contentons-nous de constater le fait qu’à l’influence de l’ancien premier ministre de la Nouvelle-Galles du Sud sont dus le rapprochement et l’unanimité des colonies en ce qui concerne la nécessité et l’opportunité présente d’étudier sérieusement la question d’une union que l’état des esprits, entretenu par une grande différence d’opinion sur la valeur politique du conseil fédéral de Hobart, tendait à renvoyer aux calendes grecques.


II

Un peu plus de cent ans séparent deux dates mémorables dans l’histoire du monde moderne. L’année 1788 marque l’époque de la première occupation d’un continent inconnu, assez vaste pour être considéré comme une cinquième partie de la terre, pour servir de lieu d’exil aux criminels d’un royaume européen. C’est sur une terre à l’aspect aride et sauvage, habitée par une race aux traits repoussans, que viennent débarquer 700 ou 800 malheureux pris au hasard parmi les habitans des prisons de la Grande-Bretagne sous la surveillance d’environ 200 officiers et soldats. Tous sont gouvernés par une autorité despotique absolue et soumis à la plus rigide des disciplines. Pour communiquer avec la mère patrie, les lourds transports à voiles se traînent lentement sur l’immensité des océans et mettent douze mois à contourner les trois quarts de la surface du globe. Une prison au seuil d’une terre inconnue, au bord d’un océan désert !

Un siècle passe, — un jour dans l’existence de l’humanité : — et voilà qu’en 1891 un peuple de 4 millions d’hommes d’origine européenne, établis et pour la plupart nés dans les sept provinces qui composent aujourd’hui l’Australasie, gouverné par une constitution fondée sur les principes du libéralisme démocratique le plus éclairé, s’en vient demander pour la nationalité australienne à côté de la Grande-Bretagne, sa mère, place au conseil des nations. Ses ports abritent les vaisseaux de tous les pavillons, qui transportent en quelques semaines sur tous les points de la terre, l’or, l’argent, le cuivre et le charbon de ses mines et les riches toisons de 100 millions de moutons dispersés dans les immenses pâturages de ce continent que l’on croyait encore hier n’être qu’un vaste désert. Un nouvel empire sur une terre aux ressources illimitées, entourée d’océans animés par- la présence de flottes sans nombre. Le contraste n’est-il pas vraiment merveilleux ?

Dans les pages qui vont suivre, nous allons tenter d’analyser rapidement les diverses phases de cette transformation et de faire connaître quelques-uns des hommes qui ont le plus contribué par leurs travaux et leur influence à l’avancement et à la prospérité de l’Australie.

Le capitaine Phillip, premier gouverneur du pénitencier de Botany-Bay et de la colonie de la Nouvelle-Galles du Sud, avait débarqué vers la fin du mois de janvier 1788 avec un établissement qui comprenait 756 convicts (564 hommes et 192 femmes), accompagnés d’une garde militaire composée de 10 officiers et de 168 soldats d’infanterie de marine. À ce nombre, il faut ajouter 5 médecins, 40 femmes de soldats et 13 enfans appartenant aux condamnés. Il venait prendre possession d’une immense contrée habitée par une race chétive et pacifique destinée à s’évanouir sans combat au seul contact de l’homme blanc, où la colonisation ne devait rencontrer d’autres obstacles que ceux que la nature avait placés sur son chemin. Phillip avait fort à faire, abandonné qu’il était aux antipodes du monde civilisé, avec une poignée de mécréans dont il fallait faire des colons, et durant les quatre années et demie que dura son administration, il jeta les fondations d’un établissement purement pénitencier. Les philanthropes du royaume-uni, à cette époque, espéraient beaucoup de cette tentative de colonisation par l’élément criminel. Ils pensaient que la transportation dans un pays sain, doué d’un excellent climat et de terres fertiles, où les condamnés se trouveraient dans la nécessité de pourvoir eux-mêmes à leurs besoins, ne manquerait pas de produire un effet salutaire chez ces gens que le travail ramènerait sans doute à des sentimens meilleurs. Il est certain aujourd’hui que cet essai de transformer en agriculteurs des criminels appartenant en grande majorité aux classes ouvrières des villes ou aux vagabonds sans profession des trois royaumes ne réussit point. Les rapports des premiers gouverneurs de Botany-Bay et les archives coloniales de l’époque ne nous ont transmis que des récits de désastres successifs pendant les sept ou huit premières années qui suivirent la fondation de cet établissement. Tantôt c’est une famine qui oblige le gouverneur à mettre les condamnés et leurs gardiens à la portion congrue ; tantôt une série de révoltes et d’évasions menaçant de réduire à néant les efforts des hommes vaillans auxquels étaient confiés la sécurité et l’avenir de l’établissement.

Avec leur caractère éminemment pratique, les Anglais comprirent bien vite que la colonisation par l’élément criminel seul était une méprise. Dès l’année 1795, le gouverneur Paterson fit venir d’Angleterre un certain nombre d’émigrans libres auxquels des concessions de terrain furent assignées sur les bords du fleuve Haukesbury. Ces derniers, presque tous agriculteurs et choisis avec un certain soin parmi la jeunesse des campagnes, eurent bien vite arraché à la nature 2,500 hectares de terres excellentes et mis l’établissement à l’abri des famines qui avaient à plusieurs reprises failli le ruiner. Ainsi furent fondés les centres agricoles de Windsor, de Wilberforce et de Richmond, et les traces laissées par les vaillans yeomen qui répondirent à l’appel du gouverneur Paterson se retrouvent aujourd’hui dans la race vigoureuse qui habite la riche vallée du fleuve Haukesbury ; les natifs de ce district sont en effet renommés dans toute la Nouvelle-Galles du Sud pour leur grande taille, leur vigueur et l’énergie de leur nature, aussi bien que pour la simplicité de leurs mœurs. Plus tard, les gouverneurs adoptèrent un système de concessions territoriales aux officiers des régimens qui gardaient les transportés et aux émigrans libres disposant d’un certain capital. Ces concessions étaient souvent d’une étendue considérable comprenant 1,000, 2,000,5,000 et jusqu’à 10,000 arpens[1] de terrains choisis dans les endroits les mieux situés et les mieux arrosés. Le gouvernement local favorisa dès le principe le système de la colonisation par l’élément militaire, et parmi les familles qui occupent aujourd’hui les plus hautes positions dans la Nouvelle-Galles du Sud, on retrouve les noms de beaucoup de ces officiers et de militaires d’un rang inférieur, lesquels, avec les émigrans libres, furent en réalité les pionniers de la colonisation en Australie. Il est tout à fait erroné de prétendre que le succès de l’occupation économique de cette belle province est dû à l’élément criminel. Cette théorie, qui trouve encore en France malheureusement beaucoup de partisans, s’écroule devant l’examen des faits. L’élément criminel ne fut qu’un auxiliaire entre les mains d’une classe de colons qui, quand ils n’étaient pas agriculteurs eux-mêmes, possédaient d’amples capitaux et faisaient diriger leurs exploitations par des hommes du métier. Les convicts étaient assignés à ces colons en nombre suffisant pour les besoins de leurs établissemens agricoles ou de leurs entreprises pastorales, et les relations de l’époque prouvent sans contradiction le lait que ces derniers ne pouvaient tirer parti de cette main-d’œuvre forcée qu’à l’aide d’un système de contrainte répugnant aux mœurs actuelles. Ce système était d’une sévérité, pour ne pas dire d’une férocité, que l’on ne peut excuser sans prendre en considération les mœurs beaucoup plus rudes de l’époque et sans se rendre compte de la nature du contrat qui plaçait les convicts entre les mains de maîtres pour lesquels ils étaient loin d’avoir autant de valeur que des esclaves. Ces derniers, en effet, dans les pays où l’esclavage florissait alors légalement, représentaient une valeur monétaire considérable constituant par elle-même un frein puissant contre la cruauté du maître, tandis que, le convict assigné pouvant d’un instant à l’autre être remplacé sans Irais matériels pour son employeur, celui-ci n’avait aucun intérêt en dehors des droits que réclamait la plus simple humanité, à se préoccuper de son bien-être ou de sa santé. Tout au plus avait-il à se conformer aux règlemens pour la protection des convicts, règlemens que son isolement, en général, lui permettait facilement d’enfreindre. Considéré au point de vue des sentimens ultra-humanitaires et philanthropiques qui caractérisent la civilisation française actuelle, si l’on en juge par ce qu’elle produit de nos jours à la Nouvelle-Calédonie et à la Guyane, le traitement appliqué aux convicts australiens d’il y a trois quarts de siècle paraît sans doute bien inexorable et bien barbare. Il est néanmoins certain que sans ces lois draconiennes l’emploi de la main-d’œuvre pénitentiaire eût été absolument impossible dans un pays où les colons se trouvaient forcément isolés dans des propriétés d’une grande étendue, dispersées çà et là sur un immense territoire. La faible population du pays et la distance immense qui le séparait du reste du monde obligeaient le colon à se lancer dans de grandes entreprises pastorales exigeant des espaces considérables de terrain pour leur exploitation économique, car une poignée d’agriculteurs suffisait à fournir toutes les denrées nécessaires à l’alimentation de la colonie. Il fallait donc au colon de sérieuses garanties de sécurité contre les mécréans de toute sorte qu’il était forcé d’employer, et avec une telle classe, se ressentant largement de l’influence des mœurs de son époque et de sa race, il n’y avait d’autres moyens effectifs à employer que ceux auxquels les autorités durent avoir recours. Ces moyens consistaient à octroyer des pouvoirs judiciaires spéciaux très étendus aux magistrats stipendiaires représentans de la loi, dans les différens districts, en cas de délits commis par les convicts assignés, et à donner également des pouvoirs semblables à un certain nombre de magistrats honoraires ou justices of the peace (juges de paix) choisis parmi les colons les plus distingués et les plus influens dans chaque district. Ces magistrats avaient toute latitude dans l’application du code criminel à l’usage des forçats qu’ils pouvaient condamner sommairement sur toute plainte de leur employeur aux peines du fouet et des fers ou bien envoyer devant la cour martiale en cas de délits graves entraînant condamnation à la peine de mort. Il fallait des conditions et un état social tout particuliers pour que l’on se trouvât dans la nécessité d’investir d’une semblable autorité des agens civils quasi-irresponsables.

La première période de la colonisation de l’Australie jusqu’en 1840 lut donc essentiellement une époque de colonisation agricole et pastorale par des élémens libres aidés de la main-d’œuvre et du travail forcés des convicts. Les efforts de Paterson et de ses successeurs immédiats, Hunter et King, en introduisant dans la Nouvelle-Galles du Sud des colons libres, vigoureux et entreprenans, devaient vite porter fruit. Ce courant d’émigration une fois dirigé vers l’Australie ne devait faire qu’augmenter dans des proportions toujours croissantes. Jusqu’alors la colonisation était circonscrite dans les limites peu étendues entre les Montagnes Bleues et la mer, et il devint nécessaire de franchir cette barrière naturelle et de pénétrer dans l’intérieur du continent si longtemps resté mystérieusement fermé à la science du géographe et à la civilisation. Les mérinos introduits par le capitaine Mac-Arthur avaient réussi à s’acclimater au-delà de toute espérance, et l’industrie pastorale, principal élément de la grandeur future de l’Australie tout entière, réclamait de plus vastes espaces et des horizons moins bornés. Après de nombreuses tentatives toujours restées infructueuses, la haute muraille de montagnes qui formait au couchant la limite de l’établissement fut enfin escaladée en 1813 par les trois intrépides explorateurs Blaxland, Wentworth et Lawson. Leur piste était encore fraîche que le gouverneur Lachlan-Macquarie faisait construire par les convicts une route carrossable, terminée le 21 janvier 1815, jusqu’à Bathurst sur le versant occidental de la grande chaîne de partage. Une seconde route se dirigeant vers le sud-ouest, à travers le plateau de Goulburn, fut immédiatement entreprise, et le flot de la colonisation libre pénétra par ces deux voies et s’étendit rapidement dans les grandes plaines de l’ouest. Puis Oxley, Mitchell, Sturt, Hume et tant d’autres illustres champions de la science géographique en Australie transportèrent successivement les limites de la colonie jusqu’au-delà de la rivière Darling, à l’Ouest, et étendirent au sud leurs explorations jusqu’à la mer, après avoir découvert le grand fleuve Murray et les riches pâturages de l’Australie heureuse. Sous l’administration énergique du gouverneur Macquarie, successeur du fameux capitaine Bligh, le héros de cette célèbre révolte des matelots du Bounty, drame sanglant qui devait se terminer par une idylle, la jeune colonie entra dans une ère de remarquable prospérité.

Macquarie avait remplacé Bligh dans des conditions tellement curieuses qu’elles demandent ici une mention toute particulière. Elles jettent un jour nouveau et intéressant sur l’histoire des premières années de l’occupation de la Nouvelle-Galles du Sud.

Le gouvernement anglais, alors aux prises avec les armées républicaines et plus tard impériales sur les grands champs de bataille du continent, s’était trouvé embarrassé pour fournir les garnisons nécessaires au maintien de la sécurité publique et à la garde des forçats dans ses établissemens des antipodes. Les autorités se virent donc dans la nécessité d’organiser pour ce service un corps colonial spécial connu sous le nom de Corps de la Nouvelle-Galles du Sud, composé de soldats ramassés un peu partout et commandés par des officiers appartenant à la classe commerciale, dont la grande majorité n’avait aucun service antérieur, esprits entreprenans et aventureux, attirés par les avantages territoriaux offerts par le gouvernement colonial, et par l’espoir d’arriver rapidement à la fortune dans un pays où l’état économique rudimentaire leur offrait d’attrayantes et nombreuses chances de succès. L’isolement de la Nouvelle-Galles du Sud, communiquant à de rares intervalles avec le reste du monde, surtout pendant la période de bouleversement que traversait l’Europe dans les premières années du XIXe siècle, avait eu sur le commerce, les échanges et le système économique du pays une influence remarquable.

Les valeurs monétaires courantes, par suite de la difficulté d’en obtenir en quantité suffisante pour les besoins du commerce, avaient atteint une telle dépréciation que l’argent avait fait place comme étalon d’échanges à un article de transport facile et de consommation, hélas ! trop générale alors et plus facile encore. Cet article n’était autre que le « rhum » importé des plantations indiennes. Malgré les efforts du gouverneur King et de son successeur, le capitaine Bligh, pour réagir contre ses effets, ce mode de payement en nature s’étendit rapidement à toutes sortes de transactions ; les ventes ou échanges de biens fonciers au prix d’un nombre plus au moins considérable de gallons de rhum devinrent des affaires journalières. L’imposition de droits prohibitifs n’eut d’autres résultats que la création d’un système de contrebande suivie, facilitée par l’immense étendue de côtes que les officiers de la douane ne pouvaient sur veiller, et favorisée surtout par le fait même que les officiers du régiment de la Nouvelle-Galles du Sud avaient fini par s’emparer du monopole de cet immoral commerce. La discipline militaire s’en ressentit bien vite, et le gouverneur Bligh, en raison de ses efforts pour arrêter le progrès du mal, se vit immédiatement en butte à l’antagonisme déclaré de ceux sur lesquels il aurait dû le plus compter pour le maintien du pouvoir et la sécurité de l’établissement. Peut-être, exaspéré par l’opposition qu’il avait rencontrée, perdit-il le sang-froid que sa position lui commandait et se laissa-t-il entraîner à des représailles personnelles malheureuses ; toujours est-il qu’il crut nécessaire d’attaquer directement un des hommes les plus influens de la colonie, ce même Mac-Arthur auquel l’Australie est redevable de l’introduction des mérinos et des principales industries pastorales et agricoles, qui font aujourd’hui sa fortune et son avenir. Ce dernier lut arrêté pour désobéissance à un ordre du tribunal formulé contre lui dans une action civile qui lui avait été intentée ; mais les membres de la cour suprême de justice devant laquelle il fut amené, dont la majorité était composée d’officiers appartenant au régiment colonial où Mac-Arthur exerçait les fonctions de capitaine, refusèrent de siéger, laissant à leur président, le magistrat civil Atkins, la responsabilité de maintenir seul l’autorité du tribunal qui l’avait tout d’abord condamné. Agissant, dit-on, sous l’influence d’une haine personnelle, Bligh prit fait et cause pour Atkins et donna l’ordre de maintenir l’arrestation de Mac-Arthur.

Cet acte causa une émotion violente dans la colonie, et la population civile, parmi laquelle ce dernier jouissait d’une grande influence, se joignit à l’élément militaire pour protester contre l’ordre arbitraire du gouverneur. Fort de l’appui de l’opinion publique, le major Johnson, commandant des troupes coloniales, réunit un conseil de guerre dans lequel il lut décidé que la conduite du gouverneur, constituait une atteinte aux privilèges du corps, et que l’exercice arbitraire du pouvoir, dans ces circonstances, mettait en danger la discipline militaire d’où dépendait la sécurité de l’établissement. Au lendemain de ce conseil, Johnson se rendit à la tête de ses troupes au palais du gouvernement et procéda immédiatement à l’arrestation du gouverneur. Bligh fut incarcéré pendant onze mois, tandis que l’affaire était portée devant les autorités métropolitaines, puis renvoyée en Angleterre. Johnson et après lui le lieutenant-colonel Fovaux, commandant supérieur des troupes coloniales, qui se trouvait en Tasmanie pendant ces événemens, et qui approuva entièrement la conduite de son subordonné, dirigèrent l’administration durant cet intervalle.

Cet épisode avait démontré clairement que l’influence de l’élément militaire local, exercée cependant dans un sens strictement loyal vis-à-vis du gouvernement métropolitain, était, à cette période de la colonisation de la Nouvelle-Galles du Sud, trop considérable pour être traitée comme une quantité négligeable. Placé dans la nécessité de maintenir le prestige de la discipline et de ménager les susceptibilités des colons aussi bien militaires que civils, le prince régent d’Angleterre se contenta de destituer les deux principaux acteurs de ce drame, Johnson et Mac-Arthur. Considérant en outre la jalousie qui existait entre les officiers du service naval et ceux des troupes coloniales, il confia le gouvernement de la Nouvelle-Galles du Nord au major général Lachlan Macquarie, lequel reçut l’ordre de prendre le service des mains du gouverneur déposé. Bligh fut donc ainsi le dernier des gouverneurs appartenant à l’armée navale auxquels avait été jusque-là confiée l’administration de l’établissement pénitentiaire de Botany-Bay. Avec Macquarie commença une nouvelle série d’officiers-généraux appartenant à l’armée de terre, dont l’administration prit fin en 1854, lorsque la constitution parlementaire octroyée à la colonie rendit la possession d’un grade militaire plutôt gênante qu’utile à un fonctionnaire occupant une position civile purement représentative.

À l’arrivée de cet homme froid, énergique et patient, les choses prirent rapidement une tournure différente. La discipline militaire fut rétablie, et le trafic du rhum succomba sous l’influence d’une prospérité commerciale sérieuse. Macquarie s’appliqua immédiatement à modifier également la méthode d’aliénation du domaine public, qui avait eu jusqu’alors pour résultat de mettre les meilleures terres de la colonie entre les mains de quelques familles d’officiers ou d’émigrans libres disposant déjà à leur arrivée d’un capital considérable. Le système en vogue à cette époque chez toutes les nations qui s’occupaient alors de coloniser le Nouveau-Monde consistait à créer dans ces établissemens une société divisée en trois classes bien distinctes, les planteurs et les esclaves, avec un tiers-état intermédiaire auquel appartenaient les membres des professions libérales et du haut négoce. À Botany-Bay, les colons militaires et civils avec leurs « convicts assignés » tenaient la place respective des planteurs américains et de leurs esclaves. L’image des vieilles institutions sociales aristocratiques, que la Révolution française de 1789 avait si brusquement et si complètement balayées, se reflétait ainsi dans l’état que l’on voulait imposer à ces nouvelles sociétés. Ce système décolonisation, auquel l’émancipation des États-Unis avait donné le coup de grâce dans l’Amérique du Nord, dura en Australie jusqu’à la cessation de la transportation des criminels. Macquarie fit cependant un usage plus large que ses prédécesseurs des pouvoirs arbitraires qui l’autorisaient à disposer du domaine public suivant son bon plaisir, et il favorisa même l’occupation du territoire par les a émancipés » ou convicts ayant complété le terme de leur condamnation, auxquels il accorda également des concessions de terre. Sous son habile administration et celle de son successeur, sir Thomas Brisbane, qui prit les rênes du gouvernement de la Nouvelle-Galles du Sud en 1821, l’émigration libre prit un essor considérable, le ton de la société s’éleva, et la colonie commença à perdre peu à peu ce cachet spécial d’établissement pénitentiaire qui devait nuire à la réputation de l’Australie longtemps même après l’abolition de la transportation.

Le gouvernement métropolitain crut de bonne politique de concéder aux colons dans une certaine mesure le self-government, en apportant un changement radical dans l’administration de la justice civile jusqu’alors entre les mains de l’élément militaire, seul responsable de la sécurité de l’établissement. L’institution du jury fut établie, le service judiciaire réorganisé sur des bases en rapport avec les changemens que l’accroissement de l’élément libre avait apportés dans la constitution de la société coloniale ; l’instruction publique, placée sous le contrôle d’une administration régulière, fut confiée à un conseil composé des autorités ecclésiastiques supérieures appartenant aux principales églises représentées alors dans la colonie, et un conseil législatif comportant sept membres nommés par le gouverneur vint compléter cette première réorganisation administrative. Ce fut également à cette époque que commença la brillante série d’explorations géographiques dont le résultat devait être de changer rapidement la face des choses et de transformer Rétablissement pénitentiaire de Botany-Bay en pays libre. Oxley, Hume, Mitchell, Sturt et plus tard tant d’autres hardis explorateurs, dont quelques-uns, comme Burke, Wills et l’infortuné Leichhardt, étaient destinés à périr à la tâche, pénétrèrent au milieu d’un pays qui leur apparut tout d’abord comme un autre Sahara, mais que peu d’années plus tard, le squatter et ses moutons, le mineur et le chercheur d’or devaient rapidement envahir. Le gouvernement colonial, à Sydney n’était pas non plus inactif, et, en 1825, des établissemens étaient fondés dans le district de Moreton-Bay, aujourd’hui la florissante colonie de Queensland, et par ordre du gouvernement impérial, à Swan-River, en 1829. La Tasmanie fut également occupée afin de servir d’annexé au pénitentiaire de Botany-Bay. En 1835, une famille d’émigrans s’établit sur les bords de la baie de Port-Phillip sur un terrain occupé par une tribu sauvage, là où quelques années plus tard devait s’élever la grande métropole de la colonie de Victoria, marvellous Melbourne, ainsi que l’appelle l’historien anglais Froude. L’année suivante, une compagnie de financiers anglais fondait à Adélaïde un établissement qui après maintes vicissitudes est devenu la colonie de South-Australia ; c’est la seule province de l’Australie continentale qui ne doive pas son origine à l’application ou l’extension du système de la colonisation pénale. Enfin, en 1838, sur la rumeur que le gouvernement français avait envoyé une expédition pour occuper la Nouvelle-Zélande, le gouverneur de la Nouvelle-Galles du Sud, sir George Gipps, dépêcha un navire de guerre pour prendre, au nom de la reine Victoria, possession de cet admirable archipel, devançant ainsi de quelques jours à peine l’arrivée de l’expédition française.


III

L’empire colonial britannique s’était ainsi développé et étendu sur toute cette partie du monde austral, et l’immense territoire du continent australien lui-même, attaqué à la fois sur tous les principaux points du périmètre de ses côtes, livrait peu à peu ses secrets aux persistantes recherches de l’homme blanc. L’élément colonisateur libre, auquel chaque année apportait des renforts considérables, prenait de jour en jour une importance plus grande, et influençait de plus en plus la politique du pays. Déjà trois fois plus nombreux que les transportés, possédant entre leurs mains les finances, le commerce et la propriété territoriale, les colons libres ne pouvaient continuera vivre sous un régime politique créé pour un établissement pénitentiaire, et sous des lois qui entravaient constamment leur liberté d’action en les mettant en conflits journaliers avec une autorité habituée à un système d’administration très arbitraire. L’année 1825 fut le point de départ d’une agitation politique en faveur d’un régime de gouvernement plus en harmonie avec les nouvelles conditions du sein desquelles émergeait la société coloniale. Dès lors, tout émigrant nouvellement débarqué devint une unité de plus, dévouée dès le principe à la cause de l’émancipation politique et du gouvernement de la colonie par les colons eux-mêmes, sous l’égide et la protection du gouvernement métropolitain sans doute, mais non plus sous sa direction immédiate, à laquelle l’élément de responsabilité vis-à-vis de leurs administrés qui seuls contribuaient au maintien matériel de l’autorité impériale, manquait trop complètement. Vers cette époque, l’Angleterre était en proie à une sérieuse agitation politique en faveur de l’émancipation d’une démocratie jusqu’alors sans voix au conseil de la nation, et un certain nombre d’esprits, entraînés par l’enthousiasme de la jeunesse, s’étaient vus forcés de tourner leurs regards vers d’autres pays où un état social nouveau en voie de formation offrait un champ plus libre à leurs aspirations. L’Australie, tout récemment sortie de la période aiguë d’expérimentation philanthropique, venait d’entrer dans une période d’activité pastorale, et l’exploitation de ses produits naturels variés, dont on commençait à parler sur les marchés du royaume-uni, offrait un nouveau débouché à l’émigration des masses auxquelles la fortune refusait en Angleterre le plus faible sourire. Un fort courant d’émigration se dirigea donc vers ces nouvelles possessions de l’empire britannique, et Sydney, alors la seule grande ville de l’Australie, vit débarquer sur ses quais un certain nombre de ces jeunes exilés volontaires, venus pour chercher aux antipodes la liberté qu’une société figée depuis des siècles dans sa forme aristocratique et ploutocratique refusait à leur classe dans son propre pays. Parmi ces derniers se trouvait un jeune ouvrier tourneur, grand, vigoureux, aux traits remarquablement accentués et énergiques.

Doué d’une grande éloquence naturelle, et se sentant surtout plein de confiance dans l’avenir qui lui était réservé sur cette terre nouvelle où il venait de débarquer sans amis, sans argent, et sans autre capital qu’une rare intelligence et une énergie à toute épreuve, il prit part dès son arrivée au mouvement politique qui agitait alors les colons. Son éducation avait été négligée dans son enfance, mais il avait acquis plus tard une certaine instruction par son application personnelle, et sans autre guide dans le choix de ses livres qu’un instinct naturel qui l’entraînait vers les études politiques et même la poésie. Henry Parkes, tel était son nom, arrivait à Sydney à une époque où l’air était rempli de politique ; il retrouvait en Australie des conditions analogues à celles qu’il avait laissées en Angleterre, on ne parlait que de réformes, constitution et liberté ; mais dans ce nouveau jeu politique, les atouts étaient en d’autres mains. Parkes comprit en un clin d’œil la situation locale, l’avenir lui apparut plein d’espérances ; c’était sa classe qui tenait les cartes, elle n’avait besoin que d’un joueur à la fois intelligent et prudent pour la guider, et la partie était gagnée en Australie pour la démocratie. Il serait ce joueur et ce guide. Avant de prendre part au conflit qui se préparait, il prit son temps pour étudier la composition des différens partis politiques qui cherchaient à accaparer la plus grande partie du pouvoir dans la constitution que l’on était en train de formuler, et pour se rendre compte des forces relatives et des ressources matérielles et morales dont chacun d’eux disposait. D’un côté se trouvaient les grands propriétaires de terrains concédés sous les régimes précédens, et les squatters, locataires d’immenses domaines pastoraux qui formaient l’aristocratie coloniale, possédant alors le pouvoir en raison de leur fortune et de leur influence prépondérante au conseil législatif. A l’origine, le conseil législatif devait être composé de membres nommés par le gouverneur, plus tard ils furent en partie élus d’après un système de suffrage qui limitait le vote à un certain nombre d’électeurs possédant une valeur appréciable d’intérêts dans la colonie. Du côté opposé, la classe ouvrière, les émancipés et la jeunesse laborieuse d’origine australienne faisaient cause commune et demandaient une constitution dont la base fût essentiellement démocratique, et le gouvernement du peuple par le peuple et pour le peuple ; cette classe avait pour elle le nombre, mais un nombre jusque-là dépourvu de droit de représentation. Enfin un troisième parti, intermédiaire, dirigé par les hommes les plus remarquables et les plus éclairés parmi les membres des professions libérales et du clergé, tenait la balance entre les deux extrêmes. Ces derniers, tout en proclamant leurs sympathies pour la cause du peuple, cherchaient cependant à conserver l’équilibre entre les masses et les classes privilégiées ; ils voulaient bien donner la franchise à la démocratie, mais à la condition que la démocratie votât pour eux et consentît à permettre que l’influence qu’elle devait posséder de par la constitution nouvelle fût contrebalancée par la pluralité des votes en faveur de la classe qui était représentée, non pas par la proportion du nombre, mais par celle, autrement considérable à ses yeux, de la somme de ses intérêts industriels et commerciaux. Ce parti avait pour chef un jeune avocat, né dans le pays, William Charles Wentworth, orateur passionné, poète à ses heures, qui voyait déjà dans cette poignée de colons libres établis autour d’une prison, l’embryon d’une nation destinée un jour à dominer toute cette partie du monde austral. Wentworth, né dans la colonie, était allé compléter en Angleterre les études nécessaires pour son admission au barreau. Il revenait à vingt-trois ans, plein d’enthousiasme et animé des sentimens du plus pur patriotisme. Gréer dans sa jeune patrie une situation politique idéale d’après les principes du gouvernement populaire lui paraissait une tâche tracée tout spécialement pour lui. Aussi dans les premières années de l’agitation constitutionnelle en faveur d’une réforme politique dont il fut l’âme, de 1825 à 1840, se fit-il l’avocat du peuple, demandant la création d’une assemblée législative qui gouvernerait en son nom. Ses efforts ne furent pas couronnés de tout le succès qu’il en espérait. L’ignorance de la grande majorité des membres des classes qu’il cherchait à élever en leur offrant dans le gouvernement du pays une part proportionnelle à leurs intérêts, et l’exagération de leurs ambitions, détruisirent les espérances qu’il avait fondées sur elles. Il abandonna son idéal, convaincu par la logique des faits, qu’il serait dangereux de confier à cette fraction du peuple une part d’un pouvoir dont elle ne saurait user avec intelligence ou modération. De républicain il devint conservateur, et au lieu de l’assemblée populaire représentative, dont il avait été jusqu’alors le champion, il demanda la création d’une chambre composée de six représentans de l’administration impériale, de six membres choisis par le gouvernement, et de vingt-quatre personnes désignées par les électeurs. Ce système fut établi sous l’administration de lord Stanley, lequel obtint du parlement britannique, en 1842, le vote d’un acte constituant cette chambre, qui siégea pour la première fois à Sydney en 1843. Wentworth devint de plus en plus conservateur à mesure que l’élément populaire devenait plus puissant et que l’agitation augmentait en faveur du système dont il avait été le premier avocat. Juriste distingué, lorsqu’il s’agit enfin, en 1852, de dresser le projet d’une constitution parlementaire qui devait enlever au gouvernement impérial le contrôle des destinées du pays pour les remettre aux mains des colons eux-mêmes, ses collègues lui en confièrent la rédaction. Il en profita pour esquisser une constitution moulée avec une trop grande fidélité sur les institutions britanniques, sans tenir suffisamment compte de la différence qui existait entre les conditions sociales dans la mère patrie et dans ses colonies des antipodes.

Il y faisait la part trop large à l’aristocratie coloniale, chez laquelle la fortune remplaçait généralement la puissance, aux dépens d’un prolétariat maintenant conscient de sa force, qui voulait sa part d’influence dans le gouvernement futur de la colonie. Parkes saisit cette occasion pour faire son entrée publique dans le monde politique colonial. Il prit part à tous les meetings, fut de toutes les assemblées populaires où l’on discutait le projet de constitution, et se fit bien vite connaître des électeurs, sur lesquels sa parole incisive et son éloquence un peu rugueuse firent dès l’abord une favorable impression. Il se joignit à une phalange d’intrépides démocrates guidés par des hommes éminens par leur intelligence, leur talent et la largeur de leur vues. L’un, John Dunmore Lang, ministre presbytérien écossais, représentait l’élément le plus sérieux et le plus pratique parmi les colons libres. L’autre, James Martin, avocat comme Wentworth, mais d’une origine plus obscure, né et élevé dans la colonie même, représentait la jeunesse démocratique du cru, intelligente et ambitieuse, décidée à obtenir pour ses membres le droit d’aspirer aux plus hautes fonctions publiques par l’exercice des libertés politiques les plus étendues. Le premier, Lang, était en outre le représentant du clergé dissident, qui, en Angleterre, a toujours montré des tendances politiques libérales. C’était un homme d’une instruction profonde, versé dans l’étude de la littérature ancienne et moderne et possédant une rare connaissance de celle de la France et de l’Allemagne. Il avait parcouru ces deux pays pour y chercher des émigrans spécialement compétens dans la culture de la vigne, afin qu’ils pussent enseigner leur art aux colons de la vallée du fleuve Hunter, où la vigne, introduite en 1791, donnait déjà d’excellens résultats, sur lesquels étaient fondées avec raison les plus grandes espérances. La colonie lui devait surtout l’introduction d’émigrans écossais choisis, dont le nombre augmentait d’année en année, attirés par les rapports de leurs prédécesseurs, les lettres et les publications constantes de Lang lui-même et les récits d’un changement bien réel, dénué de toute exagération, dans les conditions d’existence de leurs vigoureux et économes compatriotes établis aux antipodes. Écrivain distingué, polémiste ardent, républicain convaincu, Lang fit plus peut-être que tout autre, dans la période qui précéda l’établissement du gouvernement parlementaire en Australie pour sauvegarder les intérêts du peuple. Il fut aussi l’historien de son temps, historien compétent et véridique, auquel on doit cependant reprocher une tendance un peu trop marquée à condamner indistinctement tous les actes de ceux qui ne pensaient pas comme lui. Comme homme politique et comme historien, Lang occupe une grande place dans l’histoire de cette période de la formation des communautés australiennes. Ce fut avec ces hommes vaillans que Parkes fit son entrée en scène ; dès lors la cause du peuple fut gagnée et la constitution sauvée. Puis vint une autre question de politique locale dont la solution devait avoir une importance considérable pour les destinées du pays, celle de la cessation de la transportation criminelle et son corollaire le système d’assignation des convicts comme employés des colons libres. L’émigration des classes ouvrières fournissait à l’Australie tous les bras nécessaires à ses industries naissantes sans plus avoir recours à la main-d’œuvre pénitentiaire, laquelle donnait du reste des résultats avantageux sans doute pour la métropole, mais moralement désastreux pour la colonie. Le libre contact du forçat avec l’émigrant de la classe ouvrière n’était pas fait pour contribuer à l’élévation matérielle ou morale de ce dernier. A tous les points de vue, la cessation de la transportation criminelle devenait une nécessité absolue, et devant l’attitude décidée, voire menaçante de la population libre, le gouvernement anglais se vit contraint, en 1835, de cesser de déverser dans la Nouvelle-Galles du Sud le trop-plein des prisons du royaume-uni. Il le fit avec une bonne grâce d’autant plus remarquable qu’à cette époque les intérêts des colonies étaient généralement fort cavalièrement traités, subordonnés qu’ils étaient absolument aux intérêts généraux de l’empire. Au premier abord, cette condescendance du gouvernement de la métropole paraît bien extraordinaire, et l’on est tenté de l’attribuer à un sentiment de haute philanthropie ; mais un peu de réflexion amène bien vite à découvrir la raison de cette conduite en apparence si désintéressée. Les Anglais, on le sait, sont avant tout des hommes d’affaires, et ils doivent leur succès en politique générale comme en colonisation à ce que toutes leurs entreprises, quel que soit leur but, sont toujours étudiées d’avance au point de vue du résultat commercial définitif. Le principe qui, chez eux, détermine une entreprise quelconque, même la guerre, surtout la guerre, c’est l’intérêt commercial de la nation : Will it pay ? that is the question ! Le sentiment n’a jamais occupé la moindre place dans la politique de l’Angleterre. L’honneur et la gloire sont de fort belles choses sans doute, mais ce sont des quantités dont la valeur est trop difficile à établir pour que les hommes d’État anglais se laissent entraîner à y sacrifier l’intérêt pratique de leur pays. Et ils ont mille fois raison ; leur empire toujours grandissant, leur influence commerciale universelle, leur prépondérance politique dans le monde extra-européen en sont une preuve manifeste. Dans sa spirituelle et amusante critique des hommes et des choses britanniques, Max O’Rell compare le gouvernement anglais à une grande maison de commerce ayant son siège à Londres et des succursales dans les cinq parties du monde ; c’est la maison John Bull et fils. Cette définition est des plus heureuses, il aurait pu ajouter Universal Dealers, car John Bull vend de tout, achète de tout, trafique de tout et fabrique de tout, même des nations et des couronnes. Sa politique est une gigantesque opération commerciale dans laquelle toutes les combinaisons sont étudiées avec une précision mathématique.

Il lui est sans doute arrivé de se tromper plus d’une fois dans ses calculs ; de fait, l’établissement pénitentiaire de Botany-Bay fut loin d’être un brillant succès commercial à l’origine. Les administrateurs s’aperçurent bien vite de l’impraticabilité de continuer à en faire une œuvre philanthropique pure et simple pour le bénéfice des convicts : cette expérience leur coûtait trop cher. L’introduction de colons libres pour travailler la terre et pourvoir ainsi à la nourriture du forçat incapable de produire lui-même de quoi suffire à ses propres besoins ne fit qu’augmenter les charges que le budget de la transportation avait à supporter. C’est alors que l’on imagina le système des concessions territoriales dont l’étendue dépendait du montant du capital introduit dans la colonie par le concessionnaire. Autant de livres sterling, autant d’arpens concédés. De cette façon, le gouvernement attirait dans la colonie non-seulement des émigrans sérieux et intéressés au progrès du pays, mais aussi des capitaux importans. Il donnait le terrain pour rien, mais il s’assurait d’avance que le concessionnaire possédait l’argent nécessaire pour le mettre en valeur. Il ne manquait à ce dernier qu’une seule chose, la main-d’œuvre. Le gouvernement en avait à n’en savoir que faire, et les prisons de la métropole étaient là pour en fournir autant qu’il en faudrait au besoin. L’administration pénitentiaire, composée de personnes dénuées des connaissances pratiques les plus élémentaires, n’avait pu en tirer aucun parti, sans doute, mais, entre les mains d’entrepreneurs privés, l’éducation technique et agricole des convicts serait une affaire de peu de temps et de moins de patience encore : le fouet était là pour suppléer à l’absence de cette vertu. Le terrible code pénal qui condamnait à la peine de mort pour le vol d’un mouton ou d’une tête de bétail, à celle du fouet pour la moindre infraction à une discipline de fer, et à celle de la corde pour le plus léger signe de révolte, devint le corollaire essentiel du système d’assignation des convicts aux concessionnaires de la couronne. Ces derniers, isolés sur leurs immenses concessions, obligés d’obtenir des résultats économiques avec une main-d’œuvre dont il fallait en quelque sorte faire l’éducation pratique, se trouvaient dans une position trop difficile et trop dangereuse pour faire du sentiment, en considérant les moyens à employer pour faciliter leur tâche, du succès de laquelle dépendaient le progrès et l’intérêt matériel général de la colonie. L’opération commerciale était trop belle pour que l’on s’arrêtât longtemps aux bagatelles de la porte. C’était un bénéfice trop clair pour le budget métropolitain, car, d’une part, les irais d’entretien des condamnés passaient à la charge individuelle des colons, et le système permettait, en outre, de réduire considérablement le nombre des agens préposés à la garde et à l’administration des transportés. Lorsqu’on 1838 la cessation de la transportation fut décidée et décrétée par suite de l’abolition préalable du système d’assignation des convicts aux concessionnaires libres, le budget de la métropole eut de nouveau à supporter les frais de ce service. Le maintien de la transportation devenait donc une question de finance. Or, il était évidemment bien plus économique de garder les forçats en Angleterre que de les envoyer à la Nouvelle-Galles du Sud, où le coût de leur entretien, sans compter les frais de voyage et d’administration, s’élevait à un chiffre double de ce qu’il était en Angleterre. Quelques années plus tard, en 1869, le gouvernement libéral et philanthropique de M. Gladstone, sur la demande des squatters et de cette classe privilégiée, qui regrettait la perte d’une main-d’œuvre à bon marché et relativement docile, ou facile à rendre telle, n’hésita pas à tenter de rétablir, avec la transportation, le vieux système de cession des condamnés aux concessionnaires et locataires des domaines de la couronne. C’était une trop bonne occasion de faire entretenir les forçats des trois royaumes par les colons australiens, pour que l’on pût laisser échapper une si excellente spéculation. Mais le gouvernement métropolitain, accoutumé à considérer son intérêt personnel avant celui de ses colonies et à tenir pour peu de chose l’opinion de leurs habitans, avait cependant, cette fois, compté sans son hôte. A la nouvelle de cette tentative de retour vers un passé que tous s’empressaient d’oublier et dont chacun s’efforçait de faire disparaître la trace, l’indignation publique ne connut plus de bornes. Parkes, Lang, Martin, et d’autres représentans, prirent en main la cause du pays et forts de l’appui unanime que leur donnait l’expression populaire énoncée dans un meeting de plus de 35,000 personnes, réunies pour protester et s’opposer au débarquement des prisonniers amenés à Sydney par le navire Hashemy, ils se rendirent en députation près du gouverneur, pour lui notifier la décision du peuple. L’Hashemy dut reprendre le chemin de l’Angleterre, et débarqua sa triste cargaison, en passant, au cap de Bonne-Espérance. Le gouvernement populaire allait prendre la place de l’administration impériale, qui jusque-là ne se hâtait pas trop d’accorder à ses colonies les libertés constitutionnelles qu’elles réclamaient à grands cris.


IV

La colonisation de l’Australie et son occupation par les colons, riches, sérieux et pratiques dont nous avons parlé tout à l’heure, avait atteint, à l’époque à laquelle nous sommes arrivés, des proportions considérables. Ce système avait son bon et son mauvais côté. Sans doute, il en résultait pour le pays des progrès matériels très grands ; mais il en était autrement au point de vue de l’avenir social de cette nouvelle communauté. Il y avait une tendance trop marquée à la création de classes entre lesquelles il ne pouvait se former aucun lien d’intérêt commun. Entre les deux extrêmes de cette organisation sociale, les grands propriétaires et locataires des domaines de la couronne et leurs serviteurs forcés, il ne pouvait y avoir d’autres relations que celles du maître à l’esclave, du brahmin au paria. L’ouvrier libre, qui peu à peu remplaçait ce dernier, s’il occupait une place un peu plus élevée dans l’échelle sociale, ne pouvait cependant diminuer la distance qui le séparait du maître, qu’à la condition de devenir lui-même un facteur économique et politique important. C’était vers ce but que tendaient donc tous les efforts des réformateurs. La cessation de la transportation criminelle avait été leur premier succès ; l’obtention d’une constitution parlementaire leur concédant un gouvernement fondé sur le suffrage populaire, avec un exécutif responsable de ses actes devant le parlement et les électeurs, était l’objet de toute leur ambition maintenant. Ils auraient peut-être attendu encore longtemps, si un événement remarquable n’était venu tout à coup changer la face des choses et bouleverser le système grâce auquel s’effectuait lentement la colonisation de l’Australie. La découverte de l’or simultanément à Bathurst et dans le district de Port-Phillip, qui venait alors de prendre son essor politique et formait une province indépendante de la colonie mère sous le nom de colonie de Victoria, apportait dans la constitution sociale de l’Australie un changement aussi complet que soudain. En quelques années, la population des deux grandes provinces se vit quadruplée par l’arrivée d’émigrans accourus des quatre coins du monde, attirés par la fièvre de l’or vers ce pays jusqu’alors presque ignoré.

Appartenant en grande majorité à une classe dont les idées politiques sont caractérisées par un libéralisme extrême, pour ne pas dire plus, ils se trouvèrent dès les premiers jours en conflit ouvert avec l’autorité. La colonie de Victoria n’avait pas encore cessé d’être administrée directement par la métropole, que les idées républicaines y avaient fait des progrès remarquables. Les mineurs, révoltés contre les exigences d’un gouvernement qui, fidèle à son vieil instinct commercial, cherchait à prélever sur leur industrie une commission exorbitante, proclamaient déjà la république victorienne, et leur chef, Peter Lalor, plantait sur la barricade d’Euréka le drapeau de la Croix-du-Sud. Cet homme, dont la tête fut alors mise à prix, est mort il y a quelques années après avoir occupé pendant longtemps l’honorable position de speaker (président) de l’Assemblée législative de la colonie dans laquelle, au début de sa carrière politique, il avait été condamné comme rebelle. Ces velléités d’indépendance furent sans doute promptement réprimées, car l’administration métropolitaine avait la force militaire à sa disposition, mais le gouvernement dut cependant mettre les pouces et diminuer considérablement la taxe exorbitante dont l’exaction avait été la cause de la révolte.

Mais l’organisation développée par l’administration impériale fut bien vite engloutie dans la colonie de Victoria, sous le flot de cette émigration qui introduisait des élémens nouveaux, vigoureux, ambitieux et libres dans la constitution sociale du pays. Dans la Nouvelle-Galles du Sud, le nombre des mineurs avait été bien moins considérable, et la population étant, à l’origine de ce mouvement, beaucoup plus nombreuse que celle de Victoria, et disséminée en outre sur un territoire alors dix fois plus étendu, le vieux système s’y débattit plus longtemps contre cette invasion de libéralisme. Il était clair cependant que l’administration directe des colonies par le gouvernement métropolitain avait fait son temps. A moins de perdre ses dépendances, l’Angleterre se voyait forcée de leur concéder le droit de se gouverner elles-mêmes, et d’octroyer à chacune d’elles une charte et une constitution en rapport avec l’état politique qui se développait dans leurs centres respectifs.

On ne peut qu’admirer la sagesse du gouvernement britannique en cette circonstance ; sa conduite offre un contraste frappant avec celle du gouvernement qui, trois quarts de siècle auparavant, fit perdre à George III le plus magnifique joyau de la couronne impériale. La leçon enseignée aux hommes d’État du siècle passé n’avait point été perdue pour leurs successeurs.

Ils allèrent même plus loin ; ils auraient pu jusqu’à un certain point imposer aux différentes colonies une constitution identique, mais ils comprirent que l’état politique de chacune d’elles, par suite de la prédominance d’élémens différens dans leur organisation sociale encore embryonnaire, demandait un traitement spécial. Ils furent donc assez sages et assez modérés pour laisser aux colonies en cause le soin d’adopter chacune la constitution qui lui convenait, et maintinrent ce principe depuis, chaque fois qu’il fut question d’octroyer à une colonie quelconque les bénéfices du gouvernement parlementaire.

C’est ainsi que l’on remarque certaines nuances dans l’organisation politique des diverses colonies. La différence qui existe entre la constitution de la Nouvelle-Galles du Sud et celle de Victoria porte surtout sur le mode d’élection aux deux chambres qui composent leurs parlemens respectifs. Dans la Nouvelle-Galles, les membres du conseil législatif (qui correspond au Sénat en France) sont nommés par le gouverneur sur la recommandation du conseil exécutif ; ils sont sénateurs à vie. Dans la colonie de Victoria, les membres du sénat sont élus par le suffrage limité, et pour une période de six ans. Dans certaines colonies, le suffrage universel est modifié par une clause qui admet le principe de la pluralité des votes ; mais l’influence toujours croissante de la démocratie tend à faire disparaître cette anomalie en faveur de l’égalité électorale et du vote personnel et unique. One man, one vote (un seul homme, un seul vote) est aujourd’hui le cri général. La composition de la population dans les deux colonies explique également la différence entre la politique fiscale adoptée par la Nouvelle-Galles du Sud et celle de Victoria. Tant que les mines d’or continuèrent à donner un emploi rémunératif et constant à la population ouvrière de cette dernière, les articles d’importation ne furent frappés à leur entrée dans la colonie que d’un droit ad valorem très modéré. Mais il arriva un moment où les mines ne suffirent plus à maintenir dans l’abondance la population que la fièvre de l’or avait amenée dans la colonie où elle avait acquis droit de cité. La constitution démocratique et ultra-libérale du pays plaçait en outre le pouvoir politique entre les mains des classes laborieuses, et tout gouvernement soucieux de conserver sa popularité ne pouvait ignorer les besoins de cette classe, la plus nombreuse et la plus utile, et devait nécessairement tout faire pour la retenir dans un pays où tout était à créer. Les colonies voisines faisaient, de leur côté, les plus grands efforts pour attirer chez elles la main-d’œuvre nécessaire à l’expansion de leur colonisation. Les statisticiens avaient calculé qu’à cette époque un émigrant adulte mâle représentait dans les colonies australiennes une valeur annuelle de 6,000 francs ; chaque individu qui quittait le sol victorien pour transporter ses pénates dans une province voisine représentait par conséquent une perte sèche de 6,000 francs par an pour Victoria et un gain équivalent pour sa nouvelle patrie. L’instinct financier seul aurait donc suffi pour faire comprendre au gouvernement de Victoria la nécessité de retenir à tout prix dans le pays la main-d’œuvre que les mines d’or y avaient attirée. Mais il n’y avait aucune industrie locale, et la province, limitée en étendue, n’offrait en outre, en dehors des mines et des pâturages, que fort peu de ressources naturelles. L’agriculture n’existait pour ainsi dire pas, et bien que les colons eussent certainement trouvé dans la culture de la terre un champ très vaste à leur activité, il ne fallait pas s’attendre à ce que les mineurs, pour la plupart nés et élevés dans les grands centres industriels de l’Europe et de l’Amérique, échangeassent leur vie aventureuse pour les occupations constantes, laborieuses et pénibles de l’agriculteur. La majorité d’entre eux était composée d’artisans et non pas de paysans, et, si l’on voulait les garder dans la colonie, il fallait y introduire les industries qu’ils avaient abandonnées dans le vieux monde avec l’espoir de ramasser l’or à pleines pelles dans le nouveau. Sous l’empire de la nécessité du moment, les Victoriens adoptèrent donc une politique fiscale protectionniste, non pas parce que la protection est la meilleure des politiques fiscales, mais parce que dans cette alternative seule ils croyaient trouver le salut et l’avenir. Ce régime ne fut cependant établi qu’en 1871, sous l’administration de Graham-Berry, qui, d’épicier démocrate devenu premier ministre républicain, n’a pas craint de représenter un gouvernement devenu conservateur et impérialiste comme agent général de la colonie de Victoria à Londres.

Dans la Nouvelle-Galles du Sud, au contraire, l’exploitation des mines d’or n’avait point absorbé une aussi large proportion de la population ouvrière. L’immense étendue de la province offrait un champ beaucoup plus vaste à l’extension de l’industrie pastorale, et l’agriculture y était alors, toutes proportions gardées, plus florissante qu’elle ne l’est aujourd’hui. En outre, la nature abondait en ressources variées ; les riches mines de charbon de la vallée du fleuve Hunter, et de la côte au sud de la capitale, les mines de fer et de cuivre des Montagnes-Bleues, les forêts de cèdres qui couvraient les bassins des rivières du Nord et les immenses pâturages de l’Ouest pouvaient suffire pendant longtemps à occuper une population dans laquelle l’élément pastoral et agricole prédominait. Le gouvernement de la Nouvelle-Galles avait donc à résoudre un problème inverse ; la difficulté n’était pas de créer des industries pour occuper les ouvriers, mais bien de trouver des ouvriers pour exploiter les ressources existantes. Si cette dernière colonie avait adopté la même politique fiscale que sa voisine, elle eût facilement absorbé l’excédent de population de cette dernière ; car le charbon à bon marché, d’extraction facile, eût certainement favorisé l’établissement de florissantes industries autour des mines de Newcastle, de Wollongong et de Lithgow.

Mais l’occupation économique de son immense domaine territorial étant le but immédiat des préoccupations du moment, le gouvernement de la colonie mère continua d’appliquer chez elle le régime libre-échangiste que lui avait légué l’administration impériale, non pas du tout que le libre échange fût, aux yeux de ses législateurs, la meilleure des politiques fiscales, mais bien parce qu’un système moins libéral eût à cette époque entravé plutôt qu’encouragé son développement et sa colonisation. Les autres colonies ont suivi les exemples donnés par leurs sœurs aînées, certaines sont protectionnistes par esprit d’imitation plutôt que pour toute autre cause, car, en vérité, on cherche en vain la raison de l’établissement d’un tel régime dans l’Australie méridionale, par exemple, pays essentiellement agricole et pastoral, vivant entièrement sur le produit de l’exportation de ses laines et de ses blés et qui ne possède en lui-même aucun des élémens nécessaires à l’établissement d’industries prospères. Queensland a adopté un système mixte, et la Tasmanie est protégée par un tarif douanier, pour faire comme Victoria, dont elle est du reste une dépendance commerciale et avec laquelle elle a un traité spécial qui permet l’échange libre des productions naturelles et artificielles des deux colonies.

Victoria a réussi à garder chez elle ses artisans, et, à force de capitaux anglais, à couvrir les environs de sa capitale d’usines et de manufactures. Elle a pu jusqu’ici écouler l’excédent de ses produits manufacturés sur les marchés de la Nouvelle-Galles ouverts librement au commerce du monde ; mais à l’heure actuelle, elle se voit menacée de perdre ce débouché si le parti protectionniste arrive à se maintenir au pouvoir dans cette dernière province. La fédération des colonies australiennes peut seule parer à cet événement qui serait indubitablement désastreux pour Victoria. Il est certain que les avantages économiques, que la possession des mines de charbon de Newcastle et de Wollongong, et surtout la présence d’immenses dépôts de minerais de fer dans le voisinage de cette dernière ville, située à quelques lieues au sud de Sydney, ne manqueraient pas d’attirer le capital et l’industrie autour de ces importans centres. Victoria ne possède ni charbon ni fer dans des conditions d’exploitation économique, et se voit par conséquent obligée de s’adresser à sa puissante voisine qui lui fournit ces indispensables élémens de la grande industrie moderne. Or les manufacturiers et par suite la classe ouvrière à Melbourne souffrent déjà beaucoup, car ils commencent à ne plus trouver de débouchés pour leur production toujours croissante. En termes généraux, l’infériorité des produits, lorsqu’on les compare aux mêmes articles de fabrication anglaise ou continentale, et le prix exorbitant de la main-d’œuvre locale enferment l’industrie victorienne dans les limites de l’Australasie britannique. Il n’y a pour elle aucune concurrence possible à établir avec l’industrie européenne sur les marchés de l’Asie, de l’Afrique du Sud ou de l’Amérique méridionale, qui sont les plus rapprochés de l’Australie. Qu’arriverait-il donc si la Nouvelle-Galles venait à adopter une politique protectionniste qui fermerait le seul marché sur lequel Victoria peut disposer de l’excédent de sa production industrielle ? A l’heure actuelle, avec 2 millions de cliens, cette production dépasse déjà considérablement la consommation, et plus d’une industrie chôme en conséquence ; il n’est pas difficile de prévoir quel serait le résultat si le nombre des cliens venait tout d’un coup à diminuer de moitié. Qu’adviendrait-il alors de cette vaste population de près de 500,000 habitans (le chiffre exact pris au recensement du 5 avril 1891 est de 489,000, représentant 42 pour 100 de la population totale de la colonie) accumulée dans la métropole victorienne ? On conçoit aisément que le parlement à Melbourne ait montré un empressement extrême à accepter sans discussion la constitution adoptée le 9 avril 1891 par la Convention nationale australasienne de Sydney, laquelle créerait une fédération dont les corollaires inévitables seraient l’union douanière des colonies et l’établissement autour d’elles d’un véritable cordon sanitaire protégeant les manufacturiers de l’Union contre les importations de l’industrie étrangère, y compris celles de l’Angleterre ; cela porterait d’un seul coup à 4 millions le nombre des cliens de Victoria.

Depuis leur émancipation, les colonies ont généralement subi des influences semblables, et les législatures locales ont abrogé un grand nombre de lois d’origine britannique pour les remplacer par des statuts dont le libéralisme ferait pâlir la majorité des Anglais eux-mêmes. La séparation absolue de l’Église et de l’État, l’instruction publique libre, obligatoire et séculière, le scrutin secret, l’application du principe électif à toutes les organisations ayant un but public quelconque, et maintes autres dispositions du même caractère ultra-libéral, forment la base des institutions politiques australiennes actuelles, dans une mesure plus ou moins grande suivant l’état social plus ou moins avancé de chacune des provinces.

La législation domaniale est également différente dans chaque province suivant le caractère général du pays et son degré de préparation pour la colonisation pastorale ou agricole. Une diversité semblable d’intérêts ne pouvait manquer de créer des rivalités que le temps ne ferait qu’envenimer. Dès lors, la fédération à courte échéance des colonies australasiennes ou tout au moins celle des États australiens se présentait à l’esprit d’un homme tel que Parkes, comme une nécessité politique urgente. Son expérience du passé, sa connaissance approfondie du caractère et du tempérament des hommes de sa race, et par-dessus tout une étude sérieuse des grandes lois qui gouvernent la marche des sociétés humaines, lui faisaient prévoir le moment où un conflit toujours croissant d’intérêts et d’ambitions amènerait infailliblement à sa suite la division et la haine. Il leur présenta donc une théorie politique qui, sans toucher à l’organisation intérieure des colonies, résumait leurs aspirations communes et amenait ainsi l’évolution d’un idéal national destiné à satisfaire leurs ambitions actuelles et les plus brillans rêves d’avenir. Le succès de cette politique à la conférence de Melbourne en 1890, ainsi que nous l’avons dit dans un précédent chapitre, avait été complet. Parkes triomphait sur toute la ligne, il avait réussi à faire accepter ses vues à l’unanimité par les membres de cette conférence, lesquels s’étaient engagés à obtenir de leurs parlemens respectifs la nomination d’un nombre proportionnel de délégués à une convention nationale australasienne, chargée d’élaborer, au nom des législatures coloniales participantes, un projet de loi pour l’établissement d’une constitution fédérale.

Cette convention, à laquelle aucune colonie ne fit défaut, se réunit à Sydney, la métropole et la mère des grandes cités australiennes, sous la présidence du vieux tribun qui était en réalité l’auteur de son existence. Les délégués délibérèrent pendant six semaines, et adoptèrent à l’unanimité un projet de loi constituant la fédération des colonies australiennes, et créant une nouvelle nationalité et un nouveau facteur politique sous le titre de The Commonwealth of Australia. La principale part dans la rédaction de cette constitution appartient au premier ministre de Queensland, sir Samuel Griffith, jurisconsulte distingué, qui mérite d’être considéré comme le Sieyès de la constitution nationale de l’Australasie.

Les grandes lignes de la constitution adoptée par la convention sont à peu près les suivantes :

Les colonies australasiennes qui en acceptent les clauses formeront une communauté fédérale sous la dépendance de la couronne britannique désignée par le titre The Commonwealth of Australia. Ce titre de Commonwealth, qu’il est assez difficile de traduire exactement en français, rappelle de bien près la révolution qui renversa la monarchie des Stuarts. Il signifie à la fois communauté d’intérêts et république, et malgré la forme aristocratique sous laquelle on a tenté d’en déguiser la vraie signification, en plaçant la reine d’Angleterre au sommet de la constitution et créant une sorte de cour de vice-royauté autour du gouverneur-général, son représentant direct, il est difficile de ne point reconnaître dans ce titre si essentiellement républicain le premier tressaillement qui accompagne la naissance d’une nationalité indépendante.

Le gouverneur-général, qui représente la reine et le gouvernement impérial, est désigné par le cabinet de Saint-James et nommé par la souveraine. Les colonies élevées au rang d’États indépendans les uns des autres en matière de politique intérieure laissent à leurs législatures respectives le soin de décider plus tard du mode de nomination de leurs gouverneurs, qui ne pourront communiquer avec le gouvernement impérial que par l’intermédiaire du gouverneur-général.

Le parlement fédéral sera formé d’un sénat composé de huit membres pour chaque État de la commonwealth choisis d’après un mode laissé à la décision de chacune des législatures locales, pour un terme de six ans, suivant le système de la rotation, et d’une chambre des représentans élus dans chaque État, d’après le mode adopté pour les élections aux législatures locales, et dont le nombre sera limité au maximum d’un représentant par 30,000 habitans et au minimum de quatre membres par État, quel que soit le chiffre de sa population.

Le pouvoir exécutif est confié à un conseil exécutif fédéral, présidé par le gouverneur-général et composé de sept ministres secrétaires d’État qui doivent présider aux grandes administrations de l’Union.

Le parlement ainsi composé a, en outre de ses pouvoirs politiques et du contrôle des douanes et des finances de la fédération, le droit de créer une cour suprême fédérale de justice, devant laquelle seront portés les appels qui, dans les conditions actuelles, sont du ressort du conseil privé de l’empire, à l’exception de telles questions dans lesquelles les intérêts d’une puissance étrangère, d’un des États de la fédération ou d’une partie intégrale de l’empire britannique, seraient en cause.

L’établissement d’une fédération sur les bases adoptées par la convention ne souleva de difficultés que dans la Nouvelle-Galles du Sud, où sir Henry Parkes, en opposition au parlement avec le parti protectionniste, en appela aux électeurs. Le résultat du scrutin donna une grande majorité en faveur de l’idée de la fédération ; mais il n’en fallut pas moins introduire certains amendemens dans un sens plus démocratique dans la constitution adoptée par la convention pour qu’elle pût recevoir l’assentiment des électeurs de cette colonie. La lutte s’était engagée entre le parti libre-échangiste extrême, représenté par l’honorable G.-H. Reid, lauréat du Cobden Club, et économiste distingué, qui, prévoyant l’inévitable adoption d’un tarif protectionniste par le futur parlement fédéral, ne voulait à aucun prix d’une union à laquelle il faudrait sacrifier les principes sacrés du libre échange, — le parti ultra-protectionniste, représenté par l’honorable G.-R. Dibbs, chef de l’opposition parlementaire, qui refusait de s’occuper de fédération avant d’avoir fermement établi le système protectionniste dans la colonie pendant une période suffisante pour y permettre la création d’industries capables de faire concurrence aux manufactures de Victoria sur les marchés de l’Union, — et enfin, le parti protectionniste modéré, dirigé par l’honorable Edmond Barton, avocat distingué, longtemps représentant des professions libérales à l’assemblée législative, dont il fut pendant quelques mois le speaker (président), et représentant également les aspirations de la jeune Australie, ambitieuse de prendre place au rang des nations et de jouer dans la politique universelle un rôle proportionné à sa grandeur. Sir Henry Parkes s’était déclaré prêt à accepter le verdict du parlement fédéral sur la question du système fiscal de la future communauté, parce que l’union des colonies et la création d’une nouvelle nationalité sous l’égide de la Grande-Bretagne est le but suprême de sa politique.

Ce fut le parti ultra-protectionniste qui l’emporta, et son chef, M. G.-R. Dibbs, a pris depuis la direction du ministère en remplacement de sir Henry Parkes.

Les élections à l’assemblée législative de la Nouvelle-Galles venaient d’introduire en cette chambre un nouvel et important élément représentant les intérêts des classes ouvrières. Ce parti ne devait pas tarder à faire une apparition aussi triomphante que soudaine sur le terrain parlementaire, et il est difficile de prévoir l’effet que le socialisme australien peut avoir sur l’union projetée des colonies. S’il nous est permis de hasarder une opinion, il nous semble que l’effort organisé de cette nouvelle puissance politique se portera dans la direction de l’union des États australiens, sous la protection d’un drapeau national indépendant de tout contrôle étranger.

Une nationalité qui éclôt à la fin du XIXe siècle, sous l’influence de forces inconnues jusqu’ici, dont le passé ne nous offre aucun moyen de mesurer la puissance et de calculer les effets, a l’avantage immense de pouvoir demander ses leçons à l’expérience de tous les siècles et de toutes les races auxquelles la civilisation doit ses plus nobles résultats. Ce nouveau monde commence là où les vieux mondes finissent ; isolé à l’extrémité de la terre, sans ennemis et sans passé, peuplé par une race à laquelle personne ne peut refuser l’énergie, le bon sens et la rectitude morale, l’avenir lui apparaît à travers les rayons de la plus brillante aurore, et les vrais amis de l’humanité ne peuvent qu’unir leurs vœux pour la prospérité et le succès final d’une entreprise à laquelle toutes les classes de la société moderne et en particulier les hommes sortis des rangs du peuple ont participé. Qui pourrait désirer une devise plus vaillante, pleine de plus d’énergie et d’espérance que cet Advance Australia écrit au-dessous du soleil levant qui baigne de ses rayons d’or les plis du drapeau de la Croix-du-Sud !


E. MARIN LA MESLEE.

  1. L’hectare vaut deux arpens et demi.