Et la lune donnait, et la rosée tombait

ET LA LUNE DONNAIT,

ET LA ROSÉE TOMBAIT


Un inconnu : Xavier Forneret[1]. Ce nom n’a pas même laissé ses initiales sur les grands arbres de la forêt où nous sommes perdus, de la forêt à la lisière de laquelle Racine, ce con, a sa statue grandeur nature, Lamartine, cette vache, a son mausolée de marbre et M. Paul Souday, l’insulteur de Baudelaire, cherche à transporter son tas de fumier couleur du Temps.

Forneret, qui es-tu ? Il nous répond par un poème :


UN PAUVRE HONTEUX


 Quand il n’était pas grand on lui avait dit : « Si tu as faim, mange une de tes mains. »

Il l’a tirée
De sa poche percée,
L’a mise sous ses yeux,
Et l’a bien regardée
En disant : Malheureux !

Il l’a mouillée
D’une larme gelée,
Qui fondit par hasard ;
Sa chambre était trouée
Encor plus qu’un bazar.

Il l’a frottée,
Ne l’a pas réchauffée ;
À peine il la sentait,
Car par le froid pincée
Elle se retirait.

Il l’a touchée
De sa lèvre ridée.
D’un frénétique effroi
Elle s’est écriée :
« Adieu, embrasse-moi ! »

Il l’a pliée,
Il l’a cassée,
Il l’a coupée,
Il l’a lavée,
Il l’a grillée,
Il l’a mangée.

Entre Borel et Lautréamont, il vacille sur la route qui mène en 1835 à certain théâtre dijonnais sur lequel s’agite l’Homme noir.

Qui est Forneret ? Nous ne savons pas. C’est l’homme noir. Quand nous l’avons rencontré : « Et la lune donnait… Et la rosée tombait. » Mais surtout une voix toujours inouïe, qui est celle de l’Amour, déchirait le ciel et la terre.

Forneret ? Un homme que nous avons rencontré dans les ténèbres et à qui nous avons baisé les mains.


À la Direction de la Revue de la Côte-d’Or et de l’Ancienne Bourgogne

La Revue m’ayant fait l’honneur de m’envoyer son prospectus ; de plus, croyant un peu qu’elle m’aurait encore fait celui de m’adresser son premier numéro, si je ne m’étais abonné à elle avec empressement, j’essaie de la remercier par une folie de mon cerveau, et je me tiendrai pour fier si elle veut bien l’accueillir.

« Descendons au jardin, dit un homme de cinquante ans environ. »

Cet homme venait de parler, moitié anglais, moitié français. —

« Je vous suis, répond en bon français, une femme de trente ans.

— « Oui, maman, allons ! ajoute une petite vierge de quatorze années, avec les deux accents et langages du père et de la mère, combinés à ne pouvoir méconnaître que l’enfant avait pour père, l’homme de cinquante ans, pour mère, la femme de trente. »

Tous trois quittent alors un salon flamboyant de bougies, et se dirigent, par un vaste et bel escalier à rampe de bronze et de frêne, vers un jardin tout en feuilles de la présence du mois de mai, tout odorant du miel de la nuit.

La présence de l’Anglais (c’en était un) semblait se reposer sous le calme d’une conscience pure comme les pensées de sa fille. Ses sourcils, n’en faisant qu’un comme une barre noire appuyée sur ses yeux fuyant son front, annonçaient que l’emportement et la brusquerie dominaient son cœur.

La Française (c’en était une) était pâle ; sa tête portait des cheveux couleur peau de nègre, bien luisante et bien foncée. Sa bouche assez mince, triste à demi, semblait désirer quelque chose ; mais on ne savait pas bien quoi. Sa taille, fine et souple comme un ruisseau qui coule, se jouait gracieusement sous les plis de sa robe traînante. On voyait à peine ses pieds ; mais sa main était petite, et son regard donnait chair froide.

L’Enfant n’était encore qu’une enfant qui aime bien son papa, sa maman, puis les fleurs qu’elle leur cueille.

La Femme se trouvait entre le père et la fille.

Tous trois marchaient sur trois rangs.

Tout à coup la promenade est interrompue par une volte-face de l’Anglais. Sa femme venait de soupirer.

« Pourquoi donc, madame, me lancer sur le dos une de ces émanations ridicules pour une femme de votre âge, parce qu’elles sont trop fréquentes. C’est sans doute la lune qui vous a envoyé celle-ci, ou le chant du rossignol qui casse nos têtes.

« — Il ne fallait point nous amener ici, répond la Française ; je ne demandais point à quitter ma chambre.

— Oui ; mais vous rongiez d’attention un volume de je ne sais quel poète, et alors j’ai pensé, j’espérais…

— Que voulez-vous ? qu’exigez-vous ? Avez-vous à vous plaindre de moi ?

— Non.

— N’ai-je pas (dit-elle en tremblant) rempli, jusqu’à ce jour, mes devoirs de mère et d’épouse ?

— Oui.

— Me voyez-vous contrariant vos intentions, vos désirs ?

— Non.

— Ne me suis-je pas quelquefois soumise à vos caprices ?

— Oui.

— Avez-vous quelque chose à redire sur mes parures de femme ?

— Non.

— Mon affection pour notre enfant n’est-elle pas bien tendre ?

— Oui.

— Me reprochez-vous de tenir trop souvent, par goût, une place dans un salon ?

— Non.

— N’avez-vous pas entendu dire que j’étais une bonne femme et une bonne mère ?

— Oui.

— Quand, malgré moi, la tristesse me gagne, en souffrez-vous positivement ?

— Non.

— Ne jouissez-vous pas ici, en France, de la lecture que je vous fais des journaux anglais ?

— Oui.

— Votre table est-elle négligée ?

— Non.

— Lorsque vous m’ordonnez presque de marcher, — je vais ; de rester, — je demeure ; de parler, — je cause. Enfin, lorsque vous m’enjoignez de venir, ne viens-je pas ?

— Oui.

— Alors, que me demandez-vous ? qu’exigez-vous ?

— L’Anglais s’approcha de la Française, et baissant la voix : « Au moins, madame, un peu d’amour. »

— Jamais vous n’en avez eu de moi, jamais vous n’en aurez !

L’Anglais allait répartir, quand sa fille, qui s’était arrêtée pour couper des tubes de jacinthes fleuries, accourut, légère comme une biche, et lui dit, en les fourrant sous son nez : « Tiens, papa, elles embaument. »

— L’Anglais, sans répondre, remonta au salon.

La mère et la fille suivirent.

L’Anglais embrassa son enfant, ne souffla mot à sa femme, prit une bougie et sortit.

Bientôt l’Enfant fut déshabillée, couchée et endormie : et il ne resta plus, debout, appuyée sur l’un des balcons de sa chambre éclairée par le jardin, que la Française qui pleurait. Quelques-unes de ses larmes se versèrent sur quelque chose de rond qui dépassait une fenêtre au-dessous d’elle.

C’était une tête de jeune homme.

Depuis plusieurs jours, ce jeune homme avait remarqué la Française, et tout son bonheur, sa joie, son délire, était aussi de croire qu’il occupait un peu l’esprit de cette femme qui parcourait les allées du jardin, — front baissé, bras pendants, démarche enfin de pensées rêveuses ; car cette femme levait quelquefois les yeux vers lui qui dévorait des siens le moindre geste, le moindre mouvement, le moindre pas.

La Française, qui se promenait rarement sans sa fille, peut-être à cause de l’Anglais, parut soupçonner que les remarques du jeune homme s’adressaient à l’Enfant.

Le Jeune homme, s’en trouvant profondément affecté, résolut d’agir de manière à prouver avec évidence à la Française qu’elle seule imprimait sur lui une émotion délicieuse.

Sans tarder, l’occasion se présenta. C’était une fois que la Mère, se séparant de l’Enfant pour rentrer, probablement sur un signe de l’Anglais, — c’était une fois, dis-je, que le jeune homme s’élança si fort au-devant de la Française qui passait vers sa fenêtre, qu’elle put croire qu’il allait en sortir. Mais il se contenta, avant que sa Dame n’eût clos la porte du jardin, de fermer avec bruit les neuf croisées de son appartement.

Depuis, la Française ne douta plus, et le Jeune homme fut heureux. Il eut l’air de regarder toujours un peu la Jeune fille pour que celle-ci, qui commençait à s’en apercevoir, n’abandonnât point sa mère dans ses promenades. C’était un remords pour le Jeune homme ; mais son amour pour la Française l’emporta sur ses scrupules.

Un soir, le ciel était nuageux et cuivré. Sept heures et demie sonnaient lorsque le Jeune homme, ne voyant au jardin ni Mère, ni Fille, se disposait à aller rêver en plein air, quand tout à coup paraît, sur le grand escalier, la Française qui descendait seule. Elle fit un temps d’arrêt, laissa rentrer le Jeune homme qui avait oublié ses gants, et continua sa direction au jardin.

Pour le Jeune homme, il n’y eut plus alors de rêves qu’à travers les touffes de lilas et de genêts qui caressaient son ange passant contre elles. Toute sa vie marchait dans les allées tortueuses du jardin ; son cœur était serré d’angoisses délicates et palpitantes, et il se disait : « Peut-être m’attend-elle ? »

Aussitôt qu’un petit chien cessa d’aboyer par ordre de la Française, le Jeune homme, après s’être assuré de l’absence du Père et de l’Enfant, se précipita à la rencontre de la Mère, la saluant d’abord sans l’aborder, — puis l’abordant ensuite, tout brûlant, tout passionné, comme ivre.

Mais, hélas ! un charbon ardent venait de heurter un glaçon. La Française ne rougit pas, et se moqua presque de l’embarras du Jeune homme, qui dès lors sentit naître en lui un sentiment de dédain, de sécheresse, pas encore d’ironie, car il ne se possédait pas assez ; mais il se promit un second entretien pour se venger. Seulement, lorsque la Française prétend que le jardin où ils sont est un endroit public, — le Jeune homme répond qu’avec une intention ferme, on y peut s’isoler, et n’y rencontrer que telle personne convenant à telle autre.

La Française, à cela, n’eut point de répartie. Elle reconnaissait qu’elle aurait pu éviter le Jeune homme.

Alors elle parla de la cour d’Angleterre où elle était souvent reçue ; par quoi le Jeune homme ne parut pas trop séduit ou ébloui. Elle raconta ses plaisirs, ses fatigues. Oh ! comme le Jeune homme trembla de n’avoir à faire qu’à une de ces femmes accablées d’aventures, d’orgies et de dégoût ; et il le montra net à la Française qui le quittait lestement par un Bonsoir monsieur, auquel le Jeune homme répondit de même par un Bonsoir madame, aussi mordant, aussi pénétrant que possible. Enfin le Jeune homme fit tout, de son cœur, pour être bien compris.

Après cette séparation, il craignait encore que la Française ne pensât qu’il demeurait pour elle sous ses fenêtres, la porte du jardin s’étant fermée, et lui n’ayant pas de clé pour en sortir.

Cependant, au bout d’une demi-heure d’attente, il fut délivré de sa prison par un hasard auquel il rendit bien grâces, et passa une nuit horrible.

Le lendemain, par le même ciel, dans la même allée, à la même place que la veille, la Française et le Jeune homme se rencontrèrent. L’Anglais et sa fille étaient encore absents.

Vous croyez que le Jeune homme va persister dans ses idées de petite vengeance, en s’approchant de la femme de la cour ; —

Vous croyez qu’il va déclamer contre ces vices de galanterie qui sont la monnaie courante des salons ; —

Vous croyez qu’il se dispose à percer d’ironie les oreilles de celle qui l’écoute ; —

Vous croyez enfin qu’il a beaucoup de fiel à répandre, et qu’il en va dégorger son cœur ; —

Point. Il est plus fou que la veille ; il n’a pas dormi un seul instant ; il aime comme un furieux ; il n’a rien mangé ; il a ses membres rompus, sa bouche sèche, l’haleine en feu ; les regards fixes, la tête lourde et rouge.

La Française, qui voit tout cela, ne rit plus, se trouble d’abord, se remet ensuite pour secourir le Jeune homme qui se mourait. Elle lui prend la main ; — le Jeune homme tombe à la renverse, — un boulet d’émotion venait de le frapper. — La Française alors, oublie le ciel, la terre et son enfant. Elle n’aperçoit plus qu’un être étendu à ses pieds, entr’ouvrant des yeux qui se miraient dans les siens avec une extase singulière. Elle n’a plus de voix qu’en ce souffle qui s’échappe de deux lèvres claquantes, et qui semblent avoir besoin du baume de sa bouche pour calmer leur délire.

Elle relève le Jeune homme, le soutient, l’aide à marcher ; et cela, elle le fait dans un jardin où plusieurs personnes ont droit de circuler ; où l’Anglais peut d’un instant à l’autre se montrer terriblement. Mais elle se sent aimée comme on adore Dieu. Un visage, plus pâle que ses traits, lui fait face. Une espèce de délire la gagne aussi. Elle assied le Jeune homme, se place à côté de lui. Ils se touchent ! —

Une scène muette d’amour, est tout ce qu’il y a de plus parlant au monde. — Oh ! combien alors le Jeune homme et la Française ont d’éloquence ! Oh ! combien leurs mains, en se prenant, font froid et chaud à leur cœur ! Combien est insensé ce qu’ils pensent ! Comme leurs yeux, en se baisant du regard, ont l’air de fous en accès ! Comme leur haleine découle frémissante et entrecoupée ! Comme tous leurs mouvements ont la fièvre ! Et toute chose, pour eux, vacille en tournant ; ils ont le Ciel aux pieds, la Terre à la tête. Un vertige semble les saisir pour les décharner, car ils maigrissent à vue d’œil. Ils font peur, on dirait des Revenants ; — mais ils ont Dieu dans l’âme. Ils s’aiment !

Oh ! oui, ils ont Dieu dans l’âme, et ils le prient ; car l’amour, n’est-ce point une prière continuelle ? Prière de croyance à torrents ; prière qui illumine et centuple tout ; prière qui se jette, ruisselle, brise, brûle et caresse ! —

L’extase étrange des deux amants dura au moins dix minutes, après lesquelles la Française, moins mourante que le Jeune homme, murmura passionnément ces mots :

— Vous m’aimez donc bien !

— Non !

(La Française pâlit.)

Inventez, ou cherchez et trouvez ; mais ce n’est pas de l’amour, ce que j’ai en moi, pour vous. C’est quelque chose de si plein et de si chaste posé sur autre chose de si grand et de si saint, que toute pensée terrestre en s’y arrêtant y laisserait une souillure. Âme et vie, voyez-vous, corps et cœur ; à vous données, ces quatre choses, à vous données aussi vrai qu’il n’y aurait pas de jour sans soleil.

— Oh ! que je suis heureuse ! mon Dieu, grâce !

— Redoutez-vous la mort parée de délices ?

— Oh ! non ! Qu’elle vienne ! je la baiserai, comme je baise votre main.

— Et vous voulez que ce soit de l’amour, ce que j’éprouve pour vous ? Oh ! c’est je ne sais plus quoi, vraiment ! c’est comme une fureur angélique armée de félicité. Oh ! mais laissez ma main, vos lèvres ne sont faites que pour mes lèvres !

— Vous m’aimez donc bien !

— J’ai dit : Non !

— Oh ! c’est le plus grand oui de la terre !

— L’extase recommença ; mais elle se fondit peu à peu, et le Jeune homme tira de sa poche un billet qu’il devait remettre à la Française, s’il n’avait pu lui parler. Il le lut. Le voici :

 
Je ressens,
Une fièvre.
Je me souviens,
Qu’hier vous avez beaucoup ri, et m’avez regardé à peine.
Je crains,
Que vous ne m’ayez trouvé laid.
J’espère,
Que vous m’avez un peu compris.
Je désire,
Fondre mon cœur avec le vôtre.
Je veux,
Vous voir seule et vous brûler de quelques mots.
J’attends,
Une chose de vous.
Je suis,

Homme à commettre un crime (si cela peut convenir), lorsqu’on m’aimera (si c’est possible) ; homme à vengeance terrible, lorsqu’on aura VOULU tromper ma confiance et mes rêves.

Eh bien ! après cette lecture, qu’auriez-vous fait ?

— Je me serais élancée chez vous, en vous criant : — Oh ! je vous comprends ; oh ! je ne rirai plus ; oh ! je ne vous trompe pas ! — Auriez-vous été content ? Ma visite eût-elle valu votre billet ?

Le Jeune homme ne répondit pas, — Il venait encore de s’évanouir.

En ce moment, la Française se crut en Enfer, l’Anglais l’appelait. Cependant elle ne se sépara pas de sa Vie, sans appliquer sur son front un de ces frémissements de bouche qui feraient revenir un mort.

Puis la Française disparut comme un squelette qui sortirait d’une tombe ;

Et un bouillon de sang quitta le cœur du Jeune homme qui, tout étourdi, rentra dans sa chambre en disant : — Bien sûr je viens du Ciel ? Il le pensa encore davantage, quand il reçut le lendemain ces mots :

« Je suis à vous comme Marie à son fils. Prenez-moi. »

Les choses en étaient là, lorsque les larmes de la Française tombaient sur la tête du Jeune homme. Pleurait-elle de bonheur ou de remords ? car le Jeune homme allait bientôt se trouver seul avec elle dans le jardin. — Quoiqu’il en pût être, les deux amants ne tardèrent pas à mêler leurs deux âmes au souffle de la nuit. —

Lorsque le Jeune homme et la Française se firent face, le Jeune homme qui vit, au clair de la lune, le réseau larmoyant qui se balançait encore sur les regards de la Française, dit :

Vous pleurez, vous pleurez, vous ! Oh ! oh ! vous ! Comme le Ciel est injuste ! Vous, répandre des larmes ! Mon Dieu, qu’est-il donc arrivé ? Laissez ma bouche se tourner vers la vôtre sans qu’elle la touche, pour que je puisse sucer vos paroles avant l’air. Oh ! non ! je ne veux pas la toucher, car je veux vivre, à présent que je vous connais. Je veux vivre pour être immobile d’adoration devant vous. Je veux vivre pour être à genoux, joindre mes mains, vous voir et vous prier. Oh ! voyez, je suis tendre aujourd’hui, en cette nuit, en cet instant. Voyez ! oh ! Je vous aime ! oh ! oui ! je vous aime. Oh ! aimez-moi aussi ! J’ai tant besoin qu’on m’aime ! Oui ! Allons, ne pleurez plus ! Voulez-vous tout mon sang pour arrêter une de vos larmes ? Parlez ! Que vous êtes belle ! que je vous voie ! que je vous sente ! Oh ! — Ces pleurs, ils cessent. Presque un sourire. Grâces à vous ! Merci ! Vous êtes donc heureuse par moi, avec moi, pour moi, pour nous deux qui sommes UN. Je suis bien fier, allez ! je suis bien fier. Je ne peux plus vous dire aucune chose à présent. Mais regardez-moi, regardez ! Oh ! Qu’est-ce que j’ai donc, dites ?

— Mon Dieu, répondit la Française, il faut que vous sachiez aussi ce que j’ai le plus souvent dans l’âme. Eh bien donc ! ce que j’ai dans l’âme, c’est quelque chose de noir comme un drap de mort, et qui fait que je me sens mourir. Plusieurs fois, assise ou levée, je me dis : — Je vais donc mourir ! À l’heure qu’il est, j’ai encore envie de rendre mon cœur, mais d’amour. Voyez-vous, cette vie, la mienne, a été froissée ; elle s’est aigrie, fanée. J’ai bien des chagrins. Oh ! j’en ai. Je vous les dirai plus tard. Ne vous fâchez pas. Pardonnez-moi. Voulez-vous mes lèvres, mes yeux, mes cheveux, mon souffle entier ? Prenez tout. Tout cela est à vous. Vous savez me comprendre, vous ! Oh ! mais je prends aussi tout de vous, n’est-ce pas ! On donne tout à son Dieu. Et je suis le vôtre, n’est-ce pas mon bon dieu de sentiment ? Merci ! merci ! Oh ! maintenant j’oublie, et maintenant ce que j’ai dans l’âme, c’est une brise de parfums au soleil du Soir. C’est un bleu tendre mêlé d’or et d’argent qui caresse la vue. C’est une douceur mélancolique ou emportée comme un mot au Christ. C’est un enfant qui sourit à sa mère. C’est sa mère qui le regarde. Ce sont des cœurs qui dansent, s’entrechoquent en criant : Amour ! amour ! Et puis, vous l’entendez, c’est la folie qui me possède et qui ricane de mes paroles. Qu’est-ce que cela me fait. Aimez-moi ! oh ! oui, aimez-moi ! Mon Dieu, on dit ce qu’on a dans l’âme. Voilà tout.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Il se fit un si grand feu autour du Jeune homme et de la Française, qu’ils n’en sortirent que consumés, en murmurant :

L’un : « Tu ne seras plus qu’à moi ?

L’autre : « Je ne serai plus qu’à toi !

Ils avaient en prononçant cela, un visage extraordinaire, surtout le Jeune homme. Après quelques-unes de ces entrevues qu’on devrait nommer, quand elles ont lieu entre homme et femme — RENCONTRE AVEC DIEU, — Un beau soir, le Jeune homme à qui la Française avait fait part des soupçons de l’Anglais, se promenait dans le jardin avec des rêves contraires à ceux que donnent toute espèce de crainte. Il était haletant d’espoir et de frisson ; il attendait, et la tête haute, les cheveux au vent sous un ciel étoile, il balbutiait :

« Âme de mon amante, âme belle, grande, immense, religieuse, expressive, toute d’amour, toute de Dieu, comme tu coules en mon âme, si j’ai une âme, moi, car on est tenté de croire que toi seule es toutes les âmes. Tes pensées sont plus pures que la rosée sur la feuille verte, plus vastes que le monde ; aussi suaves qu’un baiser de mère. Ta voix, tantôt est scintillante comme les étoiles du Levant, tantôt, triste comme le souvenir d’un doux Passé ; tantôt, énergique comme un peuple qui veut du pain, — puis rêveuse comme un œil bleu. Cœur de mon amante, Dieu te bénit, heureux que tu es ! Dieu est en toi. Toi, c’est Dieu qui dit. : Les jours sont-ils assez brillants pour t’éclairer ? Non, c’est toi qui éclaires les jours.

C’est toi qui rends chaud le soleil ; il ne le serait pas tant, si tu ne le voyais pas.

Les fleurs n’auraient point d’odeur, si tu ne venais les respirer.

Les nuits ne seraient pas aussi soupirantes, si tu ne les écoutais pas.

La Lune ne montrerait pas un aussi bel argent, si tes yeux ne le polissaient.

Les eaux ne seraient pas aussi fraîches et aussi bercées, si tu ne foulais pas l’herbe qui les flatte.

Le gosier des oiseaux mignons ne serait pas aussi mélancolique, si tu n’agitais par ton passage les feuilles où ils se cachent.

Âme de mon amante, âme belle, grande, immense, religieuse, expressive, toute d’amour, toute de Dieu, comme tu coules en mon âme, si j’ai une âme, moi, car on est tenté de croire que toi seule es toutes les âmes. »

Le Jeune homme balbutiait cela (nous avons dit qu’il portait la tête haute), lorsqu’il crut apercevoir dans la chambre de la Française, derrière les rideaux en gaze très-claire des fenêtres, un débat singulier. Il fixa ses yeux, cloua ses oreilles aux sons, et en effet il vit :

Deux têtes, une d’homme, une de femme, s’agiter, s’approcher, s’éviter, se réunir, se reculer, disparaître, reparaître de nouveau, pour s’agiter et s’éloigner encore ;

Puis quatre bras qui s’entremêlaient et formaient des ombres forcées effrayantes.

Il entendit :

Un bombardement d’injures que vomissait la tête d’homme et qui mitraillait la tête de femme.

Puis subitement, plus rien !… ni en ombres, ni en sons.

Ce silence et cette obscurité furent la fin du monde pour le Jeune homme qui, sans réfléchir que la Femme est faible et l’Homme fort, met la main à sa poche, et ensuite à sa bouche.

Un peu après, et tout à coup, l’Anglais qui s’était blotti contre une des croisées, — reprenant haleine, n’ayant rien pu obtenir de la Française, — l’Anglais furieux et demi-nu l’ouvre violemment, s’élance par elle dans le jardin, avec un pistolet qu’il décharge, comme un tigre mord, sur une tache brune qu’il voyait au jardin. La balle de l’arme alla s’enfouir dans des chairs mortes : car un poison venait de finir de dévorer le cœur du Jeune homme, que des convulsions avaient traîné quelque temps.

Le Jeune homme c’était la tache brune. —

L’Anglais, redoutable boxeur, — ayant jeté son arme pour palper le Jeune homme, — hors de lui d’avoir tiré sur une ombre de vie, planta son poing dans ses côtes. —

On accourt, on enlève un cadavre et un quasi-cadavre ; car le sang de l’Anglais précipitait son flux dehors et dedans sa poitrine, avec une effroyable rapidité.

Lorsque la Française eut devant elle son amant mort, elle en tomba raide comme un cercueil.

On enterra le Jeune homme ; et quand la fièvre qui voilait les jours de la Française eût cessé, — aussitôt qu’elle pût agir un peu, elle se prépara une chose comme celle de son amant, pensant bien qu’il habitait en terre. Cette chose, elle allait l’avaler au moment où sa fille se penchant près d’elle : —

« À présent, on peut te le dire : Maman, papa est mort ! »

À ces mots, la Française dégage de ses doigts l’horrible chose, et s’écrie en étreignant sa fille :

— Ah ! ma pauvre enfant, il faut bien que je te garde !

Quelques jours après, dans une promenade du soir ; la Fille gardait sa Mère, la Mère était folle ; — et la lune donnait, et la rosée tombait.

Paris
Xavier FORNERET.

J.-F.-Jules PAUTET, de l’Académie de Dijon, de la Commission des Antiquités de la Côte-d’Or, fondateur de la Revue de la Côte-d’Or et de l’ancienne Bourgogne.

À M. FORNERET, homme de lettres.

Dijon, le 3 juillet 1836.
Monsieur,

Les personnes qui s’occupent du choix des articles à insérer dans la REVUE que je rédige, ont lu avec intérêt et plaisir votre nouvelle ; mais, tout en reconnaissant que le fond, en est attachant, les situations dramatiques, elles pensent que les hardiesses de style que vous pouvez y adopter comme littérateur isolé, acceptant seul la responsabilité d’un néologisme périlleux, n’en permettent pas l’insertion dans un recueil qui, en fait de langage, doit plutôt suivre le mouvement que le provoquer, lorsque tant de bons modèles n’ont point encore dépassé une certaine limite.

Agréez, Monsieur, l’assurance de la haute considération de votre tout dévoué serviteur.

Jules PAUTET.

  1. Deux destinées, drame (1831). — 23-35. — L’Homme noir, drame (1835). — Vapeurs, ni vers ni prose (1838). — Sans titre, par un homme noir blanc de visage (1838). — Encore un an de sans titre, par un homme noir blanc de visage (1840). — Pièce de pièces, temps perdu (1840). — Lettre à Victor Hugo (1851). — Lignes rimées (1853). — À Sa Majesté l’Empereur. Passé, Présent, Futur (1858). — Ombres de poésies (1860). — Broussailles de la pensée, de la famille de « sans titres » (1870). — Caressa. — L’infanticide. — Mère et fille. — Rien — quelque chose.