LA
CHINE ET LE JAPON
A
L'EXPOSITION UNIVERSELLE


I

Le visiteur qui a parcouru l’étroite galerie de l’exposition où la Chine coudoie le Japon s’étonne du peu de variété des objets que lui a montrés l’exhibition chinoise, surtout s’il la compare à l’étalage japonais. Ce n’est pas dans ces conditions restreintes qu’il s’attendait à voir présentée la production d’un territoire qui occupe le tiers de l’Asie et l’industrie d’un peuple que, d’après un document officielles jésuites évaluaient, il y a un siècle, à plus de 300 millions d’âmes. Le désappointement redouble quand on voit la plupart des rares vitrines où les produits de la Chine sont encore à l’aise porter les noms de commissionnaires français. Si l’on finit par trouver un endroit où grâce aux efforts de nos consuls des négocians indigènes se sont décidés à exposer sans intermédiaire, on apprend en même temps que le gouvernement chinois n’a pris aucune part à ces envois, et n’a pas paru se soucier de révéler à l’Europe la civilisation ou l’industrie de ses nationaux[1]. D’où vient cette indifférence ? Il convient d’abord d’observer que certains pays enfermés par les géographes dans les frontières de la Chine, le Thibet, la Corée, quelques provinces de l’ouest, reconnaissent à peine la suzeraineté de l’empereur et dirigent à leur gré au moins leur administration intérieure. Les injonctions émanées de la cour de Pékin auraient peu de chances d’y être accueillies, et les traités qui lient la Chine envers les puissances étrangères n’y sont guère reconnus.

Quant aux provinces de la Chine proprement dite, c’est en examinant l’organisation administrative de l’empire et l’état de la société chinoise qu’on trouvera peut-être les causes de leur abstention. Malgré une apparence d’organisation municipale, il n’existe en ces pays ni contrôle de la nation résistant légalement par l’organe de ses mandataires à l’arbitraire du souverain, ni aristocratie héréditaire dont l’indépendance, basée sur la propriété, fasse contrepoids au pouvoir monarchique. Le recueil des lois chinoises, vaste compilation dont un exemplaire se trouve à l’exposition, fournirait, s’il était mieux connu, de précieuses indications sur l’organisation du pouvoir. Il semble toutefois certain que l’empereur concentre en sa personne et sans partage toute l’autorité ; mais cette puissance immense dont le monarque est investi, il ne saurait l’appliquer lui-même à tous les détails de l’administration. Il en délègue l’exercice à des fonctionnaires, mandarins nommés à la suite d’examens plus ou moins sérieux, échelonnés en neuf classes, et qu’il reste toujours maître de révoquer.

Dépendans du caprice, ceux-ci obéissent à un esprit de corps d’autant plus puissant qu’il est né de l’intérêt commun. Ils forment un faisceau dont la résistance passive suffit pour empêcher, par la seule force d’inertie, l’exécution des volontés du souverain. L’empereur, qui ne sait rien que par eux, ignore le plus souvent leur désobéissance. La nation est muette, la presse n’existe pas, le tribunal des censeurs, composé lui-même de fonctionnaires dépendans du palais, ménage des collègues dont le rapprochent ses intérêts et son origine. Dans une sphère plus ou moins étroite, chaque mandarin peut se permettre tels actes d’arbitraire que son supérieur, coupable au même chef, s’avise rarement de blâmer. Il a pour auxiliaire, le plus complet système de réglementation qui existe. À chaque pas, l’indépendance individuelle se heurte à une loi, à une ordonnance qui autorise l’ingérence du fonctionnaire. Ainsi se trouve étouffé l’esprit d’initiative et de progrès. Le respect dû à la mémoire des morts s’est même traduit en une obéissance servile aux vieilles coutumes, aux vieux usages, à la routine. On en a fait une religion que les lois commandent, et contre laquelle le peuple ne proteste plus. Ainsi discipliné, le Chinois ne s’est plus soucié des races étrangères. L’idée, devenue religion, que ses ancêtres avaient atteint le maximum de la perfection, lui a fait détourner les yeux de ce qui s’accomplissait au dehors. « Je me félicite chaque jour d’être né dans l’empire du Milieu, s’écrie un vieil auteur. Mon sort serait bien différent, si j’étais né dans quelque coin reculé du monde. Bien que faisant partie du genre humain, j’eusse été semblable à la brute. Heureusement je suis né en Chine. En vérité, mon bonheur est extrême. »

Cette vanité nationale a été entretenue et par la situation géographique, qui ne donne aux frontières d’autres voisins que la mer, le désert, ou quelques hordes à demi sauvages, et par les souvenirs historiques. La Chine, quelle que soit la race qui la peuplait alors, fut jadis conquérante. Du nord au midi de l’Asie orientale, elle a promené l’invasion, ne s’arrêtant que devant les glaces de la Sibérie, les déserts et les montagnes de l’Asie centrale ou l’Océan. Les grands conquérans européens ne l’ont pas effleurée ; les invasions musulmanes l’ont respectée. Tout ce qu’elle sait, tout ce qu’elle produit, elle l’a tiré de son propre fonds sans rien emprunter à personne ou du moins sans avouer ses emprunts. Sa civilisation a rayonné même dans des pays qu’elle n’a pas conquis, au Japon, en Birmanie. L’ardeur que montraient les Européens à pénétrer chez elle, elle l’a interprétée comme un hommage rendu à son mérite. Si de timides protestations s’élevèrent, elles furent réprimées. Un haut mandarin, Siu, composa, il y a quelque vingt ans, un traité de géographie dont un exemplaire figure à l’exposition, et où il parlait avec éloge de la France et de l’Europe : il fut destitué.

Lorsqu’enfin le gouvernement chinois, cédant à la force, traita avec les puissances étrangères, et reconnut, concession énorme, par l’admission des représentans diplomatiques à Pékin, l’existence d’autres souverains indépendans, un grand nombre de fonctionnaires se promirent de désobéir et de s’opposer à l’introduction de ces étrangers remuans, propres à déranger leurs tranquilles habitudes d’omnipotence. La foule même, ignorante des autres peuples, qu’elle regarde comme des ramassis de brigands, de pirates et de rebelles, ne vit pas de bon œil ces hôtes qui s’imposaient, et laissa les mandarins inaugurer, loin des côtes, un système de concussions et de tracasseries qui, en dépit des traités, maintient inaccessible l’intérieur de l’empire.

Le gouvernement appartient depuis six ans à un conseil de régence nécessairement plus faible, plus indécis, plus attaqué que ne le sera le souverain majeur qui va prendre l’exercice du pouvoir. Ce conseil, qui aurait dû s’occuper de l’exposition universelle, n’a pas osé, devant l’opposition de la majorité des fonctionnaires, assumer la responsabilité d’entamer de plein gré des relations amicales avec les étrangers. Peut-être le nouveau gouvernement, plus libre dans ses allures, suivra-t-il une autre voie ; il semble même qu’on l’y prépare. Voici que l’an passé un fonctionnaire chinois, Pin-tchuen, s’est rendu en Europe avec une mission, non pas de politique ou de courtoisie, mais d’étude et d’examen. Il devait s’assurer par lui-même de ce qu’étaient effectivement chez eux ces Européens qui, en Chine, parlaient si arrogamment de leur supériorité. Pin-tchuen a visité Paris, Londres, Berlin, Saint-Pétersbourg, d’autres capitales. Son rapport, publié en Chine, sans doute après avoir été expurgé, ne respire pas, il est vrai, un grand enthousiasme. Il parle froidement de nos villes, de nos ports, de nos armées, de nos chemins de fer. Néanmoins il faut croire que ses entretiens confidentiels, plus explicites et moins réservés, ont produit des résultats, car un décret récent, approuvé par l’empereur lui-même, autorise la création à Shang-haï d’un collège que dirigeront des maîtres européens. Les sciences appliquées, la mécanique, la construction des machines à vapeur, voilà surtout ce que l’on veut enseigner aux Chinois. Ce sont les efforts réitérés des représentans des puissances européennes qui ont sans doute aidé à cette réaction.

L’abstention du gouvernement chinois à l’exposition n’est donc pas aussi significative peut-être qu’on serait porté à le croire. Quant à la population, on a déjà réussi en partie à la ramener sur les côtes, où la navigation à vapeur, la photographie, d’autres inventions européennes encore, sont déjà adoptées ; il en sera de même dans l’intérieur, si, sans prétendre imposer tout d’un coup des goûts, des habitudes, des lois en contradiction avec ce qui existe, on se borne à lui présenter ce qui est réellement et pratiquement utile, si on cherche à satisfaire à de vrais besoins sans froisser des préjugés qui se modifieront d’ailleurs d’eux-mêmes à mesure que les connaissances s’étendront, si enfin, en favorisant le développement du bien-être, en utilisant mieux les ressources, on habitue la masse à constater la supériorité de l’Europe. Elle-même alors aidera à triompher du mauvais vouloir des mandarins.

C’est à ce point de vue qu’il serait surtout utile d’étudier l’exposition chinoise, et c’est précisément à ce point de vue qu’on la trouve incomplète. On y admire des objets de luxe destinés à l’exportation ; mais on n’y découvre presque rien qui fasse connaître la vie intime des classes les plus nombreuses et les moins aisées, les artisans, les laboureurs, qui instruise de leurs goûts, de leurs besoins et de la manière plus ou moins défectueuse dont l’industrie locale sait y satisfaire. L’exposition est vide de ces quelques meubles grossiers et incommodes dont le Chinois se sert habituellement. Il eût été intéressant de les comparer à ceux que fournit notre industrie à bon marché. Les meubles qu’on rencontre sont faits pour les Européens de Hong-kong, de Canton ou de Shanghaï. À un autre point de vue, il est regrettable qu’à côté des porcelaines de luxe on n’aperçoive aucun échantillon de ces briques blanches qui ont la réputation d’être plus dures et plus résistantes que les nôtres, et qui servent, avec quelques piliers de bois, à construire l’unique étage dont se compose ordinairement la demeure du Chinois. Les habitations plus élégantes et les sépultures des hauts fonctionnaires, avec leur couverture de tuiles jaunes vernissées, avec les groupes d’animaux fantastiques en porcelaine ou en faïence peinte qui ornent les angles et la toiture, avec les corniches et les saillies de briques de diverses couleurs, n’eussent pas été déplacées dans le parc du Champ de Mars, comme spécimen d’architecture exotique. Les objets mobiliers, tables, chaises, fauteuils, armoires en bois blanc verni ou en bambou, bien que fabriqués surtout à l’usage des Européens, les étoffes communes, les ustensiles de ménage en métal ou en bois, auraient donné plus d’intérêt à l’exposition chinoise. Bornons-nous à l’étudier telle qu’elle est.

Dans le parc du Champ de Mars, la Chine a élevé un théâtre, construction légère, au toit gracieusement relevé, avec des balcons extérieurs ou nos bois ont remplacé le bambou ; mais les jongleries et les tours de force qui font les frais du spectacle, tout appréciés qu’ils soient en Chine, sont loin de constituer le fond de l’art dramatique national. Le mandarin Pin-tchuen, dont j’ai parlé, durant son séjour à Paris, n’a visité que le Cirque : les écuyères bondissant à travers les cerceaux garnis de papier, pour retomber debout sur le dos d’un cheval au galop, lui inspirèrent un enthousiasme qu’il ne cherche pas à déguiser. C’est le seul point sur lequel sa vanité de Chinois et de mandarin ait bien voulu reconnaître la supériorité de l’Europe. il parle du Cirque avec éloge sans rien dire des autres théâtres, et ses compatriotes, s’ils s’en tiennent à son récit, demeureront convaincus que les concitoyens de Corneille et de Molière ne prennent de plaisir qu’aux exercices d’acrobates.

Le Chinois ne doit pas être victime d’une semblable injustice. Sa littérature dramatique est fort riche. Elle ne se renouvelle pas, il est vrai : l’esprit chinois n’invente plus, la plupart des drames qui se jouent aujourd’hui sont empruntés à l’ancien répertoire ; mais celui-ci est assez varié pour fournir à tous les besoins. Drames, comédies, farces bouffonnes, tout s’y trouve. On en a fait de vastes compilations qui se réimpriment et se vendent journellement. Le drame chinois ne connaît pas les unités de temps, de lieu, d’action ; il n’applique même pas toujours l’unité de représentation. Telle pièce se poursuit pendant plusieurs jours. Il n’existe dans les villes chinoises ni salle de spectacle ni troupe d’acteurs sédentaires. Des comédiens ambulans parcourent le pays et s’arrêtent où il leur plaît, empruntant parfois une pagode pour la convertir en théâtre, parfois improvisant en vingt-quatre heures, au moyen de bambous et de nattes, une salle en forme de cirque. Comme dans les théâtres de l’ancienne Rome, on s’y assied à l’air libre. Ni la pluie ni le soleil n’arrêtent le Chinois ; dès qu’il est en face des acteurs, son attention ne se distrait plus. Que ceux-ci parlent le patois d’une province lointaine, que le dénoûment soit à échéance éloignée, il n’en suit pas l’intrigue avec moins d’intérêt. Les acteurs portent des costumes aussi brillans que l’imprésario a pu les fournir ; mais le décor, s’il y en a, se compose de toiles grossièrement peintes. Pas de ballet, pas de femmes sur la scène ; de jeunes garçons les remplacent. Les mœurs y gagnent-elles ? Cette absence de toute pompe, de toute magnificence n’affaiblit pas la curiosité du public. Tout le mérite en reste au drame lui-même. Nous pouvons d’ailleurs apprécier certaines pièces chinoises qui n’ont pas paru indignes des honneurs de la traduction.

Le café chinois de l’exposition n’a rien en Chine qui lui soit analogue. Ce qui ressemblerait peut-être, non pas à l’élégant café que nous voyons à Paris, mais à nos cabarets du plus bas étage, ce seraient les fumeries d’opium, misérables bouges, à peine garnis de nattes grossières, où le fumeur, à quelque classe de la société qu’il appartienne, entre pour se livrer à sa passion favorite. L’opium est, on le sait, l’objet principal d’importation dont se serve le commerce anglais pour solder la valeur de ses exportations : 226 millions de francs, c’est la somme représentant les entrées officiellement constatées en 1864. La contrebande reste en dehors, et elle est active. Au surplus, si l’abus de l’opium est souvent funeste, l’élévation du prix en restreint la consommation, et en définitive cette substance n’exerce peut-être pas chez les Chinois plus de ravages que l’absinthe chez les peuples européens. Parmi ceux qui en usent avec excès, il en est qui ont appris à en combattre les dangers au moyen du café, dont l’usage était autrefois inconnu. Ce serait un article nouveau d’importation dont le commerce français aurait d’autant plus à se préoccuper qu’outre Bourbon et la Martinique notre colonie de Cochinchine paraît se prêter à la culture de cette plante.

L’exposition universelle ne nous fait pas connaître les restaurans chinois qui, à défaut d’auberges, hors d’usage dans un pays où les voyages s’effectuent surtout par eau[2], abondent dans toutes les cités. Ces restaurans établissent sur la voie publique leurs longues tables garnies de bancs où s’assoient ouvriers et gens du peuple, et se chargent, comme les nôtres, de confectionner des dîners d’apparat servis sur place ou bien portés en ville. Par une association de métiers lucratifs dont les mœurs publiques ne s’offusquent pas, le restaurant se rapproche volontiers de la maison de jeu, toujours très fréquentée. Celle-ci est ordinairement voisine du mont-de-piété, qui touche à la fumerie d’opium et à tous ces établissemens d’une moralité douteuse ou le Chinois passe une partie de sa vie. De même que bien d’autres peuples depuis longtemps civilisés, l’habitant du Céleste-Empire, peu enclin aux exercices physiques, n’a pas des mœurs très rigides. La constitution du mariage en est la preuve. La femme n’est point l’égale du mari, et, bien que celui-ci n’ait qu’une épouse légitime, il peut entretenir plusieurs concubines. L’empereur a un harem dépendant du palais.

J’ai hâte, pour montrer la Chine sous un autre aspect, d’aborder dans les galeries intérieures la vitrine où sont exposés plusieurs ouvrages d’auteurs chinois imprimés en Chine sur papier de fabrication chinoise. Ce pays a devancé l’Europe dans l’invention de l’imprimerie et de la lithographie, comme en d’autres découvertes. Ses procédés typographiques diffèrent des notres parce qu’ils répondent à d’autres besoins. L’écriture chinoise, idéographique et non alphabétique, ne décompose point le vocabulaire en un petit nombre de lettres pouvant servir à exprimer tous les mots ; elle représente chaque idée par un signe distinct. La multiplicité des signes à mettre en œuvre excluait l’emploi des caractères mobiles. L’impression s’exécute au moyen d’un bloc de bois sur lequel les signes, marqués d’abord à l’encre par l’application d’une feuille écrite à la main et mouillée légèrement, sont ensuite taillés en relief. L’ouvrier, armé d’une brosse, étale l’encre sur les reliefs, et pose la feuille à imprimer sur le bloc noirci en la pressant avec des tampons de papier. Les feuillets des livres chinois ne sont imprimés que sur une face. On les plie en deux, le côté blanc restant en dedans, de manière à former une anse dont les deux bords s’attachent à la reliure. Le papier est si fin que cet artifice s’aperçoit à peine. A Pékin, les ouvriers typographes du gouvernement remplacent, dit-on, le bloc de bois par une planche de cuivre sur laquelle les caractères sortent également en relief. Quelques-uns des ouvrages imprimés qui se trouvent à l’exposition remontent au XIVe siècle. Ceux qui s’éditent aujourd’hui dans tous les formats, depuis l’in-32 jusqu’à l’in-folio, se vendent à très bon marché. Je pourrais citer tel ouvrage en 24 volumes in-12 dont le prix ne dépasse pas 4 fr. Le papier chinois n’est pas représenté à l’exposition ; il se fait soit avec des chiffons, soit avec divers produits végétaux. On en fabrique de tout genre et de toutes qualités, depuis le papier d’emballage jusqu’au papier à lettre, sans parler du papier de soie qu’emploient le peintre et le dessinateur.

L’écriture idéographique n’a peut-être pas nui aux œuvres de pure imagination, car les romanciers chinois sont ou du moins ont été très féconds. L’exposition possède quelques-uns de leurs ouvrages ; M. Stanislas Julien a traduit, des romans[3], M. Abel de Rémusat et d’autres encore certaines œuvres de la poésie chinoise, qui est nombreuse et variée. En tout ce qui est science exacte ou d’observation, l’ignorance de la nation, y compris les lettrés, est extrême. Il existe bien quelques traités élémentaires d’arithmétique ; mais le système de numération écrite, très compliqué, ne se prête à aucun progrès en algèbre, en trigonométrie, en géométrie, partout enfin où l’emploi de nombres considérables devient nécessaire. Les prétendus savans chinois n’ont nulle connaissance en physique, en chimie, en médecine, en astronomie ; ils admettent les erreurs les plus grossières, les fables les plus extravagantes. Les difficultés de l’écriture sont probablement la cause de cette triste situation intellectuelle. On conçoit quelle dépense de temps et d’études exige la connaissance même imparfaite des signes représentatifs de la pensée : certains dictionnaires en évaluent le nombre à quarante-quatre mille. Outre la difficulté de les interpréter, il est aisé de les altérer ; aussi tout progrès dans les diverses branches de la science parait interdit à la Chine tant qu’elle n’adoptera pas l’usage d’une langue européenne, comme l’ont déjà fait quelques négocians chinois des côtes, ou du moins tant qu’elle n’appliquera pas l’alphabet et l’écriture syllabiques à la traduction de son propre idiome. A cet égard, nos missionnaires ont tracé la voie en adaptant notre alphabet à la langue annamite, dont la construction est analogue à celle de la langue chinoise et japonaise.

Est-ce à la science des anciens missionnaires jésuites, très en faveur au XVIIe siècle auprès de l’empereur Kang-hi, qu’est dû le livre de médecine orné de figures anatomiques, assez confusément dessinées d’ailleurs, dont un exemplaire se voit à l’exposition. Aujourd’hui l’art de guérir ne constitue pas dans ce pays une profession spéciale et ne demande aucune étude préalable. Peut être médecin qui veut, sans examen, sans diplôme, sans autorisation. Il est à Pékin tel individu qui s’intitule médecin, qui ordonne et administre des remèdes, et qui exerce en même temps toute autre industrie. Il est marchand, peintre, copiste, etc. Le Chinois, tout ignorant qu’il soit, n’a cependant guère confiance en un tel médecin et aime à se soigner lui-même. Il se drogue à tout propos avec les remèdes chauds ou froids contenus dans sa pharmacie portative, dont il se sépare rarement. Appelle-t-il le médecin, ii chicane sur le prix des visites ; en général, le métier n’est pas lucratif. Aussi les médecins, qui sont tous en même temps pharmaciens et vendent les médicamens qu’ils prescrivent, s’offrent-ils trop souvent comme auxiliaires au vice ou même au crime. Les rues de Pékin sont garnies d’affiches qui vantent tel ou tel aphrodisiaque fourni par tel ou tel médecin dont on préconise également l’habileté dans la pratique des avortemens.

Il y a pourtant dans la maison de l’empereur une sorte d’organisation du service médical. On y compte une vingtaine de médecins qui ont un rang dans le mandarinat de la deuxième à la dernière classe. Les deux premiers médecins à bouton bleu (2e classe du mandarinat) visitent seuls l’empereur malade, mais sans pouvoir jamais lui adresser la parole. Quelque indication leur est-elle nécessaire, c’est aux eunuques de service qu’ils la demandent. Du moins, s’il s’agit de l’empereur, peuvent-ils encore consulter sa physionomie et en tirer un diagnostic. Pour soigner l’impératrice ou l’une des femmes du harem, c’est une bien autre affaire. Le bras de la malade sort seul d’amples rideaux ; à peine est-il permis de tâter le pouls. Il y a eu pourtant des guérisons qui valurent au médecin, sans qu’il en fût complice probablement, des faveurs et des richesses. Ces médecins de l’empereur tiennent une sorte de cours où ils admettent des élèves. Qu’enseignent-ils ? Ni l’anatomie, ni la pathologie, ni la thérapeutique expérimentale : l’étudiant apprend par cœur quelque ancien livre, peut-être celui que nous voyons à l’exposition, et quand il sait le réciter et le transcrire, il est reçu aux examens et porte désormais le bouton doré, il est mandarin de la dernière classe ; mais il n’obtient aucun privilège spécial comme médecin. Il eût pu exercer la veille de son examen aussi librement qu’il le fera le lendemain et avec autant de sagesse. Le bouton doré inspire un peu plus de confiance au public, et permet de réclamer des honoraires plus élevés, si tant est que le client consente à les payer.

Je me suis étendu sur ce sujet parce qu’il me semble que les Européens, suppléant à l’ignorance générale, peuvent rendre à la population des services immenses, qui doivent leur attirer la confiance et la sympathie. Combien de maladies fréquentes que les médecins chinois ne savent pas traiter : ophthalmie, maladies cutanées, petite vérole souvent meurtrière, et bien d’autres ! Le long des côtes, à Pékin même, des médecins anglais et français établissent des dispensaires où ils soignent les pauvres gratuitement ; c’est le point capital. Ils ont introduit la vaccine à Shang-haï. On vient à eux maintenant ; les gens riches les font appeler. Il arrive d’Europe une certaine quantité de médicamens que la pharmacie chinoise ne sait pas préparer. J’aurais aussi voulu donner des notions sur les hôpitaux chinois ou du moins sur ce qui les remplace. La misère est presque générale en Chine. Dans Pékin, on compte plus de 70,000 mendians, organisés en corporation comme nos truands du moyen âge. Campés au pied même du palais impérial, comme dans une sorte de cour des miracles, ils courent la ville le jour, et obtiennent par mille obsessions, quelquefois par menace, l’aumône des particuliers, surtout des négocians. Tous sont dévorés de maladies. Une douzaine d’asiles peu spacieux s’ouvrent le soir pour procurer à quelques centaines de ces vagabonds un abri commun, parfois une couche de paille, à certaines époques un peu de riz et de charbon, plus rarement, seulement à des vieillards et par une protection toute spéciale, une robe en hiver et en été un éventail. Le trésor public, pauvre comme il est, et fort mal administré, ne peut faire davantage. La charité privée est limitée par la rareté des fortunes et surtout par l’égoïsme et l’avarice, vices tout à fait nationaux. Il y a encore là du bien à faire, ne fût-ce qu’en multipliant les exploitations lucratives, celle des mines par exemple, presque entièrement délaissée, ou encore en augmentant les revenus du trésor, comme a fait l’inspectorat étranger des douanes. Par des moyens plus directs, les dispensaires anglais et les sœurs de charité françaises établies à Ning-po, à Tien-sin, à Pékin, peuvent rendre de grands services.

A côté de cet ouvrage de médecine qui m’a entraîné si loin, l’exposition montre un livre sur l’art militaire. Les troupes françaises, à Palikao, ont eu facilement raison de la tactique chinoise. Néanmoins, bien qu’il eût constaté la supériorité des Européens, non-seulement dans la lutte qu’il soutint contre eux, mais encore quand les corps auxiliaires, commandés et organisés par des officiers étrangers, français, anglais, américains, l’eurent mis à même de réduire l’insurrection des Taïpings et de reprendre Nankin, le gouvernement chinois, loin d’imiter les Japonais ses voisins, a montré peu de désir d’emprunter à l’Europe la discipline et l’armement de ses soldats. Le Chinois n’a aujourd’hui nul esprit militaire ; ses institutions comme ses mœurs placent au premier rang les occupations et les travaux de la paix. Peut-être sous un souverain mineur, le conseil de régence ne s’est-il pas senti une autorité suffisante pour entreprendre la transformation de l’armée.

L’exposition nous laisserait absolument sans notions sur l’art chinois, si elle n’avait pas à produire certains échantillons de porcelaine. Elle en montre de fort beaux, mais qui se rapprochent pourtant de ce que l’on voit depuis longtemps dans les étalages parisiens. On sait que la fabrication de la porcelaine est dans le Céleste-Empire un art indigène. L’empereur Houang-ti, qui vivait 2,700 ans avant notre ère, inventa, disent les historiens chinois, la poterie et la brique : la faïence et la porcelaine vinrent plus tard ; mais déjà sous la dynastie des Tsin (IIIe siècle après Jésus-Christ) la céramique avait atteint la perfection en cette partie de l’Orient. Aussi la porcelaine chinoise a-t-elle presque une valeur historique. Les diverses dynasties qui se succédèrent sur le trône adoptèrent chacune plus spécialement certaines couleurs. On pourrait suivre, sur les peintures de ces vieilles porcelaines, les insensibles variations du costume et des mœurs domestiques dans une durée de douze ou quinze siècles ; malheureusement les échantillons archaïques, très recherchés dans le pays, sont fort rares. Il en existe en Chine quelques collections à peu près complètes, dit-on, mais qu’on n’a pas encore pu étudier. On les imite aujourd’hui à Canton ; des fabriques spéciales en font l’objet d’un grand débit.

La porcelaine peinte ne donne guère idée que de l’art décoratif, tel qu’il est entendu en Chine. Les écrans peints ou brodés étalés à l’exposition ne sont pas plus instructifs que les porcelaines. La Chine a pourtant ses peintres, qui abordent non-seulement les dessins coloriés sur papier de riz ou de soie, si connus en Europe, mais aussi le paysage et le portrait. Il n’y a rien à l’exposition qui permette d’apprécier leur talent et leurs procédés. La sculpture fait également défaut : nous voyons bien quelques figurines d’ivoire ou de jade, quelques statuettes de diverses matières, des bois sculptés et fouillés avec beaucoup de délicatesse ; mais on cherche en vain quelqu’une de ces grandes pièces exécutées en marbre dont on a souvent parlé avec éloge. On vante certaines colonnes de marbre, les ornemens sculptés sur la toiture de quelques temples ou de quelques palais, les balustrades de marbre qui décorent à Pékin le pont situé à l’entrée du palais impérial, les statues de grands animaux qui bordent l’avenue conduisant aux tombeaux de la dynastie des Ming, les revêtemens de marbre qui couvrent les murs des temples du Ciel et de la Terre à Pékin, enfin les tables de marbre fabriquées dans le Yunam ; mais l’exposition ne nous fait connaître ni la valeur de la matière première, ni l’habileté des artistes. Aussi peut-on rester en défiance et penser que, nonobstant certaines qualités de goût et d’imagination, l’amour du bizarre, l’ignorance de la nature, marquent la plupart des productions du sculpteur aussi bien que celles des autres artistes chinois. Quant aux bronzes justement admirés, on en trouve quelques échantillons, principalement sous forme de vases. Le Chinois emploie aussi à d’autres fabrications les métaux tirés des mines du pays, très riches, quoique mal exploitées. Il fait des cloches, des canons, de la serrurerie, des garnitures de meubles, mille ustensiles absens de l’exposition, de l’horlogerie même, enfin de grands objets d’art : tels les lions de bronze qui ornent l’ancien palais d’été de Yuen-ming ; telle une petite pagode d’un goût exquis formée de pièces rapportées, qui s’élève dans les jardins du même palais.

Les laques ont été de tout temps la spécialité du Chinois. Dans la fabrication de la laque rouge et de la laque noire, il ne connaît pas de rivaux. L’exposition en fournit de nombreux modèles qui diffèrent peu toutefois de ce que l’on est déjà accoutumé à voir en Europe.

La fabrication du verre a dû être importée par les missionnaires. Elle est d’origine très récente et ne s’est point développée. À peine se coule-t-il à Canton quelques plaques d’un verre très léger, dont l’emploi principal est de remplacer le papier peint sur les lanternes chinoises, un des ornemens les plus habituels de l’intérieur des habitations, et dont l’exposition nous offre plusieurs modèles d’un fort gracieux effet, avec leurs pans carrés de bois dentelé et découpé à jour, avec les longues touffes de soie de couleur qui pendent de tous côtés. On fait encore quelques petits objets en verre filé, surtout les globules de couleur vissés au chapeau conique des mandarins pour indiquer le grade hiérarchique, car la plume de paon n’est qu’une sorte de décoration accordée par le souverain en dehors des divisions) du mandarinat. Dans les habitations, les fenêtres sont généralement sans vitres ; le mica ou une sorte de papier transparent en tient lieu. Il nous resterait encore, avant de quitter l’exposition chinoise, à parler d’autres produits, du thé, des étoffes d’habillement, des soieries qui, au point de vue du commerce européen, ont seuls aujourd’hui une importance considérable. Cependant, comme nous retrouverons ces mêmes produits dans l’exposition japonaise, il faut, avant d’entrer dans les développemens que le sujet comporte, parler d’abord du Japon et mettre sous les yeux de nos lecteurs, en ce qui concerne l’état intérieur de ce pays, des renseignemens analogues à ceux que nous avons donnes sur la Chine.

II

L’exposition japonaise, infiniment plus complète et plus variée que l’exposition chinoise, se présente aussi sous de meilleurs auspices, puisque le gouvernement japonais l’a lui-même patronnée. Les armes et les instrumens de travail, les objets de luxe et les jouets d’enfans, les livres et les œuvres de la peinture, les plantes utiles et les minéraux, s’étalent dans ses vitrines. Aussi doit-on regretter que, par suite d’un retard dans les expéditions, la place réservée au Japon ait été trop parcimonieusement mesurée, et que les produits de ce pays ne soient pas groupés de façon à former un ensemble suivi. Ils ont débordé de l’étroite galerie où ils se mêlaient aux produits de la Chine et d’autres contrées, et ce défaut d’unité a nui quelque peu à cette curieuse et remarquable exhibition.

La plupart des objets mis sous nos yeux proviennent directement de producteurs indigènes dont les noms ont été remis au jury. Le gouvernement japonais a pris à sa charge les frais de transport, et l’ambassade qui accompagne à Paris le jeune frère du taïcoun a aussi pour mission d’étudier le spectacle que présente aujourd’hui le Champ de Mars. Le visiteur, habitué à considérer les îles japonaises comme réunies en un seul état, s’étonne de voir les diverses vitrines indiquer une double provenance, les domaines du prince de Satzouma concurremment avec les états du taïcoun de Yédo. Un troisième prince japonais, le prince d’Isen ou Fijen, doit même faire encore d’autres envois[4]. Pourquoi le Japon s’est-il empressé de s’associer à ce concours des peuples civilisés, tandis que la Chine se tenait à l’écart ? Et pourquoi les princes japonais, qui ont expédié des mêmes contrées des produits à peu près identiques, ont-ils voulu avoir à l’exposition chacun un étalage distinct ? C’est ce qu’il faut essayer d’expliquer.

Quand en 1858 les Européens réussirent à traiter avec le Japon, ils ne connaissaient de ce pays que ce que les missionnaires et les Hollandais en avaient raconté ; mais ni les Hollandais ni les missionnaires n’avaient pénétré dans l’intérieur. Peut-être aussi que, dominés les uns et les autres par des préoccupations également exclusives, ils n’avaient pas suffisamment étudié l’organisation politique et sociale du pays. On avait admis sur leurs témoignages que le gouvernement japonais, fortement centralisé, obéissait en tout à une direction unique, absolue et sans rivale. La monarchie despotique et personnelle, adoptée par la Chine et les états de l’Indo-Chine, semblait la seule forme gouvernementale que les populations de l’extrême Orient fussent aptes à recevoir ; on dut bientôt reconnaître que le Japon se présentait sous un tout autre aspect. On croit savoir aujourd’hui qu’il constitue une société aristocratique et féodale, formée de princes ou seigneurs, possesseurs de domaines distincts, soumis à l’autorité supérieure d’un chef ou suzerain. On trouverait reproduite au Japon la constitution du royaume de France sous les premiers Capétiens ; Le taïcoun de Yédo aurait en ces contrées un pouvoir analogue à celui que la maison de France exerçait sur les grands vassaux, possédant en propre, comme elle, certains territoires, Yédo, Hakodadi, Nagasaki, Osaka, etc. ; il n’exercerait sur le reste du pays, partagé entre diverses familles plus ou moins puissantes, Satzouma, Nagato, Fijen, etc., qu’un droit de suzeraineté dont l’application dépendrait du degré de résistance que ses vassaux se trouveraient en mesure d’opposer. L’histoire du Japon nous est trop imparfaitement connue pour que je me croie fondé à établir une entière analogie entre les princes ou daïmios japonais et l’ancienne féodalité européenne. Les renseignemens que nous possédons, venant de Yédo, peuvent même n’être pas exempts d’une certaine partialité, bien que quelques faits actuellement acquis semblent en confirmer la véracité. Voici d’ailleurs comment on expliquerait l’origine de la suprématie que le taïcoun réclame sur l’ensemble du territoire japonais.

Il y a trois cents ans, l’autorité suprême appartenait au mikado, à la fois souverain politique et chef de la religion nationale, réunissant, comme le pape aujourd’hui dans les états pontificaux, le double pouvoir spirituel et temporel. S’était-il produit au Japon, dans les temps antérieurs, une suite d’événemens analogues à ceux qui s’accomplirent en France sous les descendans de Charlemagne ? La grande propriété, mise entre les mains des chefs militaires, se transforma-t-elle en quasi-souveraineté, ou bien le Japon a-t-il toujours formé une confédération de princes dont le mikado eut seulement la direction à raison de son caractère sacré ? On l’ignore. Toujours est-il que vers la fin du XVIe siècle Yeyas, héritier d’une famille à laquelle les mikados, devenus rois fainéans, avaient confié l’administration de leurs états comme à des maires du palais, s’appropria le pouvoir qu’il n’exerçait auparavant que par délégation, réduisit le mikado au rôle de grand-pontife, et, tout en l’entourant de respect, le relégua dans la petite ville de Miako après s’être fait transférer par lui, à titre irrévocable, le gouvernement temporel. Il paraît que le mikado, satisfait d’une riche liste civile, se résigna facilement et s’accorda même avec le taïcoun, l’un gardant la suzeraineté politique, l’autre l’autorité spirituelle. Yeyas tenait en effet à maintenir dans le vasselage les princes autrefois ses égaux. Quelques-uns s’étaient ralliés à lui ; une série de victoires imposa la soumission aux plus récalcitrans. La condition des vaincus resta néanmoins assez douce. Avoir à Yédo un palais, y résider parfois, offrir des présens au taïcoun comme témoignage d’obéissance, veiller dans leurs domaines respectifs à l’entretien des travaux d’utilité publique, routes, canaux, arsenaux, forteresses, telles furent les obligations imposées aux daïmios. Du reste aucun tribut à payer. Ils devaient seulement, en cas de guerre, fournir à leurs frais un contingent fixe et le conduire à l’armée du taïcoun. On présume d’ailleurs qu’au lieu de se soumettre tous à une constitution commune à un joug égal et de même nature, les plus puissans parmi les seigneurs japonais, Satzouma, Nagato, auraient souscrit à des traités séparés spécifiant pour chacun les conditions de son vasselage.

Au-dessous de la grande aristocratie féodale, qui jouit sous certaines réserves d’une quasi-indépendance dans l’administration intérieure de ses domaines, il existe une noblesse moins puissante, également héréditaire et basée sur la propriété foncière, mais entièrement dépendante du chef féodal sur le territoire duquel elle réside, sauf recours à l’autorité supérieure du taïcoun et parfois à celle du mikado, restée théoriquement la plus respectée à cause de son caractère religieux. Le reste de la population, artisans, laboureurs, plus des sept dixièmes, privé de toute liberté, se voit assujetti à un despotisme absolu. Peut-être le servage existe-t-il ; on a cru voir que le laboureur n’est pas toujours libre de s’éloigner de la terre sur laquelle il travaille. Quant au marchand et à l’artisan, il est certain qu’il subit une discipline très rigoureuse. Les métiers, les diverses professions industrielles, sont réunis comme en Chine en corporations, sur lesquelles le seigneur féodal exerce une autorité absolue et incontestée. Ainsi dans les premières années qui suivirent l’introduction des Européens le prix de vente des marchandises était fixé pour eux d’une manière invariable ; nul n’eût osé leur rien livrer au-dessous du tarif officiel, nul surtout ne se fût servi d’objets importés d’Europe. A certains momens, toutes les boutiques de Yokohama se sont fermées par ordre et simultanément. C’est en haine d’un tel régime, jadis plus oppressif encore, que la masse du peuple, si l’on en croit les rapports venus de Yédo, vit autrefois avec plaisir rétablissement de la suzeraineté du taïcoun sur les daïmios. Un pouvoir unique, fût-il despotique, lui semblait préférable aux volontés et aux tyrannies de plusieurs maîtres. D’ailleurs la famille taïcounale sut maintenir une paix complète, résultat fort apprécié du commerce et du peuple, et les daïmios semblaient prendre leur parti de la situation, quand en 1858 parurent les vaisseaux européens.

Déjà le taïcoun avait dû traiter avec les États-Unis, établis dans son voisinage, à San-Francisco, sur la rive opposée du Pacifique. Ce traité, bien qu’il ne s’occupât que de régler certaines questions de pêche et de navigation, avait, paraît-il, reçu l’approbation des daïmios, appelés à Yédo pour la circonstance. Quand il s’agit de traiter, avec la France et l’Angleterre, le taïcoun ne les consulta plus. Les traités créaient pourtant une situation toute nouvelle, et touchaient à des questions intéressant l’administration intérieure des domaines des daïmios. Ils y introduisaient le commerce étranger, du moins dans l’avenir, car trois ports seulement étaient immédiatement ouverts, tous trois appartenant au taïcoun. Plusieurs daïmios, le prince de Nagato à leur tête, refusèrent de souscrire à ces conventions. Ils en appelèrent à l’autorité, depuis longtemps oubliée, du mikado. Une ligue s’organisa ; menaçant les étrangers et le taïcoun. De là les assassinats, les violences dont furent victimes les Européens installés à Yédo et à Yokohama. le taïcoun, très jeune d’ailleurs, était impuissant à les réprimer ; il dut confesser en partie la situation. L’expédition de Simonosaki, où les troupes de Nagato ne purent tenir contre quelques marins européens, montra aux daïmios l’inanité de la résistance. Ils cédèrent, ne s’opposèrent plus ouvertement aux traités, mais conservèrent une attitude hostile envers le taïcoun, leur suzerain. Plusieurs pensèrent dès lors à se rendre entièrement indépendans ; puisqu’il fallait accepter les étrangers, autant se faire d’eux des protecteurs. De son côté, le nouveau taïcoun, homme habile et énergique, sent qu’il y va de son intérêt et de son existence de ménager les puissances étrangères ; Peut-être compte-t-il sur elles pour resserrer ces liens impatiemment supportés par quelques grands vassaux.

Ainsi s’expliquerait la sollicitude qu’il a montrée pour l’exposition universelle, flatterie délicate, envers l’Europe, et aussi l’air d’indépendance que le prince Satzouma s’y est donné. La commission de l’exposition, préoccupée uniquement des questions industrielles, n’avait pas à décider de prétentions politiques ; elle a admis sans discuter les allégations de chacun. D’ailleurs le prince de Satzouma aurait un autre titre à être admis séparément à l’exposition. Par une nouvelle et singulière analogie avec les mœurs féodales de l’ancienne Europe, lui prince japonais, il partagerait avec la Chine la suzeraineté sur le groupe des Lieoukieou, petites îles situées entre Formose et le Japon, dont les produits peu abondans figurent dans ses vitrines. Si ces explications, qui ne sont basées, je le répète, que sur les renseignemens venus de Yédo, se trouvent plus tard confirmées, ne serait-ce pas un fait curieux et bien digne d’attention que l’établissement dans ces îles lointaines d’un régime social et politique presque analogue à celui de l’Europe du moyen âge ? J’en ai dit assez pour éveiller le désir des recherches ; il reste à examiner la civilisation du pays telle qu’elle ressort de l’exposition.

Dans le parc du Champ de Mars s’élève une maison japonaise, c’est l’habitation d’un artisan, d’un petit marchand ; elle présente au dehors la figure d’un carré long que surmonte un toit conique aux bords légèrement recourbés. Le toit est épais, car les hivers sont souvent rudes. Il est fait d’un assemblage de grosses poutres couvertes de chaume, parfois de tuiles. Une porte de plain-pied donne accès dans la maison. Pour éclairer l’intérieur, il y a deux-ouvertures garnies d’un treillis mobile en bois que recouvre un papier transparent. La fabrication du verre est inconnue au Japon ; il est certain pourtant que nos verres à vitres remplaceraient avantageusement le papier, de même que nos miroirs seraient d’un usage plus commode que l’acier poli dont on se sert au Japon comme dans l’ancienne Rome. La maison, qui n’a qu’un seul étage, se divise en deux pièces que des compartimens mobiles peuvent à volonté rendre plus ou moins étroites. On couche dans celle du fond, sur le plancher ou même sur le sol, simplement garni de nattes de jonc. Pour se garantir du froid, on se couvre d’épais vêtemens, d’étoffes de coton, de fourrures et de pelleteries, que les Japonais préparent et décorent avec beaucoup d’art. On en voit de nombreux spécimens à l’exposition. La fabrication européenne a là un vaste champ à exploiter. Ses objets de literie, ses couvertures de laine et de coton, mieux tissées et plus épaisses que celles fabriquées au Japon, s’imposeront facilement à la consommation, si le prix n’en est pas trop élevé.

L’autre pièce, à l’entrée, est celle où se tient la famille durant le jour. Aucun meuble, ni tables, ni sièges. Une armoire à coulisse, percée dans le mur même, renferme les porcelaines, les tasses à thé, les menus objets en laque commune qui servent à l’usage journalier. Le Japon, qui a envoyé de magnifiques cristaux de roche et qui sait les polir et les travailler, ne se sert jamais du cristal que pour l’ornementation. Ces maisons si simples et si rustiques forment les faubourgs de Yédo, d’Osaka et des autres grandes villes. Quand le propriétaire exerce une industrie, la pièce d’entrée sert de magasin. Dans les boutiques japonaises, il n’y a jamais d’étalage ; ce genre d’amorce est inconnu. Une bande d’étoffe ou de papier sert seule d’enseigne. Le Japon, très riche en bois de toute nature, surtout dans les îles du nord, et qui en expose de nombreux échantillons, fournit en abondance les matériaux de ces constructions. La légèreté des demeures les met à l’abri des tremblemens de terre, si fréquens dans ces parages ; elle les expose en revanche aux dangers de l’incendie. Une cloche suspendue entre deux mâts au milieu des rues donne l’alarme en cas de sinistre. Ces cloches se fondent avec les alliages de bronze fournis par les minerais indigènes. Il s’en trouve une dans le parc de l’exposition ; on peut juger par cet échantillon de l’habileté des fondeurs japonais.

Outre la maison du parc, le Champ de Mars nous offre des réductions de divers autres genres d’habitations, celles-ci plus riches et plus spacieuses. Voici d’abord la demeure d’un bourgeois aisé de Yédo ou de Yokohama. Elle a deux étages, un escalier de bois monte de l’intérieur de la première pièce à l’étage supérieur, où loge la famille. Devant l’entrée une vérandah ; une cour à l’entour avec des communs. L’édifice est encore en bois. Des vases en porcelaine pleins de fleurs ornent la vérandah, mais l’intérieur de l’habitation reste absolument vide de meubles. On couche sur le plancher ; comme marque de richesse, des laques plus fines, des porcelaines de plus grand prix, des portraits, des tableaux ou plutôt des images coloriées pendant en longues bandes le long des murs, c’est là tout l’ornement.

Plus loin enfin se reproduit en petit modèle l’enceinte extérieure des palais que les daïmios occupent à Yédo. Dans cette vaste capitale, peuplée, dit-on, de deux millions d’âmes, et dont le plan, dressé par un ingénieur indigène avec la désignation des quartiers et l’alignement des rues, se voit à l’exposition, le palais du taïcoun occupe à peu près au centre un large espace de deux lieues de circonférence environ, qu’entoure un large canal ou plutôt un fossé plein d’eau, à pentes raides, et couronné d’un mur de fortification. Le mot palais ne saurait avoir ici le même sens qu’en Europe. Il s’agit d’un nombre considérable d’habitations distinctes renfermant les soldats, les divers officiers, toute la suite du taïcoun, et qui sont dispersées au milieu d’arbres et de jardins. La demeure réservée spécialement à la personne du souverain se trouve au centre. Nul étranger ne pénètre dans ce vaste îlot formant la ville sacrée. Au-delà du canal, une autre ville encore, celle des daïmios. Chacune des habitations qui leur appartiennent occupe un carré bordé sur chaque face par une rue ou ruelle. L’enceinte extérieure se compose d’une muraille de bois, percée d’ouvertures que ferment des châssis mobiles. Au milieu de la façade principale, regardant le palais du taïcoun, une large porte en bois massif s’ouvre entre des piliers pour donner accès sur des jardins remplis d’arbres et de fleurs. Nul ornement à l’extérieur que des clous de bronze plantée dans la porte. Parfois le faîte des piliers est garni d’un métal dentelé ou découpé à jour et peint en noir. C’est dans ces jardins, au milieu de l’ombre et de la verdure, que s’élèvent les habitations destinées aux soldats, aux officiers, aux nombreux domestiques, puis au centre la résidence du prince propriétaire. Toutes ces constructions sont en bois et ne diffèrent des maisons bourgeoises que par le plus ou moins grand nombre de pièces, par la décoration des lambris intérieurs, enduits de laque de diverses couleurs, enfin par la richesse des petits meubles et des porcelaines éparses dans les appartemens et les jardins. Quant au mobilier, dans le sens que nous prêtons à ce mot, il fait également défaut ; le souverain lui-même est loin de se donner à cet égard le comfortable dont jouissent les Européens. Aucun meuble servant de siège ne figure en effet à l’exposition ; l’usage commence pourtant à s’en répandre au Japon à la suite des étrangers établis sur la concession de Yokohama, et qui, tout en se contentant généralement d’habitations construites en bois, cherchent à les aménager et à les garnir à la mode européenne. Quelques négocians indigènes, à leur exemple, avaient voulu, dit-on, se faire bâtir et meubler des maisons plus considérables et plus commodes. Par ordre supérieur, ils ont dû renoncer à ce projet et démolir les édifices déjà commencés. Les matériaux pour grandes constructions ne manquent pas dans le pays et pourront plus tard être utilisés : ainsi on voit à l’exposition de fort beaux blocs de marbre, de pierre, de granit, les uns à moitié bruts, les autres polis avec art.

Ce que j’ai dit s’applique principalement aux villes. Les Européens ne connaissent pas la campagne japonaise. Ils se sont à peine écartés des routes très fréquentées qui conduisent de Yédo à Yokohama, là où une compagnie américaine se propose d’établir une ligne de chemins de fer. On ne saurait avoir encore de renseignemens exacts sur la manière de vivre du paysan. On dit qu’attaché ou non à la glèbe il n’est pas matériellement malheureux. Il est certain que la misère paraît beaucoup plus rare au Japon qu’en Chine. La mendicité n’existe ni à Yédo ni à Yokohama.

La littérature japonaise, très nombreuse et très variée, est représentée à l’exposition. Les vitrines du prince de Satzouma contiennent un certain nombre de livres indigènes, même des romans, dont quelques-uns sont ornés d’images coloriées. J’ai pu voir une histoire japonaise illustrée et rédigée dans le pays, et, à en juger par le volume, elle doit être fort détaillée. Elle traite surtout de la période durant laquelle les Européens parurent pour la première fois au Japon et de l’établissement des Hollandais à Firado et Nagasaki. Quant aux sciences physiques et mathématiques, à la chimie et à la médecine, elles sont encore à l’état barbare ; ce qui en a arrêté le développement au Japon comme en Chine, c’est l’écriture idéographique. Les Japonais, antérieurement à l’introduction des Européens en 1858, n’en possédaient pas moins certaines connaissances géographiques d’autant plus remarquables que, plus encore que les Chinois, ils ont vécu dans l’isolement. Ils ont dressé des cartes de diverses parties du globe qui ne manquent pas complètement d’exactitude et sur lesquelles ils font passer le premier méridien à Miako, la résidence du mikado. Peut-être ont-ils emprunté leur science aux Chinois ou bien encore aux missionnaires et aux Hollandais.

L’imprimerie paraît employer les procédés usités en Chine, du moins les livres imprimés offrent le même aspect. Le papier sort des fabriques indigènes. L’exposition du taïcoun et celle du prince de Satzouma en présentent un grand nombre d’échantillons, qui ont fixé l’attention des puissances étrangères au point que l’Angleterre et la Prusse s’en sont rendues acquéreurs. La manière dont ce produit est fabriqué mérite d’être étudiée. Le papier se fait soit avec des chiffons, comme chez nous, soit avec certaines fibres de végétaux, comme la paille de riz, soit surtout avec l’arbre à papier, production particulière au Japon. Celui qu’on emploie pour l’impression ou l’écriture sera peut-être peu apprécié en Europe à cause de la différence de nos procédés graphique et typographique ; mais le papier végétal sert à de nombreux usages qu’il est bon de faire connaître. On fabrique, par exemple, une espèce de papier qui remplace le linge, les mouchoirs et les étoffes d’habillement ; une espèce plus grossière sert à faire des cordes d’une grande solidité, une troisième imite le cuir au point d’en prendre absolument l’aspect et la souplesse. Enfin on fait aussi entrer le papier dans la construction des murs des habitations. Au palais du Champ de Mars, on peut étudier ces différentes sortes de fabrication. Le papier s’y montre sous les diverses modifications que l’industrie japonaise sait lui faire subir. C’est une des parties les plus curieuses de l’exposition du Japon, et elle a valu à l’exposant une récompense du jury.

Le Japonais goûte fort l’instruction, bien qu’elle ne lui donne pas les mêmes privilèges qu’au Chinois. En effet, les fonctions publiques appartiennent à l’aristocratie de naissance. Il n’existe pas de hiérarchie administrative proprement dite, en ce sens que les emplois supérieurs ne sont pas toujours dévolus à celui qui a débuté dans l’emploi inférieur ; on ne passe pas par une série de grades de plus en plus élevés. Il y a pourtant de nombreuses exceptions aux privilèges de caste. Sous notre ancien régime, nous avons vu des maréchaux de France sortir des rangs du peuple ; de même plusieurs des membres de la commission et de l’ambassade japonaises qui se trouvent actuellement à Paris n’appartiennent pas à l’aristocratie. Le mérite, à défaut de naissance, peut faire obtenir les plus hauts emplois, mais il ne confère qu’un certain degré de noblesse. Tout père de famille est tenu de donner à ses enfans mâles une certaine instruction. Des écoles sont ouvertes à cet effet aux enfans de toutes les classes dans la plupart des villes. Le soin que l’on prend des garçons ne s’étend pas, il est vrai, aux filles, car au Japon comme en Chine la femme n’est point l’égale de l’homme. Le mari, tout en n’ayant sous son toit qu’une femme légitime, est autorisé par les mœurs, et sans que sa réputation en souffre, à posséder autant de concubines qu’il lui plaît[5]. Dans les basses classes, le père n’hésite pas à vendre sa fille aux riches particuliers, indigènes ou étrangers. Il la laisse, sans honte ni scrupule, s’installer dans les maisons de prostitution. La jeune fille est le plus souvent fidèle au contrat passé par son père, et après quelques mois, quelques années, occupés hors du toit paternel à amasser sa dot, elle trouve aisément à se marier, et se voit alors soumise à toutes les obligations de l’épouse, la fidélité en première ligne.

Les beaux-arts ont une place à l’exposition japonaise. Des peintres du pays, entre autres MM. Horiu et Sessaï de Yédo, ont envoyé des paysages sur tissus de soie, et même une série d’aquarelles représentant les portraits de quelques jeunes Japonaises. Je ne surprendrai personne en disant que l’art européen n’a rien à apprendre de la peinture japonaise. Ignorante de. la perspective, bien que les portraits ne paraissent pas mal posés, elle ne sait pas reproduire les oppositions de l’ombre et de la lumière. L’art de ce peuple est surtout décoratif. On dit qu’il brille davantage dans la sculpture ; nous n’en pouvons juger à l’exposition que sur de petits objets en bois ou en ivoire, dont plusieurs en effet, bas-reliefs ou statuettes, approchent de la perfection. Cependant le Japon coule en métal de bronze des statues colossales, hommes ou animaux, qui ornent les pagodes. Le pays fournit la matière, et de nombreux échantillons de minerais de cuivre, de plomb, de fer, de zinc, d’argent et même d’or sont sortis des mines indigènes pour venir se classer au Champ de Mars dans la galerie des matières premières. On connaît, au moins de réputation, les vases de bronze de formes variées, aussi précieux par la matière que par le travail, que le Japon fournit comme la Chine, et dont l’exposition offre plusieurs échantillons magnifiques. C’est un objet d’art spécial à l’archipel que ce bronze niellé d’argent dont nous voyons quelques modèles, Sur le métal, l’ouvrier dessine et creuse des fleurs, des oiseaux, d’autres ornemens, et dans les rayures il enfonce au marteau un mince fil d’argent ; le tout est ensuite poncé et repoli. Le Japonais ne se sert du marbre ni pour la sculpture ni pour l’architecture. On ne l’emploie que pour le dallage.

La porcelaine japonaise, égale en réputation et en mérite à la porcelaine de Chine, soutient même la comparaison avec l’admirable exposition de notre manufacture de Sèvres. Il est tel vase craquelé, au fond blanc avec de légers dessins, feuilles ou fleurs, couleur gris clair ou vert d’eau, que nous n’imiterions pas sans peine. On estime en Europe la vieille porcelaine du Japon plus que les porcelaines modernes. Il me semble que les modèles exposés par M. Moussaciya, de Yédo, peuvent défier ceux de ses prédécesseurs. En comparant les produits de l’archipel à ceux du Céleste-Empire, on peut signaler une entente différente de l’ornementation, un goût particulier chez chacun des deux peuples. Tandis que l’un, employant des couleurs plus vives et plus éclatantes, recouvre volontiers ses porcelaines de paysages et de scènes empruntées à la vie de l’homme, l’autre semble s’attacher de préférence à représenter avec des teintes moins tranchées des fleurs ou des ornemens de pure imagination. Chacun connaît déjà ces admirables albums japonais qui représentent en relief sur papier de soie des fleurs, des papillons, des oiseaux. Il est remarquable que les oiseaux, brodés sur la soie ou peints sur la porcelaine, soient presque toujours dessinés dans des attitudes très naturelles, que la perspective s’observe même dans certains vols d’oiseaux, tandis que les figures humaines se montrent dans des postures contournées et bizarres. Les laques figurent en grand nombre, mais la plupart de ces petits meubles que le Japonais excelle à confectionner sont destinés à l’exportation européenne. On en trouve fort peu dans les habitations de Yédo. L’exposition nous offre aussi quelques grands objets en laque, des cabinets avec incrustations de porcelaines, des tables, des chaises à porteurs ou norimons. C’est le véhicule ordinaire des gens de qualité au Japon. Deux de ces norimons sont en laque avec des garnitures de cuivre doré ciselées avec autant de soin que les coins d’argent adaptés souvent aux petits meubles de luxe. Parmi les laques japonaises couronnées par le jury, c’est la laque brune semée de paillettes d’or, qui reste toujours la plus estimée et la mieux réussie.

Le public qui visite cette partie de l’exposition s’arrête volontiers devant quatre figures équestres bizarrement harnachées. Elles représentent des guerriers japonais dans leur costume de guerre. L’homme disparaît sous une armure défensive, casque à aigrette et oreillères, cuirasse complète de fer et d’étoffes, brassards, jambières, cotte de mailles qui semble disproportionnée à la taille, car la race japonaise est généralement petite, frêle, chétive, d’aspect peu robuste. Les indigènes contre lesquels nos marins ont combattu à Simonosaki sous les ordres de l’amiral Jaurès n’avaient pas encore dépouillé cet attirail, bien qu’ils se servissent également d’armes à feu. Les chefs portaient des cuirasses rembourrées et les troupes du prince de Nagato comptaient encore des soldats armés d’arcs et de flèches. Auprès de ces modèles du harnachement d’un guerrier d’élite figure une collection complète d’armes blanches, quelques-unes fort riches. On connaît la réputation méritée de l’acier japonais. Deux ou trois fabricans sont connus du Japon tout entier, et leurs noms suffisent pour donner une valeur aux armes sur lesquelles ils sont inscrits. il était défendu jadis, sous peine de mort, de vendre aux étrangers ces armes remarquables. Le gouvernement du taïcoun n’a pas maintenu cette défense, comprenant que pour des troupes munies de carabines et de canons rayés les sabres japonais n’étaient que des objets de curiosité.

Du reste le taïcoun n’a plus lui-même en ces vieux instrumens de guerre qu’une médiocre confiance. Deux cent cinquante ans de paix à l’intérieur comme à l’extérieur avaient fait négliger le soin de la défense nationale ; à Yédo, de même que chez les daïmios, on ne trouvait plus que quelques bandes mal armées. Les moyens dont les Européens disposaient pour l’attaque, la lutte entamée ensuite entre le gouvernement taïcounal et quelques-uns des princes, ont fait songer aux réformes. Le taïcoun s’est adressé en même temps aux États-Unis et à l’Europe, demandant à la fois des modèles d’armes perfectionnées, des ouvriers instructeurs qui enseignassent à les fabriquer, des officiers à qui on pût confier le soin d’organiser et de discipliner les soldats. Qu’on examine deux boîtes d’armes qui se voient au pied des deux statues équestres qu’expose le taïcoun : la première renferme un modèle de fusil à aiguille fabriqué au Japon en 1866, avant Sadowa. L’arme est plus petite que le fusil prussien, et l’outillage très complet et très soigné. L’autre boîte contient une carabine rayée munie du sabre-baïonnette. Elle sort aussi d’une fabrique japonaise. Une fonderie de canons installée à Yédo livre déjà des pièces d’artillerie qui en apparence ne diffèrent pas des modèles européens. Une mission d’officiers français récemment installée à Yédo est chargée d’instruire un corps d’officiers et de soldats indigènes qui deviendront ensuite les instructeurs du reste de l’armée. La tâche n’est pas aisée. Néanmoins l’équipement a déjà été changé ; on s’est efforcé de concilier l’uniforme français avec certaines parties du costume national, qu’il serait difficile de modifier entièrement. C’est ainsi que l’usage des chaussures de cuir, inconnu au Japon comme en Chine, et celui des jambières ont quelque peine à se faire accepter. La population, je l’ai dit, paraît un peu faible pour supporter en campagne le poids dont se charge un fantassin français ; mais comme elle est très leste, très active, il est probable que l’on obtiendra promptement un bon résultat. Le nombre des Japonais qui se rendent en France, sans parler du jeune frère du taïcoun, spécialement recommandé à l’empereur et venu à Paris pour y faire son éducation, s’accroît tous les jours : on les voit revêtir notre costume et s’habituer facilement à nos mœurs et à nos usages. Le Japon semble en un mot décidé à se mettre sur le pied de l’égalité avec les nations modernes. Aussi n’a-t-il garde d’oublier la marine. Il possède un certain nombre de navires à vapeur achetés jusqu’ici au commerce et transformés avec plus ou moins de succès en navires de combat, et le gouvernement du taïcoun est actuellement en pourparlers avec les États-Unis pour obtenir la cession de véritables bâtimens de guerre. Des mécaniciens japonais manœuvrent déjà les machines à vapeur ; d’autres en construisent, et un arsenal se crée à Yokoska. Les matelots ne manquent pas : la pêche et le cabotage les ont formés. Reste à instruire des officiers. Les écoles européennes ou américaines y pourvoiront sans doute.


III

A côté des objets qui sont surtout propres à faire connaître certains aspects de la civilisation chinoise ou japonaise, l’exposition en étale d’autres dont l’emploi s’est répandu bien au-delà des pays d’origine, et dont l’étude intéresse plus spécialement le commerce et l’industrie des nations étrangères. Tels sont en première ligne les thés et les soies que l’Europe demande aux marchés de la Chine comme à ceux du Japon. Les thés sont représentés aussi bien dans la vitrine où certains négociants français exposent des produits chinois que dans les vitrines japonaises du taïcoun et du prince de Satzouma. En Chine comme au Japon, ils constituent un des principaux articles de l’alimentation publique. Il n’est pas de maison à Yédo ou à Yokohama qui ne possède sa boîte de laque ou de simple bois avec les deux burettes de plomb ou d’étain renfermant le thé, et il n’est pas de Chinois, riche ou pauvre, qui ne consomme une quantité considérable de la boisson nationale. Du thé et du riz, c’est assez pour la masse d’un peuple dont la sobriété est proverbiale. Ce goût s’est introduit en Europe et en Amérique ; l’Angleterre, la Hollande, la Russie, les États-Unis, font entrer aujourd’hui dans leur consommation une quantité de thé venant de Chine ou du Japon dont la valeur atteint 400 millions de francs.

Le thé japonais est inférieur au thé chinois ; aussi s’exporte-t-il moins en Europe qu’en Chine, où il comble les vides causés par les achats étrangers. Le thé chinois lui-même diffère de qualité suivant la provenance ou l’époque de la récolte. Le thé, on le sait, est la feuille, quelquefois la fleur d’un arbuste qui s’assimile avec une facilité extraordinaire les qualités diverses du sol. Deux plants venus de la même souche, donnent des feuilles d’un goût tout différent suivant le terroir. Les feuilles s’enlèvent dès la troisième année de culture. Il y a trois, parfois quatre récoltes annuelles : la première, qui s’effectue à l’entrée du printemps, dès que le bourgeon commence à éclore, donne des produits peu abondans, mais très estimés ; les récoltes suivantes, de qualité inférieure, sont en revanche plus productives. Pour les achever promptement, on fait appel à tous les bras valides ; ce sont les vendanges chinoises : villageois et villageoises se mêlent et se pressent autour des corbeilles et courent à la cueillette du thé comme nos vignerons à la coupe du raisin, comme les paysans anglais à celle du houblon. La feuille, soumise deux fois à l’action d’un feu doux, pressée et foulée de manière à rendre une huile d’un goût très acre, devient le thé noir. Le thé vert n’a subi qu’une cuisson moins prolongée, et n’a perdu, sous une pression moins énergique, qu’une plus faible partie de l’huile qui lui conserve ses qualités excitantes. Le thé noir entre pour plus des trois quarts dans la consommation européenne, qui va s’approvisionner principalement à Londres. L’ancienne réputation du thé russe venu par caravane tient à ce qu’il sortait des provinces les plus méridionales, dont les produits sont réputés supérieurs. Les Anglais se fournissent aujourd’hui aux mêmes marchés, et les thés de caravane ne diffèrent de ceux qui arrivent par mer dans des boîtes doublées de plomb, fabriquées par les Chinois pour cet usage spécial, que par un prix plus élevé.

Certaines variétés de thés, le thé jaune le thé en fleur, sont peu connues en Europe. Il en est même une espèce dont ne se servent que les populations semi-barbares qui vivent dans la Mongolie et dans les steppes sibériennes jusqu’au Volga : ce sont les thés en briques, feuilles de qualité tout à fait inférieure et déchets qui sont ensuite pressés en forme de briques. Ils ne coûtent pour ainsi dire rien en Chine ; mais à la foire annuelle de Nijni-Novogorod, où on les transporte à dos de chameaux et de mulets et où ils font l’objet d’un commerce actif, ils se vendent au prix de 6 francs le kilogramme. Si l’on s’en tenait à ce que montre l’exposition, on pourrait croire que le Japon est par excellence le pays producteur de la soie. Les vitrines du prince de Satzouma, plus encore celles du taïcoun, nous font assister à toutes les transformations de ce précieux textile : le cocon d’abord, puis la soie désagrégée dans l’eau tiède, tordue ensuite en fils plus ou moins serrés qui prennent des formes et des couleurs diverses, et s’unissent enfin sur le métier pour former des étoffes de tout genre. La graine de vers à soie du Japon est aujourd’hui très recherchée. Ce pays est, je crois, trop mal connu pour que l’on soit fondé à affirmer que l’épidémie l’a toujours épargné ; il est seulement certain que depuis 1864, époque où le gouvernement du taïcoun a enfin levé la prohibition qui s’opposait à la sortie des graines, divers envois expédiés successivement en France ont assez bien supporté les périls d’une longue traversée. Il semble au contraire que l’on ait renoncé à demander à la Chine ses graines, qui n’ont pas réussi en France. On sait d’ailleurs que de 1720 à 1740 une épidémie y ravagea les districts séricicoles. Les historiens chinois en parlent comme d’un châtiment céleste.

Le Japon a obtenu pour les produits de sa magnanerie une récompense internationale ; on ne saurait encore néanmoins apprécier sous ce rapport la richesse totale de l’archipel. Les Européens n’ont accès que sur les domaines propres du taïcoun et dans une zone restreinte. Les daïmios, restés longtemps hostiles, n’ont apparemment permis aucune exportation des soies de leurs domaines, et les 15,718 balles, représentant une valeur de 39 millions de francs, qui sont sorties du port de Yokohama durant l’exercice de 1864 ne comptent chez nous que pour une bien faible partie dans l’ensemble de l’importation étrangère. La Chine, malgré l’insuffisance de son exposition, est encore le seul pays où nos fabriques trouvent suffisamment à s’alimenter. Qu’on n’oublie pas que la France en 1865 a introduit dans sa consommation pour une valeur de 395 millions de francs en soies étrangères. La fabrication de la soie est d’ailleurs l’industrie nationale des Chinois. Ce sont eux qui l’enseignèrent à la Perse, ce sont eux qui fournirent peut-être les premières soieries admirées chez les riches patriciens de Rome. Acclimaté plus tard en Grèce et à Constantinople, le bombyx à soie ne fut élevé en France que sous le règne d’Henri IV, tandis que 800 ans avant Jésus-Christ la Chine tissait des étoffes de soie.

Ce textile offre en Chine comme au Japon diverses variétés de valeur différente, mais toutes sans exception, jusqu’aux déchets des cocons dévidés, trouvent un emploi. L’insuffisance de la production fournie par les papillons du mûrier a fait utiliser les soies beaucoup moins estimées des vers du chêne et du ricin, que l’on a introduits récemment en Europe. Cette soie, dure, cassante et d’un mauvais usage quand elle fournit seule la matière du tissu, peut être utilement mélangée avec des soies plus chères et de meilleure qualité. Dans ces derniers temps, l’insurrection des taïpings, maîtresse des districts séricicoles les plus riches autour de Nankin et dans les environs de Han-kao et de Shang-haï, a eu pour effet de diminuer la production. Cette industrie se relèvera sans doute à mesure que les provinces se débarrasseront plus complètement des rebelles, qui y ont entassé ruines sur ruines.

Le gouvernement chinois ne voit pas sans déplaisir l’exportation de la soie brute, ou soie grége. Il craint de laisser une partie de sa population privée du travail de la filature, auquel elle est habituée, bien que nulle part on ne trouve de grands établissemens analogues à ceux de l’Europe, et que l’ouvrier chinois, travaillant le plus souvent seul, soit loin de pouvoir rivaliser avec la fabrication européenne. Les fils venus de Chine présentent même des aspérités qui en rendent l’usage difficile en Europe. Des négocians prétendent que les fils japonais qu’on voit au Champ de Mars sont préférables ; mais on ne saurait affirmer que, précisément en vue de l’exposition, ces derniers n’aient pas été l’objet de soins particuliers. Une sorte d’émulation a dû naître entre le taïcoun et le prince de Satzouma et contribuer à la qualité de leurs envois. Les jésuites établis en Chine ont essayé de concilier les répugnances du gouvernement chinois avec les exigences de l’industrie européenne. Dans l’établissement qu’ils ont créé sous le nom d’Orphelinat de la Sainte-Enfance, où ils élèvent et instruisent des enfans indigènes, ils ont établi une filature d’après nos procédés perfectionnés. Les enfans travaillent dans la mesure de leurs forces, apprennent un métier qui les fera vivre plus tard. Il serait à désirer que l’Europe n’eût jamais agi en Chine que pour y introduire de pareils bienfaits.

Les soieries chinoises ne sont représentées à l’exposition que par des étoffes de grand luxe, qui ne sauraient donner une idée complète de l’industrie nationale. Ces magnifiques échantillons, atteignant des prix très élevés, ne s’emploient guère que pour confectionner les longues robes revêtues par les mandarins du plus haut rang dans les cérémonies officielles, ou pour servir de tentures dans les palais impériaux et dans les demeures de quelques riches particuliers. On en a trouvé d’énormes amas, soit en pièces, soit taillés en draperies et en vêtemens lors du sac du palais d’été. Quant aux soieries plus communes que la Chine fabrique en grande quantité et qui s’exportent même dans l’Amérique du Sud ou dans certaines îles de l’Océanie, aux Sandwich, il faut revenir à l’étude de leurs similaires dans les vitrines japonaises pour essayer de s’en faire quelque idée. La double exposition du Japon contient en effet diverses variétés de fabrication. Les étoffes riches, où des fils d’or se mélangent dans la trame avec des fils de soie et qui servent à habiller les femmes japonaises de haute naissance, semblent peut-être inférieures aux belles soieries de provenance chinoise ; mais cette apparence tient sans doute à la différence de l’ornementation et à l’emploi de couleurs plus sombres. Le goût chez le Japonais est plus sobre, moins avide d’éclat et de brillant que chez le Chinois. Certaines étoffés de soie exposées, qui servent à l’habillement, affectent même des dispositions de dessin et des nuances que l’on pourrait croire empruntées à nos propres fabriques. Cependant et surtout en ce qui concerne les soieries unies, dont on a de nombreux modèles sous les yeux, la supériorité de l’industrie européenne ne saurait être contestée, car les métiers usités en Chine comme au Japon sont loin encore de la perfection de nos métiers Jacquard.

Les notions que l’exposition fournit sur la Chine et le Japon resteraient incomplètes, si dans ce moment où l’on prend si fort à cœur le développement du trafic extérieur et où une compagnie française, au capital de 60 millions, s’organise pour développer entre l’extrême Orient et la France le double courant d’exportation et d’importation, on n’y ajoutait quelques remarques sur la situation de notre commerce dans ces contrées. Au Japon, tout est encore à faire. Quelques Français se sont établis sur notre concession de Yokohama, en plus grand nombre peut-être, toute proportion gardée, que sur les concessions analogues obtenues en Chine, à Shanghaï, à Canton et ailleurs : certaines maisons anglaises et américaines y ont installé leurs représentans ; mais bien que le commerce de Yokohama ait déjà acquis une certaine importance, on peut dire qu’aucune suite de grandes opérations n’est encore entamée avec l’ensemble du Japon. On étudie le pays, dont on connaît à peine les ressources, les besoins, l’organisation. Trois ports seulement s’ouvrent aux étrangers, Yokohama, Nagasaki, Hiogo, ce dernier depuis quelques jours. Tous les trois sont renfermés dans les domaines particuliers du taïcoun ; ceux des daïmios restent encore inaccessibles. La compagnie française trouvera donc un terrain vierge, sur lequel elle peut profiter des enseignemens que la Chine lui fournit.

On se souvient peut-être de l’enthousiasme avec lequel furent accueillis en France les traités de 1858 et 1860. On imputait aux idées arriérées d’un gouvernement despotique les obstacles mis en Chine à l’introduction du commerce étranger, bien que l’exemple des Anglais prouvât que ces obstacles n’étaient pas insurmontables. On se flatta de l’idée qu’au seul aspect des nouveautés françaises le Chinois, que l’on se représentait volontiers les mains pleines d’or, accourrait, admirerait, achèterait, et ne laisserait plus que l’embarras de suffire à une consommation trop active. On avait fait erreur de tous points. La population est pauvre dans les villes comme dans les campagnes, où la propriété est généralement très morcelée. Presque toujours le paysan, endetté vis-à-vis des courtiers de commerce chinois, se voit contraint de leur conserver sa clientèle. D’ailleurs le mandarin est là. Les courtiers lui paient une redevance et restent à ce prix maîtres du marché. Les gens du même métier dans la même province sont comme à Yédo organisés en corporations qui trouvent dans les nombreuses banques indigènes des facilités de crédit, et conservent par leur nombre, par leur connaissance du pays, par leur union, par la protection des autorités locales et la sympathie de leurs concitoyens, les moyens de lutter contre les étrangers. Le commerce anglais, disposant de grands capitaux, s’en est habilement servi. Il a organisé de puissantes maisons de banque sur les côtes. Ses magasins énormes, aussi luxueux que des palais, ont frappé de respect le Chinois, très courtisan de la richesse, et qui, comparant ces somptuosités à la malpropreté des boutiques où se tiennent ses compatriotes, s’est senti disposé à s’incliner devant cette supériorité visible. Sur les côtes, les Anglais, connus et craints déjà depuis longtemps, ont en outre pour auxiliaire l’inspectorat étranger des douanes, qui se compose en majeure partie de fonctionnaires anglais, et que dirige un sujet anglais, M. Hart. Cet inspectorat des douanes a rendu d’immenses services au gouvernement chinois. Conduit avec honnêteté et intelligence des affaires, il a fait cesser les concussions des mandarins, et verse annuellement dans les caisses du trésor chinois des sommes considérables. Dans l’intérieur, où cet appui leur manque et où leur nom n’avait guère pénétré, les Anglais ont su intéresser une partie du commerce chinois à leur succès en s’adressant aux courtiers indigènes, dont ils acceptent l’intermédiaire dans toutes les transactions, seul moyen d’éviter les tracasseries des mandarins. Ils savent céder aux habitudes locales, et là où la force leur manque, ils se gardent de froisser certaines susceptibilités. Le ministre d’Angleterre et celui des États-Unis à Pékin acceptent, pour ceux de leurs nationaux qui commerceraient dans l’intérieur, l’obligation de ne loger que chez leur associé chinois, s’ils en ont un, ou dans leur barque de voyage. On sait qu’en Chine les canaux et les rivières remplacent presque partout les routes de terre, que le prix élevé du sol tend à rendre aussi rares et aussi étroites que possible. Les marchands anglais se soumettent à ces exigences plutôt que de renoncer aux bénéfices qu’ils trouvent à fournir à la consommation d’une population de plus de 300 millions d’âmes. Ils ont fait mieux. J’ai déjà dit combien le Chinois est attaché à ses vieilles coutumes. Chercher, par exemple, à lui faire modifier la forme de ses vêtemens, à lui faire accepter des étoffes qui n’auraient pas le métrage auquel il est accoutumé, ce serait peine perdue. Aussi les fabricans anglais de Manchester ont-ils monté des métiers destinés à produire exclusivement des étoffes destinées à la consommation chinoise.

Bien que les provinces méridionales de la Chine fournissent du coton en assez grande abondance et de diverses qualités, que de temps immémorial la fabrique chinoise produise non-seulement le nankin si connu en Europe, mais toute sorte d’autres tissus, et surtout ces cotonnades teintes en bleu qui servent à confectionner les diverses parties du costume de la classe ouvrière, les Anglais, grâce au soin qu’ils ont pris de ménager les usages nationaux, ont fini par détrôner, en partie du moins, la production indigène, et par arriver à importer dans le Céleste-Empire une valeur de coton manufacturé chez eux égale au prix de la matière première qu’ils exportent (41 millions en 1863), et à solder leurs achats en produits sans appoint de numéraire. Ils ont même réussi, en faisant monter le prix du coton, à en augmenter la production, et par leur habileté commerciale ils ont su résoudre ce problème d’enrichir à la fois et eux-mêmes et la Chine. Les États-Unis, après avoir éprouvé quelques mécomptes, ont suivi la même voie.

Les lainages ne sont pas inconnus en Chine ni au Japon, mais ils s’y fabriquent généralement mal. Les étoffes de poil de chèvre du Thibet, certains tapis qui valent presque ceux de Perse, voilà en ce genre les meilleurs produits de l’industrie chinoise. Les nombreux troupeaux de moutons de la Mongolie ne donnent, dit-on, qu’une laine de qualité inférieure que l’on n’a pas cherché à améliorer et dont l’exportation ne s’est pas servie. Dans les provinces plus peuplées et plus industrieuses des côtes et du sud, la terre, trop chère pour rester aménagée en prairies, est, quand elle ne sert pas aux cultures industrielles et très lucratives du coton, du mûrier, du thé, plantée en céréales, en riz, dont la récolte suffit à peine à la consommation locale. On est obligé en effet de compléter l’approvisionnement dans l’Inde, dans l’Indo-Chine, à Saigon notamment. Les draps russes, tout défecteux qu’ils soient, pénètrent depuis longtemps en Chine par le nord. On s’y est habitué. Les Chinois sont de longue date en rapport avec le commerce russe, dont ils acceptent volontiers le papier de banque, tandis qu’ils refuseraient, du moins à Pékin, une pièce de 5 francs aussi bien que les guinées anglaises. Les camelots hollandais, certains draps, légers de fabriques anglaises, se sont aussi introduits et se voient aujourd’hui recherchés, surtout dans les provinces du nord, où le coton ne suffit pas à préserver du froid, et où les fourrures, quoique abondantes, tendent à augmenter de prix.

Que notre commerce imite celui de l’Angleterre, l’inspectorat des douanes, où plusieurs français occupent des positions importantes, lui rend les mêmes services ? il a déjà le concours de la succursale du comptoir d’escompte qui fonctionne à Shang-haï ; il soutient aisément la concurrence anglaise, sur les marchés d’Europe, il peut également lutter en Chine. Les Anglais ont pris pour eux l’importation des cotonnades, et, bien que leurs produits soient parfois de qualité inférieure aux produits indigènes, ils sont, grâce au bon marché, entrés dans l’usage ; mais nos lainages, nos flanelles, que les soins hygiéniques rendent si précieuses dans les climats insalubres tels que celui de Shang-haï, nos couvertures de laines, si utiles dans les contrées froides, nos draps communs, peuvent être appréciés aussi. Puisque les Anglais livrent leurs cotonnades au-dessous du prix des similaires indigènes, nos soieries ne se vendraient-elles pas à meilleur compte que les soieries chinoises ? Il ne faut jamais perdre de vue que pour réussir il importe de n’offrir, en se contentant d’un mince bénéfice souvent répété, que des objets dont le prix soit en rapport avec le peu de richesse du pays. Avant de chercher à imposer les modes et les goûts français, il faut se plier aux usages nationaux.

Du reste l’infériorité du commerce français tient peut-être à certaines causes purement accidentelles et transitoires. Depuis 1860, il a dû réformer son outillage et travailler à se maintenir dans des conditions nouvelles sur les marchés de l’Europe. Aujourd’hui il est probablement en mesure de soutenir à armes égales toute concurrence étrangère, et il ne saurait, lui qui réclame si vivement aux chambres et ailleurs le droit d’opérer avec sécurité et liberté dans toutes les régions du globe, demeurer longtemps inactif dans un pays de négoce que le gouvernement a réussi à lui ouvrir, et où il est libre de déployer toutes ses ressources. Quelques Français se sont déjà établis au Japon ; mais les terrains cédés par le gouvernement chinois autour de certaines villes du littoral à la France comme à l’Angleterre et aux États-Unis sont encore, malgré toute sorte de privilèges et de franchises, trop vides de nos nationaux. Du reste les chiffres démontrent mieux que toute explication le peu d’activité de nos opérations en Chine. Dans le port de Shang-haï, port d’attache des Messageries impériales entre Saïgon et Yokohama, l’importation des marchandises françaises en 1864 n’atteint pas la valeur de 600,000 francs, tandis que l’importation directe de la Grande-Bretagne est de plus de 94 millions, et celle des Indes anlaises, où figure, il est vrai, l’opium, de 135 millions. Ces chiffres sont éloquens. Au reste, la situation est sur le point de changer, car la compagnie des Messageries impériales accuse déjà une augmentation du trafic entre la France et la Chine assez considérable pour motiver le doublement de son service.

Les gouvernemens de la Chine et du Japon ne sauraient à cette heure, selon toute apparence, comprendre les doctrines du libre échange, ils chercheront peut-être à défendre indirectement le travail indigène contre l’introduction des marchandises étrangères ; mais une fois l’impulsion donnée, en présence des traités aujourd’hui en vigueur, il leur sera difficile d’empêcher les masses de se rendre à l’attrait du bon marché uni à la perfection de la fabrication.

Il est évident, si l’on s’en rapporte à la nombreuse collection de minerais qui figure à l’exposition japonaise, que le sol de ce pays renferme d’abondantes richesses métalliques. L’indigène sait-il en tirer parti ? L’état actuel de nos connaissances relativement à l’intérieur ne permet pas de rien affirmer. Il paraît constant néanmoins, d’après ce qui se voit à Yédo, que les mines de houille ne sont exploitées qu’à la surface. Le charbon utilisé comme moyen de chauffage ou bien employé aux machines dans les bateaux à vapeur importés de l’étranger et dans les usines élevées par le taïcoun laisse généralement un résidu abondant et blanchâtre. Il est à croire pourtant que la société américaine a acquis, avant de songer à entreprendre la construction d’un chemin de fer entre Yédo et Yokohama, la certitude que le pays fournirait le combustible en quantité et en qualité suffisantes. Quant à la Chine, bien que l’exposition universelle ne donne aucune indication qui permette d’apprécier les ressources minérales de cet empire, on sait qu’elles y abondent plus qu’en aucun pays du monde. Sur divers points du territoire, entre Pékin et Tien-sin notamment, le sol enfouit d’immenses houillères à peine exploitées, dont le charbon ne le cède pas, dit-on, en qualité aux charbons de Newcastle ; aussi a-t-on déjà parlé de l’établissement de voies ferrées entre certains grands centres de production. Dans le Sétchuen, les Chinois se servent depuis plus de quatre siècles de rails de fer et de wagons pour faciliter l’exploitation des mines de houille : il ne manque plus que l’application des machines à vapeur.

Les riches mines d’or de la Mandchourie, du Thibet, du Yunam, des Kiang, ne sont pas exploitées. On se borne à recueillir les paillettes dans les sables des fleuves. On n’utilisé pas davantage les nombreux minerais où l’argent se présente allié au soufre, au plomb, au cuivre. Bien que la Chine possède en abondance le mercure nécessaire à cette exploitation, surtout au Koney-tcheon, le gouvernement n’a fait ouvrir qu’une seule mine d’argent, près de la grande muraille, en Mongolie, au-dessus de Pékin. Il se réserve toujours le monopole de l’extraction des métaux précieux, et limite volontiers l’émission de la monnaie. Pour être plus facilement autorisée, l’exploitation des mines de cuivre, de fer, de plomb, etc., du Tché-kiang et des autres provinces, n’est guère mieux conduite. Les étrangers n’ont pas été admis à s’en emparer, et les Chinois sont par eux-mêmes hors d’état de diriger de grands travaux. La Chine, qui pourrait fournir assez de fer pour la consommation du monde entier, importe aujourd’hui de pays moins riches qu’elle sous ce rapport du fer en barre, des clous, d’autres objets en fer manufacturé. On voit quel vaste champ reste ouvert à l’industrie pour suppléer aux fabrications dans lesquelles le travail étranger parviendrait à remplacer le travail indigène.

En résumé, la présence des deux plus grands pays de l’Asie orientale à l’exposition universelle, quelles que soient les conditions diverses dans lesquelles elle se manifeste, peut avoir une importance considérable sur la suite de leurs relations avec les peuples de l’Occident. Le public européen a le témoignage de ses propres yeux pour contrôler à certains égards les notions déjà acquises. En examinant ce que l’exposition lui montre de la vie matérielle et intellectuelle de ces peuples, il est à même de secouer certains préjugés, de se convaincre que, si parfois il a démesurément enflé leur richesse disponible, il n’a pas toujours apprécié leur civilisation réelle à sa juste valeur et s’est montré trop souvent enclin à faire bon marché des sentimens nationaux, des mœurs, des habitudes de populations plus nombreuses que celles de l’Europe entière. Ces nations, très régulièrement constituées, il a eu quelque disposition à les traiter comme s’il s’agissait des tribus de l’Afrique centrale ou des peaux-rouges du continent américain. Ce n’est pas en présumant trop de leur ignorance, ce n’est pas en voulant s’attribuer tous les bénéfices des échanges, que l’on réussira à nouer des relations durables et fructueuses avec des peuples qui ont eux-mêmes un sentiment très haut, peut-être exagéré, de leur valeur. Si on leur demande de se prêter à nos commodités, on leur doit en retour des ménagemens et des services. Les agens diplomatiques de la France dans ces pays sont largement entrés dans cette voie, ce sont leurs efforts constans et habilement dirigés qui modifient heureusement les anciens sentimens d’hostilité. C’est à nos négocians, au public, à faire le reste et à établir dans la pratique les relations individuelles sur le système des concessions réciproques.


P. DUCHESNE DE BELLECOUR.

  1. On doit savoir gré à la commission, et notamment à M. le baron de Lesseps, d’avoir si habilement tiré parti des ressources restreintes dont on a pu disposer.
  2. Nous ne parlons pas, bien entendu, des villes où se sont établis les Européens et ils ont introduit leurs usages.
  3. Les Deux Cousines entre autres, dont un exemplaire chinois se trouve à l’exposition.
  4. Ces envois sont en effet arrivés ces jours-ci et forment un troisième étalage japonais, distinct des deux autres. Il s’y trouve de fort beaux produits, que nous regrettons de n’avoir pas connus plus tôt.
  5. Le mikado a douze concubines.