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IV

On l’envoyait dans l’Est, parce qu’on avait tout fait pour lui obtenir une garnison en Seine-et-Oise. Une amie de Borodine s’était trouvée pour user d’influences : la Princesse Krapoucka née Isaac (et encore pas très sûr), camuse et l’air d’un dogue malsain, aussi peu russe que possible d’ailleurs, mais qui ne fréquentait que du caviar, pour faire oublier son origine judéo-montmartroise. Cela réussissait à faire débarquer le jeune Maleine à Sedan, par un matin sale de novembre, sec et venteux, qui vous rendait l’âme couleur du vin de Lorraine. — Non content de l’initier aux charmes douteux du cru, on l’expédia en détachement au fort des Ayvelles, casemate enfouie dans la neige, où un sergent à coups de gueule lui apprit le maniement d’armes.

Gérard, par dix degrés en dessous de zéro, le nez rouge et les mains bleues regretta sincèrement de n’avoir aucun casier judiciaire qui l’eût enrégimenté du côté de la Riviera Algérienne. Heureusement, à la formation du peloton des dispensés un transfert nouveau s’opéra.

Cette fois, Mézières était désigné. Quinze jours après, les connaissances faites et les permissions octroyées, la situation devenait tenable. Une chambre assez gaie qu’il rendait presque avenante avec des riens bien choisis l’abrita pour ses heures de liberté. Gérard Maleine avait apporté ses outils, quelques livres de musique. Il passa l’hiver, abruti et tranquille, fortifié du reste, et n’allant à Paris qu’en de rares occasions.

Comme le printemps approchait et qu’il avait été un jour acheter quelques bouquets pour éclairer sa chambre, le hasard le conduisit chez une espèce de jardinier horticulteur établi près du chemin de fer ; cet homme, après avoir satisfait à sa commande lui montra ses serres dont il se targuait. C’est surtout dans les pays maussades de l’Est, dans ces climats bilieux, chargés l’hiver de jaunes brouillards, que l’on apprécie l’enchantement des fleurs : Gérard demeurait là, émerveillé.

Le père Millet travaillait pour Paris, cultivant les roses précoces de Luxembourg, les lilas à haute tige d’Île-de-France, les tubéreuses d’Espagne, les primevères de Chine, les gloxynias dont la légende est encore parfumée, et certaines bulbes bizarres qui produisent des feuilles pareilles à des blessures… Après un voyage parmi les fougères, ils venaient d’entrer dans une sorte de Palmarium assez élevé, lorsqu’un rayon de soleil perçant les vitres, Gérard Maleine s’arrêta pour jouir de son plaisir : au milieu d’une corbeille d’azalées oranges et roses, de ces azalées sans verdure, desquels il ne naît que des fusées lumineuses, une jeune fille riait, pareille à la sœur de ces floraisons folles, riait de l’étonnement du nouveau venu. Le soleil la nimbait, apportait une réverbération d’argent aux fins contours de son visage.

— C’est ma fille, avait dit l’horticulteur — en ajoutant : Elle est de mon métier ; personne, comme elle, n’aime les fleurs.

Le soir, en rentrant à la chambrée bourrue, le jeune sculpteur rêvait encore à cette petite tête moqueuse et peureuse à la fois, yeux gamins de fox terrier mangés par des boucles blondes, nez un peu trop en l’air peut-être, mais spirituel en diable, bouche charnue qui riait, montrant jusqu’aux coins aigus du sourire, dents blanches comme fraîches avelines…

Il y rêva tellement qu’il retourna le surlendemain aux serres du bonhomme. Elle le reçut très gentille, très simple : Papa n’était pas là.

En chiffonnant des bouquets, ils causèrent. Il apprit qu’elle s’appelait Blanche et ce nom-là lui plut. Il le trouvait bien pour elle, pur comme les corolles qu’elle faisait éclore. En partant, il lui jeta un tel coup d’œil mi-suppliant mi-dominateur (mais si comique à coup sûr) qu’une fois encore, sans pouvoir se retenir, elle rit en renversant un peu la tête, de façon que Gérard découvrit sur le cou duveté un petit signe, « un grain de café » comme disent les bonnes femmes, dont il resta tout chose…

Maintenant, après avoir lutté pour savoir s’il irait ou s’il n’irait pas, il prenait l’habitude de visiter le fleuriste trois ou quatre fois la semaine. Comme il ne pouvait pas s’en aller du jardin les mains vides, et que d’autre part, Mlle  Blanche savait vanter sa marchandise d’une façon irréfutable, le petit coin du soldat se transformait en paradis artificiel. Ses venues fréquentes ne paraissaient pas inquiéter la famille. Tour à tour, il connut la mère, imposante, qui tricotait un interminable bas de laine, la mère louchant derrière ses lunettes ; le frère, un gamin de treize ans qui ressemblait à sa sœur comme deux puces, et Flic, enfin, Flic, le chien, un de ces mâtinés dont on perd les races et les traces, Flic, aux pattes de basset avec une gueule d’épagneul sur un corps à tout le monde.

Comme avril finissait, Gérard Maleine qu’une récente permission avait fait aller à Paris, revint avec un grand désir : celui de faire le buste de Blanche. Il voyait cela très simple, quasi paysan, avec la seule ironie aristocratique des lèvres ; d’un air embarrassé, vraiment très tourlourou, il en parla au père Millet. L’horticulteur accepta, à condition bien entendu que les poses auraient lieu dans leur maison. On choisirait la chambre de la mère qui avait une assez grande fenêtre ouverte au nord. Quant à Blanche, elle était très flattée, d’autant plus flattée qu’ayant lu dans les journaux le compte rendu d’une partition, elle apprit que cette partition était du père de son sculpteur. Les séances commencèrent. Au début, le travail ne marchait pas. Dans la caserne, on s’abrutissait, et Gérard, au sortir d’un service en campagne, ne retrouvait pas son coup d’embauchoir. Pourtant, après deux semaines, la glaise prenait forme. Il restait encore à saisir l’expression mutine du modèle, d’autant plus difficile que la jeune fille très gaie dans les premiers temps était devenue d’une inexplicable mélancolie…

Maleine aurait bien voulu savoir le fin mot de l’histoire. Mais on ne les laissait jamais seuls. Ils n’échangeaient que des paroles banales, des regards et parfois une furtive pression de main. La vieille aux lunettes tricotait sévèrement son éternelle jambière.

Un soir pourtant, Gérard était resté gentiment dîner ; pour la deuxième fois il leur faisait cet honneur — disaient les Millet. Après le dîner, quelqu’un ayant sonné, le père alla ouvrir ; le gamin suivit. Maleine s’aperçut que la maman dormait. Blanche était là, devant lui, les yeux obliques, le regardant avec l’air enfant gâté d’une Greenaway. Le jeune homme fit un signe, en montrant la bonne femme assoupie. Blanche eut une expression indéfinissable faite de défi et de pudeur.

— Enfin, vous m’en voulez donc ? hasarda puérilement Gérard s’approchant d’elle.

— Vous en vouloir ?

Elle renversa la tête dans cette pose du second jour, le petit grain pointant hors du col du corsage. Ses beaux yeux marrons avaient la couleur caressante de la terre fraîchement remuée et Gérard, tout près, aurait pu compter les petites sinuosités humides de ses lèvres. Ils restèrent ainsi, se humant presque, lui si fervent et si proche qu’il aurait pu respirer son haleine.

— Vous en vouloir ? répéta-t-elle…

Alors, brusque et tendre à la fois, ayant lu un muet consentement dans ses prunelles, il saisit la tête mignonne dont les cheveux blonds grésillaient à la flamme de la lampe proche. Leurs bouches s’effleurèrent, puis se joignirent comme en rêve. Pourtant elle ne voulut pas desserrer les lèvres, abandonner au jeune homme le fruit palpitant si souvent entrevu sur le bord des dents saines. Déjà Blanche se ressaisissait, et sans oser regarder Maleine sortait rejoindre son père au magasin.

Pendant trois jours, sans vouloir revoir Blanche, Gérard vécut dans l’hallucination de ce baiser. Blanche paraissait si pure et si lointaine des affections de la terre, elle était si moqueuse aussi, que le sculpteur, sans grande expérience de la vie ne savait plus quoi penser de ce brusque abandon. Les jeunes filles se rattrapent de la pudeur par la raillerie. Mais la raillerie tombe d’elle-même en face de l’amour. Et c’est ce qui explique parfois toute l’âme d’une vierge.

Pendant ces trois jours de mai, il ne fut rien qui ne parut charmant à Maleine. Ses yeux en fête contenaient la vision d’une nouvelle heureuse. Ce bonheur se reflétait sur les arbres pourtant bien maigres de la cour d’honneur, sur la face pataude du caporal, chantait par la voix aiguë de l’adjudant Karcher au bas du mur d’assaut, fleurissait le terrain de manœuvres, mystérieusement.

Le quatrième jour qui était un samedi, il se rendit chez le père Millet. Le père Millet était occupé à sarcler ses roses quand il entra dans le jardin. Sur des arbres, là-bas, sans qu’on sache où, un loriot sifflait dans la tranquillité de cinq heures. L’air semblait doré ; au-dessus d’un tonneau rempli d’eau d’arrosage, des moucherons innombrables voltigeaient comme une fumée. Quand les pas de Gérard firent craquer le gravier du chemin, l’horticulteur se redressa : on n’entendit plus le bruit sec du sécateur. Millet toucha le bord de son vieux feutre couleur de cèpe, mais ne tendit pas la main au soldat.

— Écoutez, M’sieu Maleine, souffla-t-il à voix contenue, je suis bougrement content que vous soyez venu. J’voulais vous raconter qué’qchose ; v’nez donc une minute ici…

Il indiqua à Gérard un coin derrière des châssis tout entourés de roses trémières aux tiges hautes déjà, mais sans une fleur…

— Écoutez, M’sieu Maleine, recommença le jardinier ; j’aime mieux vous dire : Faut pas continuer vot’portrait de ma fille… D’abord demain, elle ne sera plus là. Je la fais partir : à c’t’heure elle sera chez sa tante, chez sa tante Félicie dans la Champagne. Et puis croyez-moi : la petite nous a fait à sa mère et à moi une — comment appelez-vous ça ? une… confession : voilà le mot juste ; moi, vous savez, j’sais pas parler ; c’est pas mon métier. Eh bien, de sa confession à la mioche, il résulte que vous commenciez tous les deux à prendre du sentiment l’un pour l’autre ; pas vrai ? Oui n’est-ce pas… Eh bien ! vous êtes un monsieur. Blanche, après tout, une paysanne, une petite commerçante ; l’enfant d’un maraîcher. Tiens ! mon métier a du bon ! mais nos filles ne se marient pas avec des bourgeois. — Comme pour le reste, j’pense, M’sieu Gérard, que vous n’aurez pas d’ces idées-là…

Maleine impassible, avait laissé parler le père Millet sans l’interrompre. Les derniers mots avaient été dits simplement mais avec un accent non dépourvu de grandeur. Oh ! la peine, l’affreuse peine du petit soldat… Pourtant, devant ce vieux à l’accent lorrain dont les ongles étaient remplis de terre et dont la peau ridée avait elle-même pris la couleur du sol, il ne trouvait rien à répondre. Cela lui semblait juste. Oui — cela lui semblait juste d’arrêter les choses, de ne pas prolonger des illusions inutiles, des rêves qui ne pourraient pas se réaliser. Car, enfin, sans parler des milieux trop dissemblables, on ne se mettait pas en ménage avec rien. Et Gérard, sauf sa pension d’étudiant, n’avait rien.

Quant à Blanche, sa fortune, c’était des fleurs. Il y a beau temps que voire dans les contes de fée on ne se nourrit plus avec des fleurs.

— Vous avez raison balbutia-t-il enfin. Je ne viendrai plus… Mais ajouta-t-il suppliant quasi, ne faites pas partir Blanche…

— Si ! elle partira demain. Et soudain ironique : Allez, M’sieu Gérard, je sais ce que c’est, les serments d’amoureux… Croyez-moi ; vaut mieux couper…

Gérard Maleine se rappela le bruit du sécateur dans le jardin tranquille, lors de son arrivée. Il comprit que leur tendre idylle serait une branche de Mai, sarclée encore, et qui se fanerait dans du parfum.

Le jeune homme mit la main au képi :

— Adieu, monsieur Millet. Dites à Blanche qu’elle garde ce que j’ai fait d’elle en souvenir. Le buste n’est pas fini — il y manquait, je crois — son sourire à elle. Mais puisqu’on se sépare, Blanche me permettra bien de ne laisser après moi qu’une chose un peu mélancolique, comme un souvenir. Adieu, monsieur Millet.

En repassant par le magasin désert, Maleine prit une botte de lys, laissant au comptoir une grosse pièce blanche. Il enroula les fleurs en hâte dans un journal qui traînait là, afin qu’on ne sache pas, afin qu’on ne voie pas. Puis d’un trait il alla jusqu’à sa chambre, dans le quartier neuf. Il mit dans un vase les tiges sveltes dont chaque corolle semblait un calice de pâleur.

Alors, sans savoir pourquoi, mais avec l’impression douloureuse d’être plus seul qu’avant, Gérard Maleine se laissa glisser à genoux et, jusqu’au moment où les clairons de la caserne l’avertirent de la retraite, le pauvre petit pioupiou pleura…


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