Estat de l’Empire de Russie/Texte

ESTAT
DE
L’EMPIRE DE RVSSIE,
ET GRAND DVCHÉ DE MOSCOVIE.
1606.


RVssie est vn païs de grande étenduë, plein de grandes forests aux endroits les mieux habituez, du costé de la Lituanie, et Liuonie, de grands marescages, qui sont comme remparts à la Russie. Elle est assez bien peuplée depuis Narue, qui est vn Chasteau et Port de Mer, aux frontieres de la Liuonie, appartenant au Royaume de Suede, iusques à Archangel, ou Sainct Nicolas, qui est vn autre Port de Mer, esloigné l’vn de l’autre, de quelques 2800. virst (les 4. virst font vne lieuë,) et depuis Schmoleusqui (ville murée de pierres, au temps de Theodore Iuaneuits par Boris Ferderuits, lors Protecteur de l’Empire, sur les frontieres de Lituanie) iusques à Casan, enuiron de 1300. virst, de distance. Ce païs de Casan a esté autrefois vn Royaume absolu de Tartarie, qui auroit esté conquis par les grands Ducs Basilius Iohannes, et son fils Iohannes Basilius. Le Prince du païs fut pris prisonnier dans ladite ville de Casan, par Iohannes Basilius, et est encore en vie en Moscovie ; il s’appelle Tsar Simeon. Ladite ville est battuë de cette fameuse riuiere de Volga, dans laquelle se rend la riuiere de Oca. Les Sheremises habitent prés de ladite Ville, au de là de Casan, est vn grand païs, qui consiste du long de la Volga, (laquelle se va rendre en la mer Caspienne à Astrican) tout en campagnes, lesquelles ne sont peuplées : mais il y a quelque Chasteau basty sur ladite riuiere : Il y a de Casan à Astrican, quelques 2000. virst. C’est vne Ville forte, laquelle est de plus grand commerce, qu’aucune en toute la Russie, et fournit presque toute la Russie de sel, et de poisson sallé : L’on tient que c’est vn païs tres fertile : car il se trouue entre Casan et Astrican, aux campagnes, force petits ceriziers, portans fruit en la saison, et mesmes quelques seps de vigne sauuage. Il se trouue en ladite ville de Astrican, beaucoup de bons fruicts : et alentour se trouue la plante animale, de laquelle iadis aucuns Autheurs ont escrit, à sçauoir des Moutons qui croissent hors la terre, lesquels sont attachez à la racine, comme par vn boyau de deux ou trois brasses au nombril. Ledit Mouton mange l’herbe alentour de soy, et puis meurt. Ils sont de la grosseur d’vn aigneau, la laine frizée : des peaux s’en trouue aucunes toutes blanches, et d’autres vn peu picotées. I’en ai veu diuerses peaux ; Ce païs a esté conquis par Iohannes Basilius : Les Anglois y ont trafiqué durant sa vie, et de là en Perse. De delà la Volga, habitent les Tartares, qui se nomment Nagaye. Outre ce, il y a vne autre grande prouince, subiuguée par Iohannes Basilius, laquelle ils appellent l’Empire ou Royaume de Siberie. Le païs est plein de bois, forests, et marescages. Il n’est encores du tout découuert : l’on tient qu’il se ioint d’vn costé sur la grande riuiere de Obo. De ce païs vient presque toute la Pelleterie ; comme Renards noirs, lesquels sont au païs mesme d’vne grande valeur : Sabouline et Martres, lesquelles apportent de grands reuenus aux Empereurs. L’on commence à cultiuer ledit païs, qui se trouue assez fertile quand aux grains. L’on y a basty quatre villes, ausquelles il y a quelques garnisons, pour tenir le peuple en subiection, lequel est fort simple, de petite stature, en phisionomie, approchant des Tartares, dits Nagaye : à sçauoir de visage plat et large, le nez enfoncé, petits yeux, et fort bazannez, ils portent les cheueux longs, peu d’entr’eux ayans barbe, habillez de Sabolline, le poil en dehors, il y a trente ans qu’ils ne sçauoient que c’estoit de pain : Ce païs est le lieu principal, où l’on enuoye en exil la pluspart de ceux qui sont en disgrace du Prince ?

Du costé de la Tartarie, de ceux qu’ils appellent Krim, lesquels sont alliez auec le Turc, à l’aide duquel ils ont esté plusieurs fois en Hongrie, principalement en l’an 95. en cette grande bataille de Agria, depuis l’année 1593. iusques à present, il s’est basty plusieurs Villes et Chasteaux aux campagnes de Tartarie, pour empescher l’incursion des Tartares : mais ce païs n’est habité que jusques Liuen, qui est enuiron 700. virst de Mosco. De delà il y a diuerses Villes, à sçauoir Borisof, Gorod, Zaragorod, et autres. Ce Zaragorod est prest de 1000. virst loing dudit Liuen. Ces Villes se peuplent encores iournellement : la terre se trouue fort fertile, mais ils n’osent cultiuer qu’à l’entour des villes. Ils tiennent ce Zaragorod n’estre qu’à huict iournées du grand Cam. C’estoit autrefois le rendez-vous des Tartares, lors qu’ils s’assembloient pour venir fourager l’Europe. Pour conclure, c’est vn païs de grande estenduë ; car il borde à la Lituanie, à la Podolie, au Turc, au Tartare, à la riuiere d’Obo, à la mer Caspienne, puis à la Liuonie, à la Suede, Noruegue, Terre-neufue, et mer Glaciale.

Ce païs est fort froid, j’entens à l’endroit le mieux habitué, du costé de Septentrion et d’Occident, comme nous auons touché cy-deuant : Car aux campagnes de Tartarie, où le long de la Volga, de Casan, et Astrican, sur la riuiere de Obo, du costé d’Orient, sont regions fort temperées : Or aux susdites Prouinces froides, il y fait six mois d’hiuer ; c’est à dire, qu’il y a tousiours de la neige iusques à la ceinture, et que l’on peut trauerser toute riuiere sur la glace : nonobstant il se trouue fort fertile, y ayant abondance de toutes sortes de grains qu’auons en France, le seigle s’y seme au commencement, ou à la my-Aoust, le froment et auoine selon la longueur de l’hiuer, en Auril ou May, et l’orge sur la fin de May, il y a des fruicts, à sçauoir Melons fort gros, meilleurs que j’aye mangé ailleurs, force concombres, et bonnes pommes, cerizes, peu de poires et prunes. Il s’y trouue quantité de noisettes, fraizes, et semblables fruicts : Il y a peu de pluye en esté, et par consequent point en hyuer, à Kolmengrod, Archangel, et Saint-Nicolas, comme aussi en d’autres lieux du costé de Septentrion, par l’espace d’vn mois ou six semaines en esté ; l’on y voit tousiours le soleil iour et nuit, et à la minuit on le voit deux ou trois brasses par dessus la terre. En hyuer par l’espace d’vn mois, il n’y a gueres de iour, à cause que le Soleil ne se voit point. Puis vous y auez de toute sorte de venaison et animaux qui se trouuent en France, horsmis des sangliers. Car des cerfs, biches et cheureux, il s’en trouue assez du costé d’Orient et du Midy, aux campagnes de Tartarie, et entre Casan et Astrican, il se trouue grande quantité d’Élends, dite la grande beste : par toute la Russie, les lapins y sont fort rares : les faysans, perdrix, griues, merles, cailles, et alloüettes, s’y trouuent en grande quantité, outre infini autre gibier, mais de becasses il s’y en voit fort peu. Il s’y trouue en Aoust et Septembre grand nombre de gruës : signes, oyes et carnards sauuages en hyuer. Ie n’y ai sceu voir aucunes sigognes, qu’vne seule, laquelle estoit toute noire, les bestes deuorantes sont ours blancs et noirs, desquels il y a grande quantité, des renards, desquels il y a de cinq sortes, et force loups, qui font grand dommage au bestail, à cause des grandes forests qui y sont, et outre ce, il se trouue en quelques endroits du costé de Septentrion des reins, qui sont moins gros que les cerfs, et portent de beaux et grans rameaux ; leur poil est grix, tirant fort sur le blanc, leurs ongles bien plus fendus que ceux des cerfs, ils seruent de nourriture, d’habitz et de cheuaux, à ceux du païs, car ils en attellent vn d’iceux dans vn tresnoir fait à propos, et vont plus viste qu’aucuns cheuaux, ils se nourrissent de ce qui se trouue soubs la neige la pluspart du temps, tous les lieures y deuiennent blancs en hyuer, et en esté sont de la mesme couleur qu’en France : Il s’y trouue en esté et hiuer des perdrix blanches, et des fauçons, tiercelets, et autres oyseaux de proye. En toute l’Europe il n’y peut auoir de meilleurs ny de plus de diuerses sortes de poissons d’eau douce qu’ils ont et en grand nombre, à sçauoir l’Estourgeon, Bellouga, Cetrina, Bieley Ribe, qui veut dire poisson blanc, vn peu plus grand qu’vn saumon, du sterlet, et de toute sorte qu’auons en France, horsmis des truites, et à bon marché, comme aussi toute autre sorte de viures : car nonobstant ceste grande famine dont parlerons cy-apres, qui depeupla presque tout le païs de bestail, i’acheptai sur les chemins à mon depart vn aigneau aussi grand qu’vn de nos moutons en France ou peu s’en faut, pour dix denins, qui sont enuiron treize sous 4. deniers, et vn poulet pour sept deniers tournois, il n’y a point de chappons entr’eux sinon entre les estrangers. L’occasion d’vn si grand marché est que chacune brebis a ordinairement deux et trois aigneaux, et lesdits aigneaux l’année suiuante se trouuent meres d’autant d’aigneaux. Quant aux bœufs et vaches ils multiplient aussi extremement, car il ne se mange point de veau en toute la Russie, veu que c’est contre leur religion, puis ils obseruent quinze semaines de ieusne tous les ans outre le mercredy et vendredy de chaque semaine, qui fait pres d’vn demy an, ce qui rend la chair à bon marché, comme aussi les grains, desquels y a grand nombre, veu qu’ils ne sortent du païs, et la terre est si grasse et si fertile d’elle-mesme, qu’elle n’est jamais fumée, si ce n’est en quelques endroits, et ainsi auec vn petit cheual vn enfant de douze à quinze ans labourera vn arpent ou deux de terre par iour.

Combien qu’il y ait grande abondance de viures, et à bon marché, si est-ce que la commune se contente de fort peu, car ils ne pourroient fournir à la despence, n’ayans nulle industrie, et estans fort paresseux : car ils ne s’addonnent au trauail, ains sont tellement addonnez à l’iurognerie que rien plus, leur principal breuuage quand ils se recreent est d’eau de vie et de medon, lequel ils font de miel qui leur vient sans labeur et en grande abondance, comme on peut iuger par la grande quantité de cire qui se tire hors du païs annuellement. Ils ont aussi de la Ceruoise et autres breuuages de peu de valeur, tous indifferemment, tant hommes que femmes, filles et enfans, et les Ecclesiastiques autant ou plus que les autres, s’addonnent à ce vice d’iurognerie, sans mesurer leur portée, car tant que le breuuage dure, lequel il leur est permis de faire à quelque feste principalle en l’an, il ne faut pas espérer qu’ils cessent de boire iour et nuict iusques à ce qu’ils en voyent la fin, ie parle du menu peuple, car pour les gentilshommes ils ont la liberté de faire tel breuuage que bon leur semble, et boire quand ils veulent.

On tient que l’extraction des grands Ducz a esté par trois freres sortis de Dannemarc, selon les Annales de Russie, lesquels enuahirent la Russie, Lituanie et Podolie, il y a enuiron huit cens ans, et Ruric frere aisné se fit appeler grand Duc de Volodimer, duquel sont descenduz tous les grands Ducs en ligne masculine, iusques à Iohannes Basilius, le quel a premier receu le tiltre d’Empereur par Maximilian Empereur des Romains apres les conquestes de Casan, Astrican, et Siberie.

Or quant au tiltre qu’ils prennent, ils pensent qu’il n’y en ait nul plus grand que celuy qu’ils ont, se faisans appeller Zar. Ils appellent l’Empereur des Romains Tsisar, qu’ils ont deriué de Cesar, et tous les Roys Kroll, à l’imitation des Pollonois. Ils appellent le Roy de Perse Kisel Bascha. Et le Turc Veliqui Ospodartursk, qui veut dire grand Seigneur de Turquie, à l’imitation de ce qu’on l’appelle grand Seigneur, mais ce mot de ZAR, ce disent-ils, se trouue aux sainctes Escritures. Car par tout où il est parlé de Dauid, ou de Salomon, ou d’autres Roys, ils sont appellez Zar Dauid, Zar Salomon, qui est comme nous interpretons, Roy Dauid, Roy Salomon, etc. Et ainsi retiennent le nom de Zar comme plus autentique, duquel nom il pleut iadis à Dieu d’honorer Dauid, Salomon et autres regnans sur la maison de Iuda et Israel, disent-ils, et que ces mots Tsisar et Krol n’est que inuention humaine, lequel nom quelqu’vn s’est acquis par beaux faits d’armes. À cest effect apres que Theodore Iohannes Zar de Russie eust leué le siege de devant Narue, laquelle il auoit assiegée, et que les Depputez et Ambassadeurs de part et d’autre furent assemblez pour conclurre la paix entre la Russie et Suede, ils debattirent plus de deux iours sur le tiltre que Theodore vouloit auoir d’Empereur, les Suedois ne le voulans recognoistre pour tel. Les Russes disent que le mot de Zar estoit encores plus grand que Empereur, et ainsi fut l’accord fait qu’ils le nommeroient tousiours Zar et grand Duc de Moscouie, chacune des parties pensans auoir trompé l’autre par ce mot de Zar. Le Roy de Pologne leur escrit tout de mesme. L’Empereur des Romains luy donne le tiltre d’Empereur, comme faisoit la feuë Royne Elizabeth, et fait aussi le semblable le Roy de la grande Bretagne, le Roy de Dannemarc, le grand Duc de Toscane, le Roy de Perse, et tous ceux de l’Asie luy donnent tous les tiltres qu’il prend. Quant au Turc, veu qu’il n’y a eu nulle correspondance ny Ambassadeurs entr’eux de mon temps, ie ne sçay quel tiltre il luy donne. Ce Iohannes Basilius a eu sept femmes, qui est contre leur religion, laquelle ne permet d’en prendre plus de trois, desquelles il eut trois fils. Le bruict court qu’il tua son aisné de sa propre main. Ce qui se trouue autrement, car combien qu’il le frappa du bout d’vn baston ferré d’vne poincte d’acier carrée, lequel baston est en forme de crosse, nul ne l’osant porter que les Empereurs, qui est vn baston dont iadis les grands Ducs receuoient hommage du Tartare Distkrim, il fut aucunement blessé du coup, mais n’en mourut pas, ains quelque temps apres en vn pelerinage.

Le second fils fut Theodore Iuaneuits lequel succeda au pere. Le troisiesme fut de la derniere femme, laquelle estoit de la maison des Nagois, asçavoir Demetrius. Iohannes Vasilius ou Basilius, surnommé le Tiran, n’estant asseuré de la fidelité de ses subiects, les esprouua en diverses manieres, mais la principalle fut lors qu’il esleut au thrône imperial en sa place Zar Simeon, duquel est parlé cy-dessus, le fit couronner, luy resina tous les tiltres de l’Empire ; et se fit faire vn Palais tout contre le Chasteau, se faisant appeller Veliqui Knes Moscoffqui. Il regna 2. ans entiers, depeschans tant les affaires du païs, que de tous Ambassadeurs et autres de dehors. I’entens apres luy auoir demandé conseil, lequel valloit autant que absolu commandement. Au bout de deux ans le deposa de l’Empire et luy donna de grands biens : Apres donc la mort de son fils aisné il maria son second fils, asçavoir Theodore, à la fille de Boris Federuits, lequel estoit Gentilhomme d’assez bonne maison, que l’on appelle Deuorenne Moscoffqui, lequel peu à peu s’acquist la grace de l’Empereur Iohannes qui deceda l’an 1584. en Mars. Apres son deceds luy succeda ledit Theodore à l’Empire, Prince fort simple, lequel s’amusoit plusieurs fois à sonner les cloches ; ou la pluspart du temps en l’Eglise. Boris Federuits, estant pour lors assez aymé du peuple, et grandement fauorisé dudit Theodore, s’entremit aux affaires d’estat, et estant subtil et fort entendu contentoit vn chacun. Tellement qu’apres quelques murmures de deposer ledit Theodore pour sa simplicité, enfin fut Boris esleu protecteur du païs : Lequel dés-lors, comme l’on tient, commença à aspirer à la couronne, voyant que ledit Theodore n’avoit nuls enfans qu’vne fille, laquelle decedda aagée de trois ans, et à cet effect commença par bien-faicts à attirer le peuple. Il fit murer la ville de Shomolentsqui cy-dessus nommée. Il fit clorre la ville de Mosco d’vne muraille de pierres au lieu de celle de bois qui estoit auparavant : il fit bastir quelques Chasteaux entre Casan et Astrican, comme aussi sur les frontieres de Tartarie. Ainsi estant asseuré de la bonne volonté du peuple, et mesmes de la noblesse, hors-mis des plus clairsvoyans et principaux, enuoya en exil soubs quelque couleur ceux qu’il pensoit lui estre les plus contraires. Puis enuoya finallement l’Imperatrice, femme dudit deffunct Iohannes Basilius, auec son fils Demetrius Iohannes à Vglits, ville esloignée de 180. virst de Mosco. Car l’on tient que la mere et quelques autres Seigneurs preuoyant bien le but où ledit Boris tendoit, et sçachant le danger que l’enfant pourroit encourir, parce qu’il estoit desia aduenu à plusieurs Seigneurs enuoyez en exil par luy, desquels plusieurs estoient empoisonnez par les chemins, trouuerent moyen de le changer, et supposerent vn autre en sa place, apres il fit mourir encores plusieurs Seigneurs innocens. Tellement que ne se doubtant plus de personne que dudit Prince, pour se despetrer de tout, enuoya à Vglits faire massacrer ledit Prince qui estoit supposé. Ce qui fut effectué par le fils d’vn qu’il auoit enuoyé pour Secretaire à la mere. Le Prince estant aagé de sept ou huict ans, celuy qui fit le coup fut tué sur la place, et le Prince supposé fut enterré fort simplement. Les nouuelles arriuées à Mosco engendrent diuerses pensées, l’on en murmuroit et parloit diuersement. Boris estant auerty du tout, fit mettre la nuict le feu aux principalles boutiques et maisons des marchans, et d’autre-part en diuers lieux pour leur tailler de la besongne iusques à ce que la rhumeur fust vn peu passée et les esprits rassis. Il se trouua present pour donner ordre que l’on esteignit le feu où il print tant de peine que l’on eust estimé le dommage luy importer de beaucoup. Puis ayant fait assembler tous ceux qui auoyent receu du dommage, apres leur auoir fait vne longue harangue pour les consoler, et leur remonstrer le regret qu’il portoit de leur perte, leur promit d’impetrer de l’Empereur quelque recompence pour vn chacun d’eux, afin de pouuoir rebastir leurs maisons, et mesmes promit de faire bastir des boutiques de pierre, au lieu qu’elles n’estoient que de bois auparavant : Ce qu’il effectua, si bien qu’il rendit chacun content, et s’estimoient heureux d’auoir vn si bon protecteur. Finallement ledit Theodore deceda en l’an 1598. en Ianuier : (aucuns disent que ledit Boris fut autheur de sa mort) Lors il commença plus que deuant à briguer l’Empire, mais si sourdement que nuls que les plus clairs voyans s’en apperceurent, qui neantmoins ne s’y osoient opposer : car il feignoit de briguer pour sa sœur, vefue de deffunct Theodore. Combien que ce soit contre les loix du païs, lesquelles ne permettent aucune, i’entend qui soit vefue des grands Ducs, ou Empereurs, viure libre, ains six semaines apres les funerailles, se rendre Religieuse en vne Abbaye, mesme sembloit refuser ceux qui par le Conseil de l’Imperatrice, venoient deuant sa porte, ou en la chambre du Conseil (en laquelle est libre à vn chacun indifferamment, d’entrer pendant l’entrereigne.) Il se fit donc prier d’accepter le tiltre d’Empereur, et les reprenant, leur remonstroit qu’ils auoient tort de se tant haster, que l’affaire meritoit vne plus meure deliberation, que rien ne les pressoit, veu qu’ils auoient paix auec vn chacun : et que l’Empire continueroit au mesme estat qu’il estoit au temps du deffunct, lors que luy-mesme en estoit le protecteur, iusques à ce qu’auec meur aduis ils en eussent choisi vn autre. La verité estoit neantmoins, que le païs n’auoit receu dommage en son temps, qu’il auoit augmenté le Tresor, outre les Villes, Chasteaux et forteresses qu’il auoit fait bastir, mesmes fait paix auec tous leurs voisins, et pour ce vouloit deüement faire conuoquer les Estats du pays : à sçauoir : de chacune Ville huict ou dix personnes, afin que unanimement tout le païs deliberast de celuy que on deuoit eslire, quoy faire il falloit du temps. Car son desir (disoit-il) estoit de contenter vn chacun. Pendant ce temps il fait courir le bruit que le Tartare venoit en personne pour fourager la Russie, auec de grandes forces, selon l’aduis qu’il en auoit eu des prisonniers que les Cosacqs auoient amenez. Tellement que sur ses nouuelles, le peuple fut plus importun enuers luy, à le prier de receuoir la Couronne, surquoy apres plusieurs protestations faites, que c’estoit contre son gré qu’il l’acceptoit, veu qu’il y en auoit plusieurs issus de plus noble race que luy, à qui par droit la Couronne appartenoit plustost qu’à luy, et que sans cela, il temoigneroit son affection comme pere du peuple, et auec autant de diligence aux affaires publiques, qu’il auoit fait auparauant. Mais puis qu’il voyoit que le peuple le vouloit ainsi, et qu’aucun autre ne s’en vouloit entremettre, qu’il estoit content de se charger d’vn si pesant fardeau. Apres auoir fait teste aux infideles, qui venoient auec une armée de cent mil hommes, pour rauager l’Empire, et leur auoir donné la loy, aussi bien qu’à tout le reste de leurs voisins. Déslors on le nomma par les tiltres de ses predecesseurs. Pour donc effectuer ce que dessus, il fit assembler les gens de guerre à Serpo, ville scituée sur la Oca, passage commun des Tartares qui est à 90. virst de Mosco où il s’achemina en personne, apres que sa sœur l’Imperatrice se fust renduë au Deuitsi Monasteri, qui veut dire, Cloistre des Vierges, située à 3. virst de Mosco, et fut fait monstre de l’armée en Iuillet : et selon le dire tant des estrangers, que des Russes qui estoient presens, se trouua cinq cens mil hommes, tant de pied que de cheual. Ie parle encore du moins, car la Russie n’a jamais esté en plus grande vogue qu’alors. Et pour ce que cecy ne semble estre vray-semblable, ie marqueray cy-apres la forme qu’ils practiquent à leuer tant de gens, selon ce que i’en ay veu et appris. Mais pour finir ceste guerre, il ne se trouua autre ennemy qu’vn Ambassadeur auec enuiron cent hommes vestus de peaux de mouton selon leur coustume, mais tres-bien montez, qui venoient pour traicter quelque accord de la part du Tartare. Dequoy Boris estoit bien informé auparauant. Cet accord luy acquit vn tres-grand renom : car apres auoir faict veoir à l’Ambassadeur toutes les forces de Russie, faict ioüer plusieurs fois tout le canon, lequel estoit rangé des deux costez d’vn chemin, large de deux virst, ou enuiron, et les pieces assez esloignées l’vne de l’autre, faisant passer ledit Ambassadeur quelquesfois entre lesdites pieces, finallement le renuoya auec force presens, ainsi apres auoir licencié l’armée, vint ledit Boris Federuits en la ville de Mosco, en grand triomphe. Le bruit courant lors que le Tartare entendu sa venuë, n’auoit osé passer outre, et fut ledit Boris couronné le premier Septembre 1598. qui est leur premier iour de l’an.

Ce Païs reçeut le Christianisme, y a enuiron 700. ans, premierement par vn Euesque de Constantinople. Ils tiennent la Religion Grecque, ils baptisent les enfans, les plongeans trois fois dans l’eau : Au nom du Pere, du Fils, et du Sainct Esprit : Puis le Prestre leur pend vne Croix au col, laquelle il reçoit du Parrain, pour tesmoigner du Baptesme, laquelle il porte iusqu’à la mort. Ils aduoüent la Trinité, neantmoins ils different de nous, en ce qu’ils n’aduoüent le Sainct Esprit procedder du Pere et du Fils également, ains du Pere seul reposant sur le Fils. Ils ont plusieurs Images, mais nulle taillée que la Croix, car toutes les autres sont de plattes peintures. Ils dient auoir la Vierge Marie peinte par les propres mains de l’Euangeliste saint Luc, leur plus grand Patron est sainct Nicolas. Oultre les Saincts qu’ils ont de la Grece ils en canonisent plusieurs. Mais n’y a nulle Saincte entre-eux que la Vierge Marie. Ils ont vn Patriarche, qui a esté créé au temps de Iohannes Basilius par celuy de Constantinople. Il y a, si ie ne me trompe, cinq Archeueschez, plusieurs Eueschez et Abbayes, les Prestres seuls administrent les Sacremens, lesquels Prestres sont mariez, leurs femmes venans à mourir, ils ne peuuent plus administrer, s’ils ne se remarient, ils se peuuent rendre Moines. Les Moines ne sont non plus mariez que le Patriarche, Euesques et Abbez, et pour ce ne peuuent administrer les Sacremens, ny manger de la chair, ains faut que chacun d’eux reçoiuent les Sacremens desdits Prestres. Ils administrent le Sacrement sous les deux especes à tous indifferemment, clercs et lais, apres la Confession auriculaire, coustumierement vne fois l’an. Si les Prestres se remarient, ils deuiennent lais. Ils n’estiment aucuns estre deuëment baptisez que ceux qui le sont à la Grecque, combien qu’ils dispensent les Catholiques de se rebaptiser. Ils obseruent les Festes exactement, et le Samedy mesme, autant que le Dimanche : combien qu’il n’y a feste si grande, en laquelle ils ne permettent d’ouurir les boutiques, et trauailler à ce qui leur est necessaire apres midy. Ils ieusnent le Mercredy et le Vendredy, et outre ce ont quatre Caresmes en l’an : asçauoir le grand Caresme, duquel nous parlerons cy-apres : deux autres chacun de quinze iours et le quatrième, qui commence huict iours auant la Sainct Nicolas, et finist à Noël, lesquels ils obseruent aussi estroitement que faire se peut, ne mangeans œufs ny aucune chose qui prouienne de chair. Ils ont les Sainctes Escritures en leur langue, qui est Esclauonne. Ils font grand compte des Pseaumes de Dauid. L’on n’y presche iamais, ains à quelques festes ils ont certaines leçons qu’ils lisent de quelque chapitre de la Bible ou nouueau Testament, mais l’ignorance est telle parmy le peuple, qu’il ne se trouuera pas le tiers qui sçache que c’est de l’Oraison Dominicale et Symbole des Apostres. Enfin on peut dire l’ignorance estre mere de leur deuotion. Ils abhorrent les estudes, et principalement la langue Latine. Il n’y a aucune Escolle ny Vniuersité entre-eux. Les prestres seuls enseignent la ieunesse à lire et à écrire, à quoy peu de gens s’addonnent. La plus grand’part de leurs caracteres sont Grecs, et sont presque tous leurs Liures escrits à la main, fors quelque Bible et nouueau Testament qu’ils ont de Polongne, lesquels sont imprimez. Car il n’y a que dix ou douze ans qu’ils ont appris à imprimer, et sont encore pour le iourd’huy les Liures escrits plus recherchez que les imprimez. Deux fois l’an les fleuues et eaux courantes y sont benistes, et apres ladite benediction l’Empereur et les grands ont accoustumé de saulter dedans l’eau, mesmes i’ay veu couper la glace à cet effect, et l’Empereur saulter dedans. Le iour de Pasques fleuries l’on monte le Patriarche sur vn asne, lequel s’assied en femme, et au defaut d’un asne l’on prend vn cheual que l’on couure d’un linge blanc, tellement que l’on n’en voit rien que les yeux. L’on luy faict de grandes oreilles, et l’Empereur le conduit par la bride iusques dans vne Église hors du Chasteau, qui s’appelle Hierusalem, et de là le conduict à l’Église de Nostre-Dame : Il y a gens ordonnez ce jour-là, qui dépoüillans leurs robes les estendent sur le chemin suiuans en la Procession les Prestres et autres Ecclesiastiques de la ville. Ils ont entr’eux vn ordre de ceux lesquels ayans esté administrez comme proches de la mort, sont obligez s’ils r’eschappent, de porter vn habit different des autres habits monachals leur vie durant, et tiennent cecy à vne grande saincteté. Les femmes de ceux-cy se peuuent remarier, nul ne peut entrer en leurs Églises qu’il ne soit de leur Religion, le Patriarche, Euesques et Abbez sont créez à la volonté de l’Empereur. Toutes choses Ecclesiastiques sont iugées par le Patriarche, si elles ne sont de quelque importance : car lors il en faut communiquer à l’Empereur. Sous quelque couleur que ce soit le mary repudie sa femme, l’enuoyant contre sa volonté en vn Cloistre dont y a nombre, et se remarient iusques à la troisieme fois.

L’Empereur donne liberté de conscience à vn chacun d’exercer sa deuotion et Religion publiquement, horsmis aux Catholiques Romains, et ne permettent nul Iuif entre-eux depuis que Iohannes Basilius, surnommé le Tiran, fit assembler tous ceux qui estoient au pays, et les fit amener sur vn pont apres leur auoir faict lier pieds et mains, leur fit renoncer leur croyance, et les força de dire qu’ils vouloient estre baptisez et croire en Dieu le Pere, le Fils et le Sainct Esprit, et en mesme instant les fist tous ietter dans l’eau. Les Liuoniens qui furent pris prisonniers en Liuonie il y a trente-huict ou quarente ans, lors que ledit Iohannes Basilius conquit la plus grande part d’icelles, et amené tous les habitans de Dorpt et de Narve en Moscouie, lesdits Liuoniens qui sont de Religion Luterienne, obtindrent deux Temples dedans la ville de Mosco, y faisans exercice public ; mais finalement furent lesdits Temples par le commandement dudict Iohannes Basilius, à cause de leur orgueil et vanité desmolis, et toutes leurs maisons saccagées, sans respect d’aage ny de sexe, et bien qu’en hyuer furent mis à nud comme les enfans sortans du ventre de leurs meres ils ne pouuaient de cecy ietter la coulpe sur autre que sur eux-mesmes : Car se souuenir du mal passé, et d’auoir esté emmenez hors de leur patrie, spoliez de leurs biens et reduits en seruitude sous la puissance d’vn peuple du tout grossier et barbare, et outre gouuernez par un Prince tiran, au lieu de s’humilier à cause de leursdites aduersitez : leur comportement fut si superbe, leurs façons de faire si hautaines, et leurs habits si somptueux, que l’on les eust tous iugez estre Princes ou Princesses, car les femmes allans au Temple n’estoient vestuës d’autre estoffe que de velours, satin, damas, et la moindre de taffetas, combien qu’elle n’eust eu vaillant autre chose : leur gain principal consistoit en la liberté qu’ils auoient de vendre eau de vie, medon, et autre sorte de breuuage, sur lequel ils gaignent non dix pour cent, ains cent pour cent ; ce qui semblera incroïable, mais neantmoins c’est la verité.

Et bien que les Liuoniens soient et ont esté tousiours tels, si eust-on iugé qu’ils auoient esté amenez en Russie, pour y faire veoir leur vanité et insolence, qu’en leur propre païs ils n’eussent osé prattiquer, à cause des loix et de la iustice, et finalement leur fut donné vne place hors la Ville, pour y bastir leurs maisons et vne Eglise, n’estant depuis permis à aucuns d’iceux de demeurer en la ville de Mosco. Il se trouue mesmes des Tartares, Turcs, et Persiens, outre les Mordouites, et autres nations Mahometanes, soubs la domination des Russes qui tiennent chacun leur Religion, sans les Siberiens, Lapes, et autres, lesquels ne sont ny Chrestiens, ny Mahometains. Ains adorent certains animaux, selon leur fantaisie, sans estre forcez en leur Religion.

Ils ne gardent iamais leurs morts vingt-quatre heures, soit Prince ou Esclaue. Ains s’il meurt le matin, il est enterré le soir, ils ont ordinairement vn nombre de femmes pour pleurer leurs morts, lesquels l’interroguent pourquoy il est mort ; s’il n’estoit fauorisé de l’Empereur, s’il n’auoit assez de biens, s’il n’auoit assez d’enfans, vne honneste femme : ou si c’est vne femme, si elle n’auoit vn bon mary, auec semblables follies. Puis on luy met vne chemise neufue, des guestres, des soulliers qui sont comme pantoufles, et vn bonnet, puis le mettent dans le Cercueil et le portent en terre, les parens y assistent auec les amis. Apres l’enterrement ils commencent à pleurer sur les tombeaux, interroguans comme auparauant, puis s’en vont, et au bout de six semaines s’assemblent sur le tombeau la vefue auec quelques principaux amis, et y apportent à boire et à manger, et apres y auoir bien pleuré, faisant les mesmes interrogatoires, ils mangent les viandes qu’ils y ont apportez, distribuans le reste de ce qu’ils ne peuuent manger aux pauures. Cela se fait entre le commun peuple ; mais si c’est quelqu’vn de qualité, l’on fait ledit festin en la maison, apres que les principaux parens sont de retour du sepulchre, sur lequel ils font eux-mesmes lesdits interrogatoires, ou font faire par femmes loüées à cest effect, lesquels distribuent aux pauures tout ce qu’on porte sur le sepulchre, et ainsi continuent tous les ans vne fois lesdits banquets, lesquels ils font en commemoration des morts. Au bout de six semaines la femme peut se remarier, car le dueil ne dure pas d’auantage.

Or, l’obseruation du grand Caresme est telle : vne semaine auant icelle, laquelle ils appellent Maslonits, qui veut dire Semaine grace, en laquelle combien que ils n’osent manger nulle chair, si mangent-ils toutes choses prouenant de chair, à sçauoir, beure, fromage, œuf, laict ; et se vont entre-visiter, se baisant, prenant congé, et requerant pardon les vns des autres, s’ils s’estoient offencez de paroles ou de faicts ; mesme se rencontrant par les ruës, combien qu’ils ne se seroient iamais veus auparauant, se baisent, disant Prosti mene, Poialoi, qui veut dire, Pardonnez-moy, ie vous prie, lequel repond, Boch tibi prosti, Dieu vous pardonne, et me pardonnez aussi. Or auant que passer outre il faut sçauoir que ce n’est pas en cette saison seule qu’ils s’entre-baisent, ains en tout temps. Car c’est vne espece de salutation que ils ont entre-eux de s’entre-baiser, tant les hommes que les femmes, en prenant congé les vns des autres, ou se rencontrant ne s’ayant veu de longtemps : la semaine finie, ils vont tous aux bains, ne sortent peu ou point la semaine suiuante hors de leurs logis, et ne mangent la pluspart que trois fois ladite semaine, mais ny chair, ny poisson, ains du miel, et toutes sortes de racines. La semaine suiuante, ils sortent de leurs logis, mais fort simplement habillez, comme s’ils portoient le dueil, ils mangent tout le reste du Caresme (hormis la derniere semaine) toute sorte de poisson tant frais que sallé, sans beure, ou autre chose prouenant de chair ; mais le Mercredy et Vendredy, ils mangent peu de poisson frais, ains tout poisson sallé et racines, la derniere semaine est obseruée aussi estroitement ou plus que la premiere ; car en icelle ils reçoiuent tous coustumierement le Sacrement. Or le iour de Pasques et la semaine suiuante, ils s’entre-visitent les vns les autres (comme en la Semaine grace) avec des œufs rouges, lesquels ils s’entre-presentent, disant ; Christus vos Christ, qui veut dire, Christ est ressuscité ; l’autre répond, As isten vos Christ, en vérité il est ressuscité, changent ou donnent vn œuf, et se baisent, ce qu’ils font en se resiouïssant en tesmoignage de la Resurrection. L’Empereur tient cet ordre (comme aussi au dernier iour de la Semaine grace,) vn chacun vient baiser sa main le lendemain de Pasques, comme aussi le iour ensuiuant en sortant pour aller au seruice, vn chacun des principaux et connus de l’Empereur viennent baiser sa main, et il leur donne vn œuf, deux ou trois, selon qu’il les fauorise ; et n’y a que festins par l’espace de quinze iours. Ils ont forces Cloches en Russie, combien qu’en cela ils semblent differer des Grecs, lesquels n’en ont nulles en leurs Églises, comme l’on voit par ceux qui suiuent leurs Religions, à sçauoir, Valachs, Moldouiens, Retzes, et autres ; mais ce n’est contre la Religion Grecque, ains qu’eux estant sous la domination des Turcs, Lalcoran desquels ne permet nulles Cloches en leur Synagogue, non plus que les Juifs, ils n’en osent auoir, combien que les Catholiques, Protestans, et Ariens en auoient en Transsiluanie, lors qu’Estienne, puis apres Roy de Pologne, et après luy Sigismundus Batori, la tenoient comme en hommage du Turc ; mais les Grecs n’en auoient nulles.

Tous les passages du pays sont tellement fermez, qu’il est impossible d’en sortir sans licence de l’Empereur. Il ne se trouue pas qu’ils ayent laissé sortir de nostre temps aucuns du païs de ceux qui portent les armes ; car ie suis le premier : mesmes s’il y a guerre contre les Polonois, ils n’y enuoyent aucun Polonois, quoy qu’ils en ayent bon nombre, ains les enuoyent aux frontieres de Tartarie, et ainsi en font-ils des autres Nations qui sont parmy eux, de crainte qu’ils ont que lesdits estrangers s’enfuyent ou rendent à l’ennemi. Car c’est la nation la plus défiante et soupçonneuse du monde.

Tous leurs chasteaux ou forteresses sont de bois, excepté Semolensqui, le chasteau de Iuand-Gorod ou Narue, le chasteau de Thoula, Casan et Astrican, le Chasteau de Columna et le chasteau de Poutimel sur les frontieres de Podolie, et la ville de Mosco qui est vne grande Ville, par laquelle passe vne riuiere plus grande que la Seine. La ville est enclose d’vne muraille de bois qui a de circuit, comme i’estime, plus que Paris : apres elle a vne grande muraille, qui a de circuit autant que la moitié de celle de bois, mais non au delà de la riuiere : puis il y a la troisiesme qui est de brique, qui enclost toutes les boutiques de pierre des Marchands. Puis il y a le Chasteau qui est grand, et fut basty au temps de Basilius Iohannes pere de Iohannes Basilius, par un Italien. Dans le Chasteau y a diuerses Eglises de pierre, entre lesquelles il y en a quatre toutes couuertes de cuiure doré. La ville est pleine de bastimens de bois, chaque bastiment n’a que deux estages, mais vne grande place en leur logis à cause du feu auquel ils sont fort suiets depuis peu de temps ; ils ont basty beaucoup d’Eglises de pierre, il y en a aussi vn nombre infiny de bois, et mesmes les rues sont pauées ou planchées de bois.

La principalle Noblesse réside tousiours à Mosco, à sçauoir les Knez (qui veut dire Ducz) puis ceux du Conseil qui se nomment Donmey Bayarin, puis les Acolintshes, qui sont Mareschaux ; puis les Donmey Deuorenne, et d’autres Moscoffqui Deuorenne. D’iceux sont choisis les Chefs et Gouuerneurs des Villes. Il n’y a au Conseil aucun certain nombre : car il dépend de l’Empereur d’en faire autant que bon luy semble. I’en ay cognu iusques à trente-deux. Le secret Conseil est coustumierement des plus proches du Sang, en matiere de grande consequence. L’on prend (par forme) l’aduis des Ecclesiastiques, faisant venir le Patriarche auec quelques Euesques au Conseil, combien qu’il n’y a à parler proprement nulle loy, ny conseil, que la volonté de l’Empereur, soit bonne ou mauvaise, à mettre tout à feu et à sang, innocens ou coulpables. Ie le tiens pour l’vn des plus absolus Princes qui soit : Car tous ceux du païs, soit Nobles ou Innobles ; les freres mesmes de l’Empereur s’appellent Clops hospodaro, qui est à dire, Esclaues de l’Empereur. Ils admettent outre plus au Conseil deux Domnei Diac, lesquels ie tiens plustost pour Secretaires que pour Chancelliers, combien qu’ils le font ainsi interpreter. L’vn est celuy dans l’office duquel l’on dépesche tous Ambassadeurs et negoces forains. L’autre est celuy en l’office duquel tous gens de guerre ont leurs expeditions, tant Lieutenans Generaux, Gouuerneurs des Villes, qu’autres, hors-mis les Strælites, qui est la meilleure Infanterie (qui sont Arquebouziers) qu’ils ayent, car ils ont leur office à part.

Outre ce, chacune prouince du pays a son office, où il y a vn du Conseil ou Acolnitshes avec vn Diac pour iuger de tous differends qui suruiennent entre ceux qui seruent l’Empereur. Il faut noter que nulz Iuges ou Officiers n’osent prendre nulz dons de ceux qui ont affaire d’eux ; car s’ils sont accusez ou par leurs propres seruiteurs, ou par ceux qui leur ont fait des presens, (ce qui aduient souuent pour n’estre expediez comme ils esperent) ou par autre quel qu’il soit, et conuaincus, tous leurs biens sont confisquez, et outre ce sont mis sur la Praue (de laquelle parlerons cy-apres) pour les faire payer vne amende, apres restitution des presens selon que l’Empereur en ordonne cinq cens, mil, ou deux mil Roubles plus ou moins selon sa qualité ; mais si c’est du Diac, qui ne soit bien fauorisé de l’Empereur, est foüetté par la ville luy pendant au col (si c’est argent qu’il aye pris) vne bourse pleine d’argent, et ainsi tout de mesme de toute autre chose, car si ce sont fourrures, perles, ou autre chose quelle qu’elle soit, mesmes iusques à du poisson salé, l’on a accoustumé de leur pendre au col, lors qu’ils sont foüettez, ce qui ne s’execute auec verges, ains auec vn foüet, puis enuoyez en exil, ce qu’ils ne recherchent pour le temps present seulement, ains pour le futur, nonobstant ce ne laissent de prendre, car il se trouue vne nouuelle inuention, qui est qu’on vient offrir à l’image de celuy à qui l’on a à faire, desquelles images vn chacun a grand nombre en sa maison, lesquelles les plus simples appellent Boch, qui veut dire Dieu, et les autres Obros, qui veut dire Images ou représentation, ce que l’on veut le pendant sur ladite Image, ce qui toutesfois ne les excuse, si le present surpasse sept ou huict Roubles, et que l’Empereur en soit aduerty, il leur est aussi aucunement loisible par l’espace de huict iours apres Pasques de prendre quelque petite chose lors qu’ils s’entrebaisent, auec des œufs, comme nous auons desia touché, mais il ne faut pas qu’ils prennent aucuns dons, si l’on leur presente pour quelque espoir que par cela l’on aye de leur faueur, car cela ne les exempte s’ils sont accusez des parties desquelles ils l’ont receu, veu qu’ils peuuent tesmoigner leur auoir donné pour tel et tel subiect, ains sont exempts pendant ledit temps de tous autres accusateurs, tellement qu’il faut que tous Iuges et Officiers se contentent de leurs pensions annuelles et terres qu’ils possedent de l’Empereur. Il n’y a nul appel d’une Sentence donnée, il faut que tous indifferemment de quelque Prouince tant esloignée qu’elle soit, horsmis les habitans des villes, viennent pour estre iugez en la ville de Mosco. Quant aux habitans, ils ont en chaque ville un Goubna Starats, lequel iuge de toutes causes, dont il y a appel à Mosco. Ces Iuges subalternes ont aussi pouuoir de rechercher et emprisonner tous meurtriers, voleurs et larrons ; leur faire donner la question, et apres leur confession en écrire à Mosco à vn Office qu’ils appellent Rosboinie Pricas, à ce ordonné. Il ne se peut executer vn homme en toute la Russie, sans expresse ordonnance de la Cour Souueraine de Mosco. Leurs loix portent que chacun plaide pour soy-mesme, ou par quelque sien parent ou seruiteur à ce depputé, car de Procureur ou Aduocat il ne s’en parle point. Tous differends, horsmis ceux desquels on peut iuger à l’œil, se terminent par vn serment que l’vne des parties defere à l’autre, luy faisant baiser vne croix dans vne Eglise à ce ordonnée, auec quelque ceremonie. Il faut noter que ceux qui seruent l’Empereur à cheual sont exempts de faire ce serment en personne ; car ils font baiser ladite Croix par vn seruiteur, horsmis lors qu’ils prestent serment aux Princes et ceux qui sont redeuables de quelques sommes de deniers, lesquels ne peuuent ou ne veulent payer soit à l’Empereur ou à autre, l’on les met sur la Praue, qui est vn lieu où il faut qu’ils se trouuent aux iours ouuriers dés le Soleil leuant pour estre battus et fustigez d’vne baguette ou houssine sur le gras des iambes iusques sur les dix ou vnze heures, par gens ordonnez à cela, qui s’appellent Nedelsic. I’en ay veu remener plusieurs sur des charettes en leurs logis ? cela continuë iusques à entiere satisfaction de la debte : ceux qui seruent l’Empereur à cheual en sont exempts, mettant vn de leurs gens en leur place.

La Noblesse sous laquelle ie comprends tous ceux qui tirent gages annuelz possedans terres de l’Empereur, tiennent cette reigle. Ils se leuent ordinairement en esté au Soleil leuant, vont au Chasteau (i’entens s’ils sont en Mosco) où le Conseil se tient depuis la premiere heure iusques à six heures du iour, puis l’Empereur va ouyr le Seruice, où ceux du Conseil l’accompagnent, qui dure depuis sept heures iusques à huict, qui est depuis vnze heures iusques à midy : apres que l’Empereur est sorty, vn chacun se retire pour aller disner, et apres disner se couchent et dorment deux ou trois heures, puis sur les quatorze heures se sonne vne cloche, et retournent tous les Seigneurs au Chasteau, où ils demeurent iusques sur les deux et trois heures du soir, puis se retirent, soupent, et s’en vont coucher. Or il faut noter que tous vont à cheual en esté et en hyuer sur des tresnoirs, tellement qu’ils ne font nul exercice. Ce qui les rend gros et replets, mesmes tiennent en honneur ceux qui sont les plus ventrus, les appellans Dorotney Schalouec, qui signifie un braue homme, ils sont fort simplement habillez, si ce n’est quelque iour de feste, ou bien que l’Empereur sorte en public, ou que quelque Ambassadeur doiue auoir audience : Leurs femmes vont en esté en chariot, et en hyuer en vn tresnoir, si ce n’est lors que l’Imperatrice va aux champs, car lors il y a vn nombre de femmes qui suiuent son carosse, estans à cheual comme vn homme, et portent toutes des chapeaux de feustre blanc, semblable à ceux que les Euesques et Abbez portent par les champs, horsmis qu’iceux sont gris, obscur ou noir, elles sont habillées d’vne robbe longue, aussi large aux espaules que par le bas, ordinairement d’escarlatte ou de quelque beau drap rouge, dessous laquelle elles ont vne autre robbe de quelque estoffe de soye auec de grandes manches larges de plus d’vne aulne de Paris, sur le deuant les manches sont de quelque drap d’or d’vn tiers d’aulne de longueur, vn bonnet sur la teste en broderie de perles, si elle est femme : mais si c’est vne fille, elle porte vn haut bonnet de regnard noir, comme les Nobles font lors que l’on donne audiance à vn Ambassadeur : si c’est vne femme qui n’ait eu aucuns enfans, elle peut porter mesme bonnet qu’vne fille : puis elles portent toutes vn colier de perles de quatre bons doigts de largeur, et des pendants d’oreilles qui sont fort longs, chaussées de bottes de marroquin rouge et iaune, le talon de trois doigts de haut, ferré comme les bottes des Polonois ou Hongres, elles se fardent toutes, mais fort grossierement, et tiennent que c’est vne honte de ne se farder soit vieille ou ieune, riche, ou pauure. Elles sont tenuës de fort pres, et ont leurs logis separé de celuy de leurs maris. L’on ne les voit iamais, car c’est la plus grande faueur qu’ils font l’vn à l’autre de se montrer leurs femmes, si ce n’est aux proches parens. Mesme si quelqu’vn se veut marier, il faut parler aux parens de la fille, lequel, s’il est content d’entrer en alliance avec luy, depute vn de ses plus fideles parents ou amis, pour aller voir ladite fille, et luy en fait son rapport, et sur ce rapport contractent mariage, et qui se desdit paye vne somme d’argent accordée entr’eux. Apres ce contract, il peut aller veoir son espouse. Le iour du mariage, elle est menée à l’Eglise, ayant vn voile sur la face, comme fist Rebeca, lors qu’elle fut aduertie que c’estoit Isaac, qu’elle voyoit venir de tout loin. Tellement qu’elle ne peut voir personne, ny personne la voir au visage. Puis est r’amenée en mesme façon, et assise à table, et continuë ainsi voilée iusques à la consommation du mariage, qu’ils vont aux bains, ou s’ils n’y vont, se font ietter vn seau d’eau par dessus la teste : car ils se tiennent soüillé iusques alors, suiuant en cela les Juifs et les Turcs. Il faut qu’ils reçoiuent la benediction d’vn Prestre, ou Moine, auant que d’entrer en leurs Eglises, ou mesme se presenter deuant aucunes images, desquelles vn chacun a bon nombre en sa maison, et en font de mesme toutesfois et quantes qu’ils cognoissent leurs femmes, tout ce que l’on donne en mariage est estimé au double ou au triple, et toute autre chose, et s’il aduient qu’elle meure sans enfans, le mary paye le tout, suiuant l’estimation aux plus proches parens, vn chacun s’estime riche, par le nombre des seruiteurs et seruantes qu’il a, et non par l’argent qu’ils possedent ; ce qu’ils ont retenu des Anciens. Car les seruiteurs desquels ils ont grand nombre, sont esclaues, et demeurent Serfs, tant eux que leurs enfans, aux heritiers de leur premier maistre. Outre ce ils ensuiuent plusieurs choses de l’antiquité comme en leurs escrits, car leurs registres, memoires, et requestes ou supplications, sont roulées en rouleaux, et non enregistrées dans des Liures, ou pliez comme entre nous, et ainsi de tous leurs autres escrits. Ce qu’ils imitent des Anciens, et mesme de la saincte Escriture, comme nous lisons du Prophete Ezechiel ch. 3. Comme aussi la maniere qu’ils ont d’inuiter vn homme à vn banquet, ou disner. L’Empereur mesme inuitant les Ambassadeurs, ne dit autre chose, que klebyest samnoi, qui veut dire mangez du pain auec moy, et est le plus grand reproche qu’ils fassent à celuy qui se monstre ingrat, de dire : tu as oublié mon pain et mon sel : Mesme si l’Empereur fait quelque voyage, ou qu’vn Empereur soit esleu, ou se marie, ou assiste à vn baptesme, la commune luy vient offrir entre autres presens, chacun vn pain et du sel. Leur reuerence est d’oster le Chappeau, et se prosterner, non à la façon des Turcs, ou des Perses, et autres Mahumetans, mettans la main sur la teste ou sur la poitrine, ains baissant la main droite iusques à terre, ou moins basse, selon l’honneur qu’ils veulent faire. Mais si vn inferieur veut impetrer quelque chose de son superieur, il se prosternera du tout la face contre terre, comme aussi en leurs prieres deuant quelques Images, et ne sçauent que c’est d’autre reuerence, non-plus que de mettre le genoüil en terre, car c’est la façon des Mahumetans (disent-ils) à cause que coustumierement ils sagenoüillent pour s’asseoir en terre ; les femmes en vsent de mesme. Il se trouue beaucoup de gens aagez entr’eux, de 80. 100. 120. ans. Ils ne sont pas si subiects à la maladie qu’en ces quartiers. Ils ne sçauent que c’est de Medecines, si ce n’est l’Empereur et quelques principaux Seigneurs. Mesmes ils tiennent plusieurs choses soüillées, desquelles on se sert en Medecine, entr’autres ne prennent volontiers des Pilules. Quant aux Clisteres, ils les abhorent, comme aussi le Muscq, la Ciuete, et autres telles choses. Mais si les simples sont malades, ils prennent coustumierement vn bon traict d’eau de vie, et y mettent vne charge de poudre d’arquebouze dedans, ou bien vne teste d’ail pilée, remuent cela et le boiuent, et vont à l’instant à vne estuue, laquelle est si chaude, que l’on n’y sçauroit presque durer, et y demeurent iusques à ce qu’ils ayent sué vne heure ou deux, et en vsent de mesme en toute sorte de maladies.

Quant au reuenu de l’Empire l’on tient cet ordre. Premierement le Domaine de l’Empereur vient en vn office qu’il appelle de Vorest, sur lequel office le maistre d’hostel a la superintendance, et en iuge auec deux Diacs, outre ce le païs est divisé en cinq Offices, qu’ils appellent Setuart, ausquels offices l’on apporte les reuenus ordinaires, outre ce, il y a vn autre Office qu’ils appellent Bolshoi Prichod, lequel Office a la suruoyance desdits Setuarts, et mesmes s’il y a quelques impost extraordinaires, ils sont tous apportez audit Prichod : le reuenu de l’Empereur outre son Domaine consiste en tailles, qu’il faut que non seulement les villes payent, mais aussi tous les paysans, n’en exemptans pas les terres hereditaires de ceux du sang : puis en imposts et gabelles de toutes sortes de marchandises, et sur les cabarests où ils vendent eau de vie, medon ou idromel et ceruoise, car il ne s’en oseroit vendre par toute la Russie, que par ceux qui ont affermé les cabarests en chaque ville ou village, puis sur les Pelleteries, Cire et autres marchandises. Or le Domaine de l’Empereur consiste la pluspart en viures, asçauoir Grains, Eau de vie, Miel, Venaison, Chairs, Volaille, Fruittage, et toute autre chose necessaire à la cuisine et sommellerie : toute chose nonobstant ce, est particulierement taxée à plus haut prix, et de ceux qui sont vn peu esloignez de la ville l’on prend le tout en argent, mesmes il s’en trouue plusieurs qui sont taxez en argent, à sçauoir chacun Voit qui contient sept ou huict decetins de terre labourée selon les lieux ausquels ils sont, un Decetin est vne piece de terre, sur laquelle on peut semer deux Shetuert de grain, qui est comme si on disoit vn arpent de terre, et payent de cela annuellement dix, douze, quinze Roubles, voire iusques à vingt Roubles selon la fertilité de la terre, chaque Rouble faict enuiron six liures douze sols, qui montent tous les ans à vne grande somme, tellement qu’il se trouue de deniers clairs en cet Office iusques à cent vingt mil, voire iusques à cent cinquante mille Roubles tous les ans, selon les frais et despens des Ambassadeurs estrangers et autres extraordinaires qui sortent de cet Office, il s’est trouué en outre des deniers clairs en quelques vns de ces cinq Setuarts, comme celuy de Casan, et Noua Setuart apres tous frais faicts (car ce sont les lieux desquels toutes pensions et gages de la pluspart des gens de guerre sont payez) iusques à quatre-vingts ou cent mille Roubles, et les autres de quarente iusques à soixante mille Roubles, outre le Bolshoi prichod, lequel outre l’extraordinaire que l’on leue par tout le pays par le commandement de l’Empereur à la ville de Mosco, et plusieurs autres parties casuelles, comme de ceux qui tombent en disgrace, les biens desquels sont confisquez : puis il y a les fourrures et cires qui viennent à vn office appellé Casna, qui est le lieu du Tresor : ce qui reuient du seau, à sçauoir pour chaque lettre scellée vn quart de Rouble, est compris en cet office, duquel se paye toute sorte de marchandise prise pour l’Empereur : outre ce chaque Office des Prouinces rapporte vne bonne somme d’argent au bout de l’an, car l’Empereur a la dixiesme partie de tout ce qui se demande par droict de iustice : outre ce il y a deux offices, sçauoir l’vne, où s’expedie la donnation des terres appellé pomiesnej pricas, car pour chaque lettre il faut donner deux, trois ou quatre Roubles selon la grandeur des terres desquelles ils prennent possession, puis si quelqu’vn tombe en disgrace, leur reuenu desdites terres reuient audit Office, iusques à ce que l’Empereur le donne à quelque autre : l’autre Office s’appelle Conusnej prikas, qui est l’Office de l’escurie ; ledit Office a aussi plusieurs reuenuz et casualitez, car tous cheuaux qui se vendent au pays, horsmis des paysans, paye pres de vingt sols pour le registre qui s’en tient, afin de n’encourir aucun danger si l’on pretendoit que le cheual eust esté desrobé ; puis il y a grands reuenus de cheuaux que les Tartares dit Nagais amenent vendre en Russie, car premierement l’Empereur prend le choix de la dixiesme partie des cheuaux : en outre de chaque cheual qu’ils vendent, il prend du vendeur ou achepteur selon qu’ils s’accordent à raison de cinq pour cent : or apres auoir esleué deux ou trois ans lesdites dizaines de cheuaux, qui sont ieunes cheuaux ou poulains, l’on les vend, ce qui monte à vne grande somme d’argent, car i’en ay veu amener à vne fois pres de quarente mille : ils viennent deux ou trois fois en l’an, et en amenent plus ou moins, tellement que l’on ne peut pas estre certainement asseuré du reuenu de l’Empereur, nonobstant c’est vn pays fort riche, car il n’en sort nul argent, ains y en entre en bonne quantité tous les ans, car ils font tous leurs payemens auec marchandises, desquelles ils ont grand nombre, à sçauoir toute sorte de pelleterie, cire, suif, peaux de vache et de élend. D’autres peaux teintes en rouge, du lin, du chanure, de toute sorte de cordage, du cauiare, qui sont des œufs de poisson sallé, il s’en meine grande quantité en Italie, puis du saumon sallé, forces huilles de poisson, et autres marchandises. Car de grains, combien qu’il y en aye grande quantité, il ne s’en oseroit transporter hors du pays du costé de la Liuonie. Outre ce, ils ont beaucoup de cendres, semence de lin, filet, et autres marchandises, lesquels ils trocquent ou vendent, n’achetans rien des estrangers à deniers contans, non pas mesme l’Empereur ; si c’est quelque somme comme de 4. à 5000. roubles, il fera faire le payement en pelleteries, ou cires. L’Empereur a vn trezor de son espargne, auquel on ne touche point, ainsi s’y met tous les ans plus ou moins. Outre cecy, y a le Roschodnoy Casna, qui est le trezor où se prend l’argent pour despences extraordinaires, il est plein de toutes sortes de ioyaux en grand nombre, principalement de Perles, car il s’en porte plus en Russie, qu’en tout le reste de l’Europe. I’ay veu au tresor pour le moins 50. Robes des Empereurs de rechange, à l’entour desquelles estoient des ioyaux au lieu de passement, et les Robes tout entierement bordées de Perles, et autres bordées tout à l’entour d’vn pied, d’vn demy-pied, de quatre doigts de Perles. I’ay veu demy douzaines de Couuertures de lict toutes bordées de Perles, et diuerses autres choses. Il y a aussi de riches ioyaux, car ils en acheptent tous les ans, lesquels demeurent au Tresor, outre ceux qu’il reçoit des Ambassadeurs. Il y a quatre Couronnes, à sçauoir, trois d’Empereur, et la quatriesme est celle dont iadis les grands Ducs estoient couronnez, sans celle que Demetrius fit faire pour l’Imperatrice sa femme, laquelle n’estoit encore paracheuée, car ce n’est pas la façon du pays de couronner les femmes d’Empereurs ny grands Ducs, Demetrius a esté le premier, il y a deux Sceptres et deux Pommes d’or pour le moings, lesquels i’ay veu, ayant eu l’honneur par plusieurs fois d’accompagner Demetrius Iohannes aux voûtes dans lesquelles est le Tresor. Or ils disent et tiennent que tout est deppendant du Tresor, soit habits, ioyaux, estoffes ou argent : outre il y a deux cornes de Licorne toutes entieres, et vne Crosse, qui est celle que les Empereurs portent, faite d’vne piece entiere d’vne Licorne, c’est à dire la longueur, car ce qui trauerse le dessus surquoy on s’appuye est d’vne contrepiece de Licorne : puis il y a vne autre demye Licorne, de laquelle on vse iournellement aux medecines : I’y ay encor veu vne autre crosse d’or, mais vn peu creuse par dedans à cause de la pesanteur : il y a grand nombre de plats d’or grands et petits, et tasses à boire : outre ce vn nombre infiny de vaisselle d’argent dorée et non dorée, comme l’on pourra iuger par ce discours : qu’apres l’élection de Boris Federuits, lors qu’il fit assembler l’armée à Serpo, comme auons touché cy-deuant, il fit festin par l’espace de six semaines presque iournellement à dix mil hommes chacune fois, lesquels estoient tous traitez en vaisselle d’argent, selon le dire de ceux qui y estoient, et tous sous pauillons. I’y ay veu vne demy douzaine de tonneaux faits d’argent, lesquels Iohannes Basilius fit faire de la vaisselle d’argent, qu’il trouua en Liuonye lors qu’il la conquist : l’vn desdits tonneaux presque de la grandeur d’vn demy muid, et d’autres de moindre grandeur : vn grand nombre de bassins d’argent fort grands et creux, auec vne boucle de chaque costé pour les porter, lesquels quatre hommes apportent coustumierement sur chaque table pleins de Medon, et selon la longueur d’icelles tables trois ou quatre bassins plus ou moins, et auec vn chacun de grandes tasses d’argent pour puiser dans iceux bassins, car deux ou trois cens hommes ne fourniroient pas à verser à boire aux conuiez du festin : toutes lesdites vaisselles sont ouurages de Russie : outre icelles il y a vn grand nombre de vaisselle d’argent d’Allemagne, d’Angleterre, de Pologne, qui sont, ou presens de Princes enuoyez par Ambassadeurs, ou qui ont esté achetez pour la rareté de l’ouurage : puis il y a en ce Tresor abondance de toutes sortes d’estoffes, à sçauoir drap d’or et d’argent de Perse, de Turquie : toutes sortes de velours, satin, damas, taffetas, et autres estoffes de soye, et à la verité il en faut grande quantité, car tous ceux qui viennent pour seruir l’Empereur ont leur bien-venuë qu’ils appellent, qui consiste en argent, et selon la qualité vne robe de drap d’or, ou autant de velours, satin, damas ou taffetas, pour luy faire vn habit : outre ce, quand il recompense quelqu’vn, soit pour seruice fait à la guerre ou autres, il leur en donne de mesme : aussi ont tous Ambassadeurs venans ou des Tartares et Nogois, ou des Krim, ou quelque autre nation de l’Asie, tant eux que leurs gens, des robes d’estoffes de soye, chacun selon sa qualité, tellement que pour tenir le Tresor tousiours fourny, tous Marchands tant estrangers que Russes, sont obligez d’apporter toutes estoffes et autres choses de valeur au Tresor, et là on voit choisir de tout pour l’Empereur : que s’il se trouvoit qu’ils vendissent, ou celassent, auant l’auoir monstré, pour dix ou douze escus de marchandise, tout le reste seroit confisqué, combien qu’ils eussent payé la gabelle et tous imposts. Ils n’ont nuls mineraux que de fer, lequel est fort doux, combien que ie ne doute pas qu’en vn si grand pays il n’y ait autres minieres, mais ils n’ont personne qui s’y entende.

Il n’y a autre monnoye entre-eux que des Denins ou Copek, qui valent enuiron seize deniers tournois et des Moscofques ou Dengi qui valent huict deniers tournois : item des Polusques qui valent quatre deniers, laquelle monnoye est d’argent vn peu plus fin que les reales de huict, ils payent toutes sommes auec la susdite monnoye, car il ne s’en voit autre en toute la Russie, ils reduisent toutes leurs sommes en Roubles, qui est cent denings, qui valent enuiron comme auons ia touché six liures douze sols, et en demis Roubles ou quart de Roubles, puis en Griuene, qui sont dix denins, et en Altnis qui sont trois denins, qui valent quatre sols : les marchands estrangers y apportent force reales et Reics Daller, sur lesquelles ils gaignent ; car les Russes les acheptent et reçoiuent en payement à douze Altins la piece, qui fait trente-six denins, qui est enuiron quarente-huict sols, puis les reuendent à la monnoye, où il se raffine tant soit peu, et se battent en la susdite monnoye, une reale de quarente sols comme nous appellons, estant de poids peze quarente-deux denins : outre ce lesdits Marchands y apportent grand nombre de Ducats, lesquels l’on achepte et vend comme autre marchandise, sur lesquels souuentes fois ils gaignent beaucoup, i’en ay veu achepter iusques à vingt-quatre Altins la piece, qui fait enuiron quatre liures seize sols, i’en ay veu vendre aussi à seize Altins et demy Rouble la piece, mais le prix le plus commun est de dix-huict à vingt-vn Altins : or cette grande cherté de Ducats aduient quand vn Empereur est couronné, ou se marie, et à vn Baptesme, car vn chacun vient offrir, comme auons touché cy-deuant, quelques presens, mais la commune se ioinct par troupe et compagnie, lesquels offrent à l’envy l’vn de l’autre de riches presens, entre lesquels y a coustumierement vn nombre de Ducats, soit en des gobelets ou tasses d’argent, ou dans des plats couuerts de taffetas, ils sont aussi rencheris quelques iours auant Pasques ; car depuis ledit iour iusques à huict iours apres Pasques, la façon est que l’on s’entrevisite, et baise auec des œufs rouges, comme auons touché cy-deuant, mais l’on va visiter les grands, et ceux desquels l’on a affaire, leur offrant auec l’œuf quelques ioyaux, perles, ou quelques ducats, car c’est la seule saison de toute l’année en laquelle ils osent prendre, encores faut-il que ce soit secrettement, car cette saison n’excuse pas si l’on prend chose de plus grande valeur que de dix ou douze Roubles.

Le plus grand office de Russie est le grand Maistre de l’Escurie, qu’ils appellent Conusnej Baiarj, puis celuy qui a la suruoyance des medecins et apoticaires, lequel ils nomment Abtesqui Baiarj puis le Maistre d’hostel, et apres l’eschanson ces quatre Offices sont des premiers du Conseil. Apres ce il y a diuers Offices, comme Stolnic Tshesnic Strepsik, pages et autres, en grand nombre : la Garde de l’Empereur est composée de dix mille Strelits qui resident en la ville de Mosco, ce sont arquebuziers, ils n’ont qu’vn General : ils sont diuisez en Pricas, qui est vne compagnie de cinq cens, sur lesquels ils ont vn Goloua que nous nommerons Capitaine, chacune centaine d’hommes a vn Centenier, et chaque dix hommes vn Decetnic, que nous nommerons Caporal, ils n’ont Lieutenant ny Enseigne : chacun Capitaine selon les seruices qu’il a faicts, a trente, quarente, iusques à soixante Roubles de gages annuels, et des terres par mesme moyen iusques à trois, quatre ou cinq cens Setuarts : chaque Setuart est comme vn arpent de terre, et se doibt ainsi entendre en tout ce discours : la pluspart des Centeniers ont des terres, et ont de douze iusques à vingt Roubles, les Caporaux iusques à dix Roubles, et les Strelits quatre et cinq Roubles par an : ils ont en outre chacun douze Setuarts de seigle et autant d’auoyne tous les ans : quand l’Empereur va aux champs, combien que ce ne soit qu’à six ou sept virst de la ville, la pluspart d’iceux vont auec luy, et ont cheuaux hors des escuries de l’Empereur : si on les enuoye en quelque part en l’armée ou en garnison, l’on leur donne des cheuaux ; il y a gens ordonnez à les nourrir : chaque dizaine a vn chariot pour mener leurs prouisions, outre ceux qui font residence en Mosco cy-deuant nommez, l’on choisit des principaux Gentilshommes de chaque ville, sous lesquelles ils ont leurs terres, lesquels ils appellent Vuibourne Deuorens de quelque ville selon la grandeur d’icelle, seize, dix-huict iusques à vingt, voire iusques à trente, lesquels resident dans la ville de Mosco l’espace de trois ans : puis d’autres choisis, et ceux-là licentiez, qui faict qu’il y a tousiours vn nombre de cauallerie ; tellement que les Empereurs ne sortent gueres souuent qu’ils n’ayent dix-huict et vingt mille cheuaux auec eux, car tous ceux qui deppendent de la Cour montent à cheual : la pluspart d’iceux couchent par ordre toutes les nuicts au Château sans aucunes armes s’il est question de receuoir quelque Ambassadeur selon que le Prince luy veut faire honneur, il enuoye de sesdits Strelits auec leurs arquebuzes se mettre en rang vn à vn de chaque costé du chemin iusques en son logis, à sçauoir dés l’entrée de la porte de bois ou de pierre selon que l’Empereur en ordonne, puis vn nombre de ses Moscofsqui et derniers nommez Deuorens, qui vont tous auec les principaux marchands fort richement habillez s’il en est besoing : Car cela depend de l’honneur que l’on veut faire à l’Ambassadeur : vn chacun a trois ou quatre Robes de rechange pour cet effect, quelquesfois il les fait habiller de ses toilles d’or et d’argent, de Perse, auec le haut bonnet de Renard noir, quelquesfois auec Suietnoi Plati, qui sont robes de quelques tabins ou camelot de soye, ou escarlate, ou quelque autre beau fin drap de couleur legere passementée d’or, et le bonnet noir, autrement ils ont des habits qu’ils appellent Schisteit Plati qui sont honnestes accoustremens. Le nombre de gens et de qualité augmente et diminuë selon l’honneur que l’on veut faire, lesquels les vont receuoir à vn trait d’arc de la ville, et quelques-vns vn quart de lieuë, là où on amene audit Ambassadeur pour luy et ses gens des cheuaux hors de l’escurie de l’Empereur pour entrer dans la ville, et ainsi est conduict iusques en son logis, au-deuant duquel on pose des gardes, ne permettant y entrer personne que ceux qui sont à ce depputez, ny mesmes sortir aucun qui n’aye vne garde apres pour veoir où il va, ce qu’il fera et dira : ils ont gens à ce ordonnez, comme aussi pour leur fournir et pourueoir de toutes sortes de viures à eux necessaires aux despens de l’Empereur sur les frontieres : non seulement les Ambassadeurs, mais tous estrangers qui viennent pour seruir l’Empereur sont pourueus tant en la ville de Mosco, que par les chemins, chacun selon sa qualité, de tous viures necessaires, tant pour eux que pour leurs cheuaux (ce qu’ils appellent Corme) lequel est augmenté ou retranché aux Ambassadeurs, selon que l’Empereur en ordonne, le tout est fourny hors de l’Office nommé de Vorest, comme a esté touché cy-dessus.

Quant aux gens de guerre, il faut premierement parler des Voyuodes, qui sont generaux de l’armée, l’on les choisist coustumierement de Domnei Baiari et Acolnithes, c’est à sçauoir, s’il y a apparence de quelques ennemys ; car autrement, ils choisissent annuellement des Domnei et Moscoffqui de Vorenne, qu’ils enuoyent sur les frontieres de Tartarie, pour empescher l’incursion de quelques troupes amassées de Tartares, qui viennent quelquesfois enleuer de l’herbe, les cheuaux de quelques garnisons, lesquels s’ils ne trouuoient resistance, rauageroient plus outre. Ils separent leur armée en cinq, à sçauoir, l’auant-garde qui est prés quelque ville plus approchant les confins de Tartarie : la seconde est l’aisle droite, qui est prés quelqu’autre ville : la troisiesme est l’aisle senestre, puis le corps de l’armée, et l’arriere-garde, toutes separées l’vne de l’autre. Mais les generaux sont tenus au moindre aduertissement de venir ioindre le gros. Il n’y a autre office en l’armée, que lesdits generaux, sinon que toute la gendarmerie, tant cauallerie qu’infanterie, est reduite sous Capitaines sans Lieutenans, enseignes, trompettes et tambours. Chaque General a son enseigne particuliere, laquelle se discerne par quelque sainct qui y est peint, elles sont sacrées par le Patriarche, comme autres saincts. Il y a deux ou trois hommes ordonnez à la tenir droite. Outre ce, chaque General a son propre Nabat, qu’ils appellent, ce sont de ces tambours de cuiure, qui se portent à cheual : ils en ont chacun dix ou douze, et autant de trompettes et quelque haut bois, lesquels ne sonnent iamais que lors qu’ils sont prests à donner quelque bataille, ou en quelque escarmouche, hors-mis l’vn des tambours que l’on sonne pour desloger ou monter à cheual.

L’ordre qu’ils tiennent pour descouurir l’ennemy dans ces grandes campagnes de Tartarie, est tel, il y a des chemins qu’ils appellent chemin de l’Empereur, chemin de Krim, chemin du grand camp : outre ce il y a quelques chesnes epars deçà et delà aux campagnes, esloignez de huict, dix, iusques à quarente virst l’vn de l’autre : sous la pluspart desdits arbres, il y a certaines sentinelles, à sçauoir deux hommes auec chacun vn cheual de relais l’vn d’iceux faict sentinelle au dessus de l’arbre, et l’autre faict repaistre les cheuaux la selle sur le dos, ils se rechangent tous les quatre iours ; en cas que celuy qui est au dessus apperçoiue quelques poussieres s’eleuer en l’air, il a ordre de descendre sans rien dire qu’il ne soit monté à cheual, et à bride abbatuë vient au second arbre criant de loing et faisant signe qu’il a veu des gens : celuy qui garde les cheuaux du second arbre monte à cheual par le commandement de celuy qui est sur l’arbre, lequel le descouure estant encores loin, et aussi-tost que l’on peut entendre ou discerner de quel costé il monstre qu’il a veu ladite poussiere, court auec son cheual en lesse à bride abbatuë iusques à l’autre arbre, lesquels font tout de mesme : et ainsi de main en main iusques à la premiere forteresse, et delà iusques à Mosco, sans autres nouuelles, sinon que l’on a veu des gens, ce qui se trouue plusieurs fois n’estre qu’vn haras de cheuaux sauuages, ou quelques trouppes de bestes sauuages ; mais si celuy qui est demeuré sur le premier arbre vient et continue les nouuelles, et ainsi le premier du second, lors on s’arme, et les Generaux cy-dessus nommez s’assemblent : l’on enuoye pour essayer de recognoistre les forces de l’ennemy, mesmes il se trouue de ces sentinelles escartées du chemin qu’ils tiennent, lesquels s’espandent deçà-delà en attendant que l’ennemy passe, et viennent sur leur piste et recognoissent à peu près leurs forces par la largeur du chemin qu’ils font au trauers de l’herbe, laquelle est de plus grande hauteur qu’vn cheual, mais ce n’est pas herbe de prairie, ainsi de terre deserte, car les Russes y mettent le feu tous les printemps, tant afin que le Tartare n’aye si-tost pasturage, qu’afin qu’elle croisse plus grande ; que s’ils viennent par aucuns des chemins cy-dessus nommez, ils cognoistront leur force aussi à peu près par certaine mesure de la profondeur du chemin qu’ils font, mesmes ils le cognoistront à peu près par la poussiere qu’ils voyent s’eleuer en l’air, car ils ne vont pas volontiers au trauers de l’herbe pour mettre leurs cheuaux hors d’haleine, et ainsi viennent lesdites sentinelles par quelques sentiers secrets qu’ils cognoissent, apporter des nouuelles de leurs forces, pour ausquelles resister les Generaux se retirent vers quelques riuieres et bois pour empescher leur passage, mais le Tartare est vn ennemy si leger et si dextre, que cognoissant cela il amusera l’armée auec vingt ou trente mille cheuaux, pendant qu’il enuoye quelque nombre fourrager le païs par quelqu’autre chemin ; ce qu’ils effectueront auec telle promptitude, que leur coup sera faict auant que l’armée Russe en reçoiue aduertissement : or ils ne se chargent d’autre butin que de prisonniers, il n’y a nul bagage entr’eux, combien que chacun d’iceux aye vn cheual ou deux de relais, lesquels sont si bien dressez qu’ils ne leur donnent aucune fascherie, et sont si adextres qu’ils descendront d’vn cheual en trottant, et saulteront sur l’autre ; ils n’ont autres armes qu’vn arc, des fléches, et vn cimeterre, ils tirent beaucoup plus roide et plus seurement en fuyant qu’autrement : la prouision qu’ils portent est vn peu de chair sechée au soleil, laquelle est decouppée fort menuë : outre ce ils ont force cordage attaché à l’arçon de leur selle ; enfin vne centaine d’iceux mettront tousiours en fuitte deux cens Russes, sinon que ce soient gens d’eslite, l’Infanterie Russe ou Arquebuziers estans sur le bord d’vne riuiere ou dans quelque bois, les faict retirer plus viste que le pas, combien qu’à la verité ils sont plus adroits à leur faire peur, qu’aucun dommage ; s’il aduient qu’aucun bataillon de quinze ou vingt mil cheuaux vienne à les poursuiure vn peu, il ne s’en trouuera pas à la portée du canon, trois ou quatre mille ensemble, ressemblans le reste plustost des fantosmes sur des asnes, que des hommes à cheual. Ainsi se retirent les Tartares, sans faire iamais grand perte, si ce n’est que l’on tienne le passage entre quelque bois ou riuiere, attendant leur retour. Ce qui n’aduient souuent.

Les forces des Russes consistent la pluspart en Cauallerie ; outre les Deuorens ci-deuant nommez, il y faut adiouster le reste des Vuibournei Deuoren, et les Gorodouoi Deuoren deti Baiarsqui, et sin Baiarsqui, lesquels font vn grand nombre, les compagnies s’appellent chacune par le nom des villes, sous lesquelles ils ont leurs terres, quelque ville a trois, quatre, iusques à huict et douze cens hommes, comme Shmolensqui, Nouo, Gorod, et autres ; il y a grand nombres de villes, telles qu’elles, qui feront vn grand nombre de gens. Or il faut outre leurs personnes qu’ils fournissent chacun vn homme à cheual, et vn homme de pied, de chacun 100. Setuarts de terre qu’il possedde, i’entends en temps de necessité ; car autrement on se contente de leurs personnes. Cela fait vn nombre incroyable d’ombres, plustost que d’hommes. Leur entretennement est, premierement des Seigneurs du Conseil, de 500. roubles, iusqu’à 1200. roubles, qui est l’entretennement de Knes Feder Iuanneuits Mistislofqui, qui a tousiours eu la premiere place, pendant la vie de quatre Empereurs. Les Acolnitshes depuis 200. iusques à 400. roubles, et de terre depuis 1000. Setuarts, iusques à deux mil ; i’en ay cognu en vn mesme temps, vne quinzaine, les Domnai Deuorens, lequels coustumierement ne surpassent pas six depuis 100. roubles iusques à 200 roubles, et de terre de 800. iusques à 1200. Setuarts, les Moscoffqui Deuorens de 20. iusques à 100. roubles, et de terre de 500. iusques à 1000. Setuarts, les Vibournei Deuorens de huict iusques à quinze roubles : les Grodouoi Deuoren de cinq iusques à douze roubles, et de terre iusques à 500. Setuarts. Tous lesquels sont annuellement payez, hors des Setuarts cy-dessus nommez, et faut fournir deux hommes de chaque 100. Setuarts, comme est dit cy-dessus. Quand aux autres qui sont Deti Baiarsqui et Sin Baiarsqui, leur paie est de 4.5. et 6 roubles, payez de six à sept ans vne fois. Ils tiennent tous, terres de l’Empereur, de 100. iusques à 300. Setuarts. Leur seruice correspond coustumierement aux gages, qui est plustot d’emplir le nombre qu’autre chose.

Il faut que les principaux cy-dessus nommez, ayent vne cotte de maille, vn heaume, vne lance, arc et flesche. Comme aussi chacun de leurs seruiteurs, auec bonne monture ; les autres qu’ils ayent assez bons cheuaux, vn arc, des flesches, et vn cimeterre, comme aussi leurs seruiteurs : enfin cela faict vn grand nombre de gens mal montez sans ordre, cœur ou discipline, desquels plusieurs font souuent plus de dommage à l’armée que de bien : outre ce il y a les forces de Cassan, que l’on tient estant iointes aux Sheremisses faire presque vingt mille cheuaux : Il y a puis apres les Tartares qui seruent l’Empereur, ayans paye annuelle auec les Mordouittes qui feront de sept à huict mille cheuaux, leurs gages sont de huict iusques à trente roubles : puis il y a les Shercassi, qui sont de trois à quatre mille puis les Estrangers tant Allemans, Polonnois, que Grecs, qui sont deux mil cinq cens, lesquels tirent gages de douze iusques à soixante roubles, quelques Capitaines ont iusques à 120. roubles, sans leurs terres qui est de six cens iusques à mille Setuarts.

Apres tout il y a les Datich-ney Ludei, qu’il faut que Patriarche, Euesques, Abbez et tous autres Ecclesiastiques fournissent, lesquels possedent des Terres, sçauoir, comme dit est cy-dessus, vn homme à cheual et vn de pied de chaque cent Setuarts : selon les necessitez, on prend par fois desdits Ecclesiastiques grand nombre de cheuaux, au lieu de gens pour conduire l’artillerie, et autres munitions de guerre, et pour les Strelits et autres ausquels il faut fournir cheuaux, cecy suffira pour la Cauallerie.

Leurs cheuaux sont la pluspart amenez de Tartarie dit Nagois, lesquels cheuaux ils appellent Koin, ils sont d’vne mediocre taille, fort bons de trauail, et courent d’vne haleine sept ou huict heures ; Mais s’ils viennent à estre recreus et du tout hors d’haleine, leur faut quatre ou cinq mois pour les remettre, ils sont fort farouches et s’espouuentent fort au bruit d’vne arquebuze, l’on ne les ferre nullement non plus que les cheuaux du païs, ils mangent peu ou point d’auoine, et les y faut accoustumer petit à petit si on leur en veut donner, puis ils ont des genets des Georgiens, mais ils ne sont communs, ce sont de fort beaux cheuaux et bons, mais non pas à comparer aux Koins pour longue haleine ny vitesse, si ce n’est pour vne courte carriere : puis ils ont des cheuaux Turcs, et de Pologne, lesquels ils appellent Argamak, il s’en trouue de bons entre iceux, tous leurs cheuaux sont Hongres : outre ce il se trouue de fort bons bidets entre ces Nagois, mais non si communement, et sont tous blancs et picotez de noir comme vn Tigre ou Leopard, tellement qu’on les iugeroit estre peints : les cheuaux du païs s’appellent Merin, sont coustumierement petits et bons, principalement ceux qui viennent de Vologda et delà alentour, et sont bien plustost appris que ceux de Tartarie, on aura vn fort beau et bon cheual de Tartarie ou du pays, pour vingt roubles, lequel fera plus de seruice qu’vn Argamak cheual Turc, qui coûtera cinquante, soixante et cent roubles : tous leurs cheuaux sont subiects à plus grande maladie qu’en France, ils sont fort subiects à vn mal qu’ils appellent Naritse. C’est vne matiere qui leur tombe sur le deuant, et si on n’y remedie en bref, elle tombe aux iambes, et n’y a plus de secours ; mais si-tost qu’ils s’en apperçoivent ils percent la peau de la poictrine presque entre les iambes, et l’on y passe vne corde faite de chanure et d’escorce d’arbre, laquelle on frotte auec du goudron, puis on faict courir le cheual deux ou trois fois le iour, iusques à ce qu’il soit tout en eau, et remuë-on souuent ladite corde, et au bout des trois ou quatre iours l’ordure vient en maturité, laquelle sort par le pertuis ; et ainsi continuë iusques à quinze iours ou trois semaines, puis ils ostent la corde et le trou vient à se fermer, et sont les cheuaux fort dispos apres cela ; mais pour euiter cette maladie l’on enuoye tous cheuaux apres que la glace est fondue dans quelque Riuiere, où on les tient dans l’eau iusques au col vne heure ou deux, iusques à ce qu’ils ne se peuuent presque tenir debout à force de trembler, ce qui les amaigrit fort, car ils continuent cela l’espace de quinze iours, et apres se trouuent fort agiles : lesdits cheuaux sont aussi fort subiects à estre poussifs, et n’estiment vn cheual de Tartare ou du païs estre propre au trauail qu’il n’ait sept à huict ans, et continuent tels iusques à vingt ans. I’ay veu des cheuaux en l’aage de vingt-cinq à trente ans rendre encores bon seruice, et les tient-on estre ieunes à 10. ou 12. ans et se trouue entr’eux de fort bonnes haguenées.

La meilleure Infanterie consiste, comme a esté dit cy-dessus, en Strelits et Cosaks, desquels n’est encores parlé : outre les dix mille arquebuziers de Mosco, il y en a en chaque ville qui approche de cent virst des frontieres de Tartarie, selon la grandeur des chasteaux qui y sont, plus ou moins de soixante, quatre-vingts, iusques à cent cinquante, outre les villes sur les frontieres qui en sont bien garnies. Puis il y a les Cosaks que l’on disperse en hyuer en des villes par delà Loka, lesquels tirent paye égale aux Strelits, auec du grain, et outre-ce sont fournis de poudre et plomb par l’Empereur. Il y en a d’autres qui ont des terres, lesquels ne bougent des garnisons. Il y en peut auoir de ceux qui suiuent les armes, de cinq à six mille. Puis il y a les vrais Cosaks qui se maintiennent du long des riuieres, aux campagnes de Tartarie, comme la Volga, la Dona, la Nespre et autres, lesquels souuent font beaucoup plus de dommage aux Tartares, que toute l’armée Russe, ils n’ont pas grand entretennement de l’Empereur, sinon qu’ils ont liberté, comme l’on dit, de faire du pis qu’ils peuuent. Il leur est permis de se retirer parfois aux villes frontieres, y vendre leur butin, et achepter ce qu’ils ont de besoin. Quand l’Empereur pense auoir affaire d’eux, il leur enuoye de la poudre, du plomb, et quelques sept, huict ou dix mil roubles : ce sont eux qui coustumierement amenent les premiers prisonniers de Tartarie, par lesquels on apprend le dessein des ennemys, la coustume est de donner à celuy qui a pris quelque prisonnier lequel il ameine, du bon drap et du damas pour luy faire de chacun vne robe, quarante Martres, vne tasse d’argent, et vingt ou trente roubles. Il s’en trouue sur ces riuieres iusques au nombre de huict à dix mille qui viennent ioindre l’armée par le commandement de l’Empereur, ce qui se fait en temps de necessité, combien que ceux de dessus la Nespre s’entretiennent le plus souuent en la Podolie ; adioustant vn homme de chaque cent Setuarts, lesquels sont tous paysans, plus propres à manier vne charruë qu’vne harquebuze, combien qu’on ne les cognoistroit pas aux habits, car il faut qu’ils soient vêtus à la Cosaque, à sçauoir vne robe iusques par dessous les genoux, estroite sur le corps comme vn pourpoint, auec vn grand collet renuersé par derriere, pendant iusques à la ceinture. Il faut que la moitié d’iceux ayent harquebuzes, deux liures de poudre, quatre liures de plomb et vn cimeterre. Les autres sont à la discretion de ceux qui les enuoyent, moyennant qu’ils ayent vn arc, des flesches et vn cimeterre, ou vne espece d’espieu, plus propre à embrocher vn ours sortant de la taniere, que pour aucun seruice qu’ils en fassent. Il ne faut oublier le cimeterre. Outre ce, il faut en temps de necessité, que les marchands fournissent des gens selon leurs moyens, qui trois, qui quatre, plus ou moins.

Or comme est notté cy-dessus, que les Cosaks amenent coustumierement des prisonniers, dés le commencement du Caresme, par lesquels on a aduis si le Tartare s’assemble, et selon l’aduis l’on donne commandement par tout le païs pendant les neiges qu’vn chacun enuoye sa prouision ès villes, pres desquelles on delibere attendre l’ennemy. Cette prouision se meine sur des tresnoirs ausdites villes, laquelle consiste en Suchary, qui est du pain taillé par petits morceaux, seché au four comme du biscuit. Puis du Croup qui est fait de millet et d’orge mondé. Mais le principal est fait d’auoine. Puis ils ont du Tolotna qui est de l’auoine eschaudée puis sechée, laquelle on reduit en farine. Ils s’en seruent en diverses manieres, tant pour manger que pour boire, mettans deux ou trois cuillières de ladite farine dans vn bon traict d’eau, et deux ou trois grains de sel, la remuent, la boiuent, et tiennent cela pour du bon et sain breuuage. Puis du porc, du bœuf et du mouton sallé, et sechez à la fumée, du beurre et du fromage seché, et pilé menu comme sablon, auec vne cuillerée ou deux, duquel ils font du potage, puis force eauë de vie, auec quelque poisson seché et sallé, lequel ils mangent sans faire cuire. Cecy est la prouision des principaux : car pour les autres, ils se contentent de biscuit, quelque Crup d’auoine, et Tolotna, auec vn peu de sel. Ils ne se mettent gueres souuent en campagne contre le Tartare, qu’ils ne commencent à veoir l’herbe sous les pieds. Quant aux autres ennemys, s’ils ne viennent inesperement, l’on tient le mesme ordre, ainsi les Empereurs ne dépendent guere plus ; quant à la gendarmerie, ayant guerre que n’en ayant point, si ce n’est en recompensant ceux qui ont fait quelque seruice ; à sçauoir, pris vn prisonnier ou tué vn des ennemys, receu quelque blesseure, et choses semblables. Car on leur donne de l’argent selon la qualité de la personne, vne piece de drap d’or, ou autre estoffe de soye pour luy faire vn habit.

Lés Empereurs de Russie ont correspondance auec l’Empereur des Romains, les Roys d’Angleterre et de Dannemarc, et auec le Roy de Perse : aussi ont-ils et ont eu d’ancienneté auec les Roys de Pologne et de Suede, mais à present que par forme, car ils se deffient tousiours les vns des autres, ne sachans à quelle heure la guerre se declarera. Quant aux Turcs depuis qu’ils leuerent le siege d’Astrican, qu’ils auoient assiegée auec les Tartares dits Nagais et quelque nombre de Petigorsqui Chercassi qui sont les Georgiens, il y a enuiron quarente ans, il n’y a eu que deux ambassadeurs Turcs en Russie, et deux Russes à Constantinople, tellement qu’ils n’ont point de guerre les vns auec les autres ; mais il n’y a pas eu dauantage de correspondance et congratulation entr’eux depuis trente ans, que s’ils estoient beaucoup plus éloignez : il n’auoit guerre pour lors qu’auec le Tartare dit Krim, et auec lesdits Petigorsqui Shercassi qui sont les Georgiens, car il s’est basty sur leurs terres et frontieres quatre ou cinq villes et chasteaux, les principalles sont Tire, et Samaria, l’année mil six cens cinq, les Georgiens prirent vn des plus proches chasteaux de leurs confins, assistez de quelques Turcs, mais ce n’estoit pas grand chose. Les Georgiens sont hommes belliqueux, et sont fort bien montez : la pluspart de leurs cheuaux sont genets, ils sont armez de certains corcelets légers ; mais ayant fort bonne trempe, sont fort agiles, et portent tous des lances ou dards. Ils feroient grand dommage à la Russie s’ils estoient en aussi grand nombre que d’autres leurs voisins, combien que la Volga les sépare : car ils habitent entre la mer Caspie, et le pont Euxin.

Revenons à Boris Federuits, qui fut couronné Empereur le premier Septembre mil cinq cens quatre-vingts dix huict, ioüissant paisiblement de l’Empire en plus grande prosperité qu’aucun de ses predecesseurs, lequel changea de ses façons accoustumées ; qui estoit d’oüir particulierement les necessitez et requestes d’vn chacun, car au lieu de cela il se tenoit clos, se monstrant peu souuent au peuple, et ce auec beaucoup plus de ceremonie et difficulté qu’aucuns de ses predecesseurs : il auoit vn fils nommé Feder Boriseuits, et vne fille. Il commença deslors à pratiquer pour s’allier auec quelques Princes forains, afin de s’asseurer et establir tant soy que les siens au throsne Imperial : outre ce il commença à exiler ceux desquels il se soupçonnoit, et faisoit des mariages comme bon luy sembloit, alliant à sa Maison les plus grands de ceux desquels il se pensoit seruir, ne restant plus en la ville de Mosco que cinq ou six maisons auec lesquelles il ne s’estoit allié, à sçauoir celle de Mistisloftsqui, qui n’estoit marié et auoit deux sœurs, l’vne desquelles auoit épousé Tsar Simeon, l’autre n’estant mariée, laquelle il fit rendre Religieuse contre sa volonté, et ne fut permis audit Mistisloftsqui de se marier : puis il y auoit la maison de Choutsqui, lesquels estoient trois freres : pour s’allier de ladite Maison, il fit espouser au second frere nommé Demetrius la sœur de sa femme, ne permettant pas que l’aisné se mariast, lequel s’appelle Knes Vasilei Iuanneuits Choutsqui, lequel est à present regnant en Moscouie, et duquel sera parlé au long cy-apres, pour la crainte qu’il auoit que quelques maisons s’allians ensemble, ne luy fissent resistance. Finallement il enuoya Tsar Simeon en exil, duquel est parlé amplement cy-deuant, lequel auoit espousé la sœur dudit Mistisloftsqui : estant en exil ledit Empereur Boris lui enuoya un iour de sa natiuité, iour qu’ils solemnisenţ grandement en toute la Russie, une lettre, par laquelle on lui donnoit esperance qu’il seroit en bref restitué, et celuy qui portoit la lettre auec du vin d’Espagne qui luy estoit enuoyé quant et quant par Boris, luy en fit boire à la santé de l’Empereur, comme aussi à son seruiteur, lesquels peu de temps après devindrent aueugles, et l’est encores ledit Zar Simeon, ie lui en ay ouy faire le recit de sa propre bouche.

L’an second de son regne, il pratiqua tant qu’il fit venir au païs Goustaues fils de Heric Roy de Suede (lequel fut deposé du Royaume par son frere Iohannes Roy de Suede) sous esperance de luy donner sa fille en mariage, s’il l’eust trouué tel qu’il esperoit : il fut à la verité fort magnifiquement receu et honoré de grands dons de l’Empereur, à sçauoir de vaisselle d’argent pour toute sa maison, force estoffes de drap d’or et d’argent de Perse, velours, satin et autres estoffes de soye pour toute sa suite, ioyaux, chaisnes d’or et de perles, force beaux cheuaux, auec toutes les harnacheures, pelleterie ou fourrure de toutes sortes, et vne somme d’argent qui veritablement ne correspondoit aux presens, à sçauoir dix mille roubles : il fit son entrée à Mosco comme vn Prince, mais il ne se comporta pas bien : finallement fut enuoyé, comme disgracié, à Ouglits (Ville où l’on supposoit Demetrius Iohannes auoir esté meurtry) son reuenu annuel montant, s’il eust esté bien mesnagé, à quatre mille roubles.

L’an mil six cens, vint vne grande ambassade de Pologne, à sçauoir, Leo Sapia à present Chancellier de Lithuanie, auec lequel la paix fut concluë pour vingt ans, il fut longuement retenu contre son gré, car il demeura à Mosco depuis le mois d’Aoust iusques à la fin du grand caresme mil six cens vn, Boris estant pour lors malade : le iour qu’il eut ses depesches, il baisa la main de l’Empereur estant en Chambre d’Audience assis sur le throsne Impérial, la couronne sur la teste, le sceptre en la main, la pomme d’or deuant luy, son fils assis aupres de luy à sa senestre, les Seigneurs du Conseil et Occolnitshes assis sur des bancs tout à l’entour de la chambre vestus de robbes de tres-riche toile d’or brodée de perles, vn haut bonnet de regnard noir sur la teste : à chaque costé de l’Empereur deux ieunes Seigneurs debout vestus de robbes de velours blanc bordées tout à l’entour par le dehors de la largeur d’vn demy-pied d’hermine, vn haut bonnet blanc sur la teste, auec deux grandes chaisnes d’or esmaillé au col en croix, et chacun d’eux vne riche hache d’armes d’acier de damas qu’ils tiennent sur leurs espaules en telle posture que s’ils estoient prests à deslacher le coup. Cela represente une grande Maiesté. La grande salle par où les Ambassadeurs passent, toute pleine de bancs, sur lesquels sont assis d’autres Devorennes, habillez de mesme. Ils ne s’osent là troquer aucuns qui n’ayent robbes de drap d’or, et ne se bougent lorsque l’Ambassadeur passe par vne allée reseruée à cet effect. Et y a tel silence, que l’on diroit la salle et chambre estre vuide. C’est l’ordre coustumier de receuoir les Ambassadeurs, il disna en la presence de l’Empereur, luy et ses gens, iusques au nombre de trois cens hommes, ils furent tous traitez en vaisselle d’or, dont y en a grande quantité, i’entends quant aux plats, car d’assiettes ne seruiettes, il ne s’en parle point, l’Empereur mesme n’en vse point, et mangerent de tres-bon poisson, mais mal accommodé, veu que c’estoit en Caresme, auquel ils ne mangent œufs, beurre, ny aucun laitage, et beu plusieurs santez d’vn costé et d’autre, il fut renuoyé avec bons et honnestes presens.

Or il faut noter que l’Empereur se fait seruir à table fort somptueusement, selon la façon ancienne du païs, à sçauoir auec deux ou trois cens Gentils-hommes, vestus de robbes de drap d’or ou d’argent de Perse, auec vn grand collet qui renuerse par derriere sur les espaules d’vn grand demy-pied, bordé de perles, et vn bonnet rond sur la teste, brodé de mesme, ledit bonnet n’a point de bords, ains est fait proprement comme vne escuelle sans oreilles, et au dessus dudit bonnet, vn haut bonnet de regnard noir, puis de grosses chaisnes d’or au col, esdits deux ou trois cens, lesquels on augmente selon le nombre des conuiez, sont ordonnez à apporter les viandes deuant l’Empereur, et les tiennent iusques à ce qu’il en demande telle ou telles, l’ordre est qu’apres que l’Empereur est assis, et les Ambassadeurs ou autres conuiez, les susdits Gentils-hommes viennent deux à deux, habillez, comme dit est, passer par deuant la table de l’Empereur, luy font vne grande reuerance, et s’en vont ainsi deux à deux, les vns derriere les autres, querir les viandes hors des cuisines, et les portent deuant l’Empereur. Mais auant que la viande vienne, l’on apporte de l’eau de vie dans des flacons d’argent, par dessus toutes les tables, auec de petites tasses pour y verser à boire. Sur lesdites tables n’y a que du pain, du sel, du vinaigre, et du poiure, mais point d’assiettes ny de seruiettes. Apres que l’on a beu, ou pendant que l’on boit de l’eau de vie, l’Empereur enuoye à vn chacun particulierement de sa table, vn morceau de pain, appellant celuy par nom à qui l’on le presente tout haut, lequel se leue, et l’on luy donne le pain, luy disant, Zar hospodar y veliquei knes : N. fsia Russia ialoet tebe, qui veut dire, l’Empereur Seigneur et grand Duc : N. de tous les Russes te fait grace, il le prend, fait la reverance, et puis s’asseoit, et ainsi en fait-on à vn chacun particulierement, puis les viandes venuës, l’Empereur enuoye à vn chacun des principaux, vn plat plein de viande, et apres cela, toutes les tables sont fournies de viande en grande abondance : puis l’Empereur enuoye à vn chacun particulierement vn gobelet ou tasse pleine de quelque vin d’Espagne, auec les mesmes paroles et ceremonies que dessus, puis quant l’on a vn peu plus de demy-disné, l’Empereur enuoye derechef à vn chacun, vne grande tasse pleine de quelque medon rouge, desquels ils ont de diuerses sortes : apres cela, l’on apporte de grands bassins d’argent pleins de medon blanc, lesquels l’on pose sur les tables, et vn chacun auec de grandes tasses puise dedans, et à mesure que l’vn est vuide, l’on en rapporte vn autre de quelque autre sorte, selon que l’on le demande plus ou moins fort. Puis l’Empereur enuoye la troisiesme à vn chacun, vne tasse pleine de quelque fort medon ou vin clairet ; puis finalement quand l’Empereur a disné, il enuoye la quatriesme et derniere fois à vn chacun vne autre tasse pleine de Patisni mieud, qui veut dire, Medon de miel vierge, lequel n’est pas fort, mais est clair comme eau de roche, et fort delicat. Apres cela, l’Empereur enuoye à vn chacun particulierement vn plat de viande, qu’vn chacun enuoye en sa maison, et à ceux que l’Empereur fauorise le plus, il taste vn peu desdites viandes auant que de les enuoyer, ce qui se donne, reiterant les paroles cy-dessus mentionnées comme aussi tout ce que l’on reçoit pendant le disner, outre les conuiez l’Empereur enuoye à chaque Noble en sa maison, et tous ceux qu’il fauorise, vn plat de viande qu’il appelle Podatdh, ce qui ne se fait seulement en temps de festin, ains tous les iours vne fois, et s’obserue aussi exactement que faire se peut. Si l’Empereur n’est disposé à festoyer vn Ambassadeur, apres qu’il a eu audience, selon la façon du païs, l’Empereur luy enuoye à disner au logis, auec telle ceremonie ; Premierement l’on enuoye quelqu’vn des principaux Gentils-hommes, vestu de toile d’or, le colet et bonnet brodés de perles, qui va à cheual deuant le disner pour porter la parole, et denoncer la grace de l’Empereur à l’Ambassadeur, comme aussi pour lui tenir compagnie pendant le disner. Il y a quinze ou vingt seruiteurs à l’entour de son cheual, apres luy marchent deux hommes, portant chacun vne nape lesquelles sont roulées comme vn rouleau, apres suiuent deux autres qui portent des sellieres, et deux autres auec deux vinaigriers pleins de vinaigre ; puis deux autres, vn desquels porte deux cousteaux, et l’autre deux culiers, lesquels sont fort riches, apres cela suit le pain que six hommes portent, et vont deux à deux, puis apres cela suit l’eau de vie, et apres iceux vne douzaine d’hommes portant chacun vn pot d’argent d’enuiron trois chopines chacun, plein de vin de diuerses sortes, mais la pluspart vins forts d’Espagne, Canarie, et d’autres lieux : apres iceux sont portez autant de grandes coupes d’ouurage d’Allemagne, puis apres suiuent les viandes, à sçauoir, celles que l’on mange froides les premieres, puis le bouilly et le roty, et finalement patisserie, toutes lesquelles viandes sont portées dans des grands plats d’argent, mais si l’Empereur fauorise l’Ambassadeur, toute la vaisselle que l’on met dessus sa table est d’or, apres viennent dix-huict ou vingt grands brocs, chacun porté par deux hommes, pleins de medon de diuerses sortes, apres suiuent une douzaine d’hommes portant chacun cinq ou six grandes tasses pour boire, et apres tout suiuent deux ou trois chariots pleins de medon et seruoise pour le commun, le tout est porté par des Strelitz à ce deputez, lesquels sont fort honnestement habillez. I’en ay veu iusques à trois et quatre cens porter des viandes et breuuage, comme dit est, pour vn seul disner, et ay veu en vn iour trois disners enuoyez à diuers Ambassadeurs, mais à l’vn plus, à l’autre moins, nonobstant auec telle ceremonie que dessus.

En l’an mil six cens vn, commença cette grande famine qui dura trois ans, la mesure du bled, laquelle se vendoit auparauant quinze sols, se vendoit trois roubles, qui font presque vingt liures : pendant ces trois ans il se commit des choses si enormes qu’elles sont incroyables, car de veoir le mary quitter sa femme et enfans, la femme meurtrir son mary, la mere ses enfans pour les manger, cela estoit assez ordinaire : mesmes i’ay veu quatre femmes voisines delaissées par leurs marys lesquelles ayans complotté ensemble que l’vne iroit au marché pour achepter vne voiture de bois, cela faict, elle promettant le payement au paysan en son logis, mais apres avoir deschargé le bois entra dans le poisle pour receuoir son payement, il fut estranglé par ces femmes, et mis en lieu où par la gelée il se pouuoit garder, attendant que son cheual fut premierement par elles mangé ; cela descouuert confesserent le faict, et que le corps dudit paysan estoit le troisiesme. Enfin ce fut vne famine si grande, que dans la ville de Mosco sont morts de famine et enterrez en trois lieux publics à ce destinez hors de la ville plus de six vingt mille personnes : à quoy fust pourveu par ordre, et aux despens de l’Empereur, mesme de linceux pour leur enterrement, sans ce qui est mort aux autres villes de Russie : l’occasion de si grand nombre de morts en la ville de Mosco, est que l’Empereur Boris faisoit tous les iours donner aumosne à autant de pauures qu’il s’en trouuoit, à chacun vn Moscof, qui est quelque sept deniers tournois, tellement qu’vn chacun entendant la liberalité de l’Empereur y accourut, combien qu’aucuns d’entr’eux eussent encores de quoy viure : arriuez qu’ils estoient en Mosco, ne pouuoient viure, pour lesdits sept deniers, bien qu’és principalles festes et Dimanches ils eussent vn denin qui est le double et ainsi tombans en plus grande foiblesse qu’ils n’estoient, mouroient en ladite ville, ou sur les chemins s’en retournans : finalement Boris aduerty comme ils accouroient tous en la ville de Mosco, et que le païs commençoit petit à petit à se depeupler pour venir mourir en Mosco, ne leur fit plus rien donner. Lors l’on les trouuoit morts et demy-morts par les chemins du froid et faim qu’ils enduroient : qui estoit vn estrange spectacle : la somme que l’Empereur Boris desboursa pour les pauures est incroyable, n’y ayant ville en toute la Russie, outre la despence qui se faisoit en Mosco, ausquelles il n’enuoyast plus ou moins pour la nourriture desdits pauures : ie sçay qu’il enuoya à Shmolensqui par vn de ma connoissance vingt mille roubles : il auoit cela de bon qu’il faisoit ordinairement de grandes aumosnes, et beaucoup de bien aux Ecclesiastiques, lesquels aussi estoient tous pour luy : cette famine a grandement diminué les forces de Russie et le reuenu de l’Empereur.

L’an mil six cens deux, au commencement du mois d’Aoust, arriua le Duc Iean frere de Christiernus Roy de Danemarc, pour espouser la fille de l’Empereur, il receut de grands honneurs selon le pays : il y auoit quelques deux cens hommes à sa suite : ses Gardes estoient vingt-quatre arquebuziers, et vingt-quatre hallebardiers : trois iours apres son arriuée il eust audience de sa Maiesté, lequel le receut fort amiablement, l’appellant fils : il y auoit vn siege preparé en la chambre de presence au costé de son fils, sur lequel il fut assis : apres l’audience il disna auec l’Empereur à sa table, ce qui ne s’estoit veu auparauant, car c’est contre la façon du pays qu’aucuns horsmis les fils y soient assis : les tables estans leuées fut apres luy auoir faict de riches presens conduict en son logis : quelque quinze iours apres il tomba malade d’vn excez comme l’on tient, duquel il mourut quelque-temps apres : l’Empereur le fut veoir par trois fois auec son fils pendant sa maladie, il le regretta grandement : tous les medecins furent disgraciez : l’Empereur ne voulut permettre qu’il fut embausmé, estant contre leur religion : il fut enterré dans l’eglise des Allemans, deux virst hors de la ville : toute la Noblesse le conduisoit iusques dans ladite eglise, où ils demeurerent iusques à la fin de toute la ceremonie : l’Empereur et toute sa Noblesse en porterent le deüil trois semaines : peu de temps apres mourut l’Imperatrice sa sœur, vefue de l’Empereur Theodore Iuaneuits, elle fut enterrée dans vn Monastere de femmes.

Pendant tout ce temps sa ialousie et soupçon alloient tousiours croissant : il exila plusieurs fois les Choutsqui, les soupçonnant plus que tous autres, combien que le second frere auoit esté marié auec la sœur de sa femme : plusieurs ont esté tourmentez innocemment pour les auoir visitez, mesmes lorsqu’ils estoient en grace : nul des medecins n’osoit, à peine d’estre exilé, visiter aucuns seigneurs, ou leur administrer aucune chose, sans ordre expres de l’Empereur ; car il n’y a eu iamais en toute la Russie aucuns medecins que ceux qui seruent l’Empereur, ny mesmes aucune boutique d’Apoticaire : enfin ayant ouy le vent depuis l’an mil six cens de Demetrius Iohannes, que quelques-vns le tenoient estre en vie, il ne se faisoit de là en auant tous les iours que tourmenter et gehenner pour ceste occasion : dès-lors si vn seruiteur venoit accuser son maistre, combien que ce fust faussement, sous esperance de se faire libre, il estoit par luy recompensé, et le maistre ou quelqu’vn de ses principaux seruiteurs tourmenté pour le faire confesser ce qu’il n’auoit iamais faict, ny veu, ny ouy : la mere dudit Demetrius prise hors du monastere où elle estoit, et enuoyée enuiron six cens virst de Mosco : enfin il y en a eu fort peu des bonnes familles qui n’ayent ressenty ce que c’est que le soupçon d’vn tiran, combien que l’on l’eust pris pour vn Prince tres-clement ; car il ne s’est pas executé publiquement pendant son regne auant la venuë de Demetrius en Russie dix personnes, horsmis quelques voleurs qui s’estoient assemblez iusques au nombre de cinq cens, desquels plusieurs estans prisonniers furent pendus, mais secrettement, vn grand nombre de personnes tourmentez, enuoyez en exil, empoisonnez par les chemins, et infiny nombre noyez, sans toutesfois qu’il receust aucun allegement.

Finalement, l’an 1604, se descouurit ce qu’il auoit tant craint, à sçauoir Demetrius Iohannes, fils de l’Empereur Iohannes Basilius, lequel on supposoit auoir esté tué à Ouglis, comme a esté dit cy-dessus. Lequel auec enuiron quatre mil hommes entra en Russie par les frontieres de Podolie, assiegea premierement vn chasteau qui s’appelle Tcheringo, lequel se rendit, puis vn autre lequel se rendit aussi, puis ils vinrent à Poutimel ville tres-grande et riche, laquelle se rendit, ensemble plusieurs autres Chasteaux, comme Rilsque, Crom, Caratshof, et plusieurs autres ; et du costé de Tartarie, Saragorod, Borisof, Gorod, Liuem, et autres places, se rendirent. Et ainsi ses forces s’augmentans, vint assieger Nouogorod, Siuersqui, qui est vn chasteau scitué sur vne montagne, le Gouuerneur duquel s’appelloit Pierre Fedreuis Basmannof (duquel sera parlé cy-apres) lequel fit si bonne resistance qu’il ne le pût prendre. Finalement l’armée de l’Empereur Boris se logea le 15. Decembre à quelques dix virst de la sienne. Quenes Feder Iuanneuits Mistisloftsqui estant General du corps de l’armée, lequel attendoit encores des forces : nonobstant le 20. Decembre se joignirent les deux armées ; Lesquelles apres auoir escarmouché deux ou trois heures, se retirerent sans trop grande perte, fors que Demetrius y perdit vne belle occasion, ses Capitaines faisans voir le peu d’experience qu’ils auoient en l’art militaire. Car en escarmouchant il vint trois Compagnies Polonnoises charger vn des bataillons si furieusement, que ledit bataillon se vint fondre sur l’aisle droicte, et ainsi sur le corps de l’Armée, auec tel desordre et confusion, que toute l’armée, horsmis l’aisle senestre, s’esbranla et tourna le dos, tellement que si autres cent cheuaux fussent venus donner en flanc, ou sur l’autre bataillon qui estoit à demy esbranlé, c’est sans doubte que quatre Compagnies eussent desfait toute l’armée de l’Empereur. Car ledit Mistisloftsqui General de l’armée, fut abbatu de son cheual, et receut trois ou quatre coups sur la teste, et eust esté pris prisonnier par Demetrius, sans vne douzaine d’harquebuziers qui leur fist lascher prise ; Enfin l’on eust dit que les Russes n’auoient point de bras pour frapper, nonobstant qu’ils fussent de quarente à cinquante mil hommes. Les armées retirées d’vn et d’autre costé, l’on se tint sans rien faire iusques apres Noël : les prisonniers furent enuoyez en Mosco, entre lesquels y auoit vn Capitaine de Cauallerie Polonnoise, nommé Domarasqui. Le 28. Decembre, Demetrius Iohannes leua le siege de Nouogorod, voyant qu’il ne pouuoit rien faire, et se retira au païs de Siuerqui, lequel est fort fertile, où la plus grande part des Polonnois le quitterent. Nonobstant ce, il assembla toutes les forces qu’il peut, tant des Russes, Cosaks, que Polonnois, auec vn bon nombre de paysans, lesquels s’exerçoient aux armes : l’armée de Boris se renforçoit aussi tous les iours, combien qu’il en eust vne du costé de Crom, et suiuoient ledit Demetrius ; (mais si lentement, que l’on eust dit qu’ils n’auoient enuie de mordre.) À la fin apres auoir tenu les bois et forests, par lesquels l’armée fut conduite l’espace d’vn mois entier, ils s’approcherent derechef des forces de Demetrius, lequel aduerty que l’armée estoit logée dans vn village si serrée que l’on ne pouuoit remuer, vint pour donner la nuict vne camisade et mettre le feu audit village, par quelques paysans qui en sçauoient les aduenuës : mais ils furent descouuerts de tous costez par les batteurs d’estrades. Et ainsi on se tint alert iusques au matin, qui estoit le 21. Ianuier 1605. Les armées s’approcherent, et apres quelque escarmouche, le canon ioüant d’vne part et d’autre, Demetrius enuoya sa principale cauallerie le long d’vn valon, pour tascher de couper entre le village et l’armée. Mistisloftsqui aduerty de cecy, fit aduancer l’aisle droite, auec deux compagnies d’estrangers. Ledit Polonnois voyant qu’il estoit preuenu, ioüa à quite ou à double, chargeant auec quelques dix cornettes l’aisle droite auec telle furie, qu’apres quelque resistance que firent lesdits estrangers, tout tourna le dos, horsmis le corps de l’Armée, lequel estoit comme en extaze, ne se mouuant non plus que s’ils n’eussent eu aucun sentiment, donna droit au village, à l’auenuë duquel estoit la pluspart de l’infanterie, et quelques pieces de canon. Ladite infanterie voyant les Polonnois si proches, fit vne escouppetade de dix ou douze mil harquebuzades, qui mit si bien l’espouuante parmy les Polonnois, qu’ils tournerent bride en grande confusion : Cependant le reste de leur cauallerie et infanterie s’approchoit en aussi grande dilligence qu’ils pouuoient, pensans auoir tout gaigné. Mais voyans les leurs tourner bride en tel desordre, commencerent à gaigner au pied, et furent poursuiuis par cinq ou six mil cheuaux, plus de sept ou huict virst de païs. Demetrius perdit presque toute son infanterie, quinze tant enseignes que cornettes, treize pieces d’artillerie, et demeurerent cinq ou six mil hommes sur la place, sans vn nombre de prisonniers, desquels tous ceux qui se trouuoient Russes furent pendus en l’armée : les autres furent menez auec les cornettes et enseignes, trompettes et tambours, en triomphe, en la ville de Mosco. Demetrius auec le reste de ses forces se retira à Poutimel, où il demeura iusques au mois de May. L’armée de Boris alla assieger Rilets qui s’estoit rendu audit Demetrius : mais apres y auoir demeuré quinze iours sans rien faire, leua le siege, en intention de licencier pour quelques mois l’armée, laquelle estoit bien fatiguée. Mais Boris aduerty de cecy, escriuit aux chefs de son armée, auec expresse deffense de ne la licentier. Apres donc que l’armée se fust vn peu rafraischie et reposée au pays de Siuers, Mistisloftsqui, et Knes, Vasilei, Iuanneuits, Choutsqui (lequel fut enuoyé de Mosco pour compagnon audit Mistisloftsqui) s’acheminerent vers l’autre armée, laquelle apres auoir mis le siege à Crom : les deux armées iointes demeurerent deuant Crom, sans executer chose digne que de se faire mocquer d’elles, iusques au decez dudit Boris Federuits, lequel mourut d’vne apoplexie vn Samedy vingt-troisiesme d’Auril, audit an.

Or auant que passer outre, il faut noter qu’il n’y a nuls duels entre-eux, car premierement ils ne portent nulles armes sinon à la guerre ou en quelque voyage, et si l’on est offencé de paroles ou autrement de quelques-vns, il ne s’en faut ressentir que par la voie de iustice, laquelle condamne celuy qui auroit touché l’honneur d’autruy à vne amende qu’ils appellent Beshest, qui veut dire reparation d’honneur, laquelle toutesfois depend de celuy qui est offencé, à sçauoir de le faire battre auec des batogues (qui s’execute en cette façon), l’on luy despoüille le dos iusques à la chemise, puis l’on le couche par terre sur son ventre, et il y a deux hommes qui le tiennent vn par la teste, et l’autre par les pieds, et auec des baguettes de la grosseur du doigt le frappe sur le dos en presence du Iuge et de celuy qui est offencé, et de tous ceux qui se trouuent iusques à ce que le Iuge dise hola, ou bien faut qu’il paye à l’interessé la somme des gages qu’il a annuellement de l’Empereur pour sa satisfaction, mais s’il est marié, il faut qu’il paye pour reparation de l’honneur de sa femme, deux fois autant, tellement que s’il a quinze roubles de gage annuel, il paye quinze roubles pour la reparation de son honneur, et trente roubles pour sa femme, qui monte à quarente-cinq roubles, et en vse de mesme quel que soit ses gages : mais l’iniure peut estre telle, que celuy qui a offencé aura le fouet par la ville, et outre ce payera ladite somme, puis exilé, que si par cas fortuit, comme i’ay veu vne fois en six ans, entre les estrangers il se fasse vn duel, et que vne des parties soit blessée, soit celuy qui a appellé ou a esté appellé, car il estime tout vn : il est puni comme vn meurtrier, et ne peut seruir nulle excuse, et encore plus, combien qu’vn homme soit grandement iniurié de parolles, si ne luy est-il permis le frapper, combien que ce ne fust que de la main, à peine de ce que dessus, que si cela arriue, et l’autre luy rende le coup, et qu’il y aye quelque plainte, ils sont tous deux condamnez à estre battus comme dessus, ou à payer vne amende à l’Empereur, à cause, disent-ils, que celuy qui a esté offencé est entré en l’authorité de la Iustice (laquelle seule se reserue la cognoissance des torts faicts, et les punir) en se vangeant par iniure, ou coup reciproque de celuy qui l’auroit offencé, et pour ce est la iustice beaucoup plus breue et rigoureuse en ces debats, iniures, et calomnies, qu’en aucune autre chose. Ce qu’ils obseruent non seulement aux villes en temps de paix, ains aussi aux armées en temps de guerre, fort exactement, ce qui se doit entendre de la noblesse : (car la reparation d’honneur de la commune et bourgeois, n’est que de deux roubles :) Vray est qu’ils ne prennent pas chaque parolle à pied leué, car ils sont fort simples en leur parler, veu qu’ils n’usent que de toy, et ont mesme encore esté plus simples ; car si l’on parloit d’vne chose douteuse, et qu’il ne fust ainsi, au lieu de dire c’est la vostre, ou pardonnez-moy, ou choses semblables, ils disent tu as menty, et mesme le seruiteur à son maistre, et combien que Iohannes Basilius ait esté surnommé et tenu pour vn tiran, si n’a-il pris ses dementis en mauuaise part, mais maintenant ils n’en vsent si librement qu’ils faisoient il y a quelque vingt ou trente ans, depuis qu’il y a eu des estrangers parmy eux.

Les Knes, Mistisloftsqui, et Choutsqui, furent mandez incontinent apres la mort dudit Boris, par l’Imperatrice sa femme, et Feder Borisuits, fils du deffunct, sans toutesfois que l’armée fut aduertie de sa mort. Le vingt-septiesme arriua en l’armée, tant pour faire prester serment aux gens de guerre, que pour suppléer à la place des precedens. Pietre Federuits Basmannof (lequel estoit Gouuerneur de Nouogorod, lors que Demetrius l’auoit assiegée) et encores vn autre. L’armée presta serment de fidélité et obeyssance à Feder Borisuits, fils du deffunct, le recognoissant pour Empereur, lequel enuoya des lettres fort fauorables en l’armée, les admonestant de continuer la mesme fidelité enuers luy, qu’ils auoient tesmoigné à feu Boris Federuits son pere, les asseurant de sa liberalité enuers vn chacun apres les six semaines du dueil expirées.

Knes, Vacile, Iuanneuits, Galitchin, et Pietre Federuits, bas Mannof, auec plusieurs autres, se rendirent à Demetrius Iohannes, le dix-septiesme May et prirent prisonniers deux autres Voiuod, à sçauoir Iuanneuits, Godonof, et Michel Saltocof. Le reste des Voiuod et de l’armée prindrent la fuite vers Mosco, laissans tout le canon et autres munitions aux tranchées. De iour en iour, les villes et les chasteaux se rendoient audit Demetrius, lequel s’achemina de Poutimel, pour venir en l’armée. Il n’auoit que six compagnies de cauallerie Polonnoise, qui sont six cens hommes, quelques Cosaks de dessus la Donna et Nieper, auec quelque peu de Russes. Il enuoya incontinent licencier l’armée pour se rafraischir quelque trois ou quatre semaines, à sçauoir ceux qui ont leurs terres par-deçà Mosco, et enuoya le reste de l’armée pour coupper les viures en la ville de Mosco, et luy auec quelques deux mil hommes s’achemina à petites iournées vers ladite ville de Mosco, y depeschant iournellement des lettres, tant à la noblesse que à la commune, les asseurant de sa clemence s’ils se rendoient, et leur remonstrant que Dieu premier, et puis luy, ne faudroient à les punir de leur obstination et rebellion, s’ils y continuoient. Finalement le peuple ayant receu vne desdites lettres, s’assembla en la place deuant le chasteau. Mistisloftsqui, Choutsqui, Belsqui, et autres estant enuoyez pour appaiser le tumulte, les lettres furent nonobstant leuës publiquement et, apres s’estre entr’animez les vns et les autres, coururent au chasteau, prindrent l’Imperatrice vefue du deffunct Empereur Boris, auec son fils et sa fille prisonniers, et outre tous les Godonof, Saborof, et Villiaminof ; lesquels ne sont qu’vne maison, et pillerent tout ce qu’ils trouuerent.

Demetrius Johannes estoit à Thoula, ville esloignée de Mosco de quelque cent soixante virsts, lorsqu’il en receut les nouuelles, et depescha Knes Vacilei Galitchin, pour receuoir le serment de la ville : Tous les principaux vindrent au deuant dudit Demetrius iusques à Thoula. Finalement le 20. Iuin, l’Imperatrice vefue du deffunct ; et son fils Feder Borisuits, furent comme l’on tient estouffez, mais on fit courir le bruit qu’ils s’estoient empoisonnez. La fille fut constituée sous des gardes, tous les autres parens furent exilez qui deçà, qui delà. Boris Federuits deffunct, à la requeste des grands fut deterré de l’Eglise nommée Archangel, lieu de sepulture des grands Ducs et Empereurs, et fut enterré en vne autre Eglise.

Finalement Demetrius Iohannes fit son entrée le trentiesme de Iuin en la ville de Mosco, où estant arriué il depescha Mistisloftsqui, Choutsqui, Vorotinsqui, Mosalsqui, et d’autres, querir l’Imperatrice sa mere, laquelle estoit dedans vn Monastere quelques 600. virst de Mosco, Demetrius l’alla receuoir à vne virst de la ville, et apres conferences d’vn quart d’heure, en presence de tous les nobles, et de ceux de la ville, elle monta dans un carrosse, et l’Empereur Demetrius et toute la noblesse à pied à l’entour du carrosse, l’emmenerent iusques à la maison de l’Empereur, où elle demeura iusques à ce que le cloistre dans lequel fut enterrée l’Imperatrice, vefue de l’Empereur Theodore sœur de Boris, fut paracheué d’estre basty pour elle. Finalement il se fit couronner le dernier de Iuillet suiuant, qui se fit auec peu de ceremonie, sinon que tous les chemins depuis la chambre iusques à l’Eglise nostre-Dame, et de là iusques à Archangel, estoient couverts d’vne estoffe escarlatte, et dessus icelle d’vn drap d’or de Perse, sur lequel il marchoit, arrivé qu’il fut en ladite Eglise nostre-Dame, où le Patriarche l’attendoit auec tout le Clergé, apres prieres et autres ceremonies l’on apporta la Couronne, le Sceptre et la Pomme d’or hors du tresor, lesquels luy furent deliurez, puis en sortant de ladite Eglise pour aller à Archangel, l’on ietta le long du chemin petites pieces d’or, de la valeur d’vn demy escu, d’vn escu, et quelques-vnes de deux escus que l’on fit battre à cet effect, car il ne se fait aucune monnoye d’or en Russie, et d’Archangel il s’y en retourna en son Palais, où il y eut table ouuerte pour tous ceux qui se peurent asseoir. C’est la façon coustumiere dont ils vsent aux couronnemens. Peu de temps apres Knes, Vacilei, Choutsqui, fut accusé et conuaincu en presence de personnes choisies de tous Estats, du crime de leze-maiesté, et condamné par l’Empereur Demetrius Iohannes à auoir la teste tranchée, et ses deux freres enuoyez en exil, lequel fut amené quatre iours apres en la place publique, où ayant desia la teste sur le tronc de bois pour la luy couper, vint sa grace procurée par l’Imperatrice mere dudit Demetrius, et par un Polonnois nommé Bouchinsqui et autres, nonobstant il fut enuoyé en exil auec ses freres, où il ne demeura gueres, ç’a esté la plus grande faute que iamais l’Empereur Demetrius eut sçeu commettre, car cecy lui a procuré sa mort. En ces entrefaites il depescha Offernaci, Ioanneuits, Velaci, en ambassade en Pologne, pour accomplir comme l’on tient vne secrette promesse faicte au Palatin Sandemier, d’espouser sa fille lors qu’il plairoit à Dieu le restablir au throsne de feu Iohannes Basilius son pere, et ce pour estre par luy assisté à la conqueste de son Empire. Offernaci arriua à la Cour, et negotia, si bien que les Nopces furent solemnisées à Cracouie, où le Roy de Pologne assista personnellement, pendant ce temps, l’Empereur Demetrius fit leuer vne garde estrangere, à sçauoir vne Compagnie de cent Archers pour la garde de son corps, ausquels i’auois l’honneur de commander, et deux cens halbardiers, (ce qui ne s’estoit iamais veu auparauant en Russie) il donna liberté de se marier à tous ceux qui au temps de Boris, n’auoient osé se marier, comme à Mitisloftsqui, lequel espousa vne cousine germaine de la mere dudit Empereur Demetrius, qui assista deux iours de suite aux nopces. Vacilei, Choutsqui, estant r’appellé, et en aussi grande grace qu’auparauant, auoit desia fiancé vne de ladite maison, ses nopces se deuoient solemniser vn mois apres celles de l’Empereur ; enfin l’on ne voyoit autre chose que nopces et ioye au contentement d’vn chacun, car il leur fit gouster petit à petit que c’est qu’vn païs libre, gouuerné par vn prince clement, il alloit tous les iours vne fois ou deux voir l’Imperatrice sa mere, il se monstroit par fois vn peu trop familier enuers les Seigneurs, lesquels sont esleuez et nourris en telle subiection et crainte, qu’ils n’oseroient presque parler en presence de leur Prince sans commandement, combien que ledit Empereur sçauoit autrement tenir vne maiesté et grandeur digne d’vn Prince tel qu’il estoit, au reste, il estoit sage, auoit assez d’entendement pour seruir de Maistre d’Escole à tout son conseil, nonobstant ce se commença à descouurir quelques menées secrettes, et fut apprehendé vn Secretaire ou Diac, lequel fut gehenné en presence de Pietre Federuits, Basmanof, plus grand fauori que l’Empereur eust, lequel ne confessa ny accusa le chef de cette menée, qui estoit comme l’on a apprins puis apres, Vacilei, Choutsqui, ainsi fut ledit secretaire enuoyé en exil.

Finalement, l’Imperatrice arriua aux frontieres de Russie auec son pere et vn sien frere, vn sien beau-frere nommé Visnouetsqui, et plusieurs autres Seigneurs. Le 20. d’Auril, Michal Ignateuits, Tatichof, un Seigneur en grand credit aupres de l’Empereur fut esloigné par disgrace, pour quelque parolle dedaigneuse donnée à l’Empereur en faueur de Knes Vacilei, Choutsqui, disputant lors auec l’Empereur d’vn rosty de veau qui estoit sur la table, car c’est contre leur religion, et finalement r’entra en grace le iour de Pasques, à la sollicitation de Pietre Federuits, Basmanof : combien qu’vn chacun se doutast, et l’Empereur mesme (bien qu’il ne fust Prince soupçonneux) qu’il y auoit quelque mauuaise trame ; car il n’auoit pas accoustumé de ce monstrer tel auparauant, comme il auoit fait quelque quinze iours auant son exil, son r’appel fut vne faute approchante de celle de Choutsqui, car l’on le cognoissoit auoir vn esprit malicieux, qui ne pouuoit oublier nulles iniures.

Sur la fin d’Auril l’Empereur Demetrius receut des nouuelles, qu’entre Cassan et Astrican, s’estoit assemblé enuiron quatre mille Cosaks, lesdits Cosaks comme tous ceux desquels auons parlé icy deuant, sont gens de pied, et ainsi se doit entendre en tout ce present discours, et non caualiers comme sont les Cosaks qui resident en la Podolie et la Russie noire, sous la domination du Roy de Pologne, lesquels l’on a veu deçà et delà aux armées, tant en Transsiluanie, Valachie, que Moldauie et autres lieux, lesquels Cosaks estoient d’ancienneté montez et armez comme sont les Tartares, et continuë le tout, sinon que depuis peu de temps : la pluspart se sont seruis d’harquebuzes, mais ils ne portent nulles armes deffensives, si ne mettez au nombre d’icelles le cimeterre, lesquels faisoient du dommage du long de la Volga, et disoient auoir auec eux vn ieune Prince nommé Zar Pieter, lequel estoit vray fils (comme ils en faisoient courir le bruict) de l’Empereur Theodore Iohannes, fils de Iohannes Basilius, et de la sœur de Boris Federuits, qui regna apres ledit Theodore, lequel nasquit enuiron l’an 1588. et fut secrettement changé ; car l’on supposa selon leur dire, vne fille en sa place laquelle deceda aagée de trois ans, comme auons touché cy-devant. Tellement que ce Zar Pieter pouuoit estre aagé de seize à dix-sept ans, si leur dire eust été vray ; mais l’on sçauoit bien que ce n’estoit qu’vne couleur qu’ils prenoient pour piller le païs, pour quelque mecontentement que lesdits Cosaks auoient du dit Demetrius, eu egard qu’ils ne furent recompensez d’iceluy, comme ils esperoient. Nonobstant l’Empereur luy escrit vne lettre, par laquelle il luy mandoit, que s’il estoit le vray fils de Theodore son frere, qu’il seroit le bien venu, luy faisant ordonner toute chose necessaire par les chemins, quant aux viures, ce qu’ils appellent corme, mais aussi que s’il n’estoit le vray, qu’il se retirast hors de ses confins. Pendant le temps que les postes alloient et reuenoient, fut ledit Demetrius miserablement assassiné comme toucherons cy-apres, mais auant mon depart de Russie, lesdits Cosaks prindrent et saccagerent trois chasteaux scituez le long de la Volga, et prindrent quelques petites pieces, et autres munitions de guerre, et se separerent, la plus grand’part s’en alla aux campagnes de Tartarie, les autres se retirerent dans vn chasteau qui est my chemin, entre Cassan et Astrican, sous esperance de piller les marchands qui trafiquent à Astrican, ou pour en tirer quelque composition, mais estant à Archangel, ie receus les nouuelles que tout estoit appaisé par delà, et que lesdits Cosaks auoient tout quitté.

L’Imperatrice, espouse de Demetrius, fit son entrée en Mosco vn Vendredy douziesme de May, plus magnifiquement qu’aucuns qui ayt esté veuë auparauant en Russie, elle auoit dix cheuaux de Nagaye attellez à son carrosse, lesquels estoient blancs, picottez de noir, comme tigres et leopards, lesquels se ressembloient si bien que l’on n’eust sceu faire difference de l’vn à l’autre, elle auoit quatre compagnies de cauallerie Polonnoise, fort bien monteez et richement habilleez, puis vne compagnie de Heydoucs pour sa garde, elle auoit plusieurs Seigneurs à sa suitte, elle fust menée au cloistre de l’Imperatrice mere de l’Empereur, où elle demeura iusques au dix-septiesme qu’elle fut menée au Palais en haut en son quartier, elle fut couronnée le lendemain auec telle ceremonie que l’Empereur, conduite soubs le bras droict par l’Ambassadeur du Roy de Pologne, Chastelain de Malagosqui, et à la gauche par la femme de Mistisloftsqui, et en sortant de l’Eglise, l’Empereur Demetrius la menoit par la main, et Vacilei Choutsqui la conduisoit soubs le bras gauche. Ce iour les Russes seuls furent au festin ; le dix-neufiesme commencerent les nopces, où tous les Polonnois estoient, excepté l’Ambassadeur, parce que l’Empereur refusoit le laisser asseoir à sa table. Et combien que ce soit contre la coustume des Russes, de laisser seoir aucuns Ambassadeurs à la table de l’Empereur, si ne laissa ledit Chastelain Malagosqui Ambassadeur du Roy de Pologue, à remonstrer à l’Empereur, que son Ambassadeur auoit eu le mesme honneur du Roy son maistre, car il fut tousiours assis à la propre table du Roy de Pologne pendant les nopces. Mais le Samedy et Dimanche, il y disna ayant vne table à part pres de celle de leurs Maiestez, pendant ce temps, l’Empereur Demetrius fut aduerty, tant par son beau pere le Palatin Sendemier et son secretaire, que Pierre Basmanof et autres, que l’on machinoit quelque chose contre luy-mesme, aucuns prisonniers furent pris, mais l’Empereur ne sembloit y adiouster grande foy.

Finalement le Samedy 27. de May, (lequel se doit entendre comme ailleurs stile nouueau : combien que les Russes comptent stile ancien) à six heures du matin ne se doutant rien moins que de cela, fut le iour fatal auquel l’Empereur Demetrius Iohannes fut inhumainement assassiné, et comme l’on tient mil sept cens et cinq Polonnois massacrez, leurs logis estans fort esloignez les vns des autres, Vacilei Iuaneuits Choutsqui estant chef des conspirateurs, Pietre Federuits Basmanof fut tué en vne gallerie tout contre le quartier de l’Empereur, et receut le premier coup de Michale Tatichof, duquel il auoit procuré la liberté non trop longtemps auparavant, et quelques Archers de ses gardes du corps tuez ; l’Imperatrice espouse dudit Empereur Demetrius fut constituée prisonniere auec son pere, frere et beau-frere et tous autres qui eschapperent la furie du peuple, chacun en maison à part : Le deffunct Demetrius fut trainé mort et nud deuant le monastere de l’Imperatrice sa mere, iusques sur la place publique, où ledit Vacilius Choutsqui deuoit auoir eu la teste tranchée, et fut ledit Demetrius mis sur vne table d’enuiron vne aulne de longueur, la teste pendante d’vn costé et les iambes de l’autre, et ledit Pietre Basmanof couché sous ladite table, lesquels demeurerent en spectacle à vn chacun iusques au troisiesme iour que ledit chef de la conspiration Vacilei Iuaneuits Choutsqui, lequel est celuy duquel auons tant parlé, fut esleu Empereur. (Combien que ce n’est pas vn Royaume qui va par eslection, ains par succession, mais d’autant que Demetrius estoit le dernier de cette maison, et ne restoit nuls qui fussent du Sang, fust ledit Choutsqui eleu par ses brigues, et mené comme auoit fait Boris Federuits, apres la mort de Theodore, comme auons touché cy-dessus,) lequel fit enterrer ledit Demetrius hors de la ville, pres vn grand chemin. La nuict apres qu’il fut assassiné, il suruint vne grande gellée qui dura huict iours, laquelle gasta tous les grains, arbres, et mesmes l’herbe des champs. Ce qui n’estoit aduenu en ce temps-là auparauant, surquoy à la requeste de ceux qui suiuoient le party dudit Choutsqui, Demetrius fut deterré quelques iours apres, et bruslé et reduit en cendres. Pendant ce temps, il n’y auoit que murmures, les vns pleurans, d’autres se lamentans, et quelques autres se reiouissans, enfin c’estoit vne vraye metamorphose. Le conseil, le peuple et païs diuisés les vns contre les autres, commençans des nouuelles trahisons. Les prouinces se reuoltoient, sans pouuoir sçauoir par vn longtemps ce qui en aduiendroit. L’Ambassadeur de Pologne estroitement gardé. Tous ceux qui auoient esté aucunement fauorisez du deffunct, exilez. Finalement l’Imperatrice vefue du deffunct Empereur Demetrius Iohannes, fut conduite au logis du Palatin son pere, bien estroitement gardée auec toutes les Dames d’honneur, et autres Polonnoises.

Or pour tascher à appaiser le tumulte et murmure du peuple, l’eleu Vasilius Choutsqui enuoya son frere Demetrius et Michale Tatichof, et d’autres des siens à Ouglits pour deterrer le corps ou les os du vray Demetrius, qu’ils pretendoient estre fils de Iohannes Basilius, meurtry quelques dix-sept ans auparavant audit Ouglits, comme auons touché cy-dessus, lesquels trouuerent ledit corps (comme ils en font courir le bruict) tout entier, ses habits aussi frais et entiers qu’ils estoient quant on l’enterra, (car c’est la coustume d’enterrer vn chacun auec les habits dans lesquels il a esté meurtry) et mesmes des noisettes entieres en sa main. Lequel estant deterré, fit, à ce qu’ils disent, plusieurs miracles tant en la ville que par les chemins. L’on l’amena auec procession du Patriarche et tout le Clergé, auec toutes les reliques, desquelles ils ont vn grand nombre. L’esleu Empereur Vacilei Choutsqui, la mere du deffunct Demetrius, et de toute la noblesse en la ville de Mosco, ou il fut canonizé Sainct par le commandement dudit Vacilei Choutsqui. Ce qui n’appaisa gueres le peuple, car ledit Vacilei fut par deux fois bien pres à estre deposé, combien qu’il se fist couronner le vingtiesme Iuin suiuant.

Il enuoya vn grand nombre de Polonnois, à sçauoir des seruiteurs gens de petite qualité en Pologne, retenant les principaux comme prisonniers, pour faire venir le Polonnois à vne paix. Il enuoya le Palatin Sendemier auec sa fille l’Imperatrice à Ouglitz pour y estre gardez, ledit Palatin estant fort malade.

Pour conclure, le deffunct Empereur Demetrius Iohannes fils de l’Empereur Iohannes Basilius, surnommé le Tiran, estoit aagé d’enuiron vingt-cinq ans, n’ayant nulle barbe, d’vne stature mediocre, les membres forts et nerueux, brun de complexion, et auoit vne verruë pres du nez sous l’œil droit, il estoit agile, auoit vn grand esprit, estoit clement, tost offencé, mais aussitost appaisé, liberal, enfin vn Prince qui aymoit l’honneur, et l’auoit en recommandation. Il estoit ambitieux, ses desseins estoient de se faire cognoistre à la posterité, et estoit deliberé ayant ia donné commandement à son secretaire de se preparer au mois d’Aoust dernier mil six cens six, pour partir auec les nauires Angloises, pour venir en France congratuler le Roy tres-Chrestien, et auoir correspondance auec luy, duquel il m’a parlé plusieurs fois auec grande reuerence. Enfin la Chrestienté a perdu beaucoup en sa mort, si ainsi est qu’elle le soit, comme il est fort vraysemblable, mais ie parle en cette façon, d’autant que ie ne l’ay veu mort de mes yeux, à cause que j’estois pour lors malade.

Quelques iours apres ce meurtre, commença à courir le bruict que Demetrius n’auoit esté tué, mais vn qui luy ressembloit, lequel il auoit mis en sa place, apres qu’il fut aduerty quelques heures auant le iour de ce qui se deuoit passer, et sortit hors de Mosco, pour veoir ce qui en aduiendroit, non tant (ie iuge si ainsi est) pour aucune crainte qu’il eust, veu qu’il y pouuoit remedier autrement, que pour recognoistre ceux qui luy estoient fidelles, à quoy il n’eust peu pourueoir autrement, ayant choisi la voye la plus dangereuse. Ce qui se pouuoit attribuer au peu de soupçon qu’il auroit eu de la fidelité de ses subiects. Ce bruict continua iusques à mon depart de Russie, qui fut le quatorziesme iour de Septembre mil six cens six, à la verité ie pensois que ce fut vne menée de quelque nouuelle faction pour rendre Vacilei Iuanneuits Choutsqui, chef de la conspiration, et à present regnant, odieux enuers le peuple, pour plus aisement paruenir à leur dessein. Ce que ie ne puis encore croire autrement, veu ce qui sera touché cy-apres. Or pour rendre vray-semblable ce bruict, les Russes alleguent premierement, qu’apres minuit on vint au nom de l’Empereur Demetrius querir hors de la petite escurie qui est au chasteau, trois cheuaux turcs, lesquels ne furent ramenez, et ne sçauoit-on iusques alors ce qu’ils estoient deuenus, celuy qui les deliura fut apres par le commandement de Choutsqui tourmenté iusques à la mort, pour luy faire confesser ce qui en estoit, outre ce que le maistre du premier logis où ledit Demetrius auroit repeu apres son depart de Mosco, attesta auoir parlé audit Demetrius, et mesme apporta vne lettre escrite de sa main, (à ce qu’il disoit) par laquelle il se plaignoit des Russes, leur reprochant leur ingratitude et mescognoissance de sa bonté et clemence, les asseurant qu’il ne faudroit à se venger en bref des coulpables. Et en outre, se trouuerent plusieurs billets et lettres semées par les ruës, tendant au mesme effect, et mesme que l’on l’auoit recognu en la pluspart des lieux où il auoit pris des cheuaux de poste : furent aussi trouuées plusieurs autres lettres au mois d’Aoust, temoignans qu’ils auoient failly à leur coup, et que ledit Demetrius les viendroit veoir en bref, au premier iour de l’an. Ie toucheray en passant ce qui me fut rapporté par vn marchand François nommé Bertrand, de Cassan, retournant de la place où le corps dudit Demetrius estoit, lequel me dit qu’il n’eust pensé qu’iceluy Demetrius eust eu aucune barbe, veu qu’il ne s’en estoit apperceu durant sa vie (comme aussi n’auoit-il) mais que le corps gissant sur la place, auoit eu vne barbe espaisse comme on pouuoit veoir, combien qu’elle estoit rasée, et mesme me disoit qu’il auoit les cheueux beaucoup plus longs qu’il ne pensoit, car il l’auoit veu le iour auant sa mort ; outre ce, fus asseuré par le Secretaire dudit Demetrius, lequel est Polonnois, nommé Stanislaus Bouthinsqui, qu’il y auoit vn ieune Seigneur Russe fort aymé et fauorisé dudit Demetrius, qui luy ressembloit fort, fors qu’il auoit vn peu de barbe, lequel ne se trouuoit point et ne sçauoit-on ce qu’il estoit deuenu, selon le dire des Russes.

Puis ie fus aduerty par vn François qui estoit cuisinier du Palatin Sendemier, que l’Imperatrice femme dudit Demetrius ayant eu aduis du bruict qui couroit, se persuada entierement qu’il estoit en vie, affermant qu’elle ne le pouuoit croire autrement, et deslors se demonstroit bien plus ioyeuse qu’auparauant.

Quelque temps apres l’eslection dudit Choutsqui, se reuolterent cinq ou six principalles villes sur les frontieres de Tartarie, prindrent leurs Generaux prisonniers, tuerent et deffirent vne partie de leurs forces et garnisons, mais auant mon depart en luillet, enuoyerent en Mosco pour impetrer leur pardon, lequel ils obtindrent, s’excusans qu’on les auoit informez que l’Empereur Demetrius estoit en vie : pendant ce temps il y auoit grande diuision en Mosco, entre les nobles et les autres pour l’eslection qui auoit esté faicte de Vacilei Choutsqui sans leur consentement et agreation ; et faillit ledit Choutsqui à estre depposé : finalement le tout s’appaisa, et fut couronné le vingtiesme de Iuin.

Apres son couronnement, commencerent des secrettes et nouuelles menées contre ledit Choutsqui, en faueur (comme ie presuppose) de Knes Feder Iuanneuits Mistisloftsqui, lequel est de la principalle maison de toute la Russie, et auoit eu plusieurs voix en l’eslection, et fut escheue sur luy si le païs eust esté assemblé, lequel nonobstant refusa d’estre esleu, selon que le bruict en court, asseurant qu’il se rendroit Moine, si l’eslection tomboit sur luy : ledit Mistisloftsqui a espousé la cousine germaine de la mere de Demetrius, qui est (comme auons touché) de la maison des Nagois : tellement qu’il y a apparence que cette menée est plus de par les parens de sa femme, comme i’estime, que de son contentement. Puis fut accusé vn grand seigneur nommé Pieter Miquiteuits Sheremetof, et conuaincu par temoins en son absence estre chef de ceste menée : il est de ladite maison des Nagois, et fut enuoyé de la ville où il estoit en exil, et, comme i’ay entendu, puis apres empoisonné sur les chemins.

Fut aussi en mesme temps en vne nuict escript sur les portes de la plus part des nobles, et des estrangers, que l’Empereur Vacilei Choutsqui faisoit commandement que la commune eust à saccager lesdites maisons, veu qu’ils estoient traistres, et pour l’effectuer s’assembla ladite commune laquelle est allechée au butin par les changements aduenus auparauant, et crois qu’elle seroit contente à telles conditions d’auoir tous les huict iours nouueaux Empereurs, laquelle fust appaisée auec quelque peine : quelque temps apres vn iour de Dimanche, l’on fit au desçeu de Choutsqui conuoquer la commune deuant le Chasteau en son nom, sous pretexte qu’il vouloit parler à eux : ie me trouuay fortuitement pres de l’Empereur Choutsqui, lorsqu’il sortoit pour aller au seruice, où estant aduerty que la commune s’assembloit en son nom sur la place, fut fort estonné, et fit faire inquisition de ceux qui auoient faict faire ladite assemblée, ne bougeant de la place où il en fut aduerty, vn chacun y accourant, commença ledit Choutsqui à pleurer, leur reprochant leur inconstance, et qu’ils ne deuoient vser de telle subtilité pour se defaire de luy s’ils en auoient enuie, que c’estoit eux qui l’auoient esleu, lesquels auoient le mesme pouuoir de le deposer, s’il ne leur agreoit, et que son intention n’estoit de s’y opposer et ainsi en deliurant vne espece de crosse que nul ne porte que les Empereurs, et le chapeau : leur dit si ainsi est, choisissez-en vn autre tel que bon vous semblera, et reprenant incontinent le bon baston, dit, ie suis las de telle menée, tantost vous me voulez massacrer, et tantost les nobles, et mesmes les estrangers, du moins vous les voulez saccager : ie ne desire si vous me cognoissez pour tel que m’auez esleu que cecy demeure impuny : sur quoy tous les assistans s’ecrierent qu’ils luy auoient presté serment de fidelité et obeissance, qu’ils vouloient tous mourir pour luy, et que ceux qui se trouueroient coulpables fussent punis : auant cecy auoit esté faict commandement à la commune de s’en retourner chacun chez soy, et furent apprehendez cinq hommes qui estoient autheurs de cette conuocation de peuple : l’on tient que si ledit Choutsqui fust sorty, ou que la commune eust esté toute assemblée, il eust couru mesme risque que Demetrius : quelques iours apres lesdits cinq hommes furent condamnez à auoir le foüet par la ville, qui est le punissement ordinaire, et apres exilez : la sentence fut prononcée, faisant mention que Mistisloftsqui, lequel estoit accusé comme chef de cette menée, estoit innocent ; la coulpe tombant sur Pieter Sheremetof cy-dessus nommé.

Ledit Vacilei Choutsqui courut vn autre danger lors que l’on amena le corps du vray Demetrius (comme il en fait courir le bruict) meurtry dix-sept ans y a, ainsi que i’ay touché cy-deuant, en Mosco, où ledit Choutsqui auec le Patriarche et tout le Clergé l’allerent receuoir hors de la ville, ledit Choutsqui y faillit, comme l’on dit, à estre lapidé, combien que les nobles appaiserent la commune auant qu’ils fussent assemblez.

Pendant ce temps se reuolta le Duché de Siuersqui, qui auoit, selon le dire des Russes, ia presté le serment de fidelité au dit Choutsqui, et mirent sept ou huict mille hommes en campagne, soustenans Demetrius estre en vie, lesquels n’ayans nuls chefs, furent desfaits par les forces que Vacilei Choutsqui y enuoya, composées de cinquante à soixante mil hommes, et tous les estrangers, comme i’en receus les nouuelles à Archangel : ceux qui eschapperent se retirerent à Poutimel qui est vne des villes capitales dudit Siuersqui : mesmes on disoit que ladite ville s’estoit renduë, et que toutes ces reuoltes estoient aduenuës par quelques troupes de Polonnois ramassez sur les confins de la Russie, et de Podolie, lesquels faisoient courir le bruict Demetrius estre en vie en Pologne, qui est tout ce qui s’est passé pour verifier le soupçon que l’on auoit de la vie de Demetrius, iusques au quatorziesme Septembre mil six cens six.

Quant aux opinions de ceux qui ne tiennent Demetrius Iohannes estre ou auoir esté fils de Iohannes Basilius surnommé le Tiran, ains vn imposteur, i’y repondray disant ce qui m’en semble.

L’obiection des Russes est premierement de Boris Federuits lors regnant, Prince fort subtil et cault, et d’autres ses ennemys. Qu’il estoit vn imposteur, veu que le vray Demetrius Iohannes fut tué en l’aage de sept à huict ans, à Ouglits, y a quelque dix-sept ans, comme auons touché cy-dessus. Ains qu’il estoit vn Rostrigue, à sçauoir vn Moine qui a quitté son Conuent nommé Grisque, ou Gregorij Otrepiof.

Et ceux qui s’estiment les plus clairs voyans, tant estrangers qui l’ont cognu, qu’autres, alleguent qu’il n’estoit pas Russe, ains Polonois, Transiluain, ou d’autre nation, esleué et nourry à cet effect.

Pour responce, i’ay touché cy-deuant le subiect pourquoy Boris Federuits, protecteur de l’Empire sous Theodore Iohannes, fils de Iohannes Basilius, et frere dudit Demetrius Iohannes, enuoya ledit Demetrius auec l’Imperatrice sa mere en exil à Ouglits : l’on iugera par le discours, que ce n’estoit le faict du dit Theodore son frere, tant pour sa simplicité, que pour ce que ledit Demetrius n’estoit qu’vn enfant pour lors, aagé de quatre à cinq ans, lequel ne luy pouuoit aucunement nuire, ains que c’estoit par les menées dudit Boris Federuits. Or il est assez à presupposer, que la mere et autres des plus grands qui restoient pour lors, comme des Romaneuits, Nagois et autres, voyant le but où ledit Boris tendoit, essayerent par tous moyens à deliurer l’enfant du danger où il estoit. Or ie sçay et crois que l’on confessera qu’il n’y auoit nul autre moyen que de le changer et en supposer vn autre en sa place, et le faire nourrir secrettement, en attendant si le temps ne changeroit ou empescheroit point les desseins dudit Boris Federuits, ce qu’ils effectuerent si bien que nuls, fors ceux de la partie n’en sçeurent rien, il fut nourry secrettement, et apres la mort (comme ie tiens de l’Empereur Theodore son frere) et que ledit Boris Federuits fust eslu Empereur, il fust enuoyé en Pologne en habit de moine, pour le faire passer les confins de Russie, auec ledit Rostrigue, cy-dessus nommé, ainsi que l’on tient, où estant arriué il se mit au seruice d’un Seigneur de Pologne, nommé Visnouetsqui, gendre du Palatin Sendemier : finalement vint au seruice dudit Palatin, et se descouurit à luy, lequel l’amena à la Cour de Pologne où il reçeut quelque petit secours. Ce que dessus seruira pour responce, et pour vérifier qu’il ne fust meurtry à Ouglits, ains vn supposé en sa place.

Touchant ce qu’il l’appelle Rostrigue, c’est chose tres-asseurée, que peu de temps apres l’eslection de Boris Federuits, il y eut vn Moine qui s’enfuit d’vn Conuent où il estoit lequel il appelle Rostrigue, et se nommoit Grisque Otrepiof, lequel auoit esté autrefois secretaire du Patriarche et s’enfuit en Pologne, ce fut deslors que Boris commença à doubter de ce qui en estoit, comme l’on peut veoir par le cours de sa vie. Pour respondre à cela, ie dis que c’est chose asseurée qu’ils estoient deux qui s’enfuirent en habit de Moine, à sçauoir ce Rostrigue, et vn autre lequel iusques à present n’a point de nom. Car l’Empereur Boris lors regnant, enuoya par toutes les frontieres, courriers auec expres commandement de faire guetter tous les passages, et de retenir vn chacun, ne laissant mesme passer ceux qui auoient vn passe-port. Car (ainsi que contenoit le mandement du dit Boris, comme i’ay appris) il y auoit deux traistres de l’Empire qui s’enfuyoient en Pologne, et furent lesdits chemins fermez, tellement que par l’espace de trois ou quatre mois, nul ne pouuoit entrer ny sortir, pour aller d’vne ville à l’autre, à cause des Sastafs, qui est vne espece de gardes qui tenoient les chemins, qu’on ne pose iamais qu’en temps de contagion.

Outre ce, c’est chose toute approuuée et asseurée, que ledit Rostrigue est aagé de trente-cinq à trente-huict ans, au lieu que ledit Demetrius ne pouuoit auoir que de vingt-trois à vingt-quatre ans, lorsqu’il r’entra en Russie, puis il l’y ramena, et vn chacun qui l’a voulu veoir l’a veu ; ses freres sont encores en vie, ayant des terres sous la ville de Galits. L’on cognoissoit ce Rostrigue deuant sa fuite, pour vn homme insolent, adonné à yvrongnerie, et pour laquelle insolence, fut par ledit Demetrius confiné à Ierislaf, deux cens trente virst de Mosco, où il y a vne maison de la compagnie Angloise, et celuy qui y demeuroit lors que ledit Demetrius fut assassiné, m’a affermé qu’il auoit esté asseuré par ledit Rostrigue, lors mesmes que les nouuelles vindrent que ledit Demetrius auoit esté meurtry, et Vacilei Choutsqui esleu Empereur, que ledit Demetrius estoit le vray fils de l’Empereur Iohannes Basilius, et qu’il l’auoit conduit hors de Russie. Ce qu’il attesta auec grands serments, asseurant que l’on ne pouuoit nier que luy-mesme ne fust Grisque Otrepiof, surnommé Rostrigue, c’est icy sa propre confession, et se trouueront peu de Russes, qui le croyent autrement. Quelque temps apres, Vacilei Choutsqui, eslu Empereur l’enuoya querir ; mais ie ne sçay ce qu’il est deuenu. Cecy suffira pour cette obiection.

Quant à l’obiection que font la pluspart des estrangers, qu’il estoit quelque Polonnois ou Transiluain, imposteur de par soy mesme, ou esleué à cet effect, ils le veulent prouuer, parce qu’il ne parloit pas la langue Russe si nettement qu’il conuenoit, outre ce, qu’il n’auoit les façons de faire des Russes, desquelles il se mocquoit, n’obseruoit leur Religion que par forme, et autres semblables raisons ; car pour conclusion (disent-ils) tous ses gestes et façons ressentoient son Polonnois.

Or s’il estoit Polonnois esleué pour cest effect, il faudroit enfin que l’on sçeut par qui : outre ce ie ne pense que l’on eust pris vn enfant aux ruës, combien que ie diray en passant qu’entre 500. il ne s’en trouuera vn capable d’executer ce qu’il entreprit en l’aage de 23. ou 24. ans. Mais outre cela, quelle raison eust meu les chefs de cette menée d’entreprendre telle chose, veu qu’en Russie l’on ne doubtoit du meurtre, puis Boris Federuits estoit regnant au païs, en plus grande prosperité qu’aucun de ses predecesseurs, craint et redouté du peuple tout ce qui se peut, ioint que la mere dudit Demetrius auec plusieurs de ses parens viuans, pouuoient tesmoigner ce qui en estoit. Et qu’il est vray-semblable, que cela se fust fait auec le consentement du Roy de Pologne et des Estats : car d’entreprendre vne chose de si grande consequence, laquelle si elle n’eust reüssy, fust tombé tout le dommage sur la Pologne par vne grande guerre en temps desauantageux, sans le sçeu du Roy, il n’y a nulle apparence. Or si cela eust esté, la guerre ne se fust commencée auec 4000. hommes, et eust eu ledit Demetrius, comme i’estime, quelques Conseillers et gens de qualité, de quelques Seigneurs Polonnois deputez par le Roy, pour le conseiller en ceste guerre : puis ie croy qu’ils l’eussent assisté d’argent, mesmes n’est vray-semblable que la pluspart des Polonnois l’eussent quitté, lors qu’il leua le siege deuant Nouogorod Siuersqui, comme auons touché cy-deuant, veu qu’il tenoit desia pres de quinze, tant villes que chasteaux, et son armée se renforçoit tous les iours. Or de dire que ce soit vn imposteur, qui a entrepris ces choses de soy mesme, il me semble que ce seroit vne simplicité de croire que n’ayant que 20. ou 21. ans lors qu’il se descouurist, eust appris à cest effect la langue Russe tant de temps auparauant, et mesmes à lire et escrire ; combien que l’on peut demander où il l’auroit appris, puisqu’il eust l’entendement et discretion de respondre à chaque question qu’on luy fist, comme i’estime lors qu’il se descouurit ; car la Russie n’est pas vn païs libre, auquel on puisse entrer pour apprendre la langue, s’informer de telle et telle chose, puis en sortir, car outre ce qu’il est fermé, comme auons ia touché, toutes choses y sont si secrettes, qu’il est fort difficile d’apprendre la verité d’vne chose, si on ne l’a veu de ses propres yeux. Aussi ie ne pense estre vray-semblable, qu’il eust peu conduire cette menée sans qu’aucun l’eust sçeu. Or si quelques-vns l’eussent sçeu, ils se fussent descouuerts pendant sa vie, ou apres sa mort, enfin s’il eust esté Polonnois, il se fust comporté autrement enuers quelqu’vn d’iceux, qu’il ne fist et ne pense pas que le Palatin Sendemier, se fust tant hasté à lui faire aucune promesse, auant qu’il eust esté mieux informé de ce qu’il estoit. De dire qu’il ne l’ignoroit pas, il n’est vray-semblable, comme nous toucherons cy-apres.

Quant à ceux qui tiennent qu’il a esté nourry et eslevé par les Iesuites, de quelle nation tiennent-ils qu’il fust ; car il n’est pas Polonnois, comme il appert cy-dessus, et toucheray cy-apres, encores moins d’autre nation que Russe, s’ils le confessent, il faut sçauoir là où ils l’ont pris, veu qu’il n’y a eu nul Iesuite en toute la Russie auant la venue de Demetrius, si ce n’a esté auec des Ambassadeurs, lesquels l’on tient et regarde de si pres, qu’il est impossible qu’ils eussent peu emmener vn enfant hors de Russie. Or il est impossible de tirer vn enfant hors du païs par autre moyen, si ce n’est pendant les guerres, qu’Estienne Roy de Pologne a euës en Russie, il y a quelque trente ans, et quand bien ils auroient eu moyen d’en recouurer vn pendant les guerres de Suede et de Russie, comment est-il possible qu’ils en ayent recouuré vn qui n’a eu son parangon en Russie ? Puis ie pense qu’ils n’eussent sçeu l’esleuer si secrettement, que quelqu’vn des Estats de Pologne : et par consequent le Palatin Sendemier n’en eust esté finalement aduerty, or pour le moins nous confesserons ledit Demetrius n’auoir esté ignorant de ce qu’il estoit, que s’il eust esté nourry par des Iesuites, c’est sans doute qu’ils luy eussent appris à parler, et à lire et escrire en latin. Mais il est tres-certain qu’il ne parloit nullement latin, i’en puis tesmoigner, moins le sçauoit-il lire et escrire, comme ie puis monstrer par son nom qu’il a soubscrit, lequel n’est trop bien, et eust aussi fauorisé lesdits Iesuites plus qu’il ne faisoit, eu esgard qu’il n’y en auoit que trois en toute la Russie, qui vindrent apres les gens de guerre Polonnois, lesquels n’auoient autres Religieux, l’vn desquels Iesuites fust apres le couronnement de Demetrius à leur sollicitation, enuoyé à Rome.

Quant aux autres obiections, qu’il ne parloit vray Russe, ie responds que ie l’ay ouy parler peu de temps apres son arriuée en Russie, et trouue qu’il parloit aussi bon Russe que faire se pouuoit, sinon que pour orner le langage, il y mesloit par fois quelque phrase Polonnoise. Mesme i’ay veu des lettres qu’il dicta pour diuers subiects auant qu’il fust reçeu en Mosco, lesquelles estoient si bien, que nul Russe n’y pouuoit trouuer que redire : et quand bien il se seroit trouué quelque deffaut à la prononciation de quelque parolle, cela n’est suffisant tesmoignage pour le reprouuer, veu sa longue absence du païs, et en si bas aage.

À ce qu’on allegue qu’il se mocquoit des façons de faire des Russes, et qu’il n’obseruoit leur Religion que par forme, il ne s’en faut esmerueiller. Principallement si l’on considere leurs mœurs et manieres de viure, car ils sont rudes et grossiers, sans aucune ciuilité, et est vne nation faulse, sans foy, sans loy, sans conscience, sodomites, et entachez d’infinis autres vices et brutalitez. Veu que Boris Federuits duquel nul ne doubtera, haissoit non tant eux que leurs vices, et y a apporté ce tant peu de reformation qu’il y a. Comment donc Demetrius, lequel sçauoit en partie que c’est que du monde, nourry quelque espace de temps en Pologne, qui est vn païs libre, et entre les grands, pouuoit-il faire moins que de desirer quelque reformation et ciuilité parmy ses subiects.

L’on adiouste qu’il n’obseruoit leur religion, aussi ne font plusieurs Russes que ie cognois, entre autres vn nommé Posnic Demetrius, lequel pour auoir esté en ambassade de la part de Boris Federuits en Dannemarck, apprint en partie que c’estoit de la religion, se mocqquant ouuertement à son retour entre ses familiers, de l’ignorance des Moscovites. Pourquoy non Demetrius, lequel pour son aage ne manquoit de iugement, et qui s’adonnoit à la lecture des sainctes Escritures, et lequel auoit sans doute ouy traiter en Pologne les differens de Religion, et apprins le sens des articles de foy, qu’il faut que tous Chrestiens croyent, n’eust abhorré leur ignorance, ie parle comme auoüant leur dire, combien que ie sois asseuré qu’il n’y a nul de ses accusateurs estrangers, n’y mesmes de Russes que fort peu, qui ayent apperceu en luy choses par lesquelles ils le puissent iuger de ce dont ils l’accusent, car il obseruoit toutes leurs ceremonies generallement, combien que ie ne sois ignorant qu’il auoit resolu de fonder vne vniuersité ; pour conclure, s’il estoit Polonnois, il n’en eust mecontenté aucun : les Russes mesmes comme Boris et ceux de sa faction, et l’Empereur Vacilei Choutsqui à present regnant, ne se dessaisiroient d’vn si seur baston, s’ils pouuoient alleguer auec vray-semblance que Demetrius eust esté estranger.

Quant à ceux qui veulent obiecter, comme font quelques Russes, que quoy qu’il fust, le Palatin Sendemier n’ignoroit quel il estoit, si ainsi est et qu’il eust esté autre que le vray Demetrius, quelle apparence y a-t-il qu’il se fust si-tost allié auec luy, veu qu’il fust aduerty de la trahison dont Choutsqui fust conuaincu peu de temps apres l’arriuée de Demetrius en Mosco ? Outre ce, combien qu’il se fust voulu allier auec luy, il est croyable qu’il luy eust conseillé de ne licentier les Polonnois, et Cosaks qu’il tenoit auec luy, veu qu’il les pouuoit retenir sans aucune suspition, eu esgard que tous ces predecesseurs auoient tousiours tasché d’attirer autant d’estrangers à leur seruice qu’il leur estoit possible, ce qu’il ne fist, car il les licentia tous, fors vne Compagnie de cent cheuaux : pareillement i’estime que le Palatin eust amené plus grandes forces auec l’Imperatrice sa fille, qu’il ne fist, et eust trouué moyen de faire loger les Polonnois proche l’vn de l’autre, au lieu qu’ils furent logez fort à l’escart, et à la discretion des Russes : mesmes apres la consommation du mariage, lors qu’il se parloit de tant de trahisons, comme nous auons veu cy-deuant, il eust tant impetré de Demetrius, et luy eust tant remonstré et conseillé, qu’ils eussent preuenu le tout auec grande facilité.

Pour plus grande preuue qu’il n’estoit vray fils de Iohannes Basilius : premierement, ie crois que ses aduersaires eussent tant faict durant sa vie et apres sa mort, qu’ils eussent trouué ses parens, quels qu’ils soient, principalement si nous considerons l’ordre et façon de proceder des Russes : puis il est vray-semblable que, s’il se fust senty coulpable, il eust tasché en tout et par tout de complaire aux Russes : car il estoit assez aduerty que Boris ne se pouuoit plus de rien preualoir, que le nommant heretique, et ainsi n’eust permis à aucun Iesuite d’entrer en Mosco : et sçauoit assez que Boris auoit encouru la malueillance du peuple, pour auoir tasché de s’allier auec quelque Prince forain, et ainsi eust obuié à cela en s’alliant à quelque maison Russe, comme tous ses predecesseurs, ce qui l’eust fortifié ; mais si nous venons à considerer son asseurance, nous verrons qu’il ne pouuoit estre moins que fils de quelque grand Prince : il auoit vne eloquence qui rauissoit tous les Russes : et mesmes reluisoit en luy vne certaine Maiesté, laquelle ne se peut dire, et ne s’est veu auparauant aux grands en Russie, beaucoup moins en vn de basse qualité, comme il faudroit necessairement qu’il fust, s’il n’eust esté fils de Iohannes Basilius : son entreprise aussi semble assez prouuer son bon droict, de venir assaillir vn si grand païs, lorsqu’il estoit florissant plus que iamais, gouuerné par vn Prince fin et redoubté de ses subiects, allié auec la pluspart des principales maisons de Russie, et qui auoit dechassé, faict mourir et exilé tous ceux desquels il se doubtoit, bien voulu de tout le clergé, ayant par bien-faits et aumosnes attiré et acquis, comme l’on eust iugé, le cœur de tous ceux du païs, en paix auec tous ses voisins, et regné huict ou neuf ans paisiblement, auec si petit nombre de gens comme il auoit. Venons à considerer la mere de Demetrius, auec plusieurs de ses parens en vie, lesquels pouuoient dire le contraire, si ainsi n’eust esté.

Puis considerons son Estat, lorsqu’il fust delaissé par la plus grande partie des Polonnois, quelle asseurance fut-ce de se mettre entre les mains des Russes, desquels il ne pouuoit encores estre bien asseuré, leurs forces ne passant le nombre de huict à neuf mil hommes, desquels vne grande partie estoient paysans, et faire teste à vne armée de plus de cent mil hommes, puis ayant perdu la bataille, toutes ses dites forces deffaites, perdu le petit nombre de canons qu’il auoit auec toutes ses munitions, s’en alla rendre auec trente ou quarente personnes dedans vne ville nommée Risque, laquelle s’estoit rendue à luy peu de temps auparauant, sans aucune asseurance de leur fidelité, et de là à Poutimel, qui est vne grande et riche ville, où il seiourna depuis le mois de Ianuier, iusques en May ensuiuant, sans que iamais il se demonstrast autre en ses aduersitez qu’auparauant, combien que Boris fist tous ses efforts tant par secrettes menées qu’ouuertement pour le faire empoisonner, tuer ou emprisonner, puis tant de fausses allegations, pour persuader le peuple qu’il estoit vn imposteur, sans que jamais Boris voulust faire interroger sa mere en public, pour tesmoigner de ce qui en estoit, et furent finalement contraints de dire, que combien qu’il fust le vray fils de Iohannes Basilius, il ne deuoit estre receu, pour autant qu’il n’estoit legitime, veu qu’il estoit fils de la septiesme femme, ce qui est contre leur religion, et qu’il estoit vn heretique, et toutesfois cela ne peut de rien seruir contre luy : puis parlons de sa clemence enuers vn chacun, apres qu’il fust receu en Mosco, et principalement enuers Vacilei Choutsqui à present Empereur, lequel fust conuaincu de trahison, et luy fust prouué par les Annalles de Russie, et par son comportement enuers Boris, que luy ny leur maison n’auoient iamais esté fideles seruiteurs de leurs princes, et mesmes fust ledit Demetrius prié par tous les assistans de le faire mourir, veu qu’il s’estoit tousiours trouué perturbateur du repos public : ie parle comme ayant oüy et veu le tout de mes yeux et oreilles, ce nonobstant il luy pardonna, combien que Demetrius sçauoit bien que nul n’osoit aspirer à la Couronne que ladite maison de Choutsqui : il pardonna aussi à plusieurs autres ; car il estoit sans soupçon.

Outre ce, s’il estoit vn imposteur, comme ils disent, et que la verité n’en ait esté cognue que peu de temps auant son assassinat, pourquoy ne fust-il constitué prisonnier ? ou pourquoy ne l’amenerent-ils vif sur la place publique, pour luy prouuer deuant le peuple là assemblé, qu’il estoit vn imposteur, sans l’auoir ainsi tué, et mis le païs en si grande diuision, dont plusieurs y ont perdu la vie ? Et faut que tout le païs croye, sans aucune autre preuue, le dire de quatre ou cinq hommes, qui estoient les principaux conspirateurs ? Puis, pourquoy est-ce que Vacilei Choutsqui et ses complices, ont pris tant de peine à controuuer des mensonges, pour le rendre odieux au peuple ? Car ils ont fait lire des lettres publiquement, lesquelles contenoient, que Demetrius vouloit donner la pluspart de la Russie au Roy de Pologne, comme aussi à son beau-pere le Palatin, enfin qu’il vouloit diuiser la Russie ? Item qu’il auoit enuoyé tout le tresor en Pologne ? Mesmes qu’il deuoit, le lendemain, qui estoit vn Dimanche, faire assembler toute la commune auec la noblesse hors de la ville, sous pretexte qu’il se vouloit recreer auec le Palatin son beau-pere, et luy faire veoir tout le canon lequel l’on debuoit mener dehors à cest effect, et les deuoit tous faire tailler en pieces par les Polonnois, faire piller leurs maisons et mettre le feu dans la ville. Et qu’il auoit enuoyé à Shmolentsqui, faire de mesme, et infinies autres faussetez, a quoy ils adioustent, ainsi que dessus, que le corps du vray Demetrius massacré y a dix-sept ans, lors qu’il estoit aagé de huict ans, s’estoit trouué encores tout frais, comme auons ia touché, l’ayant canonisé pour Sainct, par le commandement dudit Choutsqui. Le tout pour persuader au peuple son dire. Et pour ce ie conclus que si Demetrius eust esté vn imposteur, la pure uerité prouuée eust esté suffisante pour le rendre odieux enuers vn chacun, que s’il se fust senty coulpable en aucune chose, il eust eu iuste subiect de croire les machinations et trahisons complotées et tramées contre sa personne, desquelles il estoit assez aduerty, et y eust pů remedier auec grande facilité. Parquoy ie crois, puisque l’on ne peut prouuer qu’il fust autre ny pendant sa vie, ny apres sa mort, puis par les soupçons que Boris auoit de luy, et la tirannie dont il a vsé à cest effect, puis par la diuersité d’opinions que l’on a de luy, outres ses comportemens, son asseurance, et autres qualitez qu’il auoit de Prince, qualitez qui ne se trouuent en vn supposé et usurpateur. Et mesme qu’il estoit asseuré et sans soupçon ; ayant esgard particulierement à tout ce qui est cy-deuant dit, du dit Demetrius : Ie conclus qu’il estoit le vray Demetrius Iohannes, fils de l’Empereur Iohannes Basilius, surnommé le Tiran.